Pardès 2011/2 N° 50

Couverture de PARDE_050

Article de revue

Archéologie et Bible

En quête de la vérité ou du sens ?

Pages 45 à 55

Notes

  • [1]
    Ces deux concepts opératoires cités par Robert Alter in L’art du récit biblique, traduit de l’anglais par Paul Lebeau et Jean-Pierre Sonnet, Bruxelles, Éditions Lessisus, 1999, p. 39, sont empruntés à l’ouvrage d’Herbert Schneidau, Sacred Discontent. Ils seront repris, développés et insérés par Paul Ricœur dans son grand œuvre Temps et Récit, tome 3, Le temps raconté, Paris, Éditions du Seuil, 1985, coll. Points-Essais, p. 331 à 348.
  • [2]
    Israël Finkelstein et Neil Asher Silberman in La Bible dévoilée. Les nouvelles révélations de l’archéologie, traduit de l’anglais (États-Unis) par Patrice Ghirardi, Bayard, Paris, 2002, p. 33. Désormais les références à cet ouvrage seront signalées entre parenthèses dans le corps du texte par la page, sans indication supplémentaire.
  • [3]
    Les pairs de Finkelstein pointent ici une faiblesse dans la théorie qu’il a élaborée avec son compère laquelle considère que toute la Bible a été écrite au temps de Josias. Si bien qu’après avoir démythifié l’âge d’or du roi David, il élève l’époque de Josias à la hauteur d’un nouveau mythe.
  • [4]
    Genèse Rabba 59, 11.
  • [5]
    Genèse Rabba 60, 8.
  • [6]
    Genèse Rabba 41, 5.
  • [7]
    Voir l’analyse détaillée que je propose dans mon ouvrage Entrelacs. La lettre et le sens dans l’exégèse juive, Paris, Cerf, 2008, p. 387-388, coll « La Nuit Surveillée ».
  • [8]
    Ainsi que l’a observé le bibliste Shemaryahou Talmon dans « The « Comparative Method » in Biblical Interpretation – Principles and problems » in Gottingen Congress Volume, Leiden, 1978, ce que nous découvrons à l’évidence dans la Bible, c’est qu’elle évite délibérément le recours au style épique. « Les écrivains hébreux de l’Antiquité ont cultivé et développé à dessein l’usage de la prose narrative en lieu et place du genre épique qui, par les thèmes qu’il véhiculait, était intimement associé au paganisme, et semble avoir été particulièrement honoré dans les divers cultes polythéistes » (p. 354). La prose narrative leur a permis de tenir à distance l’univers mythologique et d’entrer dans le monde de la causalité mouvante et de l’imprévisibilité de la fiction qui reflète la complexité inhérente à la condition humaine de l’histoire.
  • [9]
    Traduit de l’allemand par Cornélius Heim, préfacé par Marie Moscovici, Paris, Gallimard, 1986, collection Folio Essais, p. 63.
  • [10]
    Ce que conteste Israël Knohl qui, il est vrai, n’est pas un archéologue mais un simple bibliste. Il défend une autre théorie. Selon lui, trois groupes de population d’extraction distincte sont à l’origine de la formation d’Israël : les Assyriens « immigrés » de Haran, les Hyksos d’Égypte auxquels se sont adjoints les Lévites. Voir son livre Méayin banou. Hatsofen haguénéti chel hatanakh / D’où venons-nous. Le code génétique de la Bible, Tel-Aviv, Éditions Dvir, 2008, en hébreu. J’en ai proposé une recension intitulée « Aux origines d’Israël ? » paru in Controverses n° 10, mars 2009, p. 350-358.
  • [11]
    Claude Lévi-Strauss, Le cru et le cuit, Paris, Plon, 1964 ; Du miel aux cendres, Paris, Plon, 1967 ; L’origine des manières de table, Paris, Plon, 1968 et L’Homme nu, Paris, Plon, 1971.
  • [12]
    Midrach Téhilim / Psaumes 80, 6 [Choh’er tov].
  • [13]
    Temps et Récit, tome 3, op. cit., p. 442.
  • [14]
    Id., ibid., op. cit., p. 445. Je souligne sauf réception et produits.
  • [15]
    « Un des rabbins qui assistait aux leçons de Rabbi Shmuel bar Nahmani a dit “Job n’a jamais existé et n’a pas été créé. Job est une parabole” (Bava Batra 15 a). » Cf. aussi la version de Rech Laquich dans Genèse Rabba 57, 4 : « Job n’a pas existé et n’existera jamais. » Il en va de même pour l’enfant rebelle (Dt 21, 18 et sv.). « L’enfant rebelle n’a pas existé et n’existera pas. Pourquoi est-il alors mentionné dans le Pentateuque ? Interprète et reçois-en rétribution. » Nous trouvons le même raisonnement pour la ville idolâtre (Dt 13, 13 et sv). Cf. Sanhédrin 71 a.
  • [16]
    Maurice Olender, Race sans histoire, Paris, Seuil, 2009, collection Points Essais, p. 157.

