Notes
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[1]
Cf. A. Eckstein, K. Chao, J. Chang, « The Economic Development of Manchuria : The Rise of a Frontier Economy », Journal of Economic History, 1974, p. 325-264.
Les caractéristiques de la Chine traditionnelle
1 À l’échelle mondiale, les performances de la Chine ont été exceptionnelles. En 1300, l’économie chinoise était la première de la planète en termes de revenu par habitant. En matière de technologie, d’utilisation intensive des ressources naturelles, de capacité à administrer un vaste empire territorial, la Chine surpassait l’Europe. Toutefois, en 1500, le revenu réel par habitant ainsi que les capacités technologiques et scientifiques de l’Europe occidentale avaient dépassé ceux de la Chine. Du début des années 1840 au milieu du XXe siècle, les performances de la Chine ont en fait décliné, alors que d’autres pays dans le monde connaissaient d’importants progrès économiques. Au cours du dernier quart de siècle, la croissance économique de la Chine a été très rapide, et il est probable que ce processus de rattrapage se poursuive au cours du siècle actuel. En 2030, le revenu par habitant de la Chine dépassera probablement la moyenne mondiale, et la Chine sera de nouveau la première économie de la planète, comme ce fut le cas de 1300 à 1890.
2 La Chine a été pionnière en matière de gouvernement bureaucratique. Au Xe siècle, elle était déjà administrée par des fonctionnaires ayant reçu une formation professionnelle et recrutés sur concours méritocratique. La bureaucratie chinoise, éduquée selon les principes du confucianisme, était le principal instrument pour imposer un ordre social et politique à un État unitaire s’étendant sur un immense territoire. Son pouvoir n’était contesté ni par une aristocratie terrienne ni par une Église établie, non plus que par un système judiciaire, des intellectuels dissidents ou une bourgeoisie urbaine, et les militaires ne mettaient
3 que très rarement les bureaucrates au défi. Ces derniers utilisaient une langue écrite commune à toute la Chine et l’idéologie confucéenne officielle était puissamment ancrée. Ce système était relativement efficace et peu coûteux, comparé aux gouvernements à multiples échelles de l’Europe et du Japon prémodernes. Dans le Japon des Tokugawa, shogun, daimyos et samurai constituaient environ 6,5 % de la population, pour 2 % à la bureaucratie, à l’armée et à la petite noblesse en Chine. Les prélèvements fiscaux représentaient en Chine 5 % du PNB, contre 25 % au Japon, bien que la petite noblesse chinoise bénéficiât également de la rente foncière, la bureaucratie réalisant d’importants revenus à travers des prélèvements non fiscaux.
4 En Occident, il fallut attendre plus d’un millénaire avant que ne soit mis en place, par Napoléon, le premier recrutement méritocratique de fonctionnaires ayant reçu une formation professionnelle, et les bureaucrates européens ne bénéficièrent jamais du statut social ni de l’autorité des élites chinoises. Dans chaque pays européen, le pouvoir était fragmenté entre des forces adverses et beaucoup plus diverses. L’Europe était un système d’États-nations très proches; tournés vers l’extérieur, ils entretenaient les uns avec les autres d’importantes relations commerciales et des échanges intellectuels relativement aisés. Cette fragmentation bénigne stimulait la concurrence et l’innovation à un degré impossible en Chine.
5 La bureaucratie chinoise eut un effet très positif sur l’agriculture. Comme les physiocrates européens, les bureaucrates percevaient l’agriculture comme un secteur clé qui leur permettrait d’extraire un produit net sous forme de taxes et d’impôts obligatoires. Ils contribuèrent à son développement par des travaux hydrauliques. L’essor précoce de l’imprimerie (500 ans avant l’Europe) leur permit de diffuser les meilleures techniques par le biais de manuels d’agriculture illustrés distribués dans tout le pays. Ils installèrent des fermiers dans de nouvelles régions prometteuses. Ils développèrent un système de grenier public pour atténuer les famines. Ils encouragèrent l’innovation en introduisant des graines à germination rapide pour tenter de doubler ou de tripler les récoltes. Ils promurent l’introduction de nouvelles plantations de thé sous la dynastie Tang, de coton sous les Song, de sorgho sous les Yuan – sans compter le maïs, la pomme de terre, la patate douce, les cacahuètes et le tabac du Nouveau Monde sous les Ming.
