1Après que des émeutes tibétaines ont remis en cause l’exercice de l’autorité chinoise sur l’ensemble du territoire tibétain au printemps 2008, un dialogue s’ouvre à nouveau entre les autorités chinoises et les membres du gouvernement tibétain en exil. Au-delà de la résolution des problèmes actuels de gouvernement d’une région, ces négociations parviendront-elles à infléchir les points de vue historiques des belligérants sur le statut du Tibet et sur l’état de leurs relations passées ou bien avanceront-elles, et ce sera déjà beaucoup, vers une nouvelle définition de l’avenir de la région autonome du Tibet ?
2Les deux parties partent de postulats différents : une relation d’appartenance du Tibet à la Chine pour les Chinois, et une relation de maître spirituel à protecteur pour les Tibétains. D’emblée, les protagonistes se placent dans deux univers distincts : le premier est politique et fait référence à un territoire et un statut, le second fait appel à des notions religieuses, lesquelles ne sont toutefois pas exemptes d’implication politique. De fait, ces points de vues sont importants et offrent des interprétations divergentes des événements.
3L’historiographie chinoise moderne retient plusieurs dates clés pour justifier l’appartenance du Tibet à la Chine : le mariage de la princesse chinoise Wencheng (d. 680) avec le roi tibétain Srong btsan sgam po (617-649 ?), la remise de la régence du Tibet entre les mains de Sa skya Panchen par Godan-qan (en 1249), la réorganisation du Tibet par Khubilaï (en 1260, empereur de Chine de 1277 à 1294) et la réorganisation administrative des Qing (en 1792) accordant aux commissaires impériaux mandchous (amban) un droit de regard sur l’administration et la politique tibétaines. En dehors des périodes d’échanges militaires, culturels et religieux d’une grande intensité à l’époque royale au Tibet et sous la dynastie chinoise des Tang, le Tibet établit des relations avec deux dynasties étrangères – celle des Mongols (1277-1368) et celles des Mandchous (1644-1911) – alors qu’elles étaient les maîtres de la Chine et avaient choisi Pékin comme siège de leur empire. C’est pendant ces deux dernières périodes que les relations furent d’une grande importance du fait de l’adhésion, à des fins religieuses et/ou politiques, des empereurs mongols et mandchous à une ou plusieurs écoles du bouddhisme tibétain. De la sorte, au même titre que l’on ne qualifie pas l’Inde britannique du nom d’« Angleterre » mais d’« Empire britannique des Indes », il est important de garder en mémoire que la Chine fit partie des deux grands empires mongols et mandchous qui choisirent Pékin comme capitale et gardèrent des traits culturels qui leur étaient propres. Les relations sino-tibétaines prennent du même coup une dimension dont les limites dépassent largement le cadre étroit de contacts pacifiques ou belliqueux entre deux pays (le Tibet et la Chine). Elles s’inscrivent dans une dynamique qui touche l’ensemble du territoire asiatique, et ce, quelles que soient les époques.
La période royale tibétaine et la dynastie chinoise des Tang (7e – 9e siècles)
4L’accession au trône (618) du premier roi historique tibétain Srong btsan sgam po (610-650) fut concomitante de l’avènement de la dynastie chinoise des Tang (618-907). La Chine, depuis les Han (et jusqu’aux Ming), habituée à lutter contre les empires nomades du Nord – c’est sous les Tang que la deuxième période de construction de la Grande Muraille, après celle des IIIe et IIe siècles avant notre ère, eut lieu – se trouva confrontée sur sa frontière occidentale à un pouvoir militaire désireux d’étendre son empire et son autorité dans toutes les directions.
5À cette époque, l’empire tibétain atteignit sa dimension maximale : il conquit successivement le royaume de Zhangzhung dans la région du mont Kailash, les tribus Qiang du Sud-Est du Tibet, le royaume Azha dans la région du lac Kokonor et avança jusqu’au Népal. Il envahit le nord de l’Inde et avança vers le territoire chinois, au point que les soldats tibétains approchèrent des portes de Chang’an (actuel Xi’an), alors capitale de la dynastie chinoise des Tang (620-906). Srong btsan sgam po demanda en mariage une princesse chinoise en 634. Les hésitations de l’empereur furent vite balayées dès lors que l’armée tibétaine menaçait les Tuyuhun et ses frontières ; il accepta cette alliance matrimoniale. Ce mariage se concrétisa en 641, la princesse Wencheng (d. 680) rejoignant Lhassa ; ce qui allait instaurer une période de paix jusque vers 660. Puis, les Tibétains reprirent leurs attaques contre les Tuyuhun et avancèrent toujours plus avant en Asie centrale (régions du Sud-Ouest et du Nord du bassin du Tarim), devenant de féroces adversaires des Chinois. Pour finir, en 670, ils occupèrent le territoire des Tuyuhun. Leur puissance était telle que le roi ’Dus srong mang rje (676-704) conclut une autre alliance matrimoniale avec la Chine. À sa mort, il y eut alliance matrimoniale entre son fils (Khri lde gtsug btsan, 704-754) et la princesse chinoise Jincheng (d. 739) arriva au Tibet en 710.
