Notes
-
[1]
Maria Mies (2010), The village and the world, Melbourne : Spinifex.
-
[2]
Voir Chandra Mohanty (1988), « Under Western eyes : feminist scholarship and colonial discourses », Feminist Review, 30, pp. 61-88
-
[3]
Dans l’ordre des traductions : Maria Mies, Vandana Shiva (1998 [1993]), Écoféminisme, Paris : L’Harmattan ; Maria Mies, Veronika Bennholt-Thomsen (2022 [1999]), La subsistance. Une perspective écoféministe, Saint-Michel-de-Vax : La Lenteur.
-
[4]
Geneviève Pruvost (2021), Quotidien politique. Féminisme, écologie, subsistance, Paris : La Découverte. Une notice biographique de Françoise d’Eaubonne, Maria Mies, Vandana Shiva et Silvia Federici se trouve en annexe de l’ouvrage. La notice sur Maria Mies est en accès libre sur le site de Mediapart, en ligne : [https://blogs.mediapart.fr/gpruvost/blog/270523/deces-de-maria-mies-ecofeministe-allemande] ; Aurélien Berlan (2021), Terre et liberté. La quête d’autonomie contre le fantasme de délivrance, Saint-Michel-de-Vax : La Lenteur.
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[5]
Veronika Bennholdt-Thomsen, « Écoféminismes : la perspective de la subsistance », Atecopol, 6 avril 2023, Toulouse, accessible en ligne : [https://www.youtube.com/watch?v=GKr8wguy5z8&feature=youtu.be] ; Veronika Bennholdt-Thomsen (2023) « La perspective de la subsistance », propos recueillis, traduits et introduits par Geneviève Pruvost, Les Cahiers du genre, 74, pp.259-270.
-
[6]
Maria Mies (1986), Patriarchy and accumulation on a world scale. Women in the international division of labor, Londres : Zed Books.
-
[7]
Maria Mies (1982), Lace makers of Narsapur : indian housewives produce for the world market, Londres : Zed Books.
- [8]
-
[9]
Région rurale de l’Allemagne occidentale où Marie Mies est née le 6 février 1931.
-
[10]
FINRRAGE est une association internationale, principalement composée de femmes du continent asiatique en lutte contre la colonisation patriarcale, capitaliste et occidentale du corps des femmes des pays du Sud. Étant donné le caractère controversé au 21e siècle de ce qui touche les technologies reproductives et l’absence de recherches historiques sur ce groupe permettant de contextualiser ces prises de position, NQF et Geneviève Pruvost ne souhaitaient pas que ce point soit évoqué tandis que Veronika Bennholdt-Thomsen et Aurélien Berlan ont souhaité garder ce point important de l’engagement de Maria Mies au début des années 1980. Il a été décidé qu’une note serait ajoutée pour faire état de nos débats.
-
[11]
Comilla est une ville du Bangladesh. La « Déclaration de Comilla » a été traduite dans la revue L’Inventaire. Revue de critique sociale et culturelle, 7 (printemps 2018), pp.41-49 ; elle y est précédée d’une présentation et suivie d’un autre texte du collectif FINRRAGE : « La lutte autour des nouvelles technologies de reproduction. »
-
[12]
Dorothee Sölle était une activiste chrétienne qui estimait que la théologie, quand elle ne pousse pas à l’engagement politique, n’est qu’une mascarade. En 1968, dans le cadre du cercle œcuménique de Cologne, elle invite à célébrer de nuit un service religieux à caractère politique (d’où le nom de son groupe et des réunions qu’il a organisées : Politischen Nachtgebet signifie littéralement « prière politique nocturne »). Un millier de catholiques et de protestants participèrent à la première édition, le 1er octobre 1968. Lors des réunions qui commençaient à 20h30, on échangeait des informations sur des questions politiques d’actualité (guerre du Vietnam, putsch au Chili, Fraction Armée Rouge, etc.), on les confrontait à des versets de la Bible et on y discutait de perspectives d’action.
