Notes
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Paris, Grasset & Fasquelle, 1992.
1Lorsque hommes et femmes sont traités sur un pied d’égalité, la part des deux sexes dans la population est toujours en faveur de ces dernières. Ainsi, en 2005, l’Europe, traditionnellement le plus « féminin » des continents, compte 92,7 hommes pour 100 femmes. Elle est suivie par l’Amérique du Nord (96,9) et l’Amérique latine (97,5). Sans compter l’Océanie (99,5) et l’Afrique (99,8). Au sein du continent asiatique, qui s’avère, avec 103,9 hommes pour 100 femmes, le plus « masculin » de tous, la Chine se démarque particulièrement. Elle compte en effet 106,3 hommes pour 100 femmes, soit 12 % de plus que la norme prévalant dans les pays les plus développés (94,7), 6,5 % de plus que celle que l’on observe en Afrique et 3 % au-dessus de la norme asiatique générale (Chine exclue). Une majorité masculine qui gagne du terrain puisque, il y a vingt ans, il n’y avait encore « que » 105 hommes pour 100 femmes. Force est donc de constater que, d’une part, la Chine compte une majorité d’hommes – prééminence sans fondement biologique – et que, d’autre part, la part masculine de sa population croît plus vite que sa part féminine. Autrement dit, la discrimination des femmes sur une base strictement démographique s’aggrave, et les absentes, au moins dans les statistiques, sont de plus en plus nombreuses. Si la Chine se pliait à la norme et comptait elle aussi une proportion d’hommes de quelques points inférieure à celle des femmes, elle recenserait une soixantaine de millions de femmes supplémentaires, l’équivalent de la population de la France. Cette proportion anormalement élevée d’hommes dans la population chinoise résulte de la conjonction de deux facteurs : une proportion excessive de garçons à la naissance et une surmortalité féminine anormale, en particulier dans la petite enfance.
2Dans la société chinoise, où la préférence pour les fils est le produit d’un système patriarcal et confucéen qui veut que l’homme soit supérieur à la femme, les filles et les femmes continuent d’occuper une position marginale. Les fils, quant à eux, offrent de nombreux avantages : perpétuation de la lignée, prise en charge des parents dans leur vieillesse, soutien économique… Parce que la politique de limitation des naissances impose une autorisation avant chaque naissance et inflige des sanctions à tout couple contrevenant, les filles deviennent indésirables simplement parce qu’elles privent leurs parents de la possibilité d’avoir un fils. Mais, au-delà de cette politique coercitive, les changements récents dans les comportements de reproduction et la généralisation des familles nucléaires doivent également être pris en considération. Dans le contexte des réformes économiques, avec l’augmentation du coût de la vie et la libéralisation sociale, les couples limitant spontanément la taille de leur famille sont de plus en plus nombreux. Toutefois, du fait de la préférence persistante pour les fils, la sélection du sexe de l’enfant en amont ou en aval de la naissance s’étend. C’est donc bien la conjonction de la baisse de la fécondité et du maintien de ce trait de la culture traditionnelle qui est à la source de discriminations elles-mêmes à l’origine d’un déficit croissant de filles.
3Que faire quand on n’a droit qu’à un seul enfant, deux au maximum, et que l’on veut à tout prix un fils ? Un seul choix : empêcher dans la mesure du possible la naissance d’une fille ou, quand elle survient néanmoins, tout faire pour qu’elle ne prive pas ses parents d’un fils. Alors, on ne la déclare pas à l’état civil et on la cache; dans les cas extrêmes, on l’abandonne ou l’on met fin à ses jours. D’entre toutes les discriminations subies par les filles, cependant, l’avortement sélectif fait les plus gros ravages. Car le progrès technologique donne aujourd’hui tout loisir d’intervenir sur le sexe de sa descendance. Au bout de quelques mois de grossesse, on passe une échographie ou une amniocentèse ; si c’est un garçon, l’héritier tant attendu, on peut rentrer chez soi et attendre patiemment l’heureux événement ; si c’est une fille, alors c’est le dilemme : si on la garde, aura-t-on de nouveau l’occasion d’avoir un fils ? Et, le cas échéant, sera-t-on en mesure de faire face à l’escalade du coût de l’entretien des enfants ? Alors, bien souvent, plutôt que de devoir renoncer à un fils, on prend la décision de se débarrasser de la fillette indésirable en avortant.