6Les attaques tibétaines contre le territoire chinois se succédèrent et des traités de paix furent régulièrement signés jusqu’à ce que les Tibétains, affaiblis et dans l’impossibilité de récupérer les oasis perdues du bassin du Tarim, s’allient aux Chinois, alors partisans des Turcs, pour contre-attaquer les Ouïghours. Un traité de paix fut signé entre Chinois et Tibétains en 730-734.
7Au milieu du VIIIe siècle, Turcs et Ouïghours s’unirent ; les Chinois s’affaiblissant après la révolte d’An Lushan (755) qui obligea l’empereur à rappeler ses troupes à l’intérieur du pays. Sous le règne de Khri srong lde btsan (742-797 ? ; r. 755-797), les Tibétains reprirent leur progression et conquirent le Nanchao au sud-ouest de la Chine. Puis, alliés aux Ouïghours, ils occupèrent les régions au nord de la Chine et Chang’an, la capitale chinoise, en 763, ce que ni les Turcs, ni les Ouïghours n’avaient osé entreprendre. Ils intronisèrent un empereur fantôche, le frère de la princesse Jincheng.
8De 706 à 822, la Chine et le Tibet signèrent sept traités. Ral pa can (r. 815-838) signa le dernier d’entre eux en 821-822. Par ce traité, les belligérants se reconnaissaient mutuellement leurs frontières que la dynastie Tang à l’Est et la royauté tibétaine à l’Ouest s’engageaient à respecter.
9De l’époque dynastique tibétaine glorieuse, l’historiographie chinoise moderne ne mentionne que les mariages avec les deux princesses chinoises, arguant principalement qu’elles apportèrent le bouddhisme. Elle omet les cinq autres épouses de Srong btsan sgam po, ne comptant que la chinoise et la népalaise, ainsi que le choix du bouddhisme indien préféré au bouddhisme chinois, et passe sur l’élaboration d’une écriture proprement tibétaine, dérivée de l’alphabet sanscrit et non des caractères chinois. Les Tibétains, pourtant, surent tirer profit de leurs diverses conquêtes, empruntant aux uns les techniques, aux autres les systèmes de divination, par exemple, ainsi que le bouddhisme rencontré tant en Inde que dans les oasis d’Asie centrale au VIIe siècle ou au royaume du Nanchao au Yunnan au VIIIe siècle. Ils absorbèrent et adaptèrent les traits culturels et le développement qui leur manquaient. C’est ainsi que l’on retrouve aujourd’hui dans la médecine tibétaine des influences indiennes, chinoises et grecques venues de l’Iran. Le bouddhisme, devenu religion d’État sous Khri srong lde btsan, contribua également à l’évolution intellectuelle du pays, avec la construction de monastères, la recherche de textes et l’organisation de débats philosophiques.
10À partir du milieu du IXe siècle, des luttes intestines détruisirent l’unité impériale du Tibet qui perdit progressivement les territoires conquis pour ne conserver que la partie tibétaine à proprement parler. À l’époque de grandeur impériale succéda une période de chaos. Les clans, à la tête de principautés, se livrèrent à des guerres sans merci. Les monastères furent laissés à l’abandon et les moines se dispersèrent. Deux groupes distincts se réfugièrent l’un au Nord-Est du Tibet, en Amdo, l’autre au Nord, dans le mNga’ ris. De là, le bouddhisme reprit vigueur et des maîtres indiens furent de nouveau invités à se rendre au Tibet. De nouvelles écoles philosophiques furent créées, certaines finissant par prendre le pouvoir au Tibet.
11En Chine, le désintérêt des derniers empereurs de la dynastie Tang pour la guerre précipita leur fin. Le pays se morcela. Ce fut alors la cohabitation de cinq dynasties et des dix royaumes (907-960). Puis la coexistence entre la dynastie des Song du Nord (960-1127) avec différents royaumes du Nord et du Nord-Est – les Xixia (Tanguts, 1032-1227), les Liao (Kitan, 946-1125) et les Jin (Jürchen, 1115-1234). La dynastie chinoise des Song du Sud (1127-1279) se partagea le territoire avec les Jin du Nord (1115-1234).
Les relations entre le Tibet, la Mongolie et la Chine
12La puissance mongole s’affirma dès lors en Asie et joua un rôle considérable tant au Tibet qu’en Chine. Les Mongols se convertirent au bouddhisme tibétain ; ils espéraient par là rallier l’ensemble des tribus mongoles et des Tibétains afin d’envahir le Nanchao (ce qui sera fait en 1253). La conversion des Mongols au bouddhisme tibétain aura un impact considérable sur l’avenir du Tibet. La transmission d’enseignement bouddhique de ‘Phags pa à Khubilaï établissait le mode de relation de maître religieux à protecteur laïc qui perdura jusqu’à la fin de la dynastie mandchoue en 1911. Cette relation (mchod yon en tibétain) fonctionnant ainsi : en échange de son enseignement et de l’initiation qu’il dispensait, un maître religieux jouissait de biens, de terres et/ou de pouvoirs qui lui étaient donnés en faveur de la Doctrine et de la pérennité de l’école, en même temps que de la protection militaire par le disciple. Même si les interprétations, ici, sont multiples. Le protecteur laïc était identifié au « monarque universel » (Cakravartin) par le maître religieux et par exemple les empereurs mandchous, notamment Kangxi (r. 1662-1722), Yongzheng (r. 1723-1735) et Qianlong (r. 1736-1795), s’autoproclamèrent « monarque universel », dans l’exercice de la relation de maître religieux à protecteur laïc mais également en dehors de ce rapport, ce qui leur permettait d’établir un lien avec les pouvoirs infinis du Bouddha. Quel était alors le système hiérarchique prévalant ? L’empereur exerçait-il son autorité sur le maître religieux ? Par ailleurs, le maître religieux, quand il était aussi chef temporel, comme l’étaient le hiérarque sa skya pa et le dalaï-lama, pouvait-il adopter l’un ou l’autre rôle au gré des événements ? Sous quel angle les empereurs mongols ou mandchous abordaient-ils les maîtres religieux détenteurs de pouvoirs temporels ? L’ambiguïté de la cohabitation du temporel et du religieux de chacun des protagonistes rend l’analyse historique et politique de cette période extrêmement complexe.
