Notes
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[1]
Son nom russe lui vient de son père, d’origine russe, mort au front pendant la Seconde Guerre mondiale ; sa mère, elle-même d’origine moldave, s’est remariée avec un Moldave, et Voronin fut élevé dans le milieu culturel correspondant ; il est bien entendu russophone, comme la plupart des Moldaves scolarisés à l’époque soviétique.
-
[2]
Cf. A. Boïko, Le dictateur et son modèle, Moldavie – le pouvoir sans légitimité, Moscou, Europa, 2005.
-
[3]
Le premier a obtenu son diplôme de l’Université des relations internationales de Kiev en 1992. Les deux hommes se sont connus dans les années 1990 et se sont rapprochés au début des années 2000, alors qu’ils faisaient partie des mouvements d’opposition de leurs pays respectifs. En 2003, Mikhaïl Saakachvili, qui représentait le « Mouvement national uni », a signé un accord avec le leader de « Notre Ukraine ».
-
[4]
Le Figaro, 12 janv. 2005.
-
[5]
Texte disponible sur <www. civil. ge/ rus/ print. php ? id= 8730>.
-
[6]
La couleur bleue avait été choisie par les militants par référence aux jeans que porte la jeunesse, très active dans l’opposition.
-
[7]
V. Cheterian, « L’Asie centrale brûle-t-elle ? », Politique internationale, n° 108, été 2005, p. 378.
-
[8]
La Fédération de Russie connaissait bien l’Afghanistan, où elle avait fait la guerre de 1979 à 1989. Ses troupes une fois parties, le pays était devenu un champ de bataille pour les seigneurs de la guerre jusque-là unis contre les Soviétiques. Le régime prosoviétique de Mohammed Najibullah tomba en 1992. Durant la guerre civile au Tadjikistan, les mollahs islamistes trouvèrent refuge chez les moudjahiddin afghans, alors que la Russie appuyait discrètement le retour des communistes au pouvoir, le Tadjikistan devenant protectorat russe au détriment de l’influence ouzbèke. Dans l’optique de Moscou, ce pays avait une fonction de verrou stratégique en face d’islamistes afghans qui rêvaient de conquérir l’Asie centrale.
-
[9]
Le ministre russe de la Défense, Sergej Ivanov, théorisant une sorte de droit de poursuite des terroristes lorsque ceux-ci se replient sur le territoire de l’un des pays membres de l’OCS ; Izvestia, 25 avr. 2006.
-
[10]
Selon KZ-Today citant le vice-premier kirghiz Adahan Madumarov, « la question de l’établissement d’une base chinoise a été discutée à très haut niveau, mais notre position est claire : nous ne voulons pas transformer le Kirghizstan en polygone militaire et politique » ; Politiãeskij Îurnal, n° 20,5 juin 2006, <www. politjournal. ru>.
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[11]
Cf. D. Litovkin, « ·OS – èto ne NATO, Sergej Ivanov ukrepljaet voenno-politiãeskie pozicii na Vostoke » [L’OCS n’est pas l’OTAN, Sergej Ivanov renforce les positions militaires et politiques à l’Est], Izvestia, 27 avr. 2006.
1L’espace de l’ex-URSS s’est métamorphosé depuis 2000 et on ne peut plus, de l’avis des commentateurs, l’appeler « postsoviétique ». Il se divise maintenant en trois. Les pays « émancipés »: Ukraine, Moldavie et Géorgie; la Russie avec ses satellites : Biélorussie et Arménie ; les Républiques ex-soviétiques « musulmanes », Azerbaïdjan et Asie centrale, ballottées entre monde musulman et Russie. Depuis 2003, toute une série de « révolutions de velours » ont affaibli la domination des Russes dans les ex-Républiques. Plusieurs satellites se sont soustraits à l’influence de Moscou. Le Kirghizstan a redéfini ses relations avec la puissance russe. La Russie reste présente dans ces Républiques, mais elle y redéploie ses forces, s’appuie sur la Chine et se replie sur le reste de l’Asie centrale. Un tel redéploiement est généralement interprété en Occident comme le renforcement du « vecteur asiatique » de la politique étrangère russe. De fait, plus la démocratie progresse à l’ouest de la Communauté d’États indépendants (CEI), plus les dirigeants centrasiatiques, d’Azerbaïdjan et de Biélorussie resserrent les verrous, musellent l’opposition, réduisent la liberté d’expression et renforcent leur emprise sur l’économie nationale par le biais d’une bureaucratie corrompue et des oligarques proches de leur famille. La Russie a annoncé haut et fort son intention de combattre la « peste orange », orchestrée selon elle par les États-Unis. Le président Poutine a apporté son soutien à son homologue azéri Ilham Aliev, menacé de « révolution de velours » à l’automne 2005, et à celui de la Biélorussie, Alexandre Loukachenko, qui a dû faire face à des manifestations qui tournaient à la « révolution de velours » malgré une victoire écrasante à l’élection présidentielle de mars 2006.