6 La pénurie de terres était compensée par l’utilisation intensive de la maind’œuvre, de l’irrigation et des fertilisants naturels. La terre était constamment en culture, on ne recourait pas à la jachère. Le besoin de fourrage et de pâturages restait minimal. L’élevage concernait surtout des animaux fouisseurs (porcs et volailles). La consommation de viande de bœuf et de lait ainsi que l’utilisation de la laine étaient rares. La petite aquaculture, pratiquée à l’échelle de tout le pays, multipliait les sources de protéines. La forte productivité des terres autorisait une plus grande densité de population, réduisait le coût du transport, augmentait le volume de la production agricole mise sur le marché, libérait de la main-d’œuvre pour l’artisanat rural, particulièrement le filage et le tissage du coton, ce qui permettait à son tour la fourniture de vêtements plus confortables, plus faciles à laver et plus sains.
7 Du VIIIe au XIIIe siècle, le centre de gravité de l’économie se déplaça. Au début de cette période, les trois quarts de la population vivaient dans le Nord, où le blé et le millet étaient les principales cultures; à la fin de la même période, ils occupaient le sud du Yangzi Jiang, une région auparavant marécageuse et peu peuplée mais que l’irrigation et les graines à germination rapide avaient transformée en espace idéal de riziculture massive, le revenu par habitant augmentant d’un tiers. Par la suite, du XIIIe siècle au début du XIXe siècle, la Chine allait être capable de nourrir une population quatre fois plus nombreuse tout en maintenant un revenu moyen par habitant plus ou moins stable. La situation du pays au XVIIIe siècle démontre à l’évidence cette faculté de croissance extensive : de 1700 à 1820, son PNB allait croître plus rapidement qu’en Europe occidentale, où le revenu par habitant augmentait d’un cinquième.
PNB des pays asiatiques (1500-2003)
PNB des pays asiatiques (1500-2003)
8 En dehors de l’agriculture, le système bureaucratique eut des effets négatifs. La bureaucratie et la petite noblesse qui lui était associée recherchaient en réalité la rente foncière. Elles empêchèrent l’émergence d’une bourgeoisie commerciale et industrielle indépendante sur le modèle européen. Les entrepreneurs étaient soumis aux aléas d’une mince protection légale de l’activité privée. Toute activité promettant d’être lucrative tombait sous le coup de la taxe bureaucratique. Les seules entreprises de taille considérable étaient les monopoles d’État ou publics.
9 Un fait fournit un exemple frappant de régulation bureaucratique négative : la Chine n’avait au XVe siècle pratiquement aucun contact avec le commerce international, ce qui entraîna la disparition complète de son industrie navale, pourtant sophistiquée.
La diplomatie navale chinoise :
La diplomatie navale chinoise :
10 La dynastie Song (960-1279) avait encouragé la croissance des ports et du commerce extérieur ; elle avait créé la première marine chinoise. La dynastie Yuan (1279-1368) avait poursuivi la construction navale pour transporter les céréales vers Pékin, commercer avec l’Asie et réaliser des opérations sur mer. Elle rouvrit le commerce terrestre avec l’Europe et le Moyen-Orient par la route de la Soie. Durant les premières années de la dynastie Ming (1368-1644), la Chine entreprit une série d’expéditions navales à l’intérieur des « océans occidentaux », sous le commandement de l’amiral Zheng He, un eunuque, proche collaborateur de l’empereur Yongle. Il s’agissait de consolider et d’instaurer des relations tributaires, le commerce privé restant interdit. La marine possédait 2 700 navires de patrouille et de combat, 400 grands bâtiments de guerre, 400 cargos pour le transport des céréales, et près de 300 immenses « navirestrésors » destinés aux expéditions dans les océans occidentaux. Ces derniers étaient cinq fois plus gros que les bâtiments de Vasco de Gama, l’amiral portugais qui inaugura le commerce de l’Europe avec l’Asie en longeant les côtes de l’Afrique à la fin du XVe siècle. La Chine avait tourné le dos à l’économie internationale un peu plus tôt au cours de ce même siècle, alors que sa technologie maritime était supérieure à celle de l’Europe. Pendant de longues périodes au cours des dynasties Ming et Qing, la Chine se coupa à peu près entièrement du commerce extérieur.