-
[13]
Veronika Bennholdt-Thomsen, Maria Mies et Claudia von Werlhof, Frauen, die letzte Kolonie. Zur Hausfrauisierung der Arbeit, Rowohlt, Hamburg, 1983 (traduction anglaise : Women : the last colony, Londres : Zed Books, 1988).
-
[14]
Par opposition à la « branche intégrée » du mouvement féministe allemand, qui ne revendiquait pas tant un changement général de société que l’égalité hommes/femmes dans le cadre de la société capitaliste. Voir l’avant-propos de Veronika Bennholdt-Thomsen à l’édition française du livre qu’elle a coécrit avec Maria Mies, La subsistance. Une perspective écoféministe, Saint-Michel-de-Vax : La Lenteur, 2023, pp.8-12.
1 Travaux des champs dans la ferme de ses parents, pédagogie alternative, découverte du féminisme en Inde, lutte contre la centrale nucléaire de Whyl (Allemagne), réflexion théorique sur le patriarcat capitaliste, dénonciation de la guerre planétaire menée contre la subsistance, programme de recherche mettant sur un pied d’égalité femmes du Sud et femmes du Nord, manifestations altermondialistes, création de la commission « femmes » d’ATTAC, retour à la vie villageoise : voici quelques-uns des engagements racontés par la sociologue et activiste écoféministe allemande Maria Mies dans son autobiographie intellectuelle [1]. Elle s’est éteinte le 15 mai 2023 à l’âge de 92 ans. Décoloniale et écologique avant l’heure [2], les partis pris de cette pionnière sont saisissants d’actualité.
2 Son œuvre, presque intégralement traduite en anglais, est immense. Elle reste méconnue en France : seulement deux de ses livres ont été traduits en français [3]. Mais deux ouvrages parus en 2021 mettent à l’honneur le féminisme de subsistance de l’école de Bielefeld [4] et les conférences et entretiens de Veronika Bennholdt-Thomsen, publiés en 2023, viennent combler cette lacune [5].
3 Trois arguments clés permettent de s’initier à la grande clarté de la pensée de Maria Mies : il n’est tout d’abord pas possible de penser le travail domestique sans remonter à sa base matérielle du travail de la terre, indispensable à la reproduction de la vie [6]. Il faut, autrement dit, penser conjointement la domination masculine exercée sur les femmes, les ressources naturelles et les sociétés paysannes. Il n’y a, de fait, pas de liberté sans nécessité ; puisqu’il n’y a pas de confort moderne possible sans l’asservissement d’ouvrier·ère·s et de paysan·ne·s du Sud à l’autre bout de la planète [7], il n’est dès lors pas possible d’envisager l’émancipation à partir de l’exonération des hommes, des classes supérieures et des pays du Nord du travail de subsistance qu’il est nécessaire d’accomplir en bout de chaîne des industries délocalisées ; il s’agit enfin de penser, à partir du paradigme des communs, sachant qu’il « n’y a pas de communs sans communauté » [8] — principe que Maria Mies applique également dans sa pratique de pensée et d’écriture en entremêlant sa voix avec Veronika Bennholdt-Thomsen, Claudia von Werlhof et Vandana Shiva.
Discours de Veronika Bennholdt-Thomsen à l’enterrement de Maria Mies
4 Cologne, cimetière sud, 25 mai 2023
5 Chères amies, chers amis en deuil,
6 La femme que nous enterrons aujourd’hui, Maria Mies, est connue et même admirée dans le monde entier.
7 C’était non seulement une grande penseuse féministe, mais aussi une militante infatigable du mouvement pour l’émancipation des femmes, chez nous et partout dans le monde. Elle a cofondé en Allemagne le premier refuge pour les femmes victimes de violence domestique, ici à Cologne, et elle était étroitement liée aux femmes impliquées dans les mouvements sociaux en Inde et au Bangladesh. Avec elles, elle a lutté pour la préservation des terres, des méthodes de culture, des forêts et des zones de pêche.