1Tout semblait simple avec le récit biblique. Un préambule de onze chapitres dans la Genèse, relatant la création du monde, de l’humain, la faute, le fratricide, le déluge, la tour de Babel et... Abraham qui rompt avec la civilisation tyrannique de Nimrod, les Patriarches, Joseph et ses frères, la servitude égyptienne, la libération et la conquête de Canaan. Eh bien, nous avons tout faux ou presque ! C’était compter sans la critique des textes et sans l’archéologie qui vont bouleverser cet imposant édifice et mettre en question l’historicité des événements et des personnages. Aujourd’hui, tout est chamboulé, mis sens dessus dessous ou, pour respecter les conventions académiques, tout est déconstruit. Ce qui signifie que l’on nous propose un autre récit, reconstruit selon les découvertes archéologiques, c’est-à-dire relevant de la vérité historique ou étant la plus proche de celle-ci. Qu’en est-il de cette reconstruction ?

« Concordistes » et « négationnistes »

2Le monde des « biblistes » oscille entre les tenants de l’école dite « concordiste » et ceux de l’école dite « négationniste » ou « révisionniste » ou « minimaliste ». Ces derniers, notamment Niels Peter Lemche de l’Université de Copenhague, mais aussi les Américains Thomas Tompson, qui enseigne dans la même enceinte, ou son collègue Philip Davies partent d’une critique radicale des récits bibliques. Inutile de se demander, affirment-ils, qui étaient Abraham, Moïse ou David. Il s’agit, selon eux, de personnages de fiction, fruits d’une pure création littéraire de l’époque hellénistique. Les auteurs de cette fiction entendaient se définir en s’opposant à la culture grecque envahissante. Car, contrairement aux Assyriens et aux Perses qui étaient tolérants sur le plan religieux, les Grecs ont cherché à imposer leur culture, ce qui a provoqué, en retour, une très forte résistance par l’élaboration et la préservation de l’identité d’Israël dont l’expression maîtresse résidait dans la composition de... fictions.

3L’école des « concordistes », fondée par l’Américain William F. Albright, dont l’un des représentants serait Israël Finkelstein (nous y reviendrons), veut maintenir une concordance entre Bible et archéologie au prix d’une révision drastique de la chronologie et de la topographie communément admises. Nous sommes donc en présence de ceux qui abordent la Bible comme une « fictionnalisation de l’histoire » et ceux qui la considèrent comme une tentative d’« historicisation de la fiction [1] », sauf que celle-ci se contente d’accommoder les événements à sa guise. C’est ainsi que Finkelstein, dans un livre écrit avec Neil Asher Silberman, s’exprime sur cette question : « Avant que ne prît fin le xxe siècle, l’archéologie avait amplement démontré que les concordances entre, d’un côté, les découvertes réalisées en terre d’Israël et dans l’ensemble du Proche-Orient, et, de l’autre, le monde décrit par la Bible étaient bien trop nombreuses pour laisser croire que cette œuvre n’était qu’une fable littéraire et religieuse de composition tardive, écrite sans le moindre fondement historique [2]. » Ceci pour la concordance. Et il enchaîne en déclarant « Mais, par ailleurs, les contradictions évidentes entre les découvertes archéologiques et la version biblique des événements demeuraient, elles aussi, bien trop abondantes pour affirmer que la Bible nous offre une description fiable de la manière dont ces événements se sont véritablement déroulés » (p. 33). Cela pour la circonspection, la retenue ou le doute qui relativisent l’inscription de ses travaux dans l’optique de la concordance. Plus encore, il reconnaît que l’« on a découvert un certain nombre d’inscriptions et de sceaux qu’il est permis d’associer à des personnages mentionnés dans le texte biblique. Pour autant, ajoute-t-il, l’archéologie n’a pas démontré, loin s’en faut, que la chronologie biblique est véridique dans tous ses détails. Il est aujourd’hui évident qu’un grand nombre d’événements de l’histoire biblique ne se sont déroulés ni au lieu indiqué ni de la manière dont ils sont rapportés. Bien plus : certains des épisodes les plus célèbres de la Bible n’ont tout simplement jamais eu lieu » (p. 16 ; c’est moi qui souligne). Là, en revanche, nous assistons à une embardée pour rejoindre le négationnisme, le révisionnisme ou le minimalisme. Nous voilà donc avertis « le plus gros de ce que l’on tient généralement pour authentique – les histoires des patriarches, l’Exode, la conquête de Cana’an, la saga de la glorieuse monarchie de David et de Salomon – est, en réalité, l’expression de l’élan créatif d’un puissant mouvement de réformes religieuses, dont l’éclosion a eu lieu dans le royaume de Juda durant l’âge du Fer récent » (p. 36). Ces réformes sont l’œuvre du roi Josias (639-609 avant l’ère chrétienne) auquel Finkelstein et Silberman attribuent le rôle d’avoir réagencé ou reconstruit ou tout simplement produit le texte biblique en y insérant l’idéologie et la vision du monde des auteurs du viie siècle (av. l’e.c.), de manière à favoriser et les réformes et les ambitions territoriales du royaume de Juda [3].