La reconfiguration géopolitique de l’Ukraine, de la Géorgie et de la Moldavie
2La série des « révolutions de velours » a été inaugurée par le renversement pacifique de Slobodan Milo‰eviçen Serbie, en 2000. Elle s’est poursuivie avec la « révolution des roses » en Géorgie en 2003 et la « révolution orange » en Ukraine l’année suivante ; dans ces deux Républiques, les leaders qui avaient accepté de prêter serment d’allégeance à Moscou – le Géorgien Édouard Chevardnadze et l’Ukrainien Leonid Koutchma – ont été remplacés par des leaders prooccidentaux rapidement en opposition à la Russie. En Géorgie, l’ancien avocat new-yorkais Mikhaïl Saakachvili s’est prononcé contre la présence militaire russe destinée à protéger l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie, deux Républiques qui s’étaient séparées de la Géorgie au début des années 1990 à la suite de conflits armés et où les troupes stationnées garantissent le statu quo; la plupart de leurs habitants ont obtenu la nationalité russe, et ces deux Républiques souhaitent intégrer la Fédération de Russie, avec laquelle elles ont des frontières communes. C’est autour de ces deux Républiques sécessionnistes que les tensions entre Géorgie de Saakachvili et Russie de Poutine ont monté. Le gouvernement russe a rejeté les demandes répétées du président géorgien de remplacer le contingent russe par des casques bleus des Nations unies ou des troupes de l’OTAN, mais a néanmoins accepté d’évacuer ses bases en Géorgie tout en maintenant les troupes qui séparent celle-ci de l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud.
3La « révolution orange » qui, en 2004, a porté au pouvoir le leader de l’opposition Viktor Iouchtchenko a été qualifiée par la presse russe de « Trafalgar de la Russie ». Se distinguant rapidement de son prédécesseur Leonid Koutchma, qui avait préféré ne pas se fâcher avec Moscou, Iouchtchenko annonça que l’Ukraine souhaitait rejoindre le plus vite possible l’Union européenne et l’OTAN. Si la première intégration semble peu probable compte tenu du retard structurel du pays, son adhésion à l’Alliance atlantique pourrait intervenir en 2007-2008, cette organisation ayant fait savoir que l’Ukraine ferait le cas échéant partie de la prochaine vague d’élargissement. Cette réorientation stratégique de Kiev constitue pour Moscou un sérieux revers. La Russie est obligée de reformuler sa doctrine stratégique de l’« étranger proche » dans l’espace postsoviétique qui, élaborée au début des années 1990, définissait les ex-Répu-bliques soviétiques en tant que zone d’intérêt vital de la Fédération de Russie. Ainsi, Moscou n’a pas hésité à intervenir dans les conflits du Haut-Karabakh (Azerbaïdjan) pour séparer Arméniens et Azéris, de Transnistrie (Moldavie) pour protéger la communauté russe, d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie (Géorgie) pour en finir avec les affrontements armés, au Tadjikistan pour mettre un terme à la guerre civile.
4Les tensions russo-ukrainiennes ont débouché en décembre 2005 et janvier 2006 sur une guerre énergétique à propos du prix du gaz fourni à l’Ukraine, le gouvernement ukrainien essayant de riposter à la hausse du prix demandé par la réévaluation du loyer de la base navale de Sébastopol, où est stationnée la flotte russe de la mer Noire. En réponse, Moscou rappela que le prix du loyer avait été fixé dans les années 1990 en contrepartie de la reconnaissance par la Russie des frontières de l’Ukraine, qui marquait son renoncement définitif à la Crimée, rattachée à cette dernière en 1954. Un compromis a finalement été trouvé entre les deux présidents.
