Qui sont les Frères musulmans ?
1Dans ses principes et dans son organisation, le Hamas révèle ses liens avec la galaxie des mouvements Frères musulmans de la région. La première confrérie naquit sur le sol égyptien en 1928, donc après l’écroulement de l’Empire ottoman. En tant que le plus puissant mouvement islamique, les Frères peuvent être considérés comme le premier noyau au Moyen-Orient (Iran excepté) d’une tendance s’inspirant d’une vision politique de l’islam. En 80 ans, ils ont établi des ramifications dans presque tous les pays arabes, voire ailleurs, prônant un mélange très dense de religion et de politique. Leur branche palestinienne fut fondée à Jérusalem en 1946, deux ans avant la proclamation de l’État d’Israël.
2Même si les Frères musulmans étaient à l’origine un mouvement de consensus et relativement modéré, nombre de groupes radicaux y ont trouvé au fil des années un terrain fertile. La pensée de leurs principaux idéologues, surtout Sayyed Qutb, a eu une influence déterminante sur les différents courants de l’islam. Objectif majeur des différentes confréries, dans les contextes variés où elles opèrent, établir des États islamiques ; sans compter le projet utopique qu’elles caressent d’unir tous ces États en une seule et unique institution supranationale, l’umma, soit la nation musulmane.
3Les Frères musulmans et les organisations qui en partagent les propositions et les positions idéologiques sont à l’heure actuelle les mouvements politiques les plus puissants et les plus actifs au Moyen-Orient. Ils sont bien représentés dans les assemblées de pays comme l’Égypte, la Jordanie, le Yémen, le Koweït, le Maroc, le Soudan, l’Algérie, l’Irak et le Bahreïn où leurs leaders sont députés ou ministres. Ils disposent en outre d’une représentation appropriée au sein de l’opposition extraparlementaire dans des pays comme la Libye, la Tunisie, la Syrie et l’Arabie saoudite. Mais tous ces mouvements, pour avoir le même substrat idéologique, présentent des caractéristiques bien différentes selon le contexte où ils agissent. Il n’y a pas de hiérarchie dans laquelle il faudrait, au niveau supranational, les mouler.
4Les mouvements islamiques diffèrent historiquement – et c’est toujours le cas – selon leur réception et leur interprétation de l’islam. On ne saurait parler du Hamas en faisant abstraction de semblables représentations quant aux « fins » et aux « moyens ». Les fins nous apprennent quelle importance revêt, selon les conceptions de l’islam, le facteur politique, tandis que les moyens nous confrontent au problème controversé de l’exercice de la violence pour atteindre les premières. Les diverses interprétations oscillant entre deux positions extrêmes. D’une part la tendance à politiser la religion et à faire de l’élément religieux la mesure à partir de laquelle évaluer tous les aspects de l’existence, la politique incluse. D’autre part une interprétation apolitique de l’islam qui se focalise exclusivement sur la sphère religieuse et morale, abandonnant à d’autres acteurs la politique et la science du gouvernement, et qui véhicule une prédication exclusivement pacifique.
5À l’intérieur de cette vaste palette d’interprétations des « fins » et des « moyens », les Frères musulmans se situent à peu près au centre. Dans leur credo, la religion est politisée et la politique marquée par la religion ; d’où leur conviction profonde que des États islamiques sont une nécessité. Quant aux moyens de réaliser cette conception, ils demeurent comme l’avaient déjà souligné les fondateurs du mouvement dans l’Égypte des années 1930 indubitablement pacifiques. Même si certains groupes Frères musulmans ont adopté au fil des années la violence et se sont affrontés ouvertement avec les gouvernements égyptien et syrien. Depuis le milieu des années 1980, les Frères ont toutefois le plus souvent adhéré à une prédication pacifique, y compris quand ils devaient tenir compte de mesures de répression extrême comme en Tunisie à la fin des années 1980 et dans les années 1990.
6Par rapport à la position centrale occupée par les Frères musulmans, des groupes comme al-Qaïda prônent sans aucun doute la violence pour atteindre leurs propres objectifs politiques. Hamas se situe quelque part de ce côté-là, mais le mouvement est plus proche des Frères musulmans que d’al-Qaïda dans la mesure où il dirige exclusivement la violence contre une force d’occupation étrangère et non contre des gouvernements nationaux. Au pôle opposé on trouve des groupes moins importants qui restent à distance de la politique, comme al-da‘wa wal-tabl?gh (appel et annonce) lequel soutient la nécessité d’un enseignement uniquement religieux et moral, ou bien le h?izb al-tah?r?r (parti de la libération) se caractérisant par une politisation des idées religieuses peut-être plus intense que chez les Frères musulmans mais qui ne croit ni à l’utilisation de la violence ni à la participation politique dans les cadres existants. Pour tous ces mouvements, le combat reste d’ordre purement intellectuel.
