Notes
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[1]
Philosophe
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[2]
Le flamand est l’ensemble des dialectes parlés dans le Nord de la Belgique. Depuis un décret fixant la dénomination de la langue véhiculaire de la Flandre (10 décembre 1973), on l’appelle officiellement néerlandais ou langue néerlandaise.
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[3]
Cette tripartition est très schématique, cf. J.C. Baudet : A quoi pensent les Belges ?, Jourdan, Bruxelles, 2010, 361 p.
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[4]
Cf. J.C. Baudet : Histoire des sciences et de l’industrie en Belgique, Jourdan, Bruxelles, 2007, 370 p.
1 La belgitude est un mythe dont nous avons vu le développement au cours des cinquante dernières années, avec un réel succès dans certains milieux intellectuels ou littéraires. Comme tout mythe, c’est une construction fantasmatique servant d’exutoire à une angoisse provoquée par une situation historique donnée, et qui mélange le vrai et le faux, le réel et les rêves. Situation historique dominée, dans les esprits, par la diglossie français-flamand [2], et chez les intellectuels belges, par la montée de plus en plus vigoureuse du mouvement flamand. Celui-ci commence, d’ailleurs très modestement, dès l’accession de la Belgique à l’indépendance, avec, en 1834, la publication par Jan-Frans Willems d’un texte flamand du Moyen Âge : Reinaert de Vos, naer de oudste berijming (« Le goupil Renart, d’après le plus ancien texte versifié »), et avec les premières revendications de quelques (rares à l’époque) intellectuels pour faire des dialectes flamands une langue « reconnue » par l’État, alors que le français était la langue officielle, administrative, économique, scientifique, culturelle et véhiculaire d’un pays nouveau, comportant essentiellement trois peuples, une paysannerie flamande, un prolétariat wallon et une bourgeoisie citadine parlant le français [3] (surtout à Gand, à Bruxelles et à Liège).
2 À la fin du XIXe siècle, le mouvement flamand est devenu vigoureux, et la question linguistique commence à préoccuper de nombreux intellectuels. Pour comprendre la spécificité nationale des Belges, l’écrivain Edmond Picard, un peu avant 1900, lance son idée de l’Âme belge : « L’Âme belge, multiple par les facteurs qui l’ont engendrée et influencée, me semble désormais unique en son essence, procédant de l’âme germanique et de l’âme latine, ces deux variétés les plus saillantes de la race aryenne ». Cet appel à l’unité ne freine nullement le mouvement flamand qui va d’ailleurs se renforcer lors des deux guerres mondiales, qui sont pour la Belgique deux occupations par les Allemands.
3 Ces deux guerres, et spécialement la seconde, affaiblissant militairement et culturellement l’Occident, vont avoir, comme cela est bien connu, pour conséquence d’ampleur mondiale la décolonisation. Chez les Belges, ladite Seconde Guerre mondiale provoque l’affaire royale, qui en 1951 cristallise l’opposition entre Flamands et Wallons. Et, dans les années 1960, les événements déclencheurs se succèdent : l’indépendance du Congo Belge, les marches flamandes sur Bruxelles, l’expulsion des professeurs et des étudiants francophones de l’Université Catholique de Louvain qui devient exclusivement flamande en 1968, alors qu’elle avait été fondée en français en 1834. Ces événements, vécus comme de véritables traumatismes, fragilisent le sentiment national, spécialement chez les francophones. Alors que de nombreux Flamands commencent à envisager l’autonomie, voire le séparatisme et la fondation d’un État flamand indépendant, du côté francophone, Bruxellois et Wallons continuent de s’attacher à une Belgique dont les traits spécifiques s’estompent. On est loin de l’âme belge...
4 En outre, et c’est peut-être encore plus déterminant, la situation économique inverse complètement le rapport entre Flandre et Wallonie [4]. Celle-ci se paupérise du fait de la fermeture des charbonnages et de la désindustrialisation qui en découle, alors que celle-là voit fleurir son activité industrielle grâce à son accès à la mer du Nord (ports d’Anvers et de Zébruges). L’élite de langue française prend alors vaguement conscience 1) de son infériorité numérique (le rapport entre Flamands et francophones étant grosso modo de 6 à 4), économique et démographique (vieillissement des autochtones et immigrations non-européennes), 2) de sa petitesse par rapport à la France (le rapport se situant de 63 à 4) et 3) de son insignifiance dans un monde en pleine explosion démographique : 4 millions contre 4 milliards en 1980 et contre 7,3 milliards aujourd’hui ! Cette élite cherche dans son présent et son passé ce qui la distingue des autres, pensant trouver des racines à déterrer qui seraient des sources d’espoir pour un avenir objectivement de plus en plus incertain. Ce sera la belgitude…
5 C’est ainsi qu’en 1980, alors que la Belgique officielle célèbre le cent-cinquantième anniversaire de son indépendance, la Revue de l’Université de Bruxelles, sous la direction de Jacques Sojcher (un des chantres de la belgitude), publie un numéro spécial La Belgique malgré tout, qui répand l’idée de belgitude et de spécificité identitaire belge. Alors même que de profondes réformes institutionnelles entreprenaient de fédéraliser le royaume.