4Mon propos, après cette introduction, longue mais nécessaire pour clarifier mon angle d’approche, ne consistera pas à mettre en question les découvertes archéologiques qui sont indubitables. Je n’ai aucune compétence pour le faire. En revanche, je me propose de passer en revue certains éléments qui entrent dans l’argumentation et l’élaboration des théories échafaudées sur la base de ces découvertes. N’y a-t-il pas, en effet, autant de manières de raconter l’histoire de l’Ancien Israël qu’il y a d’écoles d’archéologues et d’historiens ? Surtout si l’on a la prétention déclarée de « connaître le passé tel qu’il s’est effectivement produit », selon l’expression de Léopold von Ranke (1795-1886), l’un des pères de l’historiographie moderne. Et ces différentes manières de raconter rendent-elles le texte biblique insignifiant ? Le frappent-elles de caducité, d’asémie ?

Les patriarches : une fiction ?

5Je tenterai donc d’élucider certains points de « la quête illusoire de l’Abraham historique » (p. 47) avec notamment l’argument massue de la domestication tardive des dromadaires, qui apparaissent dans les récits des Patriarches (p. 51) mais aussi le fait que Jacob soit désigné, en Dt 26, 5, comme un « Araméen errant », alors que les rapports entre Aram et Israël ne sont attestés par l’archéologie qu’au cours des ixe-viiie siècles (p. 54), brouillant ainsi la chronologie. Ensuite, je dirais quelques mots au sujet de Moïse qui n’a pas existé et de l’Exode qui n’a pas eu lieu (p. 65 et sv.) pour m’attarder sur l’absence de porc, avant de terminer sur la fiction et son rapport à l’histoire.

6Pour prouver que la quête de l’Abraham historique est illusoire, nos deux auteurs, Finkelstein et Silberman, déconstruisent l’image idyllique par trop incrustée dans la mémoire du lecteur de la Bible, d’un Abraham, pasteur nomade d’origine mésopotamienne, en avançant moult arguments : une chronologie invraisemblable, une généalogie fantaisiste ou du moins confuse de ses descendants et surtout la date de la compilation des récits concernant les Patriarches. Le texte biblique livre quelques « indices qui permettent de préciser le moment de sa composition finale, comme la mention répétée des chameaux » (p. 51). Toutefois, l’archéologie atteste que la domestication du chameau est tardive (fin du second millénaire) et qu’il n’a été utilisé comme bête de somme que bien après l’an mille. On ne trouve d’ailleurs, selon nos deux auteurs, une augmentation du nombre d’ossements de chameaux qu’au cours du viie siècle avant l’e.c. Si bien qu’ils déduisent de ces indices combinés à des produits en provenance d’Arabie (Gn 37, 25) et de Philistins de la cité de Gherar (Gn 26, 1), que les textes concernant les Patriarches furent écrits de nombreux siècles après l’époque à laquelle la Bible situe leur vie et leur histoire (autour des viiie-viie siècles av. l’e.c.)