11 Du point de vue stratégique, la Chine avait deux préoccupations essentielles : se protéger d’éventuelles invasions depuis la Mongolie ou la Mandchourie et garantir l’alimentation de Pékin. Le Grand Canal fut rouvert sur toute sa longueur en 1415, son fonctionnement étant amélioré par le nouveau système d’écluses qui le rendait opérationnel à tout moment. À l’approvisionnement de la capitale en céréales par la voie maritime se substitua le transport par barges sur le Canal ; les navires-trésors disparurent et les défenses côtières furent réduites. La plupart des chantiers navals furent fermés. Les arrangements tributaires avec des pays de l’océan oriental (Birmanie, Népal, Siam, Indochine, Corée et îles Ry…ky…) se poursuivirent, mais le commerce privé tout comme l’utilisation sur mer de jonques à plus de deux mâts demeurèrent interdits. Ce régime provoqua l’apparition d’un commerce illégal et d’une piraterie à grande échelle dont les principaux bénéficiaires furent les pirates chinois et japonais, ainsi que les Portugais. Ceux-ci avaient été en effet autorisés en 1557 à établir à Macao une base qu’ils conservèrent jusqu’en 1999 ; les Hollandais, qui, au XVIIe siècle, avaient tenté sans succès de les en déloger, furent expulsés de Taiwan en 1661.
Le mépris des Chinois pour l’Occident et ses conséquences
12 Jusqu’au milieu du XXe siècle, la Chine n’a pas réagi de façon adéquate au défi technologique occidental, essentiellement parce que l’idéologie, les mentalités et le système éducatif de la bureaucratie favorisaient une vision ethnocentrique, indifférente aux développements extérieurs. Il y eut des savants jésuites à Pékin pendant près de deux siècles : certains, comme Ricci, Schall et Verbiest, étaient en contact étroit avec les cercles du pouvoir, mais les élites chinoises n’éprouvaient pas réellement de curiosité pour le développement intellectuel et scientifique de l’Occident. En 1792-1793, lord Macartney apporta de la part du roi George III 600 boîtes de présents : planétarium, mappemondes, instruments mathématiques, chronomètres, télescopes, outils de mesure, vitres, objets en cuivre… La réaction officielle après leur présentation à l’empereur Qianlong fut : « Nous ne manquons de rien… Nous n’avons jamais été intéressés par les objets étranges ou ingénieux et ne possédons pas d’autres produits manufacturés en provenance de votre pays. » Cet état d’esprit, profondément enraciné, empêcha la Chine d’imiter le développement protocapitaliste de l’Occident de 1500 à 1800 et de participer par la suite à des processus de croissance économique beaucoup plus dynamiques. Elle ne commença d’établir des ambassades et des légations à l’étranger qu’à partir de 1877.