Quels sont les liens entre Frères musulmans, Hamas et Palestine ?
7Le Hamas incarne l’évolution naturelle du groupe palestinien des Frères musulmans, une évolution qui est advenue à partir de la seconde moitié des années 1980. La branche palestinienne des Frères a été officiellement fondée en 1946 à Jérusalem même si une présence active s’atteste depuis les années 1943-1944 à Gaza, à Jérusalem, à Naplouse et dans d’autres villes. Les objectifs, la structure et les méthodes des Frères musulmans palestiniens reproduisaient les lignes doctrinales de l’organisation mère d’Égypte dont la perspective majeure était l’islamisation de la société. À l’époque, Israël n’était pas encore né et les problèmes principaux rencontrés par le mouvement c’étaient le mandat britannique et la montée en puissance du sionisme. Il n’y a pas de témoignages dignes de foi relatifs à des affrontements entre Frères musulmans palestiniens et troupes anglaises durant la période du mandat. Les Frères égyptiens, cependant, participèrent à la guerre de 1948 contre les Anglais, envoyant des centaines de volontaires se battre aux côtés de l’armée égyptienne alors encore faible. Après la création de l’État d’Israël, en 1948, le groupe palestinien était pratiquement divisé en deux : une partie en Cisjordanie qui fut annexée à la Jordanie et où les Frères palestiniens devaient s’unir à leurs homologues jordaniens ; une partie dans la bande de Gaza restée sous administration égyptienne, de sorte que le groupe allait devenir proche de l’organisation du pays.
8À l’époque de la guerre des Six Jours, en 1967, la région entière fut soumise à une réorganisation politique et géographique alors que toute la Palestine historique – Gaza et Cisjordanie – tombait aux mains des Israéliens. Au cours des années, les deux parties allaient se rapprocher jusqu’à créer des structures unitaires. Pendant les années 1970 et 1980, les Frères palestiniens se renforcèrent et ils établirent des bastions dans tous les centres urbains du territoire. À un niveau macropolitique, sur la scène palestinienne, les mouvements de la gauche et nationalistes avaient laissé derrière eux et marginalisé les Frères musulmans depuis les années 1940 et jusqu’à la fin des années 1980. Pendant toute cette période, la politique palestinienne fut en particulier dominée par le Fatah (Mouvement national palestinien de libération) et l’OLP (Organisation de libération de la Palestine), soit l’organisation toit de tous les mouvements nationaux palestiniens.
9Durant les années 1980, les Frères musulmans palestiniens montent rapidement en puissance. En décembre 1987, un soulèvement populaire contre l’occupation israélienne, l’intifada, éclate d’abord dans la bande de Gaza puis en Cisjordanie. À la veille de l’événement, les Frères musulmans palestiniens décident de se transformer en profondeur ; le mouvement établit le Hamas en tant qu’organisation annexe avec pour mission spécifique de s’opposer à l’occupation israélienne.
Les autres mouvements islamistes en Palestine
10Il y a eu et il y a toujours en Palestine d’autres organisations islamiques que le Hamas. La plus importante est le Jihad islamique qui a émergé au début des années 1980, au moins cinq années avant que le Hamas n’émerge. Le Jihad islamique regroupait des ex-militants des Frères musulmans ou du Fatah et d’autres groupes nationalistes et de gauche, tous déçus par la politique menée par leurs mouvements respectifs. S’inspirant du succès de la révolution islamique iranienne des années 1978-1979, le Jihad islamique entendait jeter un pont entre l’islam et la Palestine, soit les Frères musulmans, d’une part, les mouvements nationalistes (l’OLP) de l’autre.
11Au début des années 1980, alors que les Frères musulmans palestiniens qui allaient donner naissance au Hamas étaient encore en pleine élaboration de leurs programmes religieux, le Jihad islamique propose une nouvelle version de l’islam nationaliste, faisant de la lutte contre Israël le cœur de toute théorie et pratique islamique. De 1982 à 1987 le Jihad islamique qui a fait sienne la tactique de la résistance militaire à l’occupation israélienne va constituer une alternative sérieuse aux Frères musulmans. Mais il constitue aussi un défi pour les organisations nationalistes qui critiquaient la temporisation adoptée par les Frères musulmans quant au problème de la résistance à l’occupation. En substance : l’OLP est suffisamment nationaliste, mais n’a pas la dimension islamique ; les Frères musulmans sont suffisamment islamiques, mais n’ont pas la dimension politique de marque nationaliste ; le Jihad islamique, lui, entend réaliser la synthèse entre les deux composantes et liquider l’écart présumé entre islam et question palestinienne.
