Couverture de NQF_401

Article de revue

Mon corps nous appartient

Pages 8 à 16

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L’allaitement comme injonction paradoxale

1Rares sont les thématiques qui, comme l’allaitement, ont produit depuis plus d’un siècle autant d’injonctions contradictoires à l’encontre des femmes. L’acte d’allaiter, directement au sein ou en tirant le lait, comme celui de ne pas le faire sont sans exception l’objet d’une évaluation qui, portée sur les mères, vise de fait à les remettre en place en tant que femmes. Elles sont l’objet de nombreux jugements et suspicions : la durée de l’allaitement est trop courte, ou trop longue, quand ce n’est pas la manière d’allaiter qui est sujette à interrogations. Ces reproches sont rarement formulés de manière directe, ils sont généralement implicites, suggérés par un regard, une remarque anodine, mais leur force provient du fait qu’au nom de la protection du nourrisson, ils reproduisent les injonctions en provenance des institutions et des professionnel·le·s de la santé et du social. Ainsi, qu’une femme décide d’allaiter ou de ne pas le faire, elle est redevable d’une explication, qui satisfera les un·e·s et déplaira aux autres. Autrement dit, dans tous les cas, elle le paie chèrement, et ce depuis longtemps déjà.

2Souvenons-nous qu’au tournant des XIXe et XXe siècles, la protection de l’enfance allait de pair avec le contrôle social des mères, l’allaitement était pour l’État et la classe bourgeoise la pièce maîtresse de la naturalisation de l’identité féminine et, déjà, de la lutte contre le travail rémunéré des femmes mariées (Marissal, 2014). Dans les années 1960, les mères qui retournaient au travail après leur accouchement se voyaient obligées d’interrompre la lactation, c’est-à-dire la sécrétion et l’excrétion du lait, car les employeur·e·s refusaient de reconnaître tout lien, aussi ténu soit-il, avec la famille. Aujourd’hui, les mères, fortement encouragées à allaiter pour le bien de l’enfant, sont toujours sommées de conjuguer emploi et allaitement et d’en payer le prix, puisque les dispositifs de « conciliation » famille-travail restent largement inopérants en termes d’égalité réelle.

3Au sujet de l’allaitement, nombreuses sont les prises de position, critiques et mises en garde adressées aux mères. Certaines sont formulées par des sages-femmes, pédiatres, puéricultrices et puériculteurs, sous l’égide de l’OMS [1] ou d’autres instances prescriptrices. Ces normes sanitaires pèsent un poids considérable dans le contrôle des mères de par l’obligation qui leur est faite d’élever des enfants en bonne santé et de faire face – bien que seules et souvent sans le soutien nécessaire – aux conséquences de leur soi-disant choix parmi des prescriptions souvent contradictoires. Plus encore, cette accumulation de savoirs experts touche toutes les femmes, mères ou non, ayant le désir d’allaiter ou non, et contribue par le renforcement de logiques essentialisantes à inscrire l’allaitement dans la naturalité.

4Bref, encore et encore, comme tout ce qui concerne la production d’enfants, l’allaitement constitue un élément clé pour administrer le corps des femmes. Il se déploie en effet sur le terrain fertile de la culture de la parentalité (parenting culture) (Lee et al., 2014), à lire comme un code de conduite impératif destiné aux parents, mais qui très concrètement vise les mères et mise sur elles comme garantes de la « bonne » parentalité. Cependant, l’allaitement et sa mise en œuvre sont profondément dépendants des politiques publiques (lois sur les congés maternité, paternité, parentaux, etc.). Le fait de pouvoir ou de vouloir allaiter est éminemment lié aux conditions d’emploi des femmes, à leur statut professionnel, à leur revenu et à la qualité des protections dont elles bénéficient, ou non, durant la grossesse et durant le post-partum. Ainsi, en Suisse, si 95 % des mères allaitent à la suite de l’accouchement (Dratva et al., 2014), le plus souvent elles ne continuent pas après le congé maternité, malgré certains aménagements prévus par les politiques sociales [2]. Enfin, l’allaitement est rarement, sur le plan privé, la seule affaire des mères ; en effet, comme il doit attester de la « bonne » parentalité des deux partenaires du couple hétérosexuel, les pères eux aussi infléchissent la décision d’allaiter ou non. Cette nouvelle donne s’apparente à une forme de masculinité en transformation, mais contribue en même temps à un renforcement de l’antagonisme de sexe (Zinn, Canevascini et Spencer, à paraître).

