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Article de revue

Jacques Chirac ou la transgression en mouvement

Pages 161 à 165

Notes

1La photographie de Jacques Chirac sautant les tourniquets du métro date du 9 décembre 1980. Elle a été prise par Jean-Claude Delmas pour l’Agence France Presse à l’occasion de l’inauguration d’une exposition d’art moderne à la station Auber du RER. Les explications données à ce geste divergent : les tourniquets ne fonctionnaient pas selon certains, les services du maire avaient oublié de lui fournir un ticket selon d’autres.

2Quoi qu’il en soit, deux ans après un grave accident de voiture sur une route verglacée de Corrèze, accident l’ayant conduit à l’hôpital Cochin, séjour hospitalier qui donnera son nom au célèbre appel du 6 décembre 1978 pour les élections au Parlement européen, Jacques Chirac démontre qu’il a retrouvé tout son dynamisme légendaire.

3À cinq mois de l’élection présidentielle de 1981, le maire de Paris affiche clairement qu’il n’est pas homme à reculer devant l’obstacle. Car, au-delà du geste spontané de l’ancien officier de cavalerie, tel est bien également la symbolique politique que renvoie cette image.

4Au fil de quarante années d’une vie politique intense, l’image du « jeune loup » pompidolien, ambitieux et doté d’un culot d’acier, du conquérant politique de la décennie 70, s’est estompée. Pourtant, ministre à 34 ans, Premier ministre à 41 ans, maire de Paris à 44 ans, chef du premier parti de France et futur candidat à l’élection présidentielle, Jacques Chirac apparaît bien en ce 9 décembre 1980 comme l’homme pressé de la politique française.

5Ce qui transparaît de ce cliché, au moment où il est publié, c’est donc bien davantage la vitalité, l’énergie d’un Jacques Chirac toujours en mouvement, que l’éventuel acte délictueux en lui-même.

6Un Chirac qui s’est imposé sur la scène nationale comme chef de la droite bonapartiste, par une suite de coups d’éclat transgressant largement les règles et les codes du monde politique.

7C’est d’abord « l’appel des 43 », quarante-trois ministres et députés gaullistes, à voter pour Valéry Giscard d’Estaing dès le premier tour de l’élection présidentielle de 1974 contre le candidat soutenu par la famille gaulliste, Jacques Chaban-Delmas  [2].

8Puis, la prise du pouvoir au sein du mouvement gaulliste, souvent qualifiée de « dix-huit Brumaire », en décembre 1974 par celui qui, six mois auparavant, était conspué dans les réunions publiques par la plupart des militants de l’UDR sous le vocable de « traître ».

9La démission, ensuite, du poste de Premier ministre imposée au Président Giscard d’Estaing en août 1976, Jacques Chirac restant à ce jour le seul chef du gouvernement de la VRépublique qui ait décidé de lui-même de « mettre fin » à sa mission contre le souhait du chef de l’État.

10La conquête, à l’issue d’une campagne de quelques semaines au pas de charge, de la mairie de Paris en mars 1977, qui sonne comme un défi au Président de la République.

11Enfin, quelques jours avant la prise de ce cliché, le « dîner faustien  [3] » qui réunit en novembre 1980 le président du RPR et le chef du Parti socialiste François Mitterrand. Près de trente-cinq ans après, le contenu de ce conciliabule reste toujours auréolé d’une part de mystère que Valéry Giscard d’Estaing, malgré tous ses efforts, n’a pas réussi à percer totalement  [4].

12D’autres épisodes tout aussi transgressifs suivront, après 1980 : La part apportée par le RPR à la défaite de Valéry Giscard d’Estaing au profit de François Mitterrand en mai 1981 ; la campagne résolument ancrée à gauche, placée sous le signe de la lutte contre la « fracture sociale », du candidat Chirac en 1995 après le gouvernement libéral des années 1986-88 ; le maintien au pouvoir après le référendum perdu de 2005, véritable transgression d’une doxa constitutionnelle gaulliste déjà entamée par l’expérience de la cohabitation en 1986 et par l’échec de la dissolution de 1997.

13Ultime transgression de Jacques Chirac, l’annonce, en juin 2011, qu’il votera pour François Hollande à l’élection présidentielle. Pudiquement qualifiée d’« humour corrézien », cette déclaration publique d’un ancien chef d’État en faveur du candidat de l’autre camp reste sans véritable équivalent dans l’histoire politique française.

14C’est donc bien toute une série de tourniquets politiques, partisans ou institutionnels, que Jacques Chirac a sautés, allègrement, tout au long de sa vie publique. Ce dont les Français semblent, par ailleurs, lui avoir peu tenu rigueur.