4Depuis 1994, pourtant, la loi sur la santé des mères et des enfants interdit la détermination du sexe du fœtus, de façon à éviter toute sélection prénatale. Or l’échographie est largement disponible à travers le pays, y compris dans les villages. Les médecins intègres y recourent pour confirmer une grossesse, diagnostiquer une malformation du fœtus ou vérifier un stérilet. Mais les plus corrompus acceptent de pratiquer des échographies illégales, un service désormais offert par bon nombre d’hôpitaux. Ce sont vraisemblablement, chaque année, environ 5 % des naissances féminines qui seraient ainsi empêchées à l’échelle du pays.
5Durant les décennies précédant la révolution communiste de 1949, l’équilibre des sexes chez les enfants – et, par conséquent, dans la population adulte – était déjà perturbé du fait d’une mortalité féminine excessive liée à l’infanticide. La raréfaction de cette pratique et l’amélioration du statut de la femme dès les années 1950, à un moment où aucune forme de restriction de la natalité n’était imposée, avaient permis de rétablir cet équilibre entre filles et garçons. Mais la décennie 1980 marqua une nouvelle rupture dans la régulation biologique des sexes à la naissance. Sous prétexte de lever les obstacles au développement économique de la nation, la Chine voulut juguler sa croissance démographique en radicalisant encore sa politique de limitation des naissances en place depuis le début des années 1970. Au mépris des libertés individuelles et des traditions culturelles, chaque couple se vit imposer la restriction à un enfant à partir de 1979. Dès lors, la « politique de l’enfant unique » se transforma de facto en « règle du fils unique ». Personne n’était prêt à renoncer à un fils, et les fillettes, devenant indésirables, commencèrent à manquer, y compris après que les couples de ruraux eurent été autorisés, en 1984, à avoir un deuxième enfant. Depuis lors, le déficit de filles n’a fait que croître : au recensement de 1990, il correspondait à 6 % des naissances féminines, soit 111 garçons pour 100 filles à la naissance, au lieu des 105 à 106 attendus en l’absence de discrimination ; en 2000, ce rapport atteignait 117, un déficit équivalent à 10 % des naissances de filles. Ces écarts substantiels traduisent des interventions délibérées visant à modifier les probabilités de naître fille. Le déficit cumulé atteindrait une douzaine de millions sur les vingt dernières années.
6Là n’est pas la seule anomalie démographique de la Chine. Dans les sociétés où les femmes ne subissent pas de discrimination, notamment sur les plans sanitaire et nutritionnel, la mortalité des hommes est plus forte que celle des femmes à tous les âges de la vie, ce qui est une compensation naturelle de l’excédent, également naturel, de naissances masculines. En Chine, c’est le cas pour les adultes, mais non pour les enfants. La politique sanitaire mise en place par les communistes dans les années 1950, à force de vaccinations et de campagnes d’hygiène, a eu raison des maladies infantiles les plus meurtrières, permettant ainsi des progrès notables en matière de survie infantile : aux alentours de 1945, deux enfants sur dix mouraient avant leur premier anniversaire ; vingt-cinq ans plus tard, la plupart (environ 95 %) survivaient. Mais, compte tenu d’une libéralisation du système de santé qui a rendu l’accès aux soins de plus en plus coûteux, les progrès se sont essoufflés : de 37,7 ‰ en 1982, le taux de mortalité infantile est passé à 32,2 ‰ en 2000 – 26,5 ‰ pour les garçons et 38,9 ‰ pour les filles. En outre, au fur et à mesure que les chances de survie jusqu’au premier anniversaire s’amélioraient, l’écart entre les sexes a commencé à se creuser, au détriment des filles. Lorsque les enfants des deux sexes sont traités sans discrimination, le désavantage masculin en termes de mortalité infantile est de l’ordre de 20 %. En Chine, cette règle n’était déjà plus respectée dans les années 1970, avec une surmortalité des garçons de 12 % seulement. Depuis la fin des années 1980, la situation s’est encore aggravée : les filles meurent désormais plus que les garçons, à hauteur de 30 % ; il y a donc un excédent anormal de décès féminins de 50 %. On estime que 70 000 à 80 000 petites filles meurent prématurément avant leur premier anniversaire.
