Notes
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Jorge Belén, Biografía colectiva del psicoanálisis argentino, Buenos Aires, Planeta, 1991; Mariano Ben Plotkin, Freud in the Pampas. The Emergence and Development of a Psychoanalytic Culture in Argentina, Stanford, Stanford University Press, 2001, en espagnol Freud en las pampas, Buenos Aires, Sudamericana, 2003 ; Joel Birman (éd.), Percursos na historia da psicanálise, Rio de Janeiro, Taurus, 1988 ; Sigmund Freud [1923], « Letter to Luis López Ballesteros y de Torres », Standard Edition of the Complete Psychological Works, Londres, Hogarth Press, 1957 ; Elisabeth Roudinesco, Michel Plon, Dictionnaire de la psychanalyse, Paris, Fayard, 1997, articles « Argentine » et « Brésil » ; Hugo Vezzetti, « Freud en langue espagnole », Revue internationale d’histoire de la psychanalyse, n° 4, 1991, p. 189-207; id., Aventuras de Freud en el país de los argentinos, Buenos Aires, Paidós, 1995.
« Ah, oui ! La psychanalyse, cette superstition des Argentins ! » (entendu)
1Les étrangers qui arrivent à Buenos Aires et les connaisseurs de l’atmosphère culturelle en Argentine sont frappés de constater à quel point la vie et le langage dans cette grande ville sont imprégnés de psychanalyse freudienne en général et lacanienne en particulier. Cela vaut aussi bien pour l’intérieur du pays, pour les villes brésiliennes et à des degrés divers pour toutes les grandes villes d’Amérique latine.
2Tandis que l’on peine à réunir trente universitaires intéressés par la psychanalyse à Copenhague, à Munich ou à Prague, sans parler du berceau viennois, et alors qu’ont déserté les foules attentives qui se pressaient jadis dans les grandes villes des États-Unis, il est possible de rencontrer 480 étudiants et intellectuels venus écouter une série de conférences lacaniennes à Santiago de Estero (Argentine, 250 000 habitants), des centaines d’autres s’inscrivant à des sémi-naires dans les villes de Pasto (Colombie), de Pelotas (Brésil) ou de Tuxtla Gutiérrez (Mexique).
3Buenos Aires est la deuxième ville du monde, après New York, en nombre de psychanalystes. Et sans doute s’agit-il là d’une litote, car elle serait la première si l’on prenait en compte non seulement les listes des associations mais les praticiens hors cadre officiel, non réglementés, de la psychanalyse.
4Malgré les indéniables progrès accomplis par les « sciences cognitives et du comportement » (si nous utilisons les critères statistiques de la sociologie de la connaissance), les écoles latino-américaines de psychologie qui dispensent un enseignement à « orientation psychanalytique », prédominante dans les universités, sont nombreuses. Cela n’existe pas ailleurs; à part les cas de la France, de la Belgique et peut-être de la Suisse, la psychanalyse est partout enseignée et discutée dans les départements de lettres, de philosophie ou de cultural studies.
5À quoi est dû ce succès retentissant d’une discipline qui a émergé en Europe centrale, s’est développée dans des métropoles et a été véhiculée par des langues autres que nos deux langues ibériques, étrangères à nos cultures monolingues de pays définitivement périphériques ?
6L’œuvre de Freud passa en langue espagnole par le biais du grand philosophe José Ortega y Gasset qui lança à travers son disciple et ami Luis López Ballesteros une première traduction des Obras Completas bien avant que celles-ci ne fussent achevées (en 1922) et alla même au-delà des Versammelte Schriften. Une traduction fort heureuse (Freud en personne, bon connaisseur de l’espagnol, en fit un éloge enflammé). Rappelons que la psychanalyse est, à l’instar du christianisme, un phénomène de traduction. Sans cette dernière, l’œuvre du médecin viennois (malgré lui) n’aurait pas survécu aux autodafés d’avant et après l’Anschluss. De même que la version espagnole n’aurait pas survécu au triomphe de Franco s’il n’y avait pas eu déplacement en Argentine, où un érudit allemand (Ludovico Rosenthal) allait compléter la première traduction intégrale des œuvres de Freud connue au monde, avant même que ne sorte la célèbre et bien nommée Standard Edition des époux Strachey, publiée aux éditions fondées par Virginia Stephen et son mari Leonard Woolf. La seconde traduction par José Luis Etcheverry qui remonte aux années 1970 est au jour d’aujourd’hui la meilleure édition de Freud existante (supérieure, même, à l’original allemand) tant par les index analytiques que par les recoupements de références, l’incorporation de l’apparat critique de la Standard Edition et la méticuleuse explication du choix des mots en un tome supplémentaire où sont discutées les options retenues, les variantes imaginées et les raisons des choix adoptés.