8 Maria n’était pas une femme hors-sol, loin s’en faut. Elle, la célèbre professeure, est toujours restée une fille de l’Eifel [9] — modeste, traitant tout le monde d’égal à égal. Elle ne s’associait pas aux institutions agissant à l’échelle du monde, mais aux personnes dont elle partageait les préoccupations. Avec eux, Maria a noué des amitiés qui ont duré toute une vie. Comme avec Saral Sarkar, un ami particulièrement proche et un fidèle compagnon de route qui est devenu son mari. À toi, cher Saral, nous adressons tout particulièrement nos condoléances pour la perte que tu subis. L’attention et la tendresse avec lesquelles tu as pris soin de Maria ces dernières années, alors qu’elle perdait peu à peu la vivacité de son esprit, sont admirables.
9 Moi, Veronika Bennholdt-Thomsen, je suis une amie proche de Maria et ai lutté à ses côtés dans le mouvement féministe et « tiers-mondiste », comme nous disions alors. Nous avons dénoncé le mépris social de la femme, avec toutes les conséquences dévastatrices, en termes de violence et de pauvreté, qu’entraîne la hiérarchie patriarcale. Nous nous sommes opposées à l’expropriation néolibérale du travail féminin de soin, ainsi qu’à l’expropriation des savoirs spécifiques que les femmes ont développés — Maria était toujours en première ligne, particulièrement éloquente et énergique.
10 À presque 70 ans, elle s’était même rendue à Seattle pour protester courageusement contre les décisions asservissantes de l’Organisation mondiale du commerce. Les événements de 1999 sont entrés dans l’histoire sous le nom de « bataille de Seattle ». Avant, mais aussi après, Maria a organisé sans relâche des congrès pour expliquer les dangers que le nouvel ordre mondial du marché globalisé représente pour les humains et la nature. Aujourd’hui, des décennies plus tard, nous sommes toutes et tous conscients de ces dangers : changement climatique, pollution de l’eau, effets néfastes des polluants sur la santé et perte de cohésion sociale.
11 Maria était particulièrement préoccupée par les nouvelles technologies développées pour le marché globalisé par les institutions et les entreprises exerçant le pouvoir au niveau mondial, sans respect pour les processus naturels organiques et la diversité des cultures. C’est ainsi qu’elle a participé au congrès Frauen gegen Gen- und Reproduktionstechnologien (Les femmes contre les technologies génétiques et reproductives) sur les techniques modernes de reproduction, qui a eu lieu en 1988 à Francfort. Maria avait déjà cofondé en 1984 FINRRAGE (Feminist international network of resistance to reproductive and genetic engineering), le Réseau féministe international de résistance à l’ingénierie reproductive et génétique [10]. En 1989, elle a aidé son amie Farida Akhter à faire en sorte que le congrès ait lieu au Bangladesh et a participé à la rédaction de la « Déclaration de Comilla » [11]. Il ne s’agissait pas seulement d’aborder les problèmes que les prétendues mesures de politique démographique entraînent pour les femmes, comme si nous étions un groupe d’intérêt particulier. Il s’agissait plutôt et il s’agit toujours de mettre en lumière le savoir des femmes en matière de reproduction, et de soins liés à la reproduction, ainsi que la conscience de leur responsabilité dans ce domaine. Autrement dit, l’objectif était de lutter contre les OGM, les manipulations génétiques des plantes et des animaux, et de dénoncer les interventions industrielles et machiniques dans les processus de reproduction du vivant.
12 Maria était également très préoccupée par ce qui se passait dans l’agriculture, avec la production de notre nourriture. En 1996, elle a convoqué une « Journée des femmes sur l’alimentation » (Women’s day on food), parallèlement au Sommet mondial de l’alimentation organisé par la FAO (Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture). Ce « contre-sommet » a réuni à Rome des représentantes de tous les continents. Il s’agissait de faire passer le message suivant : ce sont les femmes qui assurent la sécurité alimentaire de leur pays, non la FAO. Les femmes du monde entier ont partagé leurs expériences sur la manière dont elles réalisent cette tâche dans des conditions très difficiles et sur la manière dont les projets portés par les organisations mondiales de développement les empêchent d’y parvenir — c’est l’une des raisons essentielles permettant de comprendre pourquoi la faim augmente dans le monde.