12Dans la seconde moitié des années 1990 et pendant la seconde intifada de 2000, le Jihad islamique commet nombre d’attentats suicides. Il dépasse parfois le Hamas et les autres groupes à cet égard. Mais sa faiblesse tient à un nombre réduit de membres et à un réseau trop ténu, ce qui explique son peu d’intérêt pour les élections. Justification : les élections absorbent une énergie nationaliste qui doit aller à la résistance. Chaque fois que le Jihad islamique a participé, au cours des années 1990, à des élections même d’importance mineure comme les scrutins universitaires ou syndicaux, il a fait entre 4 et 7 % des suffrages – contre 45 à 55 % pour le Hamas. Autre mouvement islamique assez visible en Palestine, même s’il reste actuellement moins important, le h?izb al-tah?r?r, fondé en 1952 en tant que scission des Frères musulmans ; il est d’avis que la source de tous les maux qui affligent la société musulmane, c’est la disparition du khil?fa (califat), soit l’autorité suprême de l’islam, et qu’il faut s’employer à sa restauration. Une fois en charge, le khal?fa (calife), donc la personne qui incarne cette autorité suprême, pourra grâce à son charisme et s’il le faut de par son pouvoir mobiliser les musulmans pour quelque cause que ce soit. Pour le h?izb al-tah?rir, l’échec du monde musulman – en particulier des Palestiniens – vient du fait que la prémisse nécessaire n’a pas été prise en compte : tout travail à la base et toute islamisation graduelle ne peuvent être que stériles ; le changement ne peut arriver que d’en haut et c’est avec le calife en charge que pourront être résolus les problèmes qui affligent le monde musulman. Sur la question palestinienne et le problème de la résistance à l’occupation israélienne, le h?izb al-tah?r?r maintient une attitude passive qui lui a aliéné la population et l’a privé d’une capacité à mobiliser les Palestiniens. Ce parti s’oppose à toute participation au processus politique sous quelque forme que ce soit – élections – et reste hostile au recours à la violence que ce soit contre les gouvernements nationaux ou contre Israël.
La naissance du Hamas
Quand, comment et pourquoi est né le Hamas ?
13La date officielle de la constitution du Hamas est le 14 décembre 1987 avec un communiqué rédigé quelques jours après le 8 du mois, soit la date de la première intifada (révolte palestinienne). La décision de fonder un mouvement de résistance islamique (Hamas) a été prise le jour suivant l’éclatement de l’intifada par quelques-uns des leaders frères musulmans palestiniens : Ahmed Yassine, Abdelaziz al-Rantissi, Salah Shehadeh, Muhammad Sham‘ah, Isa al-Nashar, Abdul Fattah Dukhan et Ibrahim al-Yazuri (les trois premiers assassinés plus tard par Israël).
14Le Hamas est fondé par les Frères musulmans palestiniens eux-mêmes pour réagir à une série de facteurs dont l’organisation a dû tenir compte. À l’époque de l’intifada, les Frères musulmans palestiniens passent par un profond débat interne qui tourne autour de leur approche passive de l’occupation israélienne. Deux points de vue s’opposent. Les uns poussent à un tournant politique dans le sens d’une résistance à l’occupation, contournant par là les idées anciennes et traditionnelles en fonction desquelles il convient de penser avant tout à l’islamisation de la société. Les autres relèvent de l’école classique des Frères musulmans : « préparer les générations » à une bataille dont la date précise n’est toutefois pas fixée. Avec l’éruption de l’intifada, les tenants de la ligne dure gagnent du terrain, arguant des répercussions très négatives sur le mouvement si les islamistes ne participent pas clairement au soulèvement, sur un même plan que les autres organisations palestiniennes qui y prennent part.
15Et puis il y a les conditions extérieures. La dureté de la vie dans la bande de Gaza causée et aggravée par l’occupation israélienne a atteint un niveau sans précédent ; la pauvreté et un mélange des sentiments d’oppression et d’humiliation ont produit une situation dans laquelle la révolte peut éclater d’un moment à l’autre. L’intifada sera le point d’explosion. Plus que des événements spécifiques, c’est une accumulation de souffrances et d’expériences passées qui déclenche la révolte du 8 décembre. Du point de vue stratégique, il s’agit pour les Frères musulmans palestiniens d’une occasion en or ; ils ont enfin l’opportunité d’épouser la révolte et d’en assumer visiblement la direction. C’est ce qu’ils vont faire, donnant naissance au Hamas.