5Cependant, les élections de mars 2006 ont démontré la fragilité du pays. Tout comme pendant la « révolution orange », en 2004, les électeurs se sont divisés selon une ligne de partage ethnique. L’est de l’Ukraine a voté massivement pour le Parti des régions de Viktor Ianoukovitch, l’ancien perdant de 2004, la formation qui défend la communauté russe et russophone. Le Centre a soutenu la formation « orange » présidentielle, tandis que l’Ouest optait pour le bloc de Ioulia Timochenko, ancien partenaire de Iouchtchenko durant la « révolution orange » et Premier ministre démissionnaire depuis septembre 2005.
6Affaibli à l’intérieur par un électorat pour moitié incertain, Iouchtchenko, qui voulait réussir son opposition à Moscou, a recherché des soutiens à l’extérieur, présentant l’Ukraine en tant qu’intermédiaire de substitution à la Russie dans l’espace postsoviétique. Il a pour ce faire soumis un projet de démocratisation de cet espace par le biais d’un renforcement des positions de l’Union européenne et des États-Unis dans la CEI, au détriment des intérêts russes.
7De même, en Moldavie, le président Vladimir Voronin [1] a pris ses distances par rapport à Moscou, réorientant brusquement son pays en direction des États-Unis et de l’Union européenne sous prétexte que la solution au conflit de Transnistrie proposée par la Russie menaçait l’intégrité territoriale de la Moldavie [2].
La Communauté du choix démocratique (CCD)
8Cet embryon de coopération régionale est né d’une initiative bilatérale, la Géorgie de Saakachvili soutenant l’opposition ukrainienne pendant la « révolution orange ». Il s’agit plus concrètement d’une déclaration d’intention de plusieurs pays postcommunistes s’engageant à tenir périodiquement des sommets pour promouvoir le processus de démocratisation initié par les trois « révolutions de velours » serbe, géorgienne et ukrainienne. Ces pays ont toute-fois limité leur action à la partie occidentale et caucasienne de la CEI, le Kirghizstan, qui avait pourtant connu une sorte de révolution de velours en avril 2005, n’étant pas invité à participer à la conférence de Kiev de décembre 2005.
9Deux étapes avaient précédé la formation de la CCD : la déclaration ukraino-géorgienne des Carpates (Ukraine), en janvier 2005, et celle de Borjomi entre ces deux mêmes pays, le mois d’août suivant. Le projet était fondé sur une relation personnelle de longue date entre Saakachvili et Iouchtchenko [3].
10Avec la première déclaration de Tyssovtsé (région de Lviv) du 5 janvier 2005, avant même l’entrée en fonctions de Iouchtchenko, les deux hommes rejetaient les accusations de Moscou, qui les soupçonnait d’être à la solde des États-Unis. Ils ont néanmoins remercié les pays et les organisations démocratiques de les avoir soutenus dans leur lutte et ont inscrit leurs révolutions dans un processus de démocratisation à l’échelle continentale d’une Europe à terme « unie et démocratique », consacrant « la victoire définitive de la liberté et de la démocratie [4] ». Imprégnée de rhétorique « démo-révolutionnaire », la déclaration des Carpates définissait les grandes orientations du processus. Il s’agissait d’abord de parachever la construction européenne par l’intégration de l’« Europe post-soviétique » (membres européens de la CEI dominée par Moscou). Les révolutions visaient également à mettre un terme à l’hégémonie russe sur l’espace postsoviétique. Elles avaient encore un caractère préventif : faire obstacle à la réalisation des projets néo-impériaux de la Russie dans son « étranger proche ». Comme l’affirmait l’ancien conseiller du président Carter, Zbigniew Brzezinski, la Russie ne pourrait jamais redevenir empire sans l’Ukraine.
11Par la déclaration de Borjomi d’août 2005, les deux présidents annonçaient la formation de la CCD, qui avait pour vocation d’accueillir les pays de la zone « mer Baltique – mer Noire – mer Caspienne » ayant soutenu les révolutions géorgienne et ukrainienne, l’objectif ultime étant l’intégration de tous les membres de la communauté en Europe et dans la « communauté démocratique euro-atlantique » (peut-être une adhésion à l’OTAN ?). La Fédération de Russie, les États-Unis et l’Union européenne sont par ailleurs invités à rejoindre la CCD à titre d’observateurs [5].
12La CCD a été fondée en décembre 2005 à Kiev par les présidents de neuf pays d’Europe de l’Est : Géorgie, Ukraine, Lituanie, Lettonie, Estonie, Roumanie, Macédoine, Moldavie et Slovénie.