13 Or, entre 1820 et 1950, l’économie mondiale allait faire d’énormes progrès. La production mondiale fut multipliée par 8 ; le revenu par habitant par 2,6 à l’échelle planétaire, par 4 pour les Européens et par 3 pour les Japonais. Le Japon mis à part, les pays d’Asie ne progressèrent que très modestement ; en Chine, le produit national par habitant devait même diminuer. La part de la Chine dans le PNB mondial passa d’un tiers à un vingtième et son revenu réel par habitant chuta de 90 % à 20 % de la moyenne mondiale. La plupart des pays d’Asie connaissaient des problèmes semblables à ceux de la Chine, comme la présence d’institutions locales freinant la modernisation et l’instrusion coloniale étrangère ; mais la plus grande acuité avec laquelle ils se posaient en Chine explique pourquoi les résultats de ce pays furent extrêmement décevants.
Les forces internes ébranlent le régime mandchou
14 Le développement de la Chine fut interrompu tant par des causes internes que par l’intrusion des étrangers. Les désordres internes eurent un effet catastrophique sur le bien-être de la population et sur l’économie (cf. tableau 3). La rébellion des Taiping (1850-1864) toucha plus de la moitié des provinces chinoises et affecta gravement les régions les plus riches. Les cinq provinces les plus touchées avaient perdu 50 millions d’habitants entre 1820 et le début des années 1890. Certains parties de cette même région avaient en outre subi les inondations du fleuve Jaune en 1855 : le gouvernement ayant négligé les travaux d’entretien, le fleuve rompit ses digues et dévasta l’Anhui et le Jiangsu. Le fleuve, qui se jetait auparavant dans la mer après avoir suivi le tracé de la basse Huai he coulait après 1855 de Kaifeng à la péninsule du Shandong, plus de 400 km au nord de son ancien parcours. À cela, il faut ajouter les rébellions musulmanes dans le Shaanxi, le Gansu et le Xinjiang, où la répression brutale des années 1860 et 1870 entraîna une diminution de la population, et, à l’ère républicaine, les deux décennies de guerre civile (1927-1949) entre les forces du Kuomintang [Guomindang], le KMT de Tchang Kaï-chek [Jiang Jieshi], et les communistes menés par Mao Zedong.
La population de la Chine par province (1819-1953)
La population de la Chine par province (1819-1953)
L’impact de l’intrusion coloniale
15 La pénétration coloniale commença avec la prise de Hong Kong par les canonnières britanniques en 1842. Le but des Britanniques était de se garantir un accès libre à Canton pour y échanger l’opium indien contre du thé chinois. Une seconde attaque anglo-française détruisit en 1858-1860 le Palais d’Été de l’empereur, à Pékin. Le traité qui suivit ouvrit l’accès à l’intérieur de la Chine via le Yangzi Jiang et l’immense réseau de voies fluviales intérieures qui débouchaient à Shanghai.
16 Ce fut l’ère de l’impérialisme et du libre-échange. Les commerçants occidentaux étaient à la tête d’entreprises individuelles, pas de monopoles. Contrairement aux régimes commerciaux hostiles et mutuellement exclusifs pratiqués à l’époque du capitalisme marchand, les Britanniques et les Français avaient signé le traité Cobden-Chevalier pour instaurer un commerce européen reposant sur la clause de la nation la plus favorisée. Ils appliquèrent le même principe aux traités imposés à la Chine. C’est pourquoi douze autres pays européens, ainsi que le Japon, les États-Unis et trois pays d’Amérique latine, acquirent les mêmes privilèges commerciaux avant la Première Guerre mondiale.
17 Les traités obligeaient la Chine à maintenir des droits de douane peu élevés. Ils légalisaient le commerce de l’opium et accordaient aux étrangers des droits extraterritoriaux et une juridiction consulaire dans 92 « ports du traité », ouverts de 1842 à 1917. Certains de ces « ports » se situaient loin à l’intérieur des terres, par exemple Harbin, au centre de la Mandchourie, et Chongqing, à 1 400 km en amont sur le Yangzi Jiang. Il y avait également six territoires « loués » à la Grande-Bretagne, à la France, à l’Allemagne, au Japon et à la Russie. Pour veiller à ce que la Chine respectât bien son engagement à maintenir des droits de douane faibles, on créa une inspection des douanes maritimes (dont sir Robert Hart fut l’inspecteur général de 1861 à 1908) chargée de collecter le revenu des droits de douane au nom du gouvernement chinois. Une bonne partie de ces revenus servaient à couvrir les « indemnités » exigées par les puissances coloniales pour le remboursement du coût de l’attaque de la Chine. Ce système ne prit fin qu’en 1943.