7Il en va de même pour la qualification de Jacob comme « Araméen errant » (Dt 26, 5). Nos auteurs expliquent que « les Araméens ne sont mentionnés parmi les groupes ethniques particuliers appartenant au Proche-Orient ancien que vers l’an 1100. Ils ne seront en rapport avec Israël qu’au début du ixe siècle avant l’e.c. ». Ces découvertes, dont nous prenons acte, invalident-elles le sens du texte biblique ? Le constat de ces anachronismes, dûment corrigé par l’archéologie et l’histoire, discrédite-t-il le message du récit biblique ? Cet affolement de la chronologie habituelle fait-il de la Bible un tissu de survivances mythogènes ?

Une « fiction » sensée

8Comment un lecteur qui lit le texte biblique dans le respect de ses données et de ses conventions, et le lit à partir de sa rédaction finale, envisage-t-il ses passages ? Ont-ils été interrogés, au fil des siècles, par des lecteurs juifs ? Ont-ils généré du sens ? Et si oui, de quelle teneur ?

9En Gn 24, 10, nous lisons : « Le serviteur prit dix chameaux, parmi les chameaux de son maître et s’en est allé… » Surpris par la surdétermination « parmi les chameaux de son maître », comme si le serviteur Éliézer pouvait disposer d’autres chameaux que ceux appartenant à Abraham, le Midrach interprète « guémalav chel abraham avinou hayou nikarim békhol maqom, chéhayou yotséim zémoumim : les chameaux de notre père Abraham étaient reconnaissables en tout lieu car ils sortaient en portant une muselière [4] ». D’ailleurs, la suite du chapitre vient confirmer cette interprétation. En Gn 24, 32 nous lisons : « L’homme [Éliézer] entra dans la maison, il détacha [la muselière [5]] des chameaux, il leur donna de la paille et du fourrage… » Ce qui importe dans le cadre de cette lecture, ce n’est pas l’identification de l’espèce animale (dromadaire ou autre bête de somme). Cette identification est accessoire, l’accent étant mis sur la muselière qui empêche ces animaux de brouter l’herbe dans les champs appartenant à autrui, ce qui est considéré comme de la rapine / guézel. C’est ce point de fuite éthique qui souligne fortement la lecture juive de ce passage. Le reste, pourrait-on dire, est sans importance. Au demeurant, lors de la querelle entre les bergers de Lot et d’Abraham, le reproche que ces derniers adressaient à l’encontre des premiers c’est que « leurs bêtes sortaient sans muselières, alors que celles d’Abraham, notre père sortaient muselées : béhémto chel avraham avinou yotséa zemouma[6] ». Remarquons que le Midrach emploie le mot générique béhéma : bête, animal domestique et non chameau. Et même son emplacement dans l’économie du récit biblique ne relève pas de l’arbitraire.

10Qu’en est-il de la caractérisation du héros éponyme d’Israël d’« Araméen errant » ? Il convient d’abord de s’interroger sur la précision de cette traduction. La Traduction œcuménique de la Bible (la TOB) traduit arami oved avi (Dt 26, 5) par « mon père était un Araméen errant ». La Bible du Rabbinat, elle, rend ce segment de verset par : « Un Araméen voulait faire périr mon père. » La première version est une lecture chrétienne du verset, la seconde une lecture juive, confirmée par les accents conjonctifs-disjonctifs, les té`amim[7] qui divisent le verset en unités signifiantes. La lecture chrétienne n’est pas étrangère à une préoccupation théologique sur laquelle il est inutile de s’étendre, la seconde est attestée par le récit de cette éradication que les Juifs font lors de la soirée pascale depuis des lustres. Là aussi, l’accent est mis sur le sens de cette caractérisation. Les contacts entre Aram et Israël n’ont eu lieu qu’au ixe siècle avant l’e.c. Soit ! Mais cela importe-t-il au plan du sens que le rédacteur final veut attribuer à cette rencontre entre ces deux peuples, constitutive de l’identité narrative d’Israël ?