13Certains sont membres de l’Union européenne (Slovénie, Lituanie, Lettonie et Estonie), d’autres candidats à l’adhésion (Roumanie et Macédoine), trois enfin sont membres de la CEI (Ukraine, Géorgie et Moldavie). La Pologne est restée en dehors de la CCD en dépit de son engagement très actif dans la « révolution orange » et dans la « révolution bleue [6] » tentée au mois de mars en Biélorussie. Sans doute cette abstention s’explique-t-elle par les tensions russo-polo-naises, qui s’étaient aggravées à l’été 2005 : agressions d’enfants de diplomates russes à Varsovie, agressions contre des journalistes et diplomates polonais à Moscou, guerre des déclarations. Par ailleurs, l’importante communauté polonaise de Biélorussie s’était trouvée au centre de la crise. Les autorités polonaises ont donc préféré ne pas s’associer à l’initiative ukraino-géorgienne, ce qui ne les a pas empêchées de la soutenir.
14Quoi qu’il en soit, et malgré les déclarations de Iouchtchenko affirmant que l’initiative « n’était pas dirigée contre des pays tiers », la formation de la CCD a été interprétée comme un projet ouvertement antirusse et comme une tentative d’ingérence dans la vie politique de la CEI, notamment de la Biélorussie de l’autocrate Alexandre Loukachenko (au pouvoir depuis 1994), de l’Azerbaïdjan d’Ilham Aliev (la famille règne sur ce pays pétrolier depuis 1993), des pays d’Asie centrale, gouvernés, à l’exception du Kirghizstan, par des leaders autoritaires, mais surtout de la Fédération de Russie, dont la renaissance économique et géopolitique commence à inquiéter les « nouvelles » démocraties : l’Ukraine, la Géorgie et la Moldavie.
15Ukraine et Biélorussie n’ont-elles pas fait partie de l’État polono-lituanien, lui-même démantelé par la Russie (qui annexa le pays lituanien et une partie de la Pologne), l’Autriche-Hongrie et la Prusse ?
16Si la naissance de la CCD est passée inaperçue en Europe, les États-Unis ont envoyé à Kiev le sous-secrétaire d’État Paula J. Dobriansky. Celle-ci, Américaine d’origine ukrainienne appartenant à la mouvance néoconservatrice, a travaillé par le passé pour le National Endowment for Democracy (NED) et pour Freedom House, qui figurent en bonne place sur la liste des fondations ayant financé les « révolutions de velours » en Serbie, en Géorgie, en Ukraine et au Kirghizstan. Son père Lev, professeur d’économie à l’université de Georgetown, s’est fait connaître comme l’un des partisans les plus fervents de la guerre froide et a plaidé le dossier ukrainien auprès de l’administration Reagan ; il a même réussi à faire ériger la statue d’un patriote ukrainien près de Dupont Circle. George W. Bush a déclaré aux membres de la CCD : « L’Amérique sera à vos côtés tant que vous continuerez à faire progresser la démocratie et la sécurité. »
L’Asie centrale entre la Russie et la Chine
17En 1991, cinq ex-Républiques de l’Asie centrale – Kazakhstan, Turkménistan, Ouzbékistan, Kirghizstan et Tadjikistan – étaient traditionnellement considérées comme « chasse gardée » de Moscou. Ces États, indépendants la même année, affichent des résultats très ambigus au bout de quinze ans. Un tableau sordide en a été brossé par Vicken Cheterian, le spécialiste genevois : « les clans au pouvoir […] coupés plus que jamais des préoccupations de leurs peuples » ; « la corruption qui aspire les maigres ressources disponibles » d’une population misérable ; « les nomenklaturas héritées de l’époque soviétique qui accumulent d’immenses richesses tandis que le niveau de vie de la population ne cesse de baisser » ; « des simulacres d’élections organisées régulièrement qui ne servent qu’à renforcer le pouvoir des potentats locaux [7] ».
18Enclavées entre la Russie, la Chine, l’Iran et l’Afghanistan, privées de débouchés maritimes, ces Républiques demeurent étroitement liées à la première : marché, voies de communication, notamment réseaux routier et ferroviaire, sans compter les minorités russophones qui font relais avec l’ancienne métropole. Mais ces cinq États ont émergé de l’anonymat géopolitique dans lequel ils étaient plongés à l’époque coloniale de l’URSS ; loin de constituer un bloc uniforme, ils possèdent chacun son identité et des objectifs stratégiques propres, imposés par les histoires nationales.