13L’école des Sa skya pa, puis celle des dGe lugs pa (Guélougpa, ndlr) accédèrent au pouvoir. Le hiérarque Sa skya panchen (1182-1251), de l’école des Sa skya pa, auréolé de sa réputation d’érudit, fut invité en Mongolie par Güyüg et Godan, petits-fils de Gengis-qan (Gengis Khan) en 1244. Un raid mongol sur le dBus allait anéantir les dernières hésitations de Sa skya panchen. Mais ce dernier mourut avant de pouvoir se rendre auprès de Godan. Ses neveux ‘Phags pa (1235-1280) et Phyag na rdo rje (1239-1267) remplirent cette obligation à sa place. Trois années plus tard, Godan remit à ‘Phags pa le titre de vice-roi du Tibet central – le dBus et le gTsang [3]. À la mort de Godan et consécutivement à une nouvelle du Tibet par les Mongols (1252-1253), Khubilaï (1260-1294, empereur de Chine en 1277) succéda à Godan en tant que protecteur des Sa skya pa. Après avoir réorganisé le Tibet en treize « myriarchies » [4], il reconnut ‘Phags pa, neveu de Sa skya panchen, en tant que « précepteur impérial » (di shi) en 1260. De fait, du milieu du XIIIe au milieu du XIVe siècle, le Tibet central fut gouverné par les Sa skya pa et par le biais de diverses institutions dues aux empereurs mongols. La plus importante d’entre elles était le « précepteur impérial » qui résidait à Pékin auprès de l’empereur et avait autorité au même titre que ce dernier sur le « bureau de la pacification » (xuanwei shi) au Tibet central, agissant lui-même de concert avec l’administrateur du domaine des Sa skya, le dpon chen. Mais qu’on ne s’y trompe pas : malgré la réorganisation du Tibet par les Mongols, ceux-ci ne le considéraient pas comme faisant partie de leur royaume et il n’est pas mentionné au chapitre « Géographie de l’Histoire dynastique des Yuan (Mongols, ndlr) ».
14Dans le même temps, les autres écoles bouddhiques tibétaines ne restaient pas inactives, chacune cherchant à s’attacher un prince mongol ou une famille noble tibétaine comme protecteur. Byang chub rgyal mtshan (1302-1364) allait destituer les Sa skya pa et prendre le pouvoir, appuyé sur des membres de l’école Phag mo gru pa, vers 1350. Il abolit le système d’organisation en treize myriarchies mis en place par les Mongols et unifia le Tibet. D’autres écoles, comme celles des Karma pa et des dGe lugs pa, développèrent des relations avec la cour mongole de Chine, puis avec la dynastie chinoise des Ming (1368-1644). Dans ce dernier cas, les relations furent d’ordre d’abord diplomatique et sans conséquences politiques, car malgré l’avènement de la dynastie Ming, la puissance des tribus mongoles ne s’était pas démentie.
15De plus, les relations entre maîtres tibétains et laïcs mongols continuèrent à se développer au point que certains chefs mongols conféraient des titres aux premiers. Altan-qan (1507/8-1582), petit-fils de Dayan et roi des Mongols Tümed (Toumètes, ndlr) créa et accorda ainsi le titre de dalaï-lama à bSod nams rgya mtsho (1543-1588) en 1578. bSod nams rgya mtsho devenant le troisième de la lignée, puisque dGe ’dun grub (1391-1474), disciple de Tsong kha pa (lui-même à l’origine de l’école des dGe lugs pa) était considéré comme le premier de la lignée et dGe ’dun rgya mtsho (1475-1542) comme le second. L’école des dGe lugs pa avait désormais un protecteur en la personne d’Altan-qan et la tribu mongole des Tümed. Une relation qui alla se renforçant quand le successeur de bSod nams rgya mtsho fut reconnu s’incarnant en la personne du petit-fils d’Altan-qan (1588), car les dGe lugs pa avait préféré le principe de la réincarnation comme mode de succession à celui de la transmission d’oncle à neveu en vigueur dans l’école des Sa skya pa.
