Notes
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[1]
Bonneff Léon et Maurice, La vie tragique des travailleurs, Paris, Éditions Jules Rouff, 1908, réédition Paris, EDI, 1984.
-
[2]
Hatzfeld Nicolas, « Les frères Bonneff, explorateurs militants du monde du travail dans les années 1900 », in Éric Geerkens, Nicolas Hatzfeld, Isabelle Lespinet-Moret, Xavier Vigna (dir.), Les enquêtes ouvrières dans l’Europe contemporaine. Entre pratiques scientifiques et passions politiques, Paris, La Découverte, 2019, p. 387-399.
-
[3]
Ce texte pourrait être utilisé pour l’enseignement dans les classes de 4e, de 1re générale (en particulier les chapitres 2 du thème 2 et 2 du thème 3) et de 1re technologique (thème 2).
-
[4]
Viet Vincent, « Entre protection légale et droit collectif : la loi du 2 novembre 1892 sur le travail des enfants, des filles mineures et des femmes dans les établissements industriels », in Jean-Pierre Le Crom (dir.), Deux siècles de droit du travail : l’histoire par les lois, Paris, Éditions ouvrières, 1998, p. 73-87.
-
[5]
Moriceau Caroline, Les douleurs de l’industrie. L’hygiénisme industriel en France, 1860-1914, Paris, Éditions de l’EHESS, 2009.
-
[6]
Heyberger Laurent, Santé et développement économique en France au xixe siècle. Essai d’histoire anthropométrique, Paris, L’Harmattan, 2003.
-
[7]
Viet Vincent, Les voltigeurs de la République. L’inspection du travail en France jusqu’en 1914, Paris, CNRS éditions, 1994.
Les enfants des verreries. Le travail des enfants. Comment on les racole. Comment on les surmène. Supprimez le travail de nuit.
1« Nous avons indiqué ici même, il y a quelque trois mois, les excellentes raisons au nom desquelles nos amis des Syndicats d’ouvriers boulangers réclament la suppression du travail de nuit. Leur propagande énergique et tenace trouve sa récompense : l’opinion publique s’intéresse à la réforme ; […] M. Godart, député du Rhône, dépose une proposition de loi portant suppression du travail de nuit en boulangerie.
2“Et dans nos usines, nous ont demandé les camarades de la Chambre syndicale des ouvriers verriers de la Seine, continuera-t-on à laisser travailler la nuit, en une atmosphère insalubre, en des conditions d’hygiène incomparablement malsaines, de malheureux gosses de treize ans, et moins ?”
3Nous sommes allés revoir les pauvres petits bonshommes qui, onze heures durant, du matin au soir, séjournent dans les halles de soufflage où les fours projettent leur haleine infernale, où flambe l’aveuglant éclat du verre en fusion. Nous les connaissions bien. Nous les avions vus dans le Nord, en haillons, blêmes, luisants de sueur, les yeux rougis par l’insomnie, courir pieds nus, huit cents fois en une nuit, de la plateforme où l’on souffle les bouteilles à l’arche, où elles recuisent. Nous les avions vus, dans les verreries à vitres, porter sous les bras et sur les épaules les fragiles canons de verre qui, parfois, les égorgent en se brisant. […] Ils font une semaine de jour – 8 heures du matin à 5 heures du soir –, une semaine de nuit – six heures du soir à cinq heures du matin. Ils ont officiellement treize ans au moins […]. Mais dans les équipes de nuit, il est fréquent de trouver des gamins de douze et de onze ans même. Dame ! le recrutement des apprentis est difficile, il faut que des parents soient venus à bout de ressources pour livrer leur enfant à la verrerie ; les “patronages”, les “sociétés philanthropiques” laïques et religieuses, fournissent à l’industrie meurtrière un large contingent de petits protégés qui se préparent à faire rapidement “une bonne mort”. Et puis, les industriels pratiquent le racolage direct. Des rabatteurs leur indiquent les maisons où la misère sévit le plus durement, où le pain manque, où le propriétaire menace, où le père est à l’hôpital. Aux hôtes de ces maisons, on expédie une lettre bonasse :
Madame,
J’ai appris que vous désirez placer votre fils dans l’industrie et comme dans notre genre de fabrication, nous en avons l’emploi, je viens vous demander de bien vouloir nous le confier et, le cas échéant, il serait placé en pension dans une famille de braves et vieux ouvriers pour la nourriture, le couchage et l’entretien, dont nous payons le montant. En outre de cela, tous les mois, cinq francs lui sont attribués et inscrits à son nom sur un livret de Caisse d’épargne, jusqu’au moment où, par son intelligence et sa bonne conduite, nous l’augmenterons, afin de lui donner un bon métier. Si mes propositions vous conviennent, veuillez venir me trouver avec lui à mon bureau et après entente, s’il y a lieu, je l’enverrai à mon usine. Agréez, etc.