15Jacques Chirac a remporté deux élections présidentielles en 1995 et 2002, a été le principal leader de son camp dans trois campagnes législatives victorieuses en 1978, 1986 et 1993, sans compter celle de 2002, a été élu et réélu maire de la capitale à trois reprises. C’est l’un des plus beaux palmarès, si l’on peut dire, de la vie politique française depuis un siècle et demi.

16À se demander si, loin de la rejeter, les Français ne seraient pas finalement indulgents pour la transgression en politique, à partir du moment où elle est assumée clairement.

17D’autant qu’initialement la photographie du 9 décembre 1980 n’avait pas été commentée comme une transgression sur un plan moral. Il faut attendre pour cela le 21 juillet 1994, quand Le Nouvel Observateur reprend en couverture la photographie de Jacques Chirac sautant les tourniquets du métro avec ce titre : « La France qui triche : impôts, examens, jeu, allocations familiales, piston, travail au noir… » La photographie d’origine a été retouchée, inversée et on ne distingue désormais sur un fond rouge que Jacques Chirac et le portique, tout l’arrière-fond de la station de métro ayant été gommé  [5].

18Le choix du cliché pour illustrer un dossier sur « la triche » a fait l’objet d’un débat au sein de la rédaction de l’hebdomadaire, selon le témoignage même du maquettiste qui en est à l’origine  [6] :

19

Joffrin  [7] parcourt les bureaux, brandissant la une et recueillant les impressions. Je voudrais le retenir dans cette ultime démarche, déjà vaine. Tous les avis s’expriment. Cela fuse de partout. On s’interroge. Pourquoi Chirac ? On croit à un montage. On conteste cette image du métro parisien pour un journal qui couvre la France entière […] Il n’est plus temps de changer. Les délais doivent être respectés. Laurent, dubitatif devant la diversité des réactions, laisse partir la couverture sans conviction.

20Après avoir décidé d’obtenir la condamnation du Nouvel Observateur au franc symbolique pour ce qu’il estime être « une atteinte sérieuse à la déontologie même de la presse », Jacques Chirac retirera ultérieurement sa plainte, l’hebdomadaire ayant indiqué publiquement qu’il n’avait jamais eu l’intention de mettre en cause sa probité.

21La reprise de la photographie de 1980 à la une du Nouvel Observateur inaugure, de façon prémonitoire, mais sans y être directement liée, un nouveau temps de la vie politique de Jacques Chirac concomitant à son élection à la présidence de la République, celui des polémiques et des « affaires » ponctué par sa condamnation le 15 décembre 2011 dans l’affaire des emplois fictifs de la ville de Paris, là encore un fait inédit dans l’histoire politique française.

22Ce qui n’empêche pas au final qu’en quarante ans, un lien très particulier, fait d’empathie, se soit tissé entre Jacques Chirac et les Français.

23Au final, cette photographie, déconnectée de son contexte immédiat de 1980, reste régulièrement citée, ainsi dans un article de l’AFP du 8 septembre 2013 intitulé « la fraude aux transports en commun un sport national » :

24

« Nous sommes dans le peloton de tête en Europe de ceux qui pensent que frauder dans les transports ce n’est pas grave », dit Julien Damon, professeur à Sciences-Po, citant plusieurs sondages. Pour lui, la célèbre photo de l’ancien président Jacques Chirac, alors maire de Paris, sautant en 1980 un portillon de métro, « illustre cette bienveillance  [8] ».

25Et plusieurs philosophes ou sociologues d’être interrogés sur les raisons de cette bienveillance :

26

« Dans un pays catholique, la transgression est un sport national », explique le philosophe Michel Onfray, rappelant que dans les pays protestants, « on est redevable de ce qu’on fait parce qu’on entretient un rapport direct à dieu ».

27

[…] au fond catholique vient s’ajouter chez les Français « un rapport à la Loi et à l’État très paradoxal », explique Alain Mergier, sociologue à la Fondation Jean Jaurès. « Les Français considèrent que l’État est là pour veiller au respect de la Loi et refusent d’être leur propre policier. Ils estiment aussi que les transports publics leur appartiennent : s’ils n’ont pas payé leur billet, ils ne volent personne !  »

28Comme si, finalement, après avoir été leur président pendant douze années, Jacques Chirac avait incarné autant, sinon plus, que la France elle-même, les Français dans toutes leurs contradictions.


Mots-clés éditeurs : Nouvel Observateur, Jacques Chirac, communication politique, dynamisme, triche

Mise en ligne 13/07/2016

https://doi.org/10.3917/parl2.023.0161

Notes

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