13 La Journée des femmes sur l’alimentation n’a été possible que parce que Maria avait des liens personnels dans le monde entier. De 1979 à 1981, elle a enseigné à l’Institut of Social Studies de La Haye, où elle a mis en place le programme Women in development (femmes et développement). Des femmes de nombreux pays ont pu y suivre un cursus post-universitaire de deux ans. Maria a veillé à ce que les activistes venant des mouvements de la base obtiennent une bourse à cet effet. Elle les a mises en contact avec des militantes du mouvement féministe néerlandais. Ensemble, elles ont développé une méthode de recherche qui leur a permis de transposer leur activisme politique dans le champ scientifique. Ce qu’elles ont fait avec succès, comme on a pu le constater à Rome. J’ai joué le rôle de modératrice, comme cela m’est souvent arrivé lors de manifestations organisées par Maria.
14 Maria et moi, nous nous connaissions depuis nos études à Cologne au début des années 1970, où elle avait obtenu son doctorat en sociologie et moi en ethnologie. À l’époque, Maria, qui était de quinze ans mon aînée, était déjà rentrée d’Inde où elle avait enseigné l’allemand à l’Institut Goethe de Pune. C’est là qu’elle était partie en 1963, après avoir obtenu son diplôme d’enseignante dans le secondaire, et elle y est restée jusqu’en 1967. Nous nous sommes vraiment rencontrées lors des premières années de notre activité scientifique, alors que Maria enseignait à la Fachhochschule de Cologne et moi à l’Université de Bielefeld. Dans notre équipe, il y avait une troisième personne : Claudia von Werlhof, ma collègue à Bielefeld que Maria connaissait depuis ses études de sociologie, ainsi que par le biais de Dorothee Sölle, avec qui elle avait collaboré lors des Politischen Nachtgebet [12]. Femmes : la dernière colonie est le titre du premier livre que nous avons écrit toutes les trois. Paru en 1983, pas moins de 17 000 exemplaires en avaient été vendus en 1997 [13]. Ensemble, nous avons ensuite développé ce qui allait devenir la « perspective de la subsistance », appelée aussi l’approche écoféministe de Bielefeld.
15 Ensemble, nous avons également participé au lancement en Allemagne de la « recherche sur les femmes » (Frauenforschung) en tant que discipline universitaire, en association avec d’autres femmes pleines d’énergie. Beaucoup d’entre elles sont présentes aujourd’hui. L’engagement de Maria a été décisif : en 1978, elle a joué un rôle moteur dans la création de Beiträge zur feministischen Theorie und Praxis (Contributions à la théorie et à la praxis féministes), la première revue de sciences sociales portée par la branche autonome du mouvement féministe [14].
16 Maria Mies a écrit de nombreux livres internationalement reconnus. Et elle savait tellement bien écrire ! Pas de propos arides, mais toujours illustrés par des histoires qui allaient au cœur du problème. Certains de ses ouvrages sont devenus célèbres : Patriarchy and accumulation on a world scale : women in the international division of labour (1986, dont la traduction est annoncée par les éditions Entremonde), ou Écoféminisme, coécrit avec Vandana Shiva (1995, traduit à L’Harmattan en 1999), ou encore La subsistance. Une perspective écoféministe coécrit avec moi-même (1997, traduit à La Lenteur en 2023). En outre, Maria a écrit d’innombrables articles et brochures, et donnait des conférences sans relâche. Où trouvait-elle une telle énergie ?