Les relations entre les Mandchous et les Tibétains
16C’est alors que les Mandchous firent leur entrée sur la scène politico~religieuse asiatique, avec des ambitions équivalentes à celles des Mongols en leur temps. D’emblée, ils se présentèrent comme les héritiers de la dynastie Jin (1115-1234) qui avait régné sur la Chine du Nord et créèrent sur le modèle chinois la dynastie des Jin postérieurs (1616), soit par la suite la dynastie Qing (1644-1911). Initiée aux alentours de 1630, leur expansion vers la Mongolie leur y rallia de nombreux princes qui renforcèrent leurs armées. Les Mandchous se convertirent au bouddhisme tibétain pour s’attacher les tribus mongoles récalcitrantes. Malgré leur accession au trône chinois en 1644, les Qing restèrent d’ailleurs confrontés à la résistance des Mongols jusque vers la fin de la première moitié du XVIIIe siècle et les empereurs mandchous firent justement appel aux maîtres tibétains pour les soumettre. Au Tibet, le pouvoir était désormais entre les mains du chef spirituel de l’école des dGe lugs pa, le dalaï-lama, celui-là même dont la troisième incarnation avait été proclamée par Altan-qan, prince mongol, presque un siècle plus tôt. Le dalaï-lama qui avait reçu la souveraineté sur le Tibet de Güsri-qan (Gushri Khan), chef des Mongols Qoshud (qoshot, Kalmouks ou Oïrats, ndlr) venu défendre l’école des dGe lugs pa dès lors que le prince du gTsang s’était emparé de la province tibétaine du dBus, fief des dGe lugs pa. En 1642, donc, Güsri-qan (Gushri Khan) se réserva les affaires militaires du Tibet tandis qu’il remettait la direction des provinces du Tibet central entre les mains du cinquième dalaï-lama (1617-1682) qui nomma lui-même un régent pour exercer le pouvoir civil et administratif afin de préserver son rang et son rôle de maître spirituel. Le dalaï-lama et et Güsri-qan (Gushri Khan) reprenaient à leur compte la relation maître religieux-protecteur laïc établie entre ’Phags pa et Khubilaï un siècle et demi plus tôt.
17L’avènement au pouvoir de l’école des dGe lugs pa au Tibet est concomitant à celui de la dynastie Qing en Chine. Les relations entre le Tibet et la Chine tournèrent d’emblée autour de la Mongolie. La frontière Nord de la dynastie mandchoue restait fragile, car des tribus mongoles refusaient toujours de se rallier au nouvel empire. Comme les Mongols étaient de fervents adeptes du bouddhisme tibétain, les Mandchous devaient s’attacher le dalaï-lama dont l’influence sur les Mongols n’était plus à démontrer. Quant au dalaï-lama, il lui fallait, compte tenu du ralliement progressif et plus ou moins forcé des tribus mongoles à l’empire mandchou, se trouver un nouveau protecteur. Le cinquième dalaï-lama fut invité à la cour mandchoue en 1652. Une visite qui allait traduire nombre d’incertitudes quant à l’exercice des relations tibéto-mandchoues sur le mode chinois : l’empereur Shunzhi (r. 1644-1662) ou plutôt son gouvernement (le monarque étant âgé de seulement huit ans) tentèrent de calquer la réception sur celle des tributaires, connotation de la ferveur bouddhique en plus, tandis que le cinquième dalaï-lama, tout à sa ferveur apostolique, cherchait probablement à se faire reconnaître en tant que chef spirituel et temporel du Tibet par la toute nouvelle grande puissance mandchoue.
18Les relations entre Mongols, Mandchous et Tibétains furent des plus agitées tout au long du siècle qui suivit. Les successeurs de Shunzhi allaient opter pour un empire mandchou pluriethnique. Ils respectèrent la culture tibétaine (langue, religion, mode de vie, etc.). Mais ils intervinrent tour à tour au Tibet pour y résoudre des questions de succession, et non des moindres, puisqu’il s’agissait des dalaï-lamas : la mort du cinquième fut occultée pendant quinze ans ; le sixième avéré inapte à la vie religieuse, fut écarté et mourut en 1706 ; un autre sixième fut choisi par Labzang-qan (Lhabsang Khan) – le chef qoshot qui avait récusé le précédent en tant qu’incarnation authentique du cinquième – un petit-fils de Güsri-qan (Gushri Khan) reconnu par l’empereur mandchou Kangxi ; tandis qu’une réincarnation du sixième (donc le septième) était localisée et gardée dans la province tibétaine de l’Amdo, au Nord-Est du Tibet.
19Dès lors, celui qui conduirait le septième dalaï-lama à Lhassa serait reconnu comme le protecteur laïc du maître spirituel, de son école et de la Doctrine. Labzangqan (Lhabzang Khan), jugé responsable de la destitution du sixième comme de la reconnaissance du « faux » sixième essuya l’opprobre des Tibétains et des Mongols. En 1717, Les Mongols de la tribu des Dzungars qui n’avaient pas encore fait allégeance aux Mandchous avancèrent et pillèrent le Tibet central dans le but de conduire le dalaï-lama de l’Amdo jusqu’à Lhassa. Des armées mandchoues entrèrent au Tibet et les repoussèrent. Elles escortaient le septième dalaï-lama. Pour la première fois, les Mandchous étaient dans la place. Forts de la légitimité apportée par la présence du dalaï-lama dans leurs rangs, ils réorganisèrent le gouvernement civil par la création d’un cabinet ministériel, conservèrent le dalaïlama à la tête du Tibet et y laissèrent une armée forte de trois mille hommes (1721). Pour revenir à la suite d’une guerre civile, exiler le septième dalaï-lama et son père à l’origine des troubles et installer, cette fois en plus d’un contingent armé, deux commissaires civils (amban) à Lhassa, de même qu’ils faisaient de Pho lha nas (r. 1728-1747) le souverain du Tibet (1728). Ce contrôle du Tibet par les Mandchous allait se renforcer après l’assassinat de ’Gyur med rnam rgyal, fils et successeur de Pho lha nas, et le massacre des amban en représailles (1750). C’étaient désormais 2000 hommes qui stationneraient en permanence au Tibet. Un cabinet ministériel de quatre ministres fut créé pour gouverner le Tibet en accord avec les commissaires impériaux et sous l’autorité du dalaï-lama.