18 Outre ces arrangements « portuaires », la Chine subit de lourdes pertes territoriales et vit le démantèlement de son réseau d’États tributaires. En 1860 furent cédés 82 millions d’hectares et une immense partie de la côte Pacifique à la Russie, qui y fit construire son nouveau port de Vladivostok. Dans les années 1860, les khanats de Tachkent, Boukhara, Samarkand, Khiva et Kokand furent intégrés à l’empire russe. En 1882, les Ry…ky… furent abandonnées au Japon. En 1885, l’Indochine passa sous souveraineté française, et en 1886 les Britanniques s’emparèrent de la Birmanie. En 1895, le Japon s’appropria Taiwan et imposa son autorité à la Corée. En 1915, la Russie obtint le contrôle de la Mongolie (extérieure) et la Grande-Bretagne celui du Tibet. En 1931-1933, le Japon s’empara des provinces de Mandchourie et du Jehol pour former l’État fantoche de Mandchoukouo. La réaction mandchoue à ces intrusions resta faible et inefficace, et aucune résistance chinoise sérieuse n’émergea avant l’attaque japonaise de 1937.
19 L’enclave internationale de Shanghai constituait le centre de ce dispositif colonial multilatéral. Les Britanniques s’établirent en 1843 sur un premier site, au nord de la « cité indigène ». Français, Allemands, Italiens, Japonais et Américains possédaient des sites voisins le long du Huangpu, face à Pudong, avec de grands terrains pour les sièges de leurs compagnies, clubs de cricket, country clubs, clubs de tennis, piscines, hippodromes, clubs de golf, théâtres, églises, écoles, hôtels, hôpitaux, cabarets, maisons de passe, bars, consulats et commissariats. On retrouvait les mêmes installations, à plus petite échelle, dans les villes de Tianjin et de Hangzhou. La plupart des Chinois qui avaient le droit d’y pénétrer étaient des domestiques.
20 Les premiers bénéficiaires de cet impérialisme de libre-échange et de privilèges extraterritoriaux furent les étrangers. Si les ports du traité étaient de brillantes enclaves de modernité, la situation des autres villes chinoises ne s’améliora pas pour autant et celle des cités touchées par la massive rébellion des Taiping de 1850-1864 se détériora. L’agriculture chinoise ne fut pas affectée de façon significative par l’ouverture du pays.
21 L’expansion des installations portuaires se poursuivit et, ajoutée à la liberté de fabriquer des objets manufacturés dont bénéficièrent les étrangers à partir de 1895, contribua très fortement à la croissance des secteurs modernes, chemins de fer, banque, commerce, production industrielle et minière y compris. Cela entraîna parallèlement la croissance d’activités capitalistes chinoises, celles pour l’essentiel des intermédiaires compradore dans les ports. Il y eut un afflux de capitaux de Chinois d’outre-mer qui avaient émigré en masse vers d’autres pays d’Asie.
22 La part des exportations dans le PNB chinois était faible (0,7 % en 1870 ; 1,2 % en 1913), bien moindre qu’en Inde, en Indonésie ou au Japon. C’est en 1928 que la Chine obtint à nouveau son autonomie douanière et que d’autres contraintes portant sur sa souveraineté dans les ports du traité furent également assouplies. Dans la première moitié du XXe siècle, le pays accusait un important déficit commercial, contrairement à l’Inde et à l’Indonésie, largement excédentaires. Les fonds que les quelque 9 millions de Chinois d’outre-mer envoyaient à leurs familles couvraient une partie du déficit ; il y eut une importante sortie d’argent en espèces dans les années 1930 consécutivement à la dévaluation américaine de 1932, d’une part, au passage de la monnaie d’argent à la monnaie de papier en 1935, d’autre part.