- Le Kazakhstan, avec ses 14 854 000 habitants, est le pays le plus vaste de la région : 2 724 900 km2. Il se présente, sur le plan ethnique, comme un ensemble slavo-turcique comptant deux composantes majeures : les Kazakhs, 53,4 %, et les Russes, 30 %. Cela explique une orientation traditionnelle en direction de la Russie et une volonté permanente de former un espace économique commun avec Moscou. La rente pétrolière permet de maintenir le niveau de vie le plus élevé de l’Asie centrale.
- L’Ouzbékistan, pays de 25 271000 habitants, prétend au rôle de puissance régionale. Il est dirigé d’une main de fer par l’ancien leader communiste Islam Karimov. Celui-ci justifie le caractère autoritaire de son régime par la nécessité de combattre les islamistes qui tentent périodiquement de le renverser. L’année 1996 est cruciale : le pays tourne la page russe et poursuit le rapprochement avec les Américains ; il était jusqu’en 2005 le plus proche des États-Unis dans la région. L’ouverture de la base militaire américaine de Karshi Khanabad devant servir de point d’appui pour l’action en Afghanistan remonte à 2001. Washington, cependant, critique en mai 2005 le fait que Tachkent ait écrasé la rébellion d’Andijan dans la vallée du Ferghana, alors que, pour Karimov, la violence se justifiait par la menace d’un islamisme radical lié à al-Qaïda. Le pays se rapproche maintenant de la Chine comme de la Russie.
- Le Kirghizstan est un pays montagneux aux frontières de la Chine. Avec ses 5 004 000 habitants dont la langue s’apparente au kazakh, il est étroitement lié au Kazakhstan. La population est composée de 54,2 % de Kirghiz, mais compte également 18 % de Russes et 12,9 % d’Ouzbeks présents respectivement dans le Nord et dans le Sud. Lors de la « révolution des tulipes » de mars 2005, le président Askar Akaev, à la tête du pays depuis 1991, est renversé; attaché dans un premier temps aux valeurs démocratiques, il s’était transformé en leader autoritaire favorisant les intérêts de son clan et bloquant les réformes.
- Le Turkménistan, 4 863 000 habitants, est un cas exceptionnel d’autoritarisme dans l’espace postsoviétique. Le leader ex-communiste Saparmurat Niazov, qui gouverne dans le plus pur style brejnévien, l’a transformé en une sorte d’émirat où le culte de la personnalité est poussé à l’extrême : villes et rues baptisées de son nom, centaines de statues érigées sur les places centrales, billets de banque à son effigie, poèmes à sa gloire au programme des écoles. Les très importantes réserves de gaz naturel exporté en direction de l’Europe en font un territoire stratégique.
- Le Tadjikistan, 6 305 000 habitants, a connu une guerre civile de 1992 à 1997. Il est traditionnellement écartelé entre ses clans. Il vit sous protectorat militaire russe. Dans les années 1990, Moscou le considérait comme un pays tampon devant l’islamisme en expansion des taliban de l’Afghanistan voisin.
Eurasie ?
20Initialement consacré à la coopération sécuritaire, le groupe de Shanghai, créé en 1996, a élargi son champ au développement économique, à la lutte contre le séparatisme, l’islamisme, la contrebande et le narcotrafic. C’était à l’origine une organisation sino-russe, rejointe ultérieurement par trois Républiques centrasiatiques : Kazakhstan, Kirghizstan et Tadjikistan. Quatre sommets furent organisés : Moscou en 1997, Almaty en 1998, Bichkek en 1999, Douchanbé en 2000. En créant à la frontière une zone de sécurité où la présence militaire est limitée, l’accord initial liquidait un contentieux frontalier vieux de quarante ans et des tensions qui avaient culminé dans le conflit armé de 1969 entre URSS et Chine populaire. La coopération antiterroriste envisagée permettait un rapprochement entre les deux pays, synergie des intérêts stratégiques induite par la situation en Afghanistan, où l’islamisme radical, menace potentielle majeure du double point de vue de Moscou et de Pékin, préoccupait Russes et Chinois [8].