11Nous sommes donc en présence d’une interdépendance entre l’art de la rédaction et la visée éthique, théologique, historique ou philosophique. Et comme tous ces traits sont liés à des détails repérables dans le texte hébreu, notre approche littéraire et midrachique est finalement beaucoup moins conjecturelle que l’exégèse historico-critique, fût-elle confortée par les découvertes archéologiques, laquelle se demande si un verset comporte des mots empruntés à l’akkadien, s’il reflète des usages de la royauté sumérienne, ou s’il peut avoir été affecté par une erreur de scribe. « Suggérer que les événements bibliques les plus célèbres ne se sont pas déroulés exactement comme le rapporte la Bible, écrivent nos deux auteurs, ne prive nullement l’ancien Israël de son histoire. Au contraire, dans les prochains chapitres, nous allons en reconstruire l’histoire telle que nous la révèlent les découvertes archéologiques – qui restent l’unique source d’information sur la période biblique à n’avoir subi ni purge, ni remaniement, ni les censures exercées par de nombreuses générations de scribes bibliques » (p. 36, souligné par nous). Prétendre restituer l’écriture de l’histoire avec une certitude aussi inébranlable, en dépit du fait que trois millénaires nous séparent des origines de ces textes, c’est faire preuve d’un manque d’humilité évident, absent en principe chez les hommes de science. Cependant, il semble que l’écart abyssal, qui sépare l’archéologue et le bibliste d’une part du lecteur traditionnel de l’autre, se situe dans la manière dont les uns et l’autre entendent les notions d’histoire et de récit. (Nous y reviendrons.)

12Que les Patriarches aient existé ou non, « qu’à l’origine ils aient été des ancêtres régionaux séparés qui se trouvèrent rassemblés ultérieurement au sein d’une généalogie unique dans un effort accompli en vue de la création d’une histoire unifiée » (p. 58), ce qui intéresse nos auteurs c’est d’établir que les textes qui narrent leur histoire datent du viie siècle avant l’e.c. Et même s’ils concèdent « Tout le génie des auteurs du viie siècle, créateurs de cette épopée nationale [8], réside dans l’habileté avec laquelle ils ont tissé les histoires antérieures, sans les priver ni de leur humanité ni de leur originalité distinctives. Abraham, Isaac et Jacob sont à la fois des êtres vivants, dotés d’une haute spiritualité, et les métaphoriques ancêtres du peuple d’Israël […] Tout l’art du récit biblique est de nous présenter les fils d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, comme les membres d’une seule et même famille. Le pouvoir d’évocation de la légende les a donc réunis pour l’éternité, de façon beaucoup plus profonde que n’aurait pu le faire le récit d’aventures éphémères de quelques individus historiques qui menaient paître leurs troupeaux dans les hautes terres de Canaan » (p. 62-63).

13On est donc en droit de se demander, après cette quasi-reconnaissance de la fictionnalisation de l’histoire par nos deux auteurs quel est le monde déployé devant le texte par la poétique de ces récits, poétique qui, selon l’expression de Roman Jakobson, met l’accent sur l’orientation du message vers lui-même dès lors que le message qui est à lui-même sa propre finalité toujours questionne.

14Il semblerait que, contrairement à celle des peuples du monde, la « légende » généalogique du peuple éternel ne commence pas par l’autochtonie. Seul est né de la terre, et encore, uniquement dans sa chair, Adam, le père de l’humanité. Le père d’où est issu Israël n’est ni une divinité ni un demi-dieu, c’était un immigré. C’est avec l’ordre divin de quitter le pays de sa naissance et de partir dans un pays que Dieu lui montrera que commence l’histoire racontée dans la Bible. Ceci en vue de « transmettre à ses enfants et sa maisonnée le chemin de la justice et du jugement » (Gn 18, 19). Et il en va de même dans la claire lumière de l’histoire comme à l’aurore de son histoire primitive : le peuple devient peuple dans un exil, celui de l’Égypte, puis de nouveau à Babylone… Permettez-moi de privilégier cette interprétation. Qu’importe alors si nous sommes en présence d’une « prose de fiction historicisée » ou de sa notion symétrique inversée d’une « histoire fictionnalisée ». La fiction étant le principal moyen d’expression dont disposaient les écrivains bibliques pour comprendre et pour rendre l’histoire.

L’ancien Israël, est-ce Canaan ?

15Quant à savoir si les Hébreux sont sortis d’Égypte sous la conduite de Moïse, si ce dernier a existé ou pas, s’il n’était pas à la tête de « marcheurs fantômes ? » (p. 80), je ne m’y attarderai pas sauf pour rappeler que Finkelstein et Silberman ne sont pas les premiers à remettre en cause l’histoire de Moïse, son identité et les événements relatés en Ex, Nb et Dt. Un savant s’y est employé en 1939, dans des circonstances très particulières, avec de l’audace, certes mais surtout beaucoup de scrupules, scrupules qui l’honorent. Qu’il me soit permis de citer l’incipit de son ouvrage : « Déposséder un peuple de l’homme qu’il honore comme le plus grand de ses fils n’est pas une tâche qu’on entreprend aisément ou d’un cœur léger, surtout quand on appartient à ce peuple. » Vous avez reconnu la première phrase de L’Homme Moïse et la religion monothéiste[9] de Sigmund Freud. C’est ce scrupule qui fait cruellement défaut dans le livre de Finkelstein et Silberman, quelles que soient leurs conclusions finales, dussent-elles établir que la Bible est un tissu de galimatias.