23 À partir des années 1860, les zones les plus dynamiques de l’économie chinoise furent Shanghai et la Mandchourie. Shanghai bénéficia grandement de sa localisation à l’embouchure d’un énorme réseau fluvial : au total, quelque 48 000 kilomètres de voies fluviales navigables par jonque presque toute l’année, sans compter environ 800 000 kilomètres de canaux et de voies fluviales artificielles dans la région du delta. Rien de surprenant, donc, à ce que, de 1865 à 1936, Shanghai ait réalisé entre 45 % et 65 % du commerce extérieur de la Chine [1]. C’était déjà un port important sous la dynastie Qing, avec une population de 230 000 habitants dans les années 1840. En 1938, la population atteignait 3,6millions d’habitants : c’était la plus grande ville de Chine. Elle compte aujourd’hui 16 millions d’habitants.
24 Jusqu’en 1860, la dynastie mandchoue avait fermé la Mandchourie au peuplement ethniquement chinois. C’est après avoir été obligée de céder à la Russie le territoire très faiblement peuplé du nord du fleuve Amour qu’elle commença de s’intéresser à l’implantation de Han. De 1860 à 1930, sa population décupla, passant de 3,3 à 31,3millions d’habitants, et les Russes investirent substantiellement dans la construction de voies ferrées. Après la chute des Qing, en 1911, la Mandchourie échappa au contrôle chinois. Dans les années 1920, elle était sous l’autorité d’un seigneur de la guerre, Zhang Zuolin, ami des Japonais, après l’assassinat duquel l’armée japonaise du Guandong (Kantö) s’empara de la capitale mandchoue, Mukden, et étendit son contrôle à toute la Mandchourie. En 1932, le Japon établit un État fantoche en Mandchourie, auquel elle adjoignit l’année suivante le Jehol, en Mongolie intérieure. En 1934, l’exempereur chinois Puyi fut désigné empereur du Mandchoukouo, le véritable pouvoir étant entre les mains du commandant de l’armée japonaise du Guandong, forte de 300 000 hommes. Le gouvernement chinois persuada la Société des Nations de condamner cette action. Le Japon quitta la SDN sans qu’aucune sanction lui fût imposée. En 1935, l’URSS, qui disposait depuis 1916 d’une autre ligne ferroviaire, passant au nord du fleuve Amour, pour accéder à Vladivostok, vendit son chemin de fer de l’Est chinois au Japon et abandonna le Mandchoukouo.
25 Le Japon allait beaucoup investir dans le charbon, l’extraction du métal et l’industrie mandchous. La valeur ajoutée de l’industrie moderne y fit plus que quadrupler entre 1929 et 1941, et tripla dans le secteur minier. En 1945, la Mandchourie produisait environ la moitié des produits manufacturés modernes de la Chine. La croissance annuelle du PNB atteignait en moyenne 4,1 % de 1924 à 1941. L’agriculture, la pêche et les forêts constituaient seulement un tiers environ de ce PNB. En 1945, plus d’un million de civils japonais habitaient le Mandchoukouo.
Résultats économiques de la période maoïste (1949-1978)
26 L’établissement de la République populaire marqua un brusque transformation pour les élites politiques et le système de gouvernement. Le degré de centralisation était bien plus élevé que sous la dynastie Qing ou sous le Kuomintang, s’étendant désormais aux échelons les plus bas de l’administration, aux lieux de travail, aux fermes, aux foyers. Le parti, extrêmement discipliné, maintenait l’appareil bureaucratique sous une surveillance minutieuse et régulière. L’armée était très étroitement intégrée. La propagande politique et idéologique était relayée par des mouvements de masse contrôlés par le parti. Les expropriations et la fin de la propriété privée s’accompagnèrent de l’élimination des intérêts du capitalisme national et étranger. L’économie de la Chine suivit le modèle soviétique. Après un siècle de capitulation et de soumission à l’agression et aux incursions étrangères, le nouveau régime se fit le défenseur impitoyable et accompli de l’intégrité nationale de la Chine, limitant ses liens avec l’économie mondiale. Pendant la plus grande partie de la période maoïste, il y eut très peu de contacts avec le monde extérieur. De 1952 à 1971, les États-Unis placèrent le pays sous un embargo général : commerce, circulation des personnes, transactions financières ; l’URSS fit de même à partir des années 1960.