20Les différents événements autour des cinquième, sixième et septième dalaïlamas, la mort prématurée des cinq suivants, du huitième (1758-1804) au douzième (1856-1875), mettaient en évidence la fragilité du système de succession par réincarnation et sa complexité au regard des enjeux politiques pour les familles aristocratiques tibétaines. Fort de semblable constat et après l’analyse des causes de l’invasion par les Gurkhas népalais en 1788 et 1791, l’empereur Qianlong décida d’ajouter une étape au long processus de quête des réincarnations : le tirage au sort. Cette mesure fut la première d’un train de vingt-neuf qui concernaient la réorganisation de l’administration, du système d’imposition, de l’armée tibétaine et plaçaient le dalaï-lama, le panchen-lama et les commissaires impériaux au même niveau hiérarchique. Cet édit qui remettait entre les mains des commissaires impériaux, et donc de l’Empereur, la gestion de toutes les affaires intérieures tibétaines, y compris la sélection des grandes et des petites lignées de réincarnations, comme celles du dalaï-lama et du panchen-lama, fut le dernier acte significatif des Mandchous au Tibet.
21L’édit fut traduit en tibétain et approuvé par le huitième dalaï-lama, lequel composa une prière pour accompagner le tirage au sort des incarnations reconnu comme un élément de la relation de maître religieux-protecteur laïc par les Tibétains. Ainsi en ce qui concerne les deux lignées importantes de l’école des dGe lugs pa : les dixième (1816-1837), onzième (1838-1856) et douzième (1856-1875) dalaï-lamas ainsi que les huitième (1855-1882) et neuvième (1883-1937) panchen-lamas furent tirés au sort. Les neuvième (1806-1815), treizième (1875-1933) et quatorzième (l’actuel, né en 1935) dalaï-lamas, de même que le dixième panchen-lama (1938-1989) ne le furent pas ; soit que les enfants sélectionnés fissent l’unanimité (cas des neuvième et treizième dalaï-lamas), soit parce que les circonstances empêchaient que les tests traditionnels de reconnaissance des réincarnations et le tirage au sort imposé fussent effectués (cas des dixième panchen-lama et quatorzième dalaï-lama). Dans les cas des neuvième et treizième dalaï-lamas, l’empereur mandchou fut consulté et donna son approbation tandis que dans celui du quatorzième dalaï-lama, les autorités de la Chine républicaine allaient être placées devant un fait accompli.
22Il semble que les autres mesures furent ignorées des Tibétains et rarement appliquées. Dès la fin du XVIIIe siècle, l’empire mandchou s’appauvrissait et au XIXe siècle, il n’eut plus les moyens d’intervenir au Tibet. Les commissaires impériaux, qui continuèrent à y être nommés jusqu’au début du XXe siècle, virent leur pouvoir décliner progressivement.
23C’est seulement au début du XXe siècle, avec le raid des Britanniques sur Lhassa et l’exil du treizième dalaï-lama (1876-1933) en Mongolie et en Chine, que les Mandchous s’intéressèrent à nouveau au Tibet. Le dalaï-lama fut reçu à la Cour, le temps d’assister à la mort de l’impératrice douairière Cixi (1835-1908) et de son fils l’empereur Guangxu (1875-1908) et de participer à leurs funérailles. Sitôt après le retour du treizième dalaï-lama à Lhassa (1909), les troupes manchoues envahirent à leur tour le Tibet et le treizième dalaï-lama s’enfuit vers l’Inde britannique (1910). L’intervention mandchoue au Tibet était pour la première fois offensive. Pour les Tibétains, elle mettait fin à la relation maître religieux~protecteur laïc qui unissait les dalaï-lamas aux empereurs mandchous. Les liens furent rompus entre le Tibet et la Chine à l’annonce de la fin de la dynastie mandchoue et de l’avènement de la République chinoise en 1912.