17 Le dernier livre de Maria, son autobiographie Das Dorf und die Welt (« Le village et le monde », non traduit), paru en 2008, donne des éléments de réponse à cette question. En termes simples, la réponse est : cette énergie lui vient de l’Eifel, de l’amour qu’elle avait pour ses habitants et pour ses paysages. Maria, née en 1931, était la septième d’une famille de 11 enfants. Elle a grandi dans la ferme de ses parents à Auel et, comme tous ses frères et sœurs, elle a toujours participé aux travaux de la ferme, même pendant les vacances, même pendant ses études. Grâce à une bourse spéciale de son village, elle a été la seule de la famille à pouvoir étudier. L’Eifel n’est pas une région particulièrement fertile et la ferme était petite. De par sa propre expérience, Maria savait combien il est important de prendre soin du sol, des animaux et des plantes. C’est ce qui détermine le nombre de personnes qui pourront vivre et travailler sur place, ainsi que la qualité de vie dont ils pourront bénéficier. Cela implique un savoir paysan particulier sur la manière dont l’homme et la nature peuvent coopérer. Maria avait un grand respect pour ce savoir et elle était fière de ses origines.
18 L’histoire de Maria intitulée « La vie continue » [mise en tête du premier chapitre de La subsistance, p.37-39] est magnifique. Juste avant la fin de la Seconde Guerre mondiale, en février ou mars 1945, la mère de Maria a agi en suivant ses intuitions de paysanne et de mère, c’est-à-dire en veillant à ce que « la vie continue », comme elle l’a formulé elle-même. Au lieu que la perspective de la défaite imminente la conduise à désespérer et à abattre la truie, comme tant de ses compatriotes, elle l’a conduite au verrat du village voisin. À la fin de la guerre, la truie a eu 12 porcelets en bonne santé, que sa mère a échangés contre des chaussures, des pantalons, des chemises et des vestes pour ses cinq fils, qui sont heureusement revenus de la guerre l’un après l’autre.
19 Ce que Maria voulait montrer avec cette histoire, c’est que, même dans les pires tempêtes politiques, la survie se joue toujours là où l’on se soucie d’avoir de quoi se nourrir, ainsi qu’un toit pour s’abriter. Maria vénérait sa mère. Elle fit avec elle l’expérience de ce que peut être la sollicitude d’une mère et la force d’une paysanne. Plus tard, elle s’est engagée avec énergie pour que ces valeurs soient préservées.
20 Très tôt, Maria a identifié les dangers du miracle économique allemand et les attraits du consumérisme auquel — à son grand regret — de nombreux habitants de l’Eifel ont succombé. Le Steffelberg basaltique, un relief emblématique de la région que Maria pouvait voir depuis son village, a été, en dépit des résistances, rasé et broyé pour fabriquer des matériaux de construction, car l’argent qui devait en résulter était censé apporter la prospérité à la région. En réalité, les fermes locales ont dû mettre la clé sous la porte les unes après les autres par manque d’argent. Dès lors, les champs n’ont plus nourri la population locale : elle s’est approvisionnée de plus en plus par le biais du supermarché relié à la chaîne alimentaire internationale. Maria ne s’en est jamais remise.
21 Grâce à son séjour en Inde, Maria avait pris conscience que le colonialisme ne se contente pas d’asservir les colonisés, mais cause des dommages, en tant que système, de part et d’autre, au Sud comme au Nord. En fait, il constitue une vision du monde qui corrompt l’humanité en mettant au premier plan un principe que Maria formulait ironiquement ainsi : « Mais moi, je veux aussi mon lot de bananes ! »
22 Saral Sarkar fait partie de celles et ceux qui se sont opposés au colonialisme. Pour cette raison, il a été menacé de persécution politique en Inde. Il est devenu son mari, s’est installé en Allemagne, a écrit lui-même des livres percutants, par exemple sur l’écosocialisme, et lorsque Maria est tombée malade, il s’est occupé d’elle jusqu’à son dernier souffle. Maria était plutôt modeste, ce qui ne veut pas dire qu’elle n’était pas consciente de son importance croissante en tant qu’intellectuelle de renommée internationale. Elle en profitait pour parler clairement et sans détour. Selon elle, il fallait s’habiller de manière simple et non luxueuse. Elle préférait porter des pantalons et des vêtements ajustés à sa silhouette. Elle portait presque tous les jours des chaussettes en coton sobrement brodées qui venaient d’Inde.