6 Ceux qui cherchent cette spécificité, cette identité du Belge francophone, étant essentiellement des « littéraires » plutôt que des économistes, des scientifiques ou des ingénieurs, souvent situés à gauche et donc viscéralement hostiles à l’industrie et au monde économique et surévaluant l’importance des faits culturels, vont chercher dans le peuple, dans les arts et dans les lettres. Ils ne trouveront RIEN. Mais ils ne peuvent se résoudre à définir le Belge par ce qu’il n’est pas, comme la « théologie négative » du Moyen Âge définissait Dieu par une collection de négations : non-mortel, non-visible, non-limité…
7 L’élaboration du mythe commence. Le mot « belgitude » est calqué sur « négritude », ce qui en dit long sur le traumatisme provoqué dans l’« inconscient collectif » belge par la perte d’une colonie négro-africaine. Il y a quelque chose de commun entre Senghor et les inventeurs de la belgitude. C’est d’avoir compris qu’il y a des peuples inférieurs, c’est-à-dire infériorisés. Certes, pas par la race, mais par l’histoire. Il y a 60 millions de Français et plus. Il n’y a que 4 à 5 millions de Belges parlant plus ou moins bien le français. Cela ne peut se nier. Alors, ces Belges revendiquent leur petitesse, comme ces bossus qui exhibent leur bosse, et ils font des farces. Et, ayant peu de goût pour les choses de l’esprit, ils se complaisent dans l’alimentaire et le corporel. Il paraît significatif que les deux auteurs belges qui ont atteint une remarquable audience internationale appartiennent à des genres populaires (on parle de « paralittérature ») : Georges Simenon, qui excelle dans le roman policier, et Hergé, auteur de bandes dessinées.
8 Les tenants de la belgitude inventorient les grands hommes à la recherche de héros pour rédiger la geste du Belge, et l’on découvre Jacques Brel et ses chansons sentimentales, Simenon et son commissaire Maigret (d’ailleurs français) buveur de bière, Hergé et son Tintin qui habite dans un pays jamais nommé, Maeterlinck et son Prix Nobel reçu pour une œuvre sans valeur, Jean Ray et son fantastique – genre littéraire « mineur » s’il en est –, les plates bouffonneries de Poelvoorde, du Grand Jojo, de Sttellla, celles plus relevées, mais bouffonneries quand même, de Michel de Ghelderode. On se garde bien de mettre dans le même sac belgitudinal des personnages comme Etienne Lenoir, le Belge qui a inventé l’automobile, Zénobe Gramme, inventeur de la dynamo électrique, Jules Bordet, pionnier de l’immunologie, Georges Lemaître qui met en équations l’expansion de l’Univers.
9 Ainsi, comme toute construction identitaire, l’idée de belgitude part d’un constat, d’un vécu (des intellectuels surtout francophones), transfiguré par une élaboration fantasmatique qui renverse le négatif en positif, qui a trouvé une caractéristique et qui en a fait un drapeau, même si la caractéristique est plutôt grise, comme les vagues de la mer du Nord ou le ciel des collines ardennaises. Car il y a une vérité qui s’impose, et qui contraste avec le sentiment national des Français et des Allemands, les « grands voisins ». La Belgique est petite, et son exiguïté géographique se double évidemment d’une petitesse économique et culturelle, car il est forcé qu’un petit pays qui n’existe que depuis 1830 ne produise pas autant de héros dans l’art, la littérature, la pensée ou l’industrie que l’Allemagne ou la France, aux territoires beaucoup plus vastes, et à l’histoire bien plus ancienne. Alors que l’identité française élabore sa fierté sur les découvertes de Pasteur ou la renommée littéraire de Baudelaire, sur Napoléon ou sur Louis XIV, voire sur Jeanne d’Arc, les intellectuels belges francophones qui ont forgé le néologisme « belgitude » à la fin des années 1970 ne trouvent qu’un petit territoire, presque dérisoire, avec en outre les humiliations successives de la perte de son importance économique à partir de 1914, la perte de l’hégémonie culturelle et politique du français avec les succès du mouvement flamand, la perte du statut de colonisateur en 1960, la perte d’une université de langue française à Louvain en 1968. La belgitude est un mythe. Mais un mythe basé sur une réalité, en partie refoulée. C’est en combinant un certain oubli de l’histoire, la forclusion de la Flandre littéraire et artistique, de même que la valorisation du dérisoire que l’intelligentsia belge de langue française s’est donné une spécificité, mi-réelle mi-rêvée.
Notes
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[1]
Philosophe
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[2]
Le flamand est l’ensemble des dialectes parlés dans le Nord de la Belgique. Depuis un décret fixant la dénomination de la langue véhiculaire de la Flandre (10 décembre 1973), on l’appelle officiellement néerlandais ou langue néerlandaise.
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[3]
Cette tripartition est très schématique, cf. J.C. Baudet : A quoi pensent les Belges ?, Jourdan, Bruxelles, 2010, 361 p.
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[4]
Cf. J.C. Baudet : Histoire des sciences et de l’industrie en Belgique, Jourdan, Bruxelles, 2007, 370 p.