Le Tibet et la Chine républicaine
24Dès lors et durant presque un demi-siècle, le Tibet connut une indépendance de facto. Influencé par ses rencontres de l’exil avec des hommes politiques étrangers britanniques et américains notamment, le treizième dalaï-lama, rentré à Lhassa, lança un train de réformes qui visait à moderniser son pays et à le rendre indépendant au plan militaire. Il envisagea de redessiner la carte fiscale du Tibet en imposant les états monastiques et aristocratiques pour financer la nouvelle armée. Si on sait peu de choses quant aux réactions des aristocrates tibétains, celles des autorités monastiques furent en revanche sans appel. Les monastères refusèrent de contribuer à la formation d’une armée. Des maîtres tibétains s’enfuirent et s’exilèrent vers la Mongolie-Extérieure d’alors, puis vers la Chine. Le neuvième panchen-lama (1883-1937) était le plus important d’entre eux du fait de sa position de seconde lignée de réincarnation par ordre d’importance au sein de l’école des dGe lugs pa et de sa relation de maître à disciple avec le dalaï-lama. En Chine, il allait participer à la renaissance du bouddhisme (transmission de nombreux enseignements et création d’associations et d’instituts bouddhiques). Il noua des relations de maître religieux-protecteur laïc avec les dignitaires chinois. Le prélat fréquenta tout d’abord les seigneurs de la guerre. Ensuite, il rencontra les dirigeants du gouvernement républicain de Nankin et devint partisan de leur programme politique. Il adopta notamment les « Trois principes du peuple » de Sun Yat-sen (dont il proposa une relecture bouddhique) et se fit l’ambassadeur des valeurs chinoises en Mongolie-Intérieure et sur les marches du Tibet. En Mongolie-Intérieure, il agit à plusieurs reprises en tant que négociateur auprès des princes mongols engagés dans leur revendication d’autonomie. Sur les marches du Tibet, il créa des antennes locales et édita une revue spécialisée en chinois, en mongol et en tibétain pour véhiculer le message du gouvernement républicain chinois au Tibet. Il attendait en contrepartie de la Chine qu’elle l’aide à mettre en oeuvre le programme de modernisation du Tibet qu’il avait élaboré. La Chine accepta cette relation de maître religieux~protecteur laïc, prodiguant au neuvième panchen-lama des titres, des subsides et l’aide nécessaire à son retour au Tibet, avec l’arrière-pensée de prendre position au Tibet. Le neuvième panchen-lama mourut en 1937 à la frontière sino-tibétaine. La Chine républicaine espérait se servir de lui comme des maîtres tibétains en exil sur son territoire pour entrer au Tibet et renouer des relations. Elle échoua. Le treizième dalaï-lama avait abandonné ses réformes et sa mort offrit aux Chinois l’opportunité d’envoyer une mission de condoléances au Tibet (1934). À l’issue de cette mission, deux fonctionnaires chinois munis d’une radio-transmission mais sans pouvoir politique s’installèrent à Lhassa.
25Les maîtres tibétains en exil et quelques Tibétains laïcs membres du gouvernement républicain chinois avaient été les seuls liens entre la Chine et le Tibet de 1912 à 1934.
Le Tibet et la République populaire de Chine
26La reconnaissance du dixième panchen-lama (1938-1989) et du quatorzième dalaï-lama (né en 1935), des enfants susceptibles de servir la cause de la Chine au Tibet, furent au cœur de la politique des Chinois républicains et communistes. Lors de la proclamation de la République populaire de Chine, le 1er octobre 1949, avec Mao Zedong pour président, les ondes chinoises se firent l’écho du soutien apporté par le dixième panchen-lama (alors agé de neuf ans) à la cause communiste. En octobre 1950, les communistes s’emparèrent de Chab mdo, la capitale de la province de l’Amdo, l’une des principales voies d’accès au Tibet. Le 23 mai 1951, par la signature de l’accord en dix-sept points, les Tibétains acceptèrent pour la première fois de leur histoire que le Tibet soit incorporé à la Chine à condition que son organisation traditionnelle soit maintenue et ses autorités religieuses respectées. Le quatorzième dalaï-lama dirait plus tard que les Tibétains signataires de l’accord avaient agi sans son autorisation. La République populaire de Chine entendait se servir du panchen-lama toujours maintenu sous tutelle. Elle réussit là où les républicains avaient échoué ; le 28 avril 1952, le dixième panchen-lama entrait au Tibet escorté par des troupes chinoises et il fut intronisé dans son monastère le 6 juin 1952. Les Chinois s’employèrent par la suite à montrer que le quatorzième dalaï-lama et le dixième panchen-lama étaient de rang égal, qu’ils exerçaient tous les deux un pouvoir politique. Ainsi, lorsqu’ils divisèrent le Tibet en 1951 en trois régions, il y eut aussi partage des pouvoirs : le district de Chab mdo était désormais dirigé par le « comité de libération du peuple de la région de Chab mdo » ; le district de gZhis ka rtse (Shigatse ou Xigazê, ndlr) par le dixième panchen-lama et son conseil ; le Tibet central par le quatorzième dalaï-lama et son gouvernement. En 1954, le dalaï-lama et le panchen-lama furent invités à participer à la première Assemblée nationale populaire. Le 27 avril 1956, lors de l’inauguration de la Commission préparatoire pour la création de la Région autonome du Tibet, le dalaï-lama en devint le président, le panchen-lama le vice-président, le général Zhang Guohua le second viceprésident. Au même moment, l’occupation militaire des provinces du Khams et de l’Amdo se durcissait. Certains Tibétains organisèrent la résistance, d’autres se réfugièrent à Lhassa. Le 10 mars 1959, un soulèvement populaire fut réprimé dans la violence par les forces chinoises ; le dalaï-lama et des milliers de réfugiés s’enfuirent en Inde. La dissolution du gouvernement tibétain fut prononcée, le dixième panchen-lama occupant pleinement le devant de la scène politique. Ce dernier était nommé président par intérim de la Commission préparatoire pour la création de la Région autonome du Tibet et allait assister à la deuxième Assemblée nationale populaire à Pékin. Mais l’alliance fut de courte durée. Le panchen-lama, dès lors que son monastère avait été attaqué par l’Armée chinoise et ses moines arrêtés ou sécularisés fin 1960, s’insurgea et prit la défense du quatorzième dalaï-lama. Point culminant de cette rébellion, la rédaction du texte connu comme le « Rapport aux 70 000 caractères ». Le panchen-lama y critiquait la politique des Chinois au Tibet, prédisant que son maintien pourrait avoir pour conséquence la disparition des Tibétains et de leur religion. En 1964, il soutint ouvertement le quatorzième dalaï-lama et l’indépendance du Tibet. Il fut emprisonné plus de treize années avant de réapparaître sur la scène politique en 1978.