7En Amérique latine, la psychanalyse s’est diffusée à partir de deux foyers : l’un au Brésil, l’autre en Argentine. Le première société freudienne du continent latino-américain fut la Sociedade Brasileira de Psicanálise [société brésilienne de psychanalyse], fondée en 1927, qui édita la première revue de psychanalyse d’Amérique du Sud, accueillie avec enthousiasme par Sigmund Freud. Il est regrettable, ou paradoxalement heureux, qu’il n’y ait pas d’édition fiable des œuvres du fondateur en portugais, raison pour laquelle les analystes brésiliens sont devenus d’excellents lecteurs de Freud dans diverses langues. Autre foyer continental, la ville de Buenos Aires, où Freud fut invité quand les ombres sinistres du nazisme planaient sur l’Europe et qui devint destination des analystes réfugiés alors que se profilaient les années noires. C’est en 1942 que fut fondée l’Asociación Psicoanalítica Argentina [association psychanalytique d’Argentine] au sein de laquelle allaient être formés les premiers analystes mexicains, qui devaient à leur tour constituer l’institution correspondante dans leur pays. Aux émigrés d’Europe vinrent se joindre les médecins formés à Londres, de telle sorte que la psychanalyse argentine fut kleinienne avant que l’enseignement de Lacan ne commençât à se diffuser. Elle ne fut toutefois aucunement marquée par les vicissitudes dont étaient porteurs les analystes d’Europe centrale arrivés aux États-Unis et qui allaient y orienter la discipline sur les chemins tracés par Anna Freud et les ego psychologists.
8Les classes moyennes d’Argentine adoptèrent la psychanalyse en tant que doctrine officielle à partir de la chute du régime péroniste (1955). Pourquoi ? Le pays entier était (et reste encore) très largement un pays d’épigones qui se cherchait des modèles à l’extérieur ; il imitait et importait ce qui brillait ailleurs comme dernier cri. Comment la psychanalyse aurait-elle pu ne pas jouer en Argentine le rôle assumé par l’existentialisme, le marxisme d’obédience soviétique ou trotskiste, la théologie de la libération, le structuralisme, le new age et aujourd’hui les 400 formes de psychothérapie qui y sont proposées ? Et puis la psychanalyse avait quelque chose de captivant ; les Argentins, en plus de se sentir européens et tout le contraire des « barbares » du reste du continent – ceci dans un pays où l’on répétait jusqu’à l’indigestion que « civilisation ou barbarie, c’était précisément le choix à opérer » – pouvaient à la fois se tenir à distance des modes de vie prônés par une Église qui avait joué un rôle déterminant dans la chute du péronisme, opter pour la « liberté » en matière de parole et de vie sexuelle, se sentir « révolutionnaires » à peu de frais, s’intégrer avec succès dans une société qui plaçait la « culture » en tête de toutes les qualités personnelles, s’inscrire dans les fondements du progrès et légitimer l’ascension sociale. On peut citer d’autres facteurs sans leur conférer un poids décisif dans la mesure où ils ne sont pas spécifiques à l’Argentine : l’urbanisation accélérée; une université de masse qui absorbait des secteurs considérables de la jeunesse; la nombreuse population juive avide d’une science laïque qui ne fût pas incompatible avec les humanités ; une majorité d’universitaires étrangers ou enfants d’étrangers qui s’interrogeaient sur leur « identité » argentine ou juive, voire, bien souvent, les deux à la fois ; l’instabilité politique et économique avec, de 1955 à 2002, des périodes de prospérité et de crise, de dictature et de démocratie, soit une alternance qui stimulait les élucubrations sur les responsabilités personnelles face aux va-et-vient de la vie nationale et à la transformation de l’impossible révolution extérieure en une nécessaire, urgente et complaisante « révolution intérieure », au demeurant porteuse des symboles d’une rébellion contre la génération précédente qui avait échoué à accomplir tant l’une que l’autre.
9À l’autre pôle psychanalytique, celui du Brésil, où les contradictions culturelles n’ont pas été moindres que dans le cône Sud. Les divisions régionales, les polémiques sur l’approche du freudisme, les positions contradictoires au sein des différentes sociétés de psychanalyse avant l’instauration de la dictature militaire (1964), la réception de l’œuvre de Lacan par le biais de médecins qui avaient été formés en France et en particulier du fait de l’exil de lacaniens argentins, autant de traits qui configuraient un panorama hétéroclite à l’intérieur duquel allait prospérer une attrayante culture de la psychanalyse dans les villes les plus peuplées du sous-continent lusophone. Toutes les œuvres intéressantes de la psychanalyse contemporaine y sont rapidement traduites et lues avec avidité par un public de plus en plus large et bien informé.