21Le 15 juin 2001, les « cinq », rejoints par l’Ouzbékistan, fondent à Shanghai l’Organisation de coopération de Shanghai. L’OCS, avec 30 millions de kilomètres carrés, recouvre les trois cinquièmes de l’Eurasie ; elle compte 1,45 milliard d’habitants, soit le quart de la population mondiale. En 2004-2005, la Mongolie, le Pakistan, l’Iran et l’Inde ont obtenu un statut d’observateur auprès de l’OCS. La candidature pakistanaise était bien entendu soutenue par la Chine, mais aussi par l’Ouzbékistan, avec lequel les Pakistanais ont récemment signé un accord de coopération en matière de lutte antiterroriste. La candidature de l’Inde, elle, était appuyée par la Russie et le Kazakhstan. Le Pakistan a fait connaître en juin 2006, au dernier sommet de l’OCS à Shanghai, sa volonté d’intégrer l’organisation en qualité de membre. Or, cette intégration de quatre nouveaux membres aurait pu entraîner une dilution du projet stratégique initial : la lutte contre l’islam radical. De même, celle des deux frères ennemis indien et pakistanais aurait pu, le cas échéant, conduire à son affaiblissement, cependant que celle de l’Iran était susceptible de provoquer des tensions inutiles avec les États-Unis. Les pays membres ont ainsi écarté tout élargissement de l’OCS dans un avenir proche. Et pendant la crise nucléaire iranienne d’avril-mai 2006, Sergej Ivanov a fait savoir que l’OCS n’interviendrait pas dans le conflit.
22C’est en mai 2003 que les institutions de l’OCS ont été créées à Moscou : conseil des chefs d’État, conseil des chefs de gouvernement, conseil des ministres des Affaires étrangères ; le secrétaire exécutif est un ancien ambassadeur chinois en Russie. Le secrétariat (permanent) de l’OCS a été ouvert en 2004 à Pékin, tandis que son organisation militaire, le centre antiterroriste régional, s’établissait à Tachkent.
23En 2003, les pays membres ont signé un accord de coopération économique et commerciale sur vingt ans. En septembre 2004, le plan de mise en œuvre, portant sur plus d’une centaine de projets dans les transports, l’énergie, les télécommunications, l’agriculture, le tourisme, l’eau et la protection de l’environnement, est approuvé à Bichkek. Toutefois, la vision de l’avenir diffère selon les membres : la Chine, qui perçoit la CEI comme un marché potentiel, cherche à développer au maximum le volet commercial de l’opération et projette la création d’une assemblée des financiers de l’OCS à Shanghai ; la Russie bloque le développement des échanges et donne la priorité à l’intégration économique au sein de la CEI des partenaires moins développés qu’elle et moins puissants ; le Kazakhstan et l’Ouzbékistan sont favorables à l’intensification du commerce avec la Chine et à la formation d’un marché unique centrasiatique.
24The Christian Science Monitor a pu interpréter cette organisation comme un « contrepoids géopolitique aux alliances occidentales », les journalistes russes n’hésitant pas à la qualifier d’« OTAN asiatique » ou de « version orientale du pacte de Varsovie ». Il s’agit, dans l’esprit d’une majorité d’observateurs, d’une initiative destinée à contrecarrer l’expansion politique et militaire des Américains en Asie, même si ses membres, notamment chinois et russe, ne cessent de répéter que l’OCS n’a pas vocation à devenir un bloc militaire [9]. La déclaration d’Astana de juillet 2005 n’exige-t-elle pas que les forces atlantiques précisent la durée de leur présence dans la région ? Nul doute que la fermeture en novembre 2005 de la base de Karshi Khanabad, en Ouzbékistan, n’ait satisfait Chinois et Russes. Et si celle de Manas est maintenue au Kirghizstan, c’est parce que le gouvernement kirghiz, malgré les pressions russes sur le président Bakiev, veut préserver ses bonnes relations avec les États-Unis, mais aussi parce que les Américains ont accepté de payer un loyer plus élevé. En 2006, des discussions sur l’installation éventuelle d’une base chinoise dans le pays [10] n’ont pas abouti : probablement la Chine ne voulait-elle toujours pas rompre avec sa doctrine traditionnelle de non-immixtion étrangère dans le monde. Il reste que Pékin n’hésite plus, désormais, à envoyer ses militaires garantir la paix sous l’égide des Nations unies, comme en Haïti l’année 2004. Fait inédit, une base militaire indienne – 20 Mig-29 – devrait être établie à Aïni, au Tadjikistan, et c’est le ministre russe de la Défense qui a servi d’intermédiaire; il n’était pas exclu que la Russie utilise également cette base comme relais [11]. Leur statut d’observateur à l’OCS a sans doute bénéficié aux Indiens, qui se sont du même coup installés à proximité du Cachemire pakistanais, lequel n’est séparé du Tadjikistan que par le très étroit corridor du Vakh?n, en Afghanistan.