16Nous ne sommes pas encore au bout de toutes les surprises. Non contents d’avoir « démontré » par les découvertes archéologiques que la saga des Patriarches et de l’Exode était un ramassis de légendes compilées ultérieurement, voici qu’ils ajoutent : il n’existe aucune preuve tangible d’une conquête de Canaan par les enfants d’Israël, commandés par Josué. Dès lors, sommes-nous en droit de nous demander, comment sont-ils arrivés sur cette terre ? « L’émergence d’Israël fut le résultat, non la cause, de l’effondrement de la culture cananéenne. La plupart des Israélites ne venaient pas de l’extérieur de Canaan ; ils étaient indigènes. Il n’y a pas eu d’exode de masse en provenance de l’Égypte. Le pays de Canaan n’a pas été conquis par la violence. La plupart de ceux qui ont constitué le premier noyau d’Israël étaient des gens du cru, ceux-là mêmes qui peuplaient les hautes terres durant l’âge du Bronze et du Fer [10]. Les premiers israélites étaient – comble de l’ironie – d’origine cananéenne » (p. 143).

Les interdits alimentaires

17En quoi alors l’ancien Israël se distingue-t-il des Cananéens et autres peuplades ? Qu’est-ce qui le singularise ? Le rend unique ? Les interdits alimentaires. Parmi les tas d’ossements exhumés lors de fouilles des hameaux israélites de ces régions… les os de porc n’y figurent pas. Et nos deux auteurs ajoutent : « le porc n’était ni cuit, ni consommé, ni élevé » (p. 144). Cette dernière assertion est étonnante sous la plume de Finkelstein et Silberman. Elle sort tout droit du traité Houlin 115 b. « Rabbi Ychmaël enseigne, par trois fois le verset interdisant de cuire l’agneau dans le lait de sa mère apparaît dans la Torah, pour signifier l’interdit de consommer, de tirer profit et de cuire. » Et ils ajoutent un trait non moins étonnant, pertinent mais sommaire « L’absence de consommation de porc […] reste en fait le seul indice que nous possédions d’une identité précise… » (p. 144, c’est moi qui souligne). Toutefois c’est la Bible et la tradition rabbinique qui vont fournir un contenu sémantique à ce fait brut.

18De toutes les prescriptions rituelles que le juif est tenu d’observer, deux d’entre elles semblent capitales en ce qu’elles ont été d’emblée ordonnées à Adam : manger et procréer. (Gn 1, 28-29) Manger, c’est constituer son être et procréer, c’est constituer l’histoire de son être. Ces deux gestes fondamentaux, en tant qu’ils sont soumis à régulation, distinguent l’humain de l’animal. Et c’est le cas pour l’ensemble des peuples et civilisations. N’importe qui ne mange pas n’importe quoi et il ne suffit pas qu’un aliment soit mangeable pour être mangé. C’est ce que la Bible avait établi (Lv 11 et Dt 14) avant que Claude Lévi-Strauss n’insistât sur l’importance de la cuisine qui est, au même titre que le langage, le propre de l’humain. La cuisine est un langage à travers lequel s’exprime une société. La cuisine d’un peuple et son appréhension du monde sont liées. La langue et la cuisine présentent, d’autre part, une analogie formelle. De même qu’une langue, pour constituer son système phonétique, retient quelques sons seulement parmi ceux que l’être humain peut produire, de même une civilisation se donne un régime alimentaire en opérant un choix parmi tous les aliments possibles. Il y aurait donc une étroite relation entre les mets et les mots au point qu’on a forgé le néologisme gustème sur le modèle de phonème.