16Autre problème externe, la rivalité avec le Jihad islamique, une organisation de même type – et non pas nationaliste ou de gauche – qui était allé se renforçant au cours des quelques années précédant immédiatement l’intifada. Ce sont des membres de cette organisation, précisément, qui vont déclencher la révolte en engageant une fusillade avec les soldats après s’être évadés d’une prison israélienne. Ces jihadistes seront célébrés comme des héros de la cause palestinienne, ce qui suscite un sentiment d’envie et d’émulation au sein des Frères musulmans palestiniens ; il y avait un risque de perte de terrain par rapport à ce rival plus petit mais plus actif. La présence et le dynamisme du Jihad islamique les contraignaient à accélérer leur processus de transformation interne.
Pourquoi les islamistes palestiniens ont-ils amorcé la lutte armée contre l’occupation israélienne seulement en 1987 alors que celle-ci avait été initiée en 1967 ?
17Selon les Frères musulmans, que ce soient les Palestiniens d’avant la création du Hamas ou dans d’autres pays, c’est l’éloignement des préceptes de l’islam qui a provoqué les échecs du monde musulman, son arriération, sa faiblesse et les défaites face à ses ennemis. Voilà pourquoi il convenait selon eux de répandre et d’enraciner au préalable les enseignements de l’islam pour pouvoir résoudre tous ces problèmes. L’éducation des musulmans ignorants à la vraie foi et à la vraie pratique devenait la condition sine qua non pour réhabiliter le monde musulman par rapport à tous ces échecs, y compris les défaites contre Israël. La « préparation des générations », dans la rhétorique des Frères palestiniens, allait préparer les musulmans, justement, au combat contre l’ennemi, mais à partir de positions solides. Ils en étaient profondément convaincus et ce fut même la justification constante de la politique d’attente choisie pendant les années 1950,1960,1970 et jusqu’en 1987 vis-à-vis de l’occupation de la Palestine. Et les Frères musulmans n’allaient pas renoncer à la stratégie de « préparation des générations » malgré la campagne montante des accusations de couardise, voire même d’appui indirect à l’occupation israélienne, du côté des organisations nationalistes et de gauche palestiniennes. Combattre Israël avec une « armée corrompue », disaient-ils, était inutile ; il fallait au contraire d’abord travailler à former une armée préparée au plan religieux et ensuite seulement initier la guerre contre Israël.
18Une stratégie exposée à des critiques constantes. Pour les Palestiniens nationalistes et de gauche, semblable approche du problème n’était qu’une excuse pour se tenir à l’écart de la lutte de libération nationale. Selon d’autres, c’était là à deux égards une position ingénue : en premier lieu parce que la capacité individuelle et la volonté authentique des individus se trouvaient associées à un niveau élevé d’engagement religieux ; en second lieu à cause de l’évidente contradiction entre le caractère abstrait dans le temps de la « préparation des générations » et l’urgence de l’engagement contre l’ennemi. La seule et unique méthode afin de se « préparer au conflit », tenaient les opposants, c’était de prendre pleinement sa part du combat, car il n’y avait que le conflit et la souffrance quotidienne pour apprendre au peuple à devenir plus fort. En outre, le principe islamique d’« ajournement de la lutte » jusqu’à ce que les générations à venir soient spirituellement et moralement prêtes revenait logiquement à obliger Israël.
19Les partisans du Hamas, eux, soutiennent rétrospectivement que c’est justement grâce à cette stratégie originelle que leur organisation a réussi à partir fort et à obtenir sur le terrain des résultats constants. Il convenait, telle est l’argumentation, d’attendre et de se préparer graduellement, car dans les années 1960 et 1970 les islamistes n’étaient pas suffisamment forts ; eussent-ils engagé un affrontement stérile à l’époque, ils auraient été facilement écrasés par leurs ennemis, ce qui n’apportait nul bénéfice à la cause islamique et à la Palestine.
20Indépendamment des rationalisations après coup, les islamistes ont payé d’un prix élevé leur choix d’une politique d’attente, pendant des années, car ils prêtaient ainsi le flanc à leurs rivaux et se faisaient dépasser par eux. Mais ce qui importe le plus, c’est que cette option a privé le mouvement de lutte contre l’occupation de cette partie significative des Palestiniens qui s’étaient placés sur l’orbite des Frères musulmans et de leur école de pensée.
21Traduit de l’anglais par Julien Deslauriers