10La révolution cubaine, la guerre du Viêt-nam et Vatican II ; les grandes figures de la pensée structuraliste; le Mai 1968 français, Marcuse, Che Guevara et Cohn-Bendit ; tout cela s’associa pour conférer à la psychanalyse argentine, uruguayenne, chilienne, mexicaine, etc., l’aura d’une présentation du monde et d’une confrontation au monde sans rivale. D’autant qu’il n’était plus nécessaire de recourir en matière de psychisme aux modèles dogmatiques prescrits par les manuels soviétiques, c’est-à-dire l’appareil éditorial du parti communiste (réflexologie pavlovienne), Althusser permettant d’élaborer une synthèse entre Marx et Freud à travers Lacan. Et puis ce fut l’apothéose, singulièrement en Argentine, dès lors que des mouvements de rupture se faisaient jour à l’intérieur de la psychanalyse officielle, que les psychologues réclamaient et obtenaient dans tous ces pays d’Amérique latine le droit à un exercice reconnu de leur profession, que les « travailleurs de la santé mentale » se fédéraient au sein d’associations présidées par des psychanalystes et où « militaient » des milliers de « psy » professionnels, de même que s’y regroupaient des milliers d’étudiants en quête de maîtres capables de délivrer un enseignement conforme à l’esprit de l’époque. En Argentine, en particulier, c’était l’apothéose de la psychanalyse.
11Arriva finalement la guerre. Une guerre sale, criminelle, totalitaire. Avec l’invention officielle de l’« intellectuel subversif ». Nombres d’écrivains, de penseurs, d’étudiants et d’analystes préférèrent prendre le chemin de l’exil pour éviter les camps de concentration, la torture et à la mort. La psychanalyse, elle, survécut. Les institutions continuèrent à fonctionner et à préserver leur autonomie, tant en Argentine qu’au Brésil, sans aucune manifestation d’opposition ni la moindre résistance aux dictatures militaires.
12Compte tenu de l’asphyxie politique et intellectuelle sous les militaires, des centaines d’analystes formèrent une diaspora planétaire et répandirent la pensée lacanienne jusqu’au bout du monde, comme en Australie. Le bruit court que c’est après avoir jeté l’ancre à Buenos Aires que Lacan aurait franchi les Pyrénées et serait arrivé en Espagne. Les États-Unis, le Mexique et tous les pays d’Amérique centrale et du Sud ont accueilli des psychanalystes d’origine argentine ou uruguayenne qui sont organisés dans des associations ayant leur siège central à Paris, ou bien qui travaillent de manière autonome, souvent en contact avec des universités, des hôpitaux psychiatriques et des instituts de culture français.
13Difficile de couvrir entièrement le panorama de la psychanalyse et de sa réception en Amérique latine. Il faudrait pour cela s’arrêter sur les caractéristiques propres des sociétés concernées. Il convient pourtant de l’affirmer, la psychanalyse a rencontré dans ces pays, globalement, un espace fécond. Mais elle s’y est aussi exposée aux risques du dogmatisme, de la fragmentation institutionnelle, de l’inféodation à des modèles et à des organismes de pouvoir comme l’International Psychoanalytic Association et ses rivaux francolacaniens, des attentes messianiques, le tout nous amenant à parler d’un succès par savoir leurre (faith lure) en matière de présent et de futur de la doctrine freudienne sur ce continent [1].
14Traduit de l’espagnol par Vera Durkheim
Notes
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[1]
Jorge Belén, Biografía colectiva del psicoanálisis argentino, Buenos Aires, Planeta, 1991; Mariano Ben Plotkin, Freud in the Pampas. The Emergence and Development of a Psychoanalytic Culture in Argentina, Stanford, Stanford University Press, 2001, en espagnol Freud en las pampas, Buenos Aires, Sudamericana, 2003 ; Joel Birman (éd.), Percursos na historia da psicanálise, Rio de Janeiro, Taurus, 1988 ; Sigmund Freud [1923], « Letter to Luis López Ballesteros y de Torres », Standard Edition of the Complete Psychological Works, Londres, Hogarth Press, 1957 ; Elisabeth Roudinesco, Michel Plon, Dictionnaire de la psychanalyse, Paris, Fayard, 1997, articles « Argentine » et « Brésil » ; Hugo Vezzetti, « Freud en langue espagnole », Revue internationale d’histoire de la psychanalyse, n° 4, 1991, p. 189-207; id., Aventuras de Freud en el país de los argentinos, Buenos Aires, Paidós, 1995.