5Alors, si le petit garçon que l’on amène “au bureau” n’a pas tout à fait treize ans, qu’il n’en a pas tout à fait douze, pas tout à fait dix même, qu’importe ! On en sera quitte pour le faire travailler de préférence la nuit. Car si M. l’Inspecteur du travail visite quelquefois la verrerie dans la journée, on ne le voit guère après neuf heures du soir. […]
Les enfants au travail
6Dans la “gobeletterie”, dans le “service de table”, les enfants sans cesse en mouvement transportent les cannes brûlantes, les seaux d’eau ; accroupis aux pieds du souffleur, ils ouvrent et ferment les moules tandis que la fumée qui s’en dégage les prend à la gorge ; agenouillés à hauteur de la canne que le second ouvrier tient horizontalement sur son bloc, ils soufflent à pleines joues, s’arrêtant pour reprendre sur un commandement bref. À minuit, ils font la pause et prennent leur repas – du pain, du fromage, du café noir, teinture de chicorée étendue d’eau – assis sur un tas de charbon, sur une grosse pièce moulée, ou par terre, dans les poussières, les gravats, les débris de toute sorte qui recouvrent le sol d’une verrerie. La loi prescrit des réfectoires ? Nous n’en connaissons pas dans les usines de la banlieue parisienne. Ils sont encore à construire, ainsi que les vestiaires.
7À cinq heures du matin, ils sortent, emportant leurs bidons, leurs paniers vides. Ah ! ce défilé de pauvres moutards grêles dont les yeux clignotent de sommeil, dont le visage semble déjà vieilli. Ils rentrent dans la maison ouvrière où, le jour, il n’est point de sommeil possible.
8Or, les “besoins de l’industrie”, ces implacables besoins devant quoi disparaît toute autre considération, n’exigent pas le surcroît de peine que le travail de nuit impose aux enfants. Dans le Lyonnais, à Clairet (Vosges), à Bayel (Aube), à Nancy, on ne travaille pas la nuit. Dans les creusets, remplis le soir, la matière première fond toute la nuit. On débouche les creusets le lendemain. Pourquoi le travail de nuit subsiste-t-il dans la région parisienne ? se demandent les verriers de la Seine. Uniquement par la faute d’un esprit de routine et de cupidité que des scrupules d’humanité ne contrarient pas. La production serait-elle diminuée si la verrerie ne produisait que le jour ? Non point : les usines où le verre n’est pas travaillé durant la nuit produisent autant que les autres. La Verrerie de Saint Ouen, qui – seule de la région parisienne – se range dans la première catégorie, n’en est pas moins prospère. La Verrerie de Souvigny (Allier) produit 4 000 kilogs de verre en 10 heures de travail avec un seul four à douze creusets. Elle occupe 130 personnes avec les relais. Aucune usine similaire de la région de Paris, travaillant jour et nuit, n’obtient avec un personnel égal, un rendement supérieur. La suppression du travail de nuit est donc très possible. Elle s’impose en ce qui concerne les enfants. L’abrogation du très regrettable article 6 de la loi du 6 novembre 1892, qui autorise l’emploi des enfants, la nuit, “aux travaux indispensables”, doit être réclamée par tous ceux qu’intéresse l’avenir de la race. Car c’est un crime contre la race qu’imposer à des êtres en pleine croissance l’exécution de travaux manuels, en des circonstances particulièrement défavorables, aux heures normales du repos. Et nous comptons bien voir notre campagne et celle de la Chambre syndicale des ouvriers verriers de la Seine, vigoureusement appuyée par les philanthropes plaintifs qui se lamentent sur le dépeuplement de notre pays : en attendant qu’augmente le taux des natalités, n’est-il pas urgent de conserver les vivants ? »
9Léon et Maurice Bonneff, L’Humanité, 11 juin 1909
10******