23 L’appartement de Maria et Saral était lui aussi simple, fonctionnel. Je ne me souviens pas qu’ils aient une seule fois changé de meubles. On pouvait dormir sur le canapé du salon, je dirais de manière modérément confortable. Mais cela a permis à des centaines de femmes sans le sou de passer la nuit. Leur hospitalité était généreuse et simple.
24 Pour moi — et probablement pour d’autres compagnes de route –, la mort de Maria marque la fin d’une époque. Il y a quinze ou même vingt ans, Maria avait déjà éprouvé un sentiment similaire : « Où est donc passé le mouvement féministe dont nous faisions partie ? » demandait-elle. Et elle disait aussi : « Notre temps est révolu. » Car à notre époque, nous attendions autre chose du mouvement pour l’émancipation des femmes que ce qu’il est devenu, autre chose que ces « conquêtes » dont on fait aujourd’hui étalage dans l’espace public. Nous ne voulions pas « l’égalité hommes/femmes au sein du système capitaliste, mais une nouvelle société » — comme le note très justement la nécrologie du Spiegel. Pendant la première ou les deux premières décennies de notre combat, c’est exactement ce qui semblait être l’objectif du mouvement de libération des femmes. Le fameux débat sur le travail domestique visait à mettre en évidence l’importance vitale du travail de la femme au foyer. Nous voulions être fières des compétences correspondantes, au lieu de devoir continuer à subir le mépris social dans lequel était tenu le statut de femme au foyer. Nous voulions détacher notre travail du rôle fonctionnel qu’il jouait dans le processus d’accumulation et reconstruire un nouvel ordre social sur de nouvelles bases. C’était notre rêve. Pour cela, il fallait bien sûr cesser de penser le travail des femmes en fonction du modèle dominant du travail comme « gagne-pain », et nous, les femmes, devions nous libérer progressivement de tout ce qu’implique la dépendance au salariat. Nous pensions que les hommes critiques à l’égard du capitalisme se joindraient à cet effort et que les syndicats trouveraient avec nous une nouvelle voie. Mais ce ne fut pas le cas.
25 « La globalisation a triomphé », disait de plus en plus souvent Maria après l’an 2000. Et : « Plus personne ne parle de subsistance. » Ce qu’elle entendait par là, c’était la disparition, dans l’espace public, de la subsistance en tant que perspective et orientation pour notre action quotidienne ou, comme nous l’appelions aussi, en tant que politique du quotidien contre la globalisation néolibérale des multinationales. Dans ce contexte, elle a également dit : « Maria Mies est tombée dans l’oubli. »
26 Lorsque Maria s’est aperçue que sa mémoire faiblissait, elle a déclaré : « Je suis juste contente d’avoir écrit tout ça. » Nous savions toutes deux pourquoi : pour que d’autres générations puissent renouer avec ce genre d’analyses.
27 C’est précisément ce qui se passe de nos jours. Voilà pourquoi je crie à Maria :
28 Non, Maria Mies, tu n’es pas tombée dans l’oubli !
29 Nous te remercions pour les bases théoriques que tu as posées afin de surmonter les problèmes de notre époque !
Notes
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[1]
Maria Mies (2010), The village and the world, Melbourne : Spinifex.
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[2]
Voir Chandra Mohanty (1988), « Under Western eyes : feminist scholarship and colonial discourses », Feminist Review, 30, pp. 61-88
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[3]
Dans l’ordre des traductions : Maria Mies, Vandana Shiva (1998 [1993]), Écoféminisme, Paris : L’Harmattan ; Maria Mies, Veronika Bennholt-Thomsen (2022 [1999]), La subsistance. Une perspective écoféministe, Saint-Michel-de-Vax : La Lenteur.