25La Russie actuelle possède certaines caractéristiques des régimes autoritaires sans renoncer complètement aux acquis démocratiques de l’ère Eltsine. Elle se replie sur elle-même et caresse à nouveau des rêves de grandeur nourris par un esprit de revanche sur l’histoire. Elle se rapproche de plus en plus de l’Asie centrale et de la Chine, dont les régimes, certes plus autoritaires que celui de Moscou, veulent faire barrage à l’expansion stratégique des États-Unis, qui est un danger pour leur domination. L’habileté russe est de s’appuyer à la fois sur l’Asie centrale musulmane et sur la Chine, l’OCS, où siègent à la fois le Pakistan et l’Iran, se présentant encore comme une passerelle avec le monde musulman.
Notes
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[1]
Son nom russe lui vient de son père, d’origine russe, mort au front pendant la Seconde Guerre mondiale ; sa mère, elle-même d’origine moldave, s’est remariée avec un Moldave, et Voronin fut élevé dans le milieu culturel correspondant ; il est bien entendu russophone, comme la plupart des Moldaves scolarisés à l’époque soviétique.
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[2]
Cf. A. Boïko, Le dictateur et son modèle, Moldavie – le pouvoir sans légitimité, Moscou, Europa, 2005.
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[3]
Le premier a obtenu son diplôme de l’Université des relations internationales de Kiev en 1992. Les deux hommes se sont connus dans les années 1990 et se sont rapprochés au début des années 2000, alors qu’ils faisaient partie des mouvements d’opposition de leurs pays respectifs. En 2003, Mikhaïl Saakachvili, qui représentait le « Mouvement national uni », a signé un accord avec le leader de « Notre Ukraine ».
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[4]
Le Figaro, 12 janv. 2005.
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[5]
Texte disponible sur <www. civil. ge/ rus/ print. php ? id= 8730>.
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[6]
La couleur bleue avait été choisie par les militants par référence aux jeans que porte la jeunesse, très active dans l’opposition.
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[7]
V. Cheterian, « L’Asie centrale brûle-t-elle ? », Politique internationale, n° 108, été 2005, p. 378.
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[8]
La Fédération de Russie connaissait bien l’Afghanistan, où elle avait fait la guerre de 1979 à 1989. Ses troupes une fois parties, le pays était devenu un champ de bataille pour les seigneurs de la guerre jusque-là unis contre les Soviétiques. Le régime prosoviétique de Mohammed Najibullah tomba en 1992. Durant la guerre civile au Tadjikistan, les mollahs islamistes trouvèrent refuge chez les moudjahiddin afghans, alors que la Russie appuyait discrètement le retour des communistes au pouvoir, le Tadjikistan devenant protectorat russe au détriment de l’influence ouzbèke. Dans l’optique de Moscou, ce pays avait une fonction de verrou stratégique en face d’islamistes afghans qui rêvaient de conquérir l’Asie centrale.
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[9]
Le ministre russe de la Défense, Sergej Ivanov, théorisant une sorte de droit de poursuite des terroristes lorsque ceux-ci se replient sur le territoire de l’un des pays membres de l’OCS ; Izvestia, 25 avr. 2006.
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[10]
Selon KZ-Today citant le vice-premier kirghiz Adahan Madumarov, « la question de l’établissement d’une base chinoise a été discutée à très haut niveau, mais notre position est claire : nous ne voulons pas transformer le Kirghizstan en polygone militaire et politique » ; Politiãeskij Îurnal, n° 20,5 juin 2006, <www. politjournal. ru>.
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[11]
Cf. D. Litovkin, « ·OS – èto ne NATO, Sergej Ivanov ukrepljaet voenno-politiãeskie pozicii na Vostoke » [L’OCS n’est pas l’OTAN, Sergej Ivanov renforce les positions militaires et politiques à l’Est], Izvestia, 27 avr. 2006.