11Cet article est publié le 11 juin 1909 dans L’Humanité, « journal socialiste quotidien » dirigé par Jean Jaurès depuis sa fondation cinq ans plus tôt. Il est écrit par Léon et Maurice Bonneff, généralement associés dans leur activité journalistique. Nés en 1882 et 1884 en Franche Comté dans une famille d’artisans et partis tôt à Paris, autodidactes, ils se sont signalés très jeunes par des livres écrits en collaboration avec les syndicats. Ils y dénonçaient « la vie tragique des travailleurs », titre d’un de leurs livres [1]. Dans L’Humanité, les frères Bonneff publient à partir de 1908 environ deux cent cinquante articles jusqu’à leur départ en 1914 pour la guerre, où ils sont tués dès l’automne. L’ensemble dessine une fresque très variée des emplois et métiers dans le monde du travail d’avant 1914, saisissante pour ce qui concerne la dureté de la vie des travailleurs, expressive sur les combats qui s’y mènent alors et pour lesquels les auteurs prennent parti. Quelques articles portent sur la lutte contre des fléaux sociaux, comme les difficultés de logement, l’alcoolisme ou la tuberculose. La majeure partie présente des situations professionnelles et sociales mêlées : des usines et des ateliers affairés à des productions en tous genres, des travaux à domicile, des métiers artisanaux, des activités de services privés et publics, que les auteurs s’emploient à fédérer sous le qualificatif ouvrier et les perspectives de lutte syndicale. Leurs relations étroites avec les syndicalistes, alors soucieux de leur indépendance à l’égard des partis, leur aptitude à enquêter de manière très concrète auprès des travailleurs et leur engagement font d’eux des reporters sociaux remarquables, attentifs aux tâches effectuées ainsi qu’aux conditions de vie et de travail [2].
12Parmi les situations étudiées, la verrerie fait l’objet d’une attention particulière du journal, qui y consacrera une vingtaine d’articles. Cette branche d’activité se situe à l’intersection de plusieurs enjeux particulièrement disputés à l’époque entre patrons et travailleurs, l’État intervenant par les lois, les réglementations et le contrôle de leur application. Sont particulièrement en cause le travail de nuit, le travail des enfants et l’insalubrité redoutable du travail. Le texte proposé ici, daté du 11 juin 1909, illustre le caractère dual de L’Humanité d’alors, journal d’information et de mobilisation politique et sociale [3]. En concertation avec les syndicats ouvriers, les frères Bonneff amorcent une campagne pour la réforme d’une loi, édictée le 2 novembre 1892, qui réglemente l’emploi des femmes, des filles mineures et des enfants de moins de dix-huit ans dans l’industrie : ils entendent notamment obtenir la suppression de dérogations concernant les âges minimums, les durées, le repos hebdomadaire et le travail de nuit [4]. Leur article présente donc le double intérêt de faire connaître la situation des jeunes garçons employés dans ces usines de verrerie ainsi que la teneur des débats qui affectent la société à leur sujet.
Travailler de nuit à treize ans, une réalité inacceptable
13Selon la loi de 1892, le travail de nuit – entre neuf heures du soir et cinq heures du matin – des femmes et des enfants de moins de treize ans est interdit. Toutefois, dans les industries à feu continu, dont fait partie la verrerie, ainsi que dans la métallurgie et dans quelques activités de moindre importance, les femmes majeures et les enfants de sexe masculin peuvent être employés tous les jours de la semaine, la nuit, aux travaux considérés comme indispensables. C’est à cette dérogation, désignée dans le texte comme le « très regrettable article 6 de la loi du 6 novembre 1892 », que s’attaquent les frères Bonneff, suivant une démarche de sensibilisation de l’opinion et de mobilisation syndicale comparable à celle des boulangers qu’ils évoquent au début de l’article, et sur laquelle ils le concluent, faisant état de leur concertation avec le syndicat des ouvriers verriers de la Seine.
14Pour ces jeunes garçons, le travail s’effectue en effet par alternance hebdomadaire, une semaine en horaire de jour pour une durée de neuf heures et la suivante en horaire de nuit, de six heures du soir à cinq heures du matin. Le surcroît de deux heures, triste paradoxe, est imposé par la loi pour que les petits travailleurs puissent se reposer en cours de nuit. L’absence de vestiaire et de réfectoire – obligatoires selon la loi – laisse imaginer ce qu’il en est d’une supposée salle de repos. Au demeurant, l’éventualité d’un bref somme n’est pas même envisagée dans l’article, qui n’évoque les poussières et les gravats que pour indiquer la saleté d’atelier dans laquelle sont pris les casse-croûte de minuit. Autant dire que, passé le bref temps de ce repas sommaire, les garçons reprennent le travail sous la pression des hommes de l’atelier, sans attendre la fin du temps de repos.