7La Chine n’a pas l’apanage de cette situation. Victimes de diverses formes de discrimination, une centaine de millions de femmes manqueraient aujourd’hui dans le monde, dont l’immense majorité sur le continent asiatique, en particulier en Chine, mais aussi en Inde, au Pakistan, au Bangladesh, à Taiwan et en Corée du Sud, qui représentent à eux seuls 2,7 des 6 milliards d’habitants de la planète. Le trait commun à ces pays est une préférence marquée pour les fils, d’autant plus virulente que le nombre d’enfants diminue. Confucéennes, musulmanes ou hindouistes, ces sociétés, que tout oppose a priori, présentent bien des similitudes. En Inde comme en Chine, une fille n’est chez ses parents que de passage. Une fois mariée, elle partira se consacrer à la famille de son mari. Élever une fille, selon le dicton chinois, c’est cultiver le champ d’un autre ; pour les Indiens, c’est arroser le jardin de son voisin. Système patriarcal, familles patrilinéaires, processus de socialisation encourageant la soumission des épouses à leur mari et à leur belle-famille, mariages arrangés… En un mot : il faut un fils pour maintenir la famille, perpétuer son nom et assurer sa reproduction sociale et biologique.
8En Chine, la discrimination trouve son origine au cœur de la culture. Traditionnellement cantonnée dans la sphère domestique, une bonne épouse se devait de « servir son mari et ses beaux-parents, de bien s’occuper de la maisonnée et de porter de beaux enfants mâles », rien d’autre. Entretenue par ses parents jusqu’à son mariage, parfois au prix de lourds sacrifices, pour ensuite servir la famille de son mari et ne plus rien devoir à ses parents, une fille apparaissait souvent comme un investissement à fonds perdus. Sa naissance avait peu de raisons de réjouir, surtout dans les familles les plus pauvres. Aujourd’hui encore, « la naissance d’un garçon est accueillie par des cris de joie et des pétards, mais, quand une fille voit le jour, les voisins se contentent de rester muets ». Le poids des traditions séculaires reste lourd, et des femmes sont toujours maltraitées ou répudiées si elles se montrent « incapables » d’enfanter un mâle. Un journaliste chinois témoigne : « À l’hôpital de Taozhou, au Zhejiang, nous avons rencontré une paysanne qui tenait une fillette nouveau-née dans les bras. Elle nous a dit que son mari les avait abandonnées en apprenant le sexe de l’enfant. »
9En dépit de la modernisation économique de ces dernières décennies, la femme chinoise demeure « inférieure à l’homme ». Le système clanique patriarcal, fondement de la société, voulait que l’on se marie tôt pour avoir beaucoup d’enfants, surtout des mâles. De la sorte, on perpétuait non seulement le pouvoir du clan face aux clans rivaux, mais aussi celui de sa propre famille au sein du clan. Aujourd’hui, le clan n’est plus la base de l’organisation sociale, mais l’idéologie clanique lui survit. Les solidarités familiales restent fortes et la culture patriarcale domine encore la vie quotidienne : mariage patrilocal et système de filiation relèguent les femmes en position secondaire. Dans certains villages, surtout dans le sud du pays, le rétablissement d’organisations lignagères favorise ces atavismes, faisant perdre la face aux familles dépourvues d’héritier mâle.
10Le système patriarcal a aujourd’hui renoncé à ses assises économiques, le patrimoine familial n’étant plus exclusivement transmis aux fils. Mais le mariage patrilocal demeure la règle. Lorsqu’elle se marie, une fille quitte toujours, à la fois physiquement et symboliquement, sa famille biologique. Dans les campagnes, on sait qu’il faut « élever un fils pour préparer sa vieillesse », puisqu’on ne touchera jamais aucune pension de retraite. Pour des centaines de millions de paysans, un fils est la seule assurance vieillesse, la seule garantie contre la maladie ou l’invalidité.