27De son côté, le dalaï-lama organisa la lutte pour l’indépendance du Tibet. Il fonda un gouvernement en exil en Inde. Il tenta également d’internationaliser la cause du Tibet. Trois résolutions passèrent à l’ONU reconnaissant le droit à l’autodétermination du peuple tibétain et la violation des Droits de l’homme au Tibet (1959,1961 et 1965).
28En 1965 fut fondée la Région autonome du Tibet. Pour la première fois dans son histoire, le Tibet central était officiellement incorporé dans la structure administrative chinoise. La politique de Pékin s’appliquait désormais également au Tibet. La révolution culturelle (1966-1976) y causa des dégâts considérables et un grand nombre de Tibétains périrent.
29Deux ans après la mort de Mao Zedong et la fin de la révolution culturelle, Deng Xiaoping, son successeur, lança une politique de libéralisation. Cette politique se concrétisa au Tibet par une relative liberté religieuse et par l’ouverture d’un dialogue entre le gouvernement tibétain en exil et le gouvernement chinois. Une délégation du gouvernement tibétain en exil se rendit en visite d’inspection au Tibet à trois reprises (en 1979 et 1980). De véritables discussions s’engagèrent à Pékin en 1982 et 1984 après que Hu Yaobang (alors secrétaire général du Parti communiste chinois) eut réitéré les conditions du retour du dalaï-lama au Tibet : celui-ci contribuerait au maintien de l’unité de la Chine, oeuvrerait à sa modernisation, travaillerait à l’union entre les ethnies chinoise (han), tibétaine et les autres. Les Tibétains ignorèrent ces allégations relatives à l’union chinoise et appelèrent à la formation d’une zone culturelle propre. Ils réclamèrent également un statut d’autonomie plus large que celui qui devait être accordé à Taïwan après la réunification de l’île avec la Chine. Ces requêtes furent rejetées. Les points de vue du gouvernement tibétain en exil et des autorités chinoises quant à l’autonomie restaient inconciliables. Le gouvernement en exil exigeait pour le Tibet une véritable autonomie à partir des principes libéraux tandis que l’autonomie selon les Chinois évoluait en fonction de la politique intérieure chinoise. De même qu’on avait aboli les nationalités au bénéfice des classes selon Mao Zedong, on passa à l’économie de marché comme facteur de développement des nationalités selon Deng Xiaoping.
30Mais un vent de libéralisation allait souffler après que les droits autonomes des régions des nationalités furent réintroduits dans la Constitution de 1982 – ils avaient été exclus de celle de 1975, à la fin de la révolution culturelle. En résultèrent une relative libéralisation de la pratique religieuse, ainsi que la promotion du tourisme et du commerce entraînant par ailleurs elle-même une amplification des mesures de sécurité et un afflux massif de commerçants chinois.
31À partir des années 1980, le gouvernement tibétain en exil intensifia la médiatisation internationale de la question tibétaine, mettant l’accent sur la violation des Droits de l’homme au Tibet et la lutte non-violente menée par son peuple. Le dalaï-lama choisit désormais de s’exprimer directement aux États-Unis et en Occident. En 1987, il présenta un plan de paix en cinq points au Congrès américain à Washington : transformation du Tibet en zone de paix, arrêt des transferts de population, respect des droits fondamentaux, arrêt des essais nucléaires sur le sol tibétain et ouverture de négociations constructives pour l’avenir du Tibet. La Chine rejeta ce plan et accusa le dalaï-lama de séparatisme. La politique menée par la Chine au Tibet et ses allégations à l’encontre du dalaï-lama provoquèrent les premières manifestations anti-chinoises à Lhassa en octobre 1987. En 1988, le dalaï-lama parla devant le Parlement européen à Strasbourg : s’il continuait à poser la souveraineté passée du Tibet, il appelait dès lors à une véritable autonomie mais renonçait à l’indépendance et laissait aux autorités chinoises la gestion des affaires militaires et étrangères. Les Chinois rejetèrent, une fois encore, cette proposition et le dialogue sino-tibétain s’en trouva suspendu. Des manifestations suivirent en 1988 et 1989, violemment réprimées, et la loi martiale fut imposée à Lhassa pendant une année. L’opinion internationale, jusqu’alors mitigée et plutôt favorable à la Chine du fait de la politique de libéralisation introduite par Deng Xiaoping, tourna alors en faveur du dalaï-lama à qui le prix Nobel de la paix fut décerné. Les présidents américains Clinton et Bush passèrent à un soutien ouvert du dalaï-lama qui allait en revanche se trouver en butte à l’ire de Pékin. Mais Jiang Zemin devait l’admettre face à Clinton, l’important c’était que le dalaïlama reconnaisse l’appartenance du Tibet à la Chine et le fait que Taïwan était une province chinoise ; le président chinois affirmant également l’existence de divers canaux de communication entre la Chine et le gouvernement tibétain en exil. Il semble cependant qu’aucune rencontre officielle n’ait eu lieu de 1993 à 2002. En 2002,2003 et 2004, des visites de fonctionnaires du gouvernement tibétain en exil auprès des autorités chinoises n’aboutirent à aucun résultat.