27 La version chinoise du communisme comprenait des expériences risquées à grande échelle. Les traumatismes qu’il s’infligea à lui-même amenèrent le pays au bord du gouffre : ce furent le Grand Bond en avant (1958-1960), puis la Révolution culturelle (1966-1976), qui ébranla profondément l’éducation et le système politique. La mobilisation des ressources restait très inefficace. La Chine connut une croissance plus lente que les autres économies communistes et un peu plus faible que la moyenne mondiale, même si les résultats de son économie s’amélioraient nettement par rapport au passé. De 1952 à 1978, le PNB tripla, le produit intérieur brut par habitant augmentant de plus de 80 % et la productivité de la main-d’œuvre de 60 %. L’économie connut des transformations structurelles : en 1952, la part de l’industrie dans le PNB ne représentait qu’un sixième de l’agriculture ; en 1978, elle était plus importante que cette dernière, et ce en dépit de l’isolement politique et économique, de relations hostiles tant avec les États-Unis que l’Union soviétique et des guerres contre la Corée du Sud et l’Inde.
La période des réformes depuis 1978
28 Après 1978, ce fut le tournant majeur vers le réformisme pragmatique, marqué par l’assouplissement du contrôle central et par des transformations en profondeur du système économique ; autant de changements qui allaient permettre une plus grande stabilité dans le développement et une forte accélération de la croissance économique. Le seul pays d’Asie à faire mieux fut la Corée du Sud. L’accélération de la croissance était due pour l’essentiel à une efficacité croissante. L’agriculture collective avait été abandonnée et les décisions en matière de production étaient prises par les paysans eux-mêmes. Les activités industrielles et de services à petite échelle furent libérées du contrôle gouvernemental et leurs résultats dépassèrent largement ceux du secteur étatique. L’ouverture au commerce et aux investissements étrangers s’accentua, consolidant les forces du marché et rendant accessible un large éventail de produits aux consommateurs.
29 Les nouvelles politiques chinoises étaient le fait des Chinois eux-mêmes et n’avaient rien à voir avec les prescriptions et la « transition » que l’URSS avaient proclamées et suivies. Le contraste entre les bilans chinois et soviétique des réformes est particulièrement frappant. Tandis que la Chine prospérait, l’économie soviétique s’effondrait et l’URSS se disloqua ; son PNB par habitant reste bien inférieur au sommet atteint en 1989. En 1978, le revenu par habitant de la Chine atteignait 15 % de celui de l’ex-Union soviétique ; en 2003, il en représentait 75 %.
30 Durant la période de réformes, les tensions internationales furent moindres. La position géopolitique de la Chine, son statut et son influence augmentèrent considérablement. La Chine devint la deuxième économie mondiale en volume, dépassant le Japon avec une marge respectable et laissant l’ex-URSS loin derrière elle. Elle reprit pacifiquement le contrôle de Hong Kong et de Macao et inaugura une politique des « deux systèmes » destinée à réintégrer Taiwan dans le giron national.
31 Monopole rigide sur le commerce extérieur et politique d’autarcie avaient été abandonnés en 1978. Les décisions en matière de commerce extérieur furent décentralisées, le yuan dévalué ; la Chine devint hautement compétitive. Des « zones économiques spéciales » de libre-échange étaient créées. Du fait de ce rôle plus important du marché, la concurrence apparut, la mobilisation des ressources s’améliora, et il y eut satisfaction accrue des consommateurs.