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[4]
Geneviève Pruvost (2021), Quotidien politique. Féminisme, écologie, subsistance, Paris : La Découverte. Une notice biographique de Françoise d’Eaubonne, Maria Mies, Vandana Shiva et Silvia Federici se trouve en annexe de l’ouvrage. La notice sur Maria Mies est en accès libre sur le site de Mediapart, en ligne : [https://blogs.mediapart.fr/gpruvost/blog/270523/deces-de-maria-mies-ecofeministe-allemande] ; Aurélien Berlan (2021), Terre et liberté. La quête d’autonomie contre le fantasme de délivrance, Saint-Michel-de-Vax : La Lenteur.
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[5]
Veronika Bennholdt-Thomsen, « Écoféminismes : la perspective de la subsistance », Atecopol, 6 avril 2023, Toulouse, accessible en ligne : [https://www.youtube.com/watch?v=GKr8wguy5z8&feature=youtu.be] ; Veronika Bennholdt-Thomsen (2023) « La perspective de la subsistance », propos recueillis, traduits et introduits par Geneviève Pruvost, Les Cahiers du genre, 74, pp.259-270.
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[6]
Maria Mies (1986), Patriarchy and accumulation on a world scale. Women in the international division of labor, Londres : Zed Books.
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[7]
Maria Mies (1982), Lace makers of Narsapur : indian housewives produce for the world market, Londres : Zed Books.
- [8]
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[9]
Région rurale de l’Allemagne occidentale où Marie Mies est née le 6 février 1931.
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[10]
FINRRAGE est une association internationale, principalement composée de femmes du continent asiatique en lutte contre la colonisation patriarcale, capitaliste et occidentale du corps des femmes des pays du Sud. Étant donné le caractère controversé au 21e siècle de ce qui touche les technologies reproductives et l’absence de recherches historiques sur ce groupe permettant de contextualiser ces prises de position, NQF et Geneviève Pruvost ne souhaitaient pas que ce point soit évoqué tandis que Veronika Bennholdt-Thomsen et Aurélien Berlan ont souhaité garder ce point important de l’engagement de Maria Mies au début des années 1980. Il a été décidé qu’une note serait ajoutée pour faire état de nos débats.
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[11]
Comilla est une ville du Bangladesh. La « Déclaration de Comilla » a été traduite dans la revue L’Inventaire. Revue de critique sociale et culturelle, 7 (printemps 2018), pp.41-49 ; elle y est précédée d’une présentation et suivie d’un autre texte du collectif FINRRAGE : « La lutte autour des nouvelles technologies de reproduction. »
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[12]
Dorothee Sölle était une activiste chrétienne qui estimait que la théologie, quand elle ne pousse pas à l’engagement politique, n’est qu’une mascarade. En 1968, dans le cadre du cercle œcuménique de Cologne, elle invite à célébrer de nuit un service religieux à caractère politique (d’où le nom de son groupe et des réunions qu’il a organisées : Politischen Nachtgebet signifie littéralement « prière politique nocturne »). Un millier de catholiques et de protestants participèrent à la première édition, le 1er octobre 1968. Lors des réunions qui commençaient à 20h30, on échangeait des informations sur des questions politiques d’actualité (guerre du Vietnam, putsch au Chili, Fraction Armée Rouge, etc.), on les confrontait à des versets de la Bible et on y discutait de perspectives d’action.
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[13]
Veronika Bennholdt-Thomsen, Maria Mies et Claudia von Werlhof, Frauen, die letzte Kolonie. Zur Hausfrauisierung der Arbeit, Rowohlt, Hamburg, 1983 (traduction anglaise : Women : the last colony, Londres : Zed Books, 1988).
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[14]
Par opposition à la « branche intégrée » du mouvement féministe allemand, qui ne revendiquait pas tant un changement général de société que l’égalité hommes/femmes dans le cadre de la société capitaliste. Voir l’avant-propos de Veronika Bennholdt-Thomsen à l’édition française du livre qu’elle a coécrit avec Maria Mies, La subsistance. Une perspective écoféministe, Saint-Michel-de-Vax : La Lenteur, 2023, pp.8-12.