Dangers, douleurs, usure : des enfants soumis à rude épreuve
15Toutefois, les horaires ne sont qu’un aspect des conditions de travail subies par les enfants ouvriers, conditions qu’à plusieurs reprises l’article présente comme menaçant leur vie même. D’autres aspects interviennent, parmi lesquels le travail proprement dit [5]. Payés à la tâche, les verriers sont sans cesse pressés de produire et de courir après le temps. C’est à leur service que s’activent les enfants censés faire leur apprentissage du métier, au plus près des fours brûlants et fumants. Ils effectuent pour l’essentiel un travail de manutention, dont certaines particularités varient selon que l’atelier produit des objets moulés comme des bouteilles ou des éléments de vaisselle, ou bien des verres à vitres à partir des « canons » cylindriques évoqués dans le texte : préparer au soufflage le travail des ouvriers, ouvrir et fermer le moule dans lequel le souffleur place l’objet pour lui donner sa forme, et toujours, porter : porter l’objet formé jusqu’à l’arche, le four à recuire qui permet à l’objet de refroidir lentement, porter l’eau dans des seaux présentés ailleurs comme plus lourds qu’eux, apporter au souffleur la canne. Au surmenage, selon le mot de l’époque, qu’entraînent ces travaux incessants effectués sous la pression des verriers s’ajoutent les risques de blessure par coupure ou de brûlures, à l’occasion de chocs ou de chutes. Les accidents de ce type sont nombreux, suscités par l’encombrement des ateliers et par la tension que suscitent les contraintes du travail sur le verre en fusion. À cette rudesse s’ajoute celle des ouvriers eux-mêmes, explicitement mise en cause par un article ultérieur. Brûlures volontairement infligées aux jeunes maladroits ou inattentifs, ainsi que jets de seaux d’eau sur ceux qui s’endorment sont, outre des brutalités plus ordinaires, censés conformer les comportements aux exigences du métier. Le pire est plus discret : l’insalubrité évoquée fait aussi qu’en partageant les mêmes cannes à souffler, selon une tradition qu’entretiennent les patrons, les verriers adultes et enfants se transmettent des maladies telles que la tuberculose et la syphilis. L’usure accélérée de ces jeunes aides d’atelier, irrémédiable dégradation de leur santé, est la résultante de ces atteintes combinées auxquelles s’ajoutent, on l’a vu, l’horaire de nuit, ainsi qu’une alimentation défectueuse et, pour une partie de ces enfants retranchés de leur famille, un logement misérable. La mortalité est importante parmi eux, et l’âge moyen en verrerie particulièrement bas. Pour évoquer la condition de ces enfants des verreries, certains écrits syndicalistes parlent de « viande à feu », terme que reprennent ailleurs les frères Bonneff. Plus mesurés dans cet article, ils invoquent la menace démographique créée par la mise au travail contraint de ces enfants en pleine croissance, espérant rallier à leur cause une partie de l’opinion inquiète pour l’avenir de la population française – l’usage du mot race pour la désigner est à l’époque d’un emploi courant – d’une dégradation de l’état sanitaire de la classe ouvrière [6].
Le racolage d’enfants, pour fournir les ateliers
16Au début du xxe siècle, la verrerie est entachée d’une sinistre réputation qui dissuade nombre de familles d’y placer leurs enfants. Pour pallier les difficultés de recrutement, les maîtres verriers font feu de tout bois. Certains font pression sur leurs propres ouvriers afin qu’ils placent là leurs enfants, avec une réussite mitigée. Le texte évoque le recours à des réseaux, religieux ou laïques, qui interviennent auprès de familles dans la détresse pour les soulager de la charge d’un enfant et apporter à celui-ci la perspective d’un métier. Cela ne suffit pas à renouveler cette main-d’œuvre juvénile. Nombre de verreries procèdent donc au racolage, par le biais d’agents recruteurs tels que celui que le texte présente. Annonces par courriers ciblés, comme ici, ou dans d’autres cas par voie d’affiche, tenue de permanences, signature de contrats avec les parents ou des supposés tuteurs. Les promesses portent à la fois sur les perspectives de métier pour l’enfant, sur l’affectation de ressources pour les parents. Un article ultérieur, racontant une matinée de permanence, montre que malgré cela, nombre de mères rechignent à confier leur fils. Un autre article met à jour l’activité d’un réseau de recrutement opérant en Italie et drainant jusqu’en région parisienne de pauvres émigrés livrés, encore enfants, à la rudesse de l’emploi sous le contrôle de padroni. Puis, ce réseau ayant été mis à mal par des dénonciations et des protestations, c’est en Espagne que d’autres rabatteurs, surnommés patrones, procèdent à du racolage puis à un encadrement pour le compte de certains maîtres verriers. En Bretagne même, des rabatteurs opèrent suivant des logiques similaires.