11Perpétuer la lignée, c’est aussi l’un des devoirs fondamentaux du confucianisme. On se glorifiait autrefois d’une famille nombreuse, symbole de puissance et de prospérité. Si la famille étendue cède progressivement le pas à la famille restreinte, cela n’a en rien modifié les conceptions traditionnelles, solidement ancrées dans l’habitus familial. Ne pas laisser de descendant reste le pire des manquements aux règles de la piété filiale, surtout à la campagne. On peut encore entendre des paysans déclarer que « plus on a d’enfants, plus on est heureux », certains ne pouvant se retenir d’ajouter : « Donner naissance à un garçon ou à une fille, c’est la même chose, mais avoir un garçon, c’est mieux. »
12Avoir un fils, c’est enfin la condition sine qua non pour perpétuer le culte des ancêtres, éminente manifestation de piété filiale. Au cœur de la religion populaire depuis quatre mille ans, il demeure l’objet de toutes les dévotions. Pour conserver la bienveillance et la protection des ancêtres, il faut les honorer; or le culte s’éteint avec la disparition du dernier héritier masculin. Tout homme se doit donc d’avoir un fils, obligation sacrée afin que se perpétuent les sacrifices aux ancêtres. Mao avait tenté d’éradiquer ces croyances, qu’il qualifiait de « superstitions féodales » ; en vain. La libéralisation sociale consécutive aux réformes économiques de la fin des années 1970 leur a rouvert la porte.
13La décollectivisation agraire, dans les années 1980, a fourni un prétexte supplémentaire à la discrimination des filles. En recevant l’usufruit de la terre, le paysan a vu renaître le mirage de l’enrichissement personnel. Une fois payé l’impôt et livrés à l’État les quotas de production imposés, il est désormais autorisé à vendre ses surplus et à en conserver les revenus. La famille redevient une unité de production, rôle dont elle avait été privée durant la période collectiviste. Dès lors, plus la famille est nombreuse, plus elle est en mesure de produire et plus elle a de chances de s’enrichir, d’autant que l’allocation de la terre se fait au prorata du nombre de ses membres. On dit à la campagne : « Il y a trois avantages à vite marier un fils : la bru, la descendance et la terre. » Contrairement aux villes, où l’enfant coûte plus qu’il ne rapporte, il a à la campagne une vraie valeur économique : il aide aux champs, sort le bétail et accomplit de menus travaux. L’exode rural et la désaffection croissante pour l’agriculture n’ont rien changé à la nécessité d’avoir au moins un fils : s’il ne reste pas à la ferme, il partira travailler au bourg dans un emploi plus rémunérateur, ou en ville pour tenter la grande aventure. Qu’il soit ou non aux côtés de ses parents, il continuera de pourvoir à leurs besoins dans la vieillesse. Ces exigences économiques confortent la préférence pour une descendance masculine, qui marginalise les femmes.
14Les autorités chinoises, conscientes de la gravité de la situation, tentent tant bien que mal d’y remédier. La loi sur la protection des mineurs de 1991, puis la loi pour la protection des droits et intérêts des femmes de 1992 interdisent les noyades et abandons de fillettes, de même que tout mauvais traitement ou discrimination à l’encontre des femmes stériles ou n’ayant eu que des filles. Ces pratiques sont de nouveau proscrites par la loi sur la santé des mères et des enfants de 1994, qui par ailleurs prohibe, comme on l’a vu, l’identification prénatale du sexe du fœtus. La loi sur la population et la planification des naissances, entrée en vigueur en 2002, renforce encore cet édifice juridique en renouvelant l’interdiction des échographies ou de toute autre pratique visant exclusivement à détecter un fœtus féminin, de même que l’interruption sélective de grossesse en fonction du sexe.