32Pour les Chinois, le dalaï-lama reste un séparatiste. Soutenu par les États-Unis, ce dernier s’est vu attribuer la médaille du Congrès américain en 2007. Depuis les émeutes du printemps 2008, les pourparlers ont repris entre les autorités chinoises et le gouvernement tibétain en exil. Une première rencontre a eu lieu les 1er et 2 juillet 2008, les représentants tibétains rentrant déçus et regrettant qu’aucun progrès ne semble envisageable dans un avenir proche.
33Parallèlement à l’incorporation forcée du Tibet à la Chine et outre les problèmes liés au statut social et économique du Tibet, les questions religieuses restent d’actualité. Elles ont même été au cœur des dernières émeutes conduites par des moines qui réclamaient plus de liberté religieuse ; ces derniers revendiquant au moins la liberté d’étudier et d’enseigner qui prévalait au Tibet d’autrefois comme la fin des séances d’endoctrinement politique.
34La quête et la détermination des grandes incarnations demeurent un problème crucial. Pour le Tibet, il s’agit de pérenniser son système religieux et le cas échéant politique. Pour la Chine, il pourrait s’agir de s’attacher un maître religieux tibétain qui lui apporterait une certaine légitimité auprès des Tibétains.
35Les premiers grands maîtres réincarnés reconnus par la Chine communiste furent le Karmapa (hiérarque de la lignée Karma-Kagyupa, Karma bKa’ rgyud) en 1992 et le onzième panchen-lama en 1995. Malgré de nombreuses années de luttes intestines au sein de l’école Karma bKa’ rgyud, le dalaï-lama et les autorités chinoises tombèrent d’accord pour identifier le dix-septième Karmapa, chef d’une lignée dont les maîtres avaient été distingués par les Ming. Dans le cas du onzième panchen-lama, les autorités chinoises empêchèrent l’intervention du dalaï-lama dans le processus de recherche, rejetèrent son choix et choisirent un enfant différent arguant que le dalaï-lama n’avait pas respecté l’édit mandchou de 1792. Les Tibétains ayant communiqué des informations au dalaï-lama furent arrêtés et emprisonnés. Aujourd’hui, l’enfant choisi par le dalaï-lama et qui devrait bientôt atteindre l’âge de la majorité est toujours porté disparu. La suite des événements ne se déroula d’ailleurs pas comme les Chinois l’entendaient : le Karmapa s’enfuit vers l’Inde en janvier 2000 et le onzième panchen-lama – qui devrait lui aussi bientôt atteindre l’âge de la majorité (donc de reconnaître le dalaï-lama qui a soixante-treize ans) – attesté par les Chinois reste méprisé par les Tibétains.
36Autant de facteurs à l’origine de l’officialisation d’un état installé dans les faits depuis la fin des années 1980. Le 13 juillet 2007, le bureau des affaires religieuses de la République populaire de Chine rendait publiques « Les mesures pour la reconnaissance des maîtres réincarnés dans le bouddhisme tibétain », soit un tout premier document formel quant au contrôle de la sélection des réincarnations manifestement destiné à encadrer la reconnaissance du prochain dalaïlama.
37D’où en revanche la réflexion proposée par le dalaï-lama qui souhaite en un premier temps interroger les grands maîtres tibétains sur le devenir de l’institution « dalaï-lama ». Il a évoqué la possibilité de ne pas avoir de successeur si les Tibétains le souhaitaient. Au cas où ceux-ci optent pour que l’institution soit préservée, le dalaï-lama qui finira sa vie en Inde et dont le successeur poursuivra la mission devrait se réincarner en Inde ou à l’étranger, pas en Chine. Autre solution, celle (qui s’était déjà produite par le passé) du choix – démocratique (élection) ou par transmission – du successeur avant sa propre disparition. La Chine a considéré cette idée comme contraire aux rites traditionnels et aux précédents historiques !
Bibliographie
Bibliographie
- Melvyn C. Goldstein, A History of Modern Tibet 1913-1951, The demise of the Lamaist State, Berkeley, University of California Press, 1989,2 vol.
- Matthew Kapstein, The Tibetans, Malden, Blackwell Publishing, 2006.
- Barry Sautman, June Teufel Dreyer (éd.), Contemporary Tibet : Politics, Development, and Society in a Disputed Region, New York, M.E. Sharpe, 2006.
- Tsepon W. D. Shakabpa, Tibet : A Political History. New York, Potala publications, 1984.
- Tsering Shakya, The Dragon in the Land of Snows, A History of Modern Tibet since 1947, Londres, Pimlico, 1999.
- Rolf A. Stein, La civilisation tibétaine, Paris, L’Asiathèque, 1987.