17Or il arrive parfois que des enfants appellent au secours leurs parents, que leurs lettres arrivent. Un article raconte comment un père sort son fils du piège dans lequel il l’avait mis. Un autre fait état de défections et de rébellions, de fuites et de poursuites effectuées par des ouvriers verriers, à l’instigation du patron. La dureté de l’emploi, ici, prend alors une envergure systémique.
L’emploi de « sous-âges », ou la loi fréquemment contournée
18Sinon systémique, un autre aspect est courant : le recrutement illégal d’enfants âgés de moins de treize ans. Une formule administrative, le « sous-âge », exprime à sa façon la fréquence du phénomène. Il permet aux recruteurs de percevoir les primes attendues, aux employeurs d’assurer les effectifs d’aides attendus par les verriers, aux familles de placer un enfant. Ces pratiques sont une des cibles des inspecteurs du travail, corps créé par la loi de 1892 pour veiller à la protection des enfants, des jeunes filles et des femmes dans l’industrie, mais dont le nombre est très restreint [7]. L’article montre comment le regroupement des « sous-âges » aux horaires de nuit, périodes où les contrôles se font rares, permet aux employeurs de réduire les risques d’une inspection. D’autres articles montrent d’autres ruses : alertes générales lors de visites d’inspection, caches des petits pendant le passage de l’inspecteur, courses-poursuites lorsque celui-ci refuse d’être dupe. Certains patrons ne se contentent pas de ruse, et organiseront des pétitions contre la généralisation en 1912 de l’interdiction du travail de nuit des enfants et, par conséquent, de l’exception faite aux verreries et à quelques autres usines. Un patron verrier de Bretagne, particulièrement combatif et évoquant des menaces de licenciement, va jusqu’à orchestrer un chahut et quelques jets de pierres par ses ouvriers à l’encontre d’un inspecteur venu effectuer son contrôle. Et à le faire savoir à ses confrères, pour les encourager dans cette voie.
Le progrès technique contre le travail de nuit
19Pourquoi l’emploi de ces jeunes garçons est-il un point de tension aussi vif dans le monde de la verrerie ? Le dernier tiers de l’article discute cet aspect de façon attentive, en reprenant un argumentaire syndical. La loi de 1892 a fait exception pour cette branche et quelques autres au motif de travaux indispensables. Des représentants patronaux ne font pas mystère de cette nécessité industrielle supposée devant la commission parlementaire qui se penche sur le sujet en 1910 : des ouvriers adultes pourraient tout à faire effectuer le travail des enfants, mais au prix d’une rémunération courante, donc nettement supérieure. Seul le maintien d’un prix de revient bas explique l’exploitation banalisée de la main-d’œuvre enfantine de jour et de nuit. Ils arguent alors de la concurrence étrangère, du danger que ferait courir aux verreries françaises une réforme qui ne s’inscrirait pas dans une concertation internationale. Cependant, les frères Bonneff placent leur raisonnement sur un plan technique. Depuis plusieurs décennies déjà, certaines verreries de France ont cherché des alternatives techniques à certaines pénibilités et à certains dangers du travail dans leurs ateliers. Elles expérimentent le recours à des compresseurs d’air pour alléger le travail de soufflage et réduire le risque de transmission de maladies contagieuses. Une autre voie de changement porte sur la mécanisation du transport des pièces moulées vers les fours à recuire, qui réduit sensiblement l’activité de manutention à laquelle sont affectés les enfants de verrerie. Sans entrer dans le détail, c’est à l’existence de telles innovations techniques que se réfèrent les auteurs de l’article lorsqu’ils stigmatisent l’esprit de routine et de cupidité mêlé à un manque d’humanité chez les patrons accrochés à l’exploitation d’enfants. Ils vont plus loin, expliquant, exemples à l’appui, que les verreries peuvent prospérer et se développer tout en renonçant à la production de nuit pour tous, enfants et ouvriers adultes réunis. Dans cette perspective, l’investissement technique apparaît susceptible de concilier le respect des travailleurs et la prospérité industrielle.