19Claude Lévi-Strauss a considéré la cuisine comme une activité complexe qui suspend un processus naturel conduisant de la crudité à la putréfaction. La nourriture s’offre, en effet, à l’humain dans trois états principaux : elle peut être crue, cuite ou pourrie. Par rapport à la cuisine, l’état cru constitue le pôle non marqué, tandis que les deux autres le sont fortement, mais dans des directions opposées : le cuit comme transformation culturelle du cru et le pourri comme sa transformation naturelle. Dans la Bible, les critères de choix ne sont pas le cru et le cuit [11] mais le pur et l’impur ou plus précisément le transparent (tahor / tohar) et l’opaque (tamé / atoum). Pourquoi le porc ? Parce qu’il montre ses pattes et déclare : voyez, je suis pur alors qu’il lui manque un second critère de pureté, la rumination. Les Sages extrapolent cette prétention à la pureté en l’appliquant à l’Occident qui se glorifie de posséder des juges irréprochables [12]. On comprend pourquoi les interdits alimentaires sont partie intégrante de notre identité. Et cela on ne le doit pas à l’archéologue qui ne fait que dévoiler et constater sans signifier.

20Toutefois, le peuple d’Israël ne construit pas son identité uniquement sur les interdits alimentaires. Le massif des législations n’a pu être intégré au texte biblique qu’au prix d’une narrativisation du moment prescriptif lui-même : la donation de la Torah est érigée en événement digne d’être raconté et intégré au grand récit. Ce que Paul Ricœur appelle l’« identité narrative [13] ». Que signifie ce concept ? Son explicitation est, à mon avis, une tentative perspicace de sortir de l’alternative de l’intitulé : vérité ou sens ? « C’est en racontant des récits tenus par le témoignage des événements fondateurs de sa propre histoire que l’Israël biblique est devenu la communauté historique qui porte ce nom […] La communauté historique qui s’appelle le peuple juif a tiré son identité de la réception même des textes qu’elle a produits[14]. » C’est pourquoi, le récit biblique s’avère être soit une œuvre de fiction réclamant sa place dans la chaîne causale et dans la conséquentialité éthique propres à l’histoire – c’est le cas de l’histoire des origines, des récits patriarcaux, d’une grande partie du livre de l’Exode et des récits des débuts de la conquête de Canaan, soit une donnée de l’histoire dont l’intelligibilité est amplifiée grâce aux ressources imaginaires de la fiction – c’est le cas des récits qui prennent leur départ avec la période des Juges. Deux récits constituent une exception à cette règle : le livre de Job dont une des interprétations en fait purement et simplement une parabole [15] et celui de Jonas dont les exagérations fantastiques révèlent qu’il est une illustration de la vocation prophétique. N’est-ce pas ce que reprendra Kafka sur le plan romanesque : la question de la loi et celle du jugement divin dans Le Procès ? Joseph K. n’est-il pas la métempsychose littéraire de Job ? Ou encore dans Le Château, à partir des informations contradictoires que les villageois confient au héros, au point de le faire douter qu’existe une vérité digne d’être crue. Qui pourrait traiter ces romans, ces fictions de Kafka à la légère, sous prétexte que c’est de la prose fictionnalisée ? N’expriment-ils pas la conviction métaphysique qu’il n’existe pas de vérité universelle ? La fiction n’enseigne-t-elle pas ? Autant que la science… sinon plus !

21Qu’il me soit permis pour terminer de répéter que je ne mets nullement en cause l’incontestable probité scientifique des deux chercheurs que sont Israël Finkelstein et Neil Asher Silberman. L’archéologie, comme toute science lorsqu’elle élabore des théories, propose des échafaudages provisoires. Dans un article consacré à Colin Renfrew, l’éminent archéologue de Cambridge, maître de la « new archeology », Maurice Olender, résume ainsi les objectifs de cette science, résumé qui sied fortement à Finkelstein et Silberman : « L’archéologie préhistorique puise son savoir dans les mutations du visible. Tributaire des vestiges que le temps n’a pas effacés, de documents que l’on peut situer dans l’espace, mesurer, peser, photographier, dater même, l’archéologie ne serait-elle pas aussi, malgré ou en raison même de ses prétentions positives, la plus onirique des sciences humaines [16] ? »

22N’est-ce pas la question qu’il faut se poser ?