Dynamique des revenus et des exportations, 1950-2003
Dynamique des revenus et des exportations, 1950-2003
Perspectives
32 La Chine a encore d’importants problèmes à résoudre. La disparité entre régions reste très grande – le revenu moyen par foyer à Shanghai est presque huit fois plus élevé que dans le Guizhou, la province la plus pauvre. Les gros différentiels entre villes et campagnes en matière de revenu, d’éducation, de santé et d’emploi sont des raisons majeures de frustration.
33 De vastes entreprises industrielles d’État, rescapées de la période Mao, subsistent. La plupart d’entre elles à pertes considérables. Elles survivent grâce aux subventions du gouvernement et aux prêts que les banques d’État sont contraintes de leur accorder, même si leur importance relative a décliné de façon significative. En 1996, le secteur industriel d’État employait 43 millions de personnes ; ce chiffre est retombé à 18 millions en 2001.
34 Le gros volume d’emprunts non productifs, dans un secteur bancaire en grande partie contrôlé par l’État, représente un autre problème majeur (et lié au premier), même s’il ne se pose pas dans des proportions aussi considérables qu’au Japon : l’État ne mobilise pas de manière efficace les fonds reçus des épargnants.
35 Il est néanmoins difficile d’envisager avec pessimisme l’avenir d’une économie qui a manifesté un tel dynamisme au cours du dernier quart de siècle, où l’investissement étranger et le commerce étranger ont fortement contribué à améliorer la mobilisation des ressources. Certes, par rapport aux standards internationaux, la Chine demeure un pays à bas revenus et à basse productivité, mais, précisément pour cette raison, elle a des chances de rattraper rapidement son retard que n’ont pas des économies plus avancées, plus proches des frontières de la technologie. Les pays en retard peuvent puiser dans le fonds technologique de ceux qui sont en pointe dans la constitution de leur capital humain et physique, dans le processus d’ouverture de leurs économies au commerce international et dans la mise en place d’institutions susceptibles de promouvoir la capacité d’absorption et la stabilité politique, comme le Japon entre 1868 et les années 1970. Quand les pays qui sont en train de rattraper leur retard se rapprocheront des pays de tête, en revanche, leur taux de croissance se ralentira sans doute.
La Chine dans le système économique mondial (1300-2030)
La Chine dans le système économique mondial (1300-2030)
36 Le tableau 6 indique des perspectives quant au rôle à venir de la Chine dans l’économie mondiale et pour ce qui est de ses chances de croissance dans le prochain quart de siècle par rapport à d’autres économies majeures. J’ai estimé que serait enregistré un ralentissement important du taux de croissance par habitant, taux qui passerait de 6,8 % par an pendant la période 1990-2003 à 4,5 % par an entre 2003 et 2030. Ce ralentissement est garanti par le fait que la Chine, pendant sa période de réformes, a pu augmenter le taux d’activité et le niveau moyen d’éducation de la main-d’œuvre à un point qui ne peut se reproduire ; on peut s’attendre à ce que la prime de productivité découlant du processus de rattrapage décline au fur et à mesure que le pays se rapprochera des frontières de la technologie. Mais, même à partir de ces prémisses plutôt conservatrices, la Chine redeviendra la première économie du monde en 2030, avec un PNB d’un peu plus de 21 000 milliards de dollars (selon les prix et le pouvoir d’achat de 1990), et les États-Unis prendraient la deuxième place avec un PNB d’environ 16 000milliards de dollars (en termes de prix et de pouvoir d’achat de 1990). Le niveau moyen par habitant équivaudra au tiers de celui des États-Unis et sera situé bien au-dessus de la moyenne mondiale.
37 Traduit de l’anglais par Mélanie Torrent
Notes
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[1]
Cf. A. Eckstein, K. Chao, J. Chang, « The Economic Development of Manchuria : The Rise of a Frontier Economy », Journal of Economic History, 1974, p. 325-264.