20•
L’amorce d’une campagne de sensibilisation
21Dans cet article, les frères Bonneff annoncent le lancement d’une campagne publique à venir dans L’Humanité, en liaison avec l’action des syndicats de la verrerie : l’intervention dans l’opinion publique rejoint l’action institutionnelle. La thématique est, de fait, duale, et combine la lutte contre le travail de nuit avec le combat contre la surexploitation des enfants. Le point de rencontre de ces thèmes, l’interdiction du travail de nuit imposé aux enfants dans de nombreuses verreries, est propre à recueillir un assentiment relativement large, au temps de la généralisation de l’enseignement primaire, de la préoccupation démographique et de certains progrès de l’hygiénisme dans la société française. La force croissante de ce qu’on nomme alors « la question sociale », autrement dit des contestations ouvrières et des réponses réformatrices, accentue la sensibilité aux thèmes développés par les auteurs de l’article. Parmi les articles publiés sur les verreries au cours des quatre années suivantes, quelques-uns sont d’ordre général, à propos du travail de nuit, de la pugnacité de certains patrons en cas de grève ou de l’asservissement des salariés par le biais des économats, boutiques patronales d’approvisionnement imposées aux ouvriers, aux prix prohibitifs. La plupart des textes sont toutefois centrés sur la situation des enfants, sur le travail qu’ils effectuent et les conditions dans lesquelles ils le font, sur les modes de recrutement déployés par les patrons ou leurs émissaires, sur les profits réalisés par leur emploi, sur leur logement, sur les mauvais traitements infligés, sur une révolte enfantine et sa répression, enfin sur des obstacles patronaux opposés à l’activité d’inspecteurs du travail. Au fil du temps, la teneur des articles évolue, à l’instar du débat public dans lequel il s’inscrit. L’objectif est, jusqu’en 1911, d’obtenir une réforme législative annulant les dérogations si néfastes pour les jeunes garçons. Une fois la nouvelle loi votée, en 1912, après d’amples débats parlementaires, les articles mettent l’accent sur les obstacles à son application, en raison notamment d’obstructions patronales à l’action des inspecteurs du travail. Dans cette amélioration difficultueuse de la condition des enfants ouvriers, l’éradication du travail de nuit représente à ce moment un enjeu particulièrement sensible.
Notes
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[1]
Bonneff Léon et Maurice, La vie tragique des travailleurs, Paris, Éditions Jules Rouff, 1908, réédition Paris, EDI, 1984.
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[2]
Hatzfeld Nicolas, « Les frères Bonneff, explorateurs militants du monde du travail dans les années 1900 », in Éric Geerkens, Nicolas Hatzfeld, Isabelle Lespinet-Moret, Xavier Vigna (dir.), Les enquêtes ouvrières dans l’Europe contemporaine. Entre pratiques scientifiques et passions politiques, Paris, La Découverte, 2019, p. 387-399.
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[3]
Ce texte pourrait être utilisé pour l’enseignement dans les classes de 4e, de 1re générale (en particulier les chapitres 2 du thème 2 et 2 du thème 3) et de 1re technologique (thème 2).
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[4]
Viet Vincent, « Entre protection légale et droit collectif : la loi du 2 novembre 1892 sur le travail des enfants, des filles mineures et des femmes dans les établissements industriels », in Jean-Pierre Le Crom (dir.), Deux siècles de droit du travail : l’histoire par les lois, Paris, Éditions ouvrières, 1998, p. 73-87.
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[5]
Moriceau Caroline, Les douleurs de l’industrie. L’hygiénisme industriel en France, 1860-1914, Paris, Éditions de l’EHESS, 2009.
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[6]
Heyberger Laurent, Santé et développement économique en France au xixe siècle. Essai d’histoire anthropométrique, Paris, L’Harmattan, 2003.
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[7]
Viet Vincent, Les voltigeurs de la République. L’inspection du travail en France jusqu’en 1914, Paris, CNRS éditions, 1994.