15En outre, a été lancée en 2001 une campagne visant à « Plus de considération pour les filles » : il s’agissait de promouvoir l’idée d’égalité des sexes et d’améliorer les conditions de vie des familles ayant seulement des filles. Ainsi, dans un district de l’Anhui choisi à titre expérimental, les foyers n’ayant qu’une ou deux filles ont droit à 2 000 yuans (environ 200 euros) comme fonds de soutien et sont exemptés d’impôts agricoles et de frais de scolarité obligatoire pour leurs filles, et ce jusqu’à ce qu’elles soient en âge de se marier. Dans d’autres provinces, les gouvernements locaux ont recours à des bandes dessinées pour promouvoir cette campagne et font distribuer des tracts expliquant qu’il existe des soins médicaux gratuits pour ces filles. Des expressions telles que « hommes et femmes naissent égaux » et des informations dénonçant les discriminations à l’encontre des filles sont introduites dans les manuels des écoles primaires. Par ailleurs, le gouvernement chinois a mis en place un programme, dont l’échéance a été fixée à 2010, afin que le rapport de masculinité des naissances retombe à un niveau normal. Reste à voir si ces initiatives viendront à bout des pesanteurs sociales et culturelles et permettront un rééquilibrage des sexes à la naissance.
16Où ces déséquilibres mèneront-ils la société chinoise ? L’enjeu démographique est de taille, car le déficit de filles finira par se répercuter sur le marché matrimonial, hypothéquant pour quantité de jeunes hommes la possibilité de trouver une épouse. À l’heure actuelle, les hommes en âge de se marier sont d’ores et déjà en surnombre. Au recensement de 2000, on comptait 90 % d’hommes parmi les célibataires âgés de trente ans et plus, une situation anormale – à titre de comparaison, cette proportion n’est que de 54 % en France. Mais la situation actuelle est sans commune mesure avec celle que la Chine est susceptible de connaître dans un avenir proche. À partir de 2010, le déséquilibre des sexes sur le marché matrimonial se fera en effet de plus en plus aigu, avec un excédent d’hommes qui pourrait atteindre les 20 % vers 2030, soit environ 1,6 million de candidats au mariage bredouilles.
17Ce phénomène des « femmes manquantes » a tout lieu d’inquiéter. Faut-il pour autant tomber dans les scénarios catastrophe ? Au moins pour un temps, le marché matrimonial se régulera de lui-même. Les prétendants au mariage devront commencer par se tourner vers des partenaires potentielles de plus en plus jeunes, avant que de puiser dans deux réservoirs jusqu’ici peu convoités : celui des veuves, si tant est que le tabou sur leur remariage finisse par être levé, et surtout dans celui, de plus en plus fourni, des divorcées. Les candidats auront de toute façon à se montrer plus patients et arriveront globalement plus âgés au mariage. À plus longue échéance, les hommes seront davantage contraints au célibat, avec toutes les conséquences sociales que cela implique. En outre, ces hommes célibataires par force se trouveront du même coup dans l’impossibilité d’assurer leur descendance et seront obligés de subir les inconvénients de l’absence d’héritier : extinction de la lignée familiale, solitude et absence de soutien économique dans leurs vieux jours, etc. : précisément les arguments avancés pour justifier la discrimination des filles dans la société chinoise actuelle.
18Mais rien n’indique que la raréfaction des femmes dans les générations futures permettra d’améliorer leur condition, au contraire. En Chine et en Inde, notamment, on assiste aujourd’hui à une marchandisation des femmes, qui, dans certaines régions, finissent par ne plus représenter qu’un bien de consommation comme un autre. Loin d’augmenter leur valeur symbolique, et donc les égards dont elles pourraient être l’objet, le phénomène des « femmes manquantes » tend à accentuer leur chosification. C’est le cas en Inde, notamment à travers le système de la dot. C’est aussi le cas en Chine, où, avec les réformes économiques, la valeur marchande de la femme augmente.