Notes

  • [1]
    Ces deux concepts opératoires cités par Robert Alter in L’art du récit biblique, traduit de l’anglais par Paul Lebeau et Jean-Pierre Sonnet, Bruxelles, Éditions Lessisus, 1999, p. 39, sont empruntés à l’ouvrage d’Herbert Schneidau, Sacred Discontent. Ils seront repris, développés et insérés par Paul Ricœur dans son grand œuvre Temps et Récit, tome 3, Le temps raconté, Paris, Éditions du Seuil, 1985, coll. Points-Essais, p. 331 à 348.
  • [2]
    Israël Finkelstein et Neil Asher Silberman in La Bible dévoilée. Les nouvelles révélations de l’archéologie, traduit de l’anglais (États-Unis) par Patrice Ghirardi, Bayard, Paris, 2002, p. 33. Désormais les références à cet ouvrage seront signalées entre parenthèses dans le corps du texte par la page, sans indication supplémentaire.
  • [3]
    Les pairs de Finkelstein pointent ici une faiblesse dans la théorie qu’il a élaborée avec son compère laquelle considère que toute la Bible a été écrite au temps de Josias. Si bien qu’après avoir démythifié l’âge d’or du roi David, il élève l’époque de Josias à la hauteur d’un nouveau mythe.
  • [4]
    Genèse Rabba 59, 11.
  • [5]
    Genèse Rabba 60, 8.
  • [6]
    Genèse Rabba 41, 5.
  • [7]
    Voir l’analyse détaillée que je propose dans mon ouvrage Entrelacs. La lettre et le sens dans l’exégèse juive, Paris, Cerf, 2008, p. 387-388, coll « La Nuit Surveillée ».
  • [8]
    Ainsi que l’a observé le bibliste Shemaryahou Talmon dans « The « Comparative Method » in Biblical Interpretation – Principles and problems » in Gottingen Congress Volume, Leiden, 1978, ce que nous découvrons à l’évidence dans la Bible, c’est qu’elle évite délibérément le recours au style épique. « Les écrivains hébreux de l’Antiquité ont cultivé et développé à dessein l’usage de la prose narrative en lieu et place du genre épique qui, par les thèmes qu’il véhiculait, était intimement associé au paganisme, et semble avoir été particulièrement honoré dans les divers cultes polythéistes » (p. 354). La prose narrative leur a permis de tenir à distance l’univers mythologique et d’entrer dans le monde de la causalité mouvante et de l’imprévisibilité de la fiction qui reflète la complexité inhérente à la condition humaine de l’histoire.
  • [9]
    Traduit de l’allemand par Cornélius Heim, préfacé par Marie Moscovici, Paris, Gallimard, 1986, collection Folio Essais, p. 63.
  • [10]
    Ce que conteste Israël Knohl qui, il est vrai, n’est pas un archéologue mais un simple bibliste. Il défend une autre théorie. Selon lui, trois groupes de population d’extraction distincte sont à l’origine de la formation d’Israël : les Assyriens « immigrés » de Haran, les Hyksos d’Égypte auxquels se sont adjoints les Lévites. Voir son livre Méayin banou. Hatsofen haguénéti chel hatanakh / D’où venons-nous. Le code génétique de la Bible, Tel-Aviv, Éditions Dvir, 2008, en hébreu. J’en ai proposé une recension intitulée « Aux origines d’Israël ? » paru in Controverses n° 10, mars 2009, p. 350-358.
  • [11]
    Claude Lévi-Strauss, Le cru et le cuit, Paris, Plon, 1964 ; Du miel aux cendres, Paris, Plon, 1967 ; L’origine des manières de table, Paris, Plon, 1968 et L’Homme nu, Paris, Plon, 1971.
  • [12]
    Midrach Téhilim / Psaumes 80, 6 [Choh’er tov].
  • [13]
    Temps et Récit, tome 3, op. cit., p. 442.
  • [14]
    Id., ibid., op. cit., p. 445. Je souligne sauf réception et produits.
  • [15]
    « Un des rabbins qui assistait aux leçons de Rabbi Shmuel bar Nahmani a dit “Job n’a jamais existé et n’a pas été créé. Job est une parabole” (Bava Batra 15 a). » Cf. aussi la version de Rech Laquich dans Genèse Rabba 57, 4 : « Job n’a pas existé et n’existera jamais. » Il en va de même pour l’enfant rebelle (Dt 21, 18 et sv.). « L’enfant rebelle n’a pas existé et n’existera pas. Pourquoi est-il alors mentionné dans le Pentateuque ? Interprète et reçois-en rétribution. » Nous trouvons le même raisonnement pour la ville idolâtre (Dt 13, 13 et sv). Cf. Sanhédrin 71 a.
  • [16]
    Maurice Olender, Race sans histoire, Paris, Seuil, 2009, collection Points Essais, p. 157.
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