19Ainsi se développe dans certaines régions chinoises la vente d’épouses. Les acheteurs sont en général des paysans pauvres et peu éduqués pour lesquels faire appel à des trafiquants reste moins onéreux qu’une mise en ménage régulière avec cadeaux, repas de noces et compensation matrimoniale. En 1990, chez les illettrés, qui font le moins recette auprès des jeunes filles, un homme sur cinq était encore célibataire à quarante ans. Des réseaux de trafiquants sont régulièrement démantelés. En 2002, par exemple, un tribunal de la province du Guangxi, dans le Sud, a condamné à mort un homme pour l’enlèvement puis la vente d’une centaine de femmes à des paysans en mal d’épouse. Les victimes, en général des femmes issues de régions défavorisées, tombaient dans le piège de la promesse d’emploi. Elles étaient alors séquestrées et battues, avant d’être vendues dans la province voisine, le Guangdong, où le niveau de vie est plus élevé, et ce pour 1 000 à 3 000 yuans (100 à 300 euros).
20Laxisme et corruption dans les régions « acheteuses » encouragent le trafic. Dans certains villages, les services chargés de l’enregistrement des mariages s’autorisent à simplifier les procédures, ce qui permet aux acheteurs d’obtenir au moment du payement un certificat attestant leur mariage avec l’épouse achetée et une inscription en bonne et due forme aux registres de l’état civil. Les fonctionnaires corrompus couvrent d’un voile légal des activités illicites, compliquant la tâche des enquêteurs qui tentent de délivrer les victimes. Une jeune femme retrouvée par la police avait exigé à sa libération de retourner dans sa famille ; son mari et acquéreur protesta, certificat de mariage à l’appui : « Oui, ma femme, je l’ai achetée, mais nous sommes époux devant la loi ! » L’achat d’épouses de la période récente – il renoue en fait avec des pratiques fréquentes avant la révolution communiste de 1949 – a commencé dans les années 1970, avant de prendre une grande ampleur dans certaines régions rurales à la fin des années 1980. Bien qu’interdite, cette pratique n’est pas socialement réprouvée, et les acheteurs sont rarement considérés comme des criminels par leur environnement. Que l’on trouve une femme par le biais d’une entremetteuse ou qu’on l’achète à des trafiquants, cela ne fait pas grande différence ! L’important est de se marier et de pouvoir ensuite assurer sa descendance, règle essentielle de la piété filiale.
21Depuis quelques années, le trafic de femmes à des fins de mariage s’étend par-delà les frontières chinoises. Les Chinois du Sud en viennent de plus en plus souvent à épouser une Vietnamienne, « commerce » qui concernerait des milliers de femmes. Deux facteurs expliquent cette demande d’épouses en provenance du Viêt-nam. Le premier est lié au déficit de femmes, particulièrement aigu dans les provinces chinoises méridionales. Le second est d’ordre économique et résulte de l’inflation du montant de la compensation matrimoniale depuis les réformes économiques des années 1980. Là encore, recourir à des trafiquants pour se procurer une épouse vietnamienne reste moins onéreux qu’un mariage en bonne et due forme avec une Chinoise ; pour certaines familles pauvres, ce serait même le seul moyen de trouver une femme à leur fils. En outre, si des femmes vietnamiennes sont effectivement victimes de trafiquants, la plupart partent de leur plein gré, dans l’espoir qu’un mariage en Chine leur apportera une vie meilleure. Cette pratique ne se limite d’ailleurs pas à la Chine continentale : depuis le milieu des années 1990, le Viêt-nam aurait fourni une épouse à quelque cent mille hommes taiwanais.
22Les perspectives lointaines sont incertaines. Si le déficit de femmes poursuit sa course actuelle, se creusant de plusieurs millions chaque décennie, la situation pourrait devenir très critique. En outre, qui dit moins de femmes dit, à terme, moins d’enfants, donc mathématiquement moins de filles, et encore moins de femmes dans les générations futures, donc décélération rapide de la croissance démographique dans le pays le plus peuplé du monde. Alors, on ne sera plus loin de la fiction imaginée par Amin Maalouf dans Le premier siècle après Béatrice [1] : « Si demain les hommes et les femmes pouvaient, par un moyen simple, décider du sexe de leurs enfants, certains peuples ne choisiraient que des garçons. Ils cesseraient donc de se reproduire et, à terme, disparaîtraient. Aujourd’hui tare sociale, le culte du mâle deviendrait alors suicide collectif. » On assisterait alors à « l’autogénocide des populations misogynes »…
Notes
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[1]
Paris, Grasset & Fasquelle, 1992.