5En résumé, la situation actuelle vécue par les mères et les futures mères face à l’allaitement est source de conflit intérieur, idéologique et économique. Envers et contre tout, l’allaitement reste un problème social, à la fois symptomatique de la forte diffusion de la culture de la parentalité et un catalyseur d’inégalités de genre dans le couple et sur le marché du travail. Ainsi, une étude récente en France (Huet et al., 2016) nous donne une idée de ce que des mères expérimentent et expriment. Dans ce pays, où la durée moyenne de l’allaitement exclusif est de 11,3 semaines (moins de trois mois), les raisons de l’arrêt invoquées par les mères – en premier lieu, la reprise du travail (le manque de soutien des employeur·e·s est souligné de manière massive), suivie de problèmes de lactation – confirment que les réalités économiques et sociales qu’elles affrontent sont déterminantes. Mais de quelles mères s’agit-il ? Les articles du Grand angle dans ce numéro pourraient donner à penser que, de nos jours, les exigences de « bonne » parentalité conduisant à l’allaitement au sein correspondent surtout aux normes des milieux favorisés. L’étude française de Huet et al. invite cependant à nuancer cette idée, car parmi les raisons et les facteurs avancés par les interviewées pour allaiter au-delà de quatre mois – le plaisir d’allaiter, le fait d’être professionnellement inactive et de ne pas être fumeuse – figurent également les « difficultés financières ». Le lait maternel ne coûte rien en regard du prix des laits artificiels produits par les grandes marques, mais il constitue une énorme dépense d’énergie pour la mère (1000 calories/jour). Et si l’allaitement au sein ne demande aucune logistique en matière de biberons ou de stérilisateurs, il exige des aménagements parfois coûteux ou douloureux, une organisation importante, une disponibilité des mères, en plus de dispositifs techniques comme les coupelles, les pommades anti-crevasses ou les coussinets d’allaitement.

Un objet à la marge de la pensée féministe

6L’allaitement est une « servitude épuisante », écrivait Simone de Beauvoir dans les années 1950. Les féministes matérialistes de la deuxième vague revendiquaient de pouvoir décider librement de leur corps, mais se sont peu intéressées à ce sujet, ce qui, pour l’Américaine Jacqueline Wolf (2006), aboutit à une impasse (elle évoque p. 397 des « virtual nonissues for feminists »). Alors que, dès les années 1970, les mouvements féministes se sont largement intéressés à la santé procréative des femmes, ils n’ont que peu parlé de l’allaitement. Ainsi, le classique Our bodies, ourselves (Collectif de Boston pour la santé des femmes, 1971), qui contient une soixantaine de pages sur la grossesse, n’aborde que brièvement l’allaitement, par la formulation de revendications aux employeur·e·s visant à ce que les mères puissent nourrir leur enfant dans de bonnes conditions durant les heures de travail. Les auteures ne faisaient pas de l’allaitement un objet de lutte féministe, il était plutôt vu comme une arme utilisée contre l’émancipation des femmes et l’on constate que, jusqu’à aujourd’hui, pour les féministes matérialistes, l’allaitement reste une préoccupation marginale, un de ces objets dont on préfère ne pas débattre et pour lequel on imagine mal lutter.

7Actuellement cependant, des auteures féministes telles que Iris Marion Young (2005) et Christina Young dont nous traduisons un texte de 2020 dans le Grand angle, soulignent l’importance d’intégrer l’allaitement aux objets de lutte féministe et cela pour plusieurs raisons. S’opposant aux appropriations masculines du sein comme seul objet sexuel, l’allaitement briserait la frontière morale entre maternité et sexualité. Il constituerait l’affirmation d’une prise de pouvoir des femmes sur leur propre corps (au sens du self help) et deviendrait un levier de changement des rapports entre travail gratuit et travail rémunéré, ce qui ne pourrait qu’améliorer la situation des femmes. De plus, en tant que mode d’alimentation qui génère moins de déchets que ses substituts industriels, le lait maternel s’inscrit dans une perspective politique, économique et écologique, au même titre que le fait de consommer local et de ne pas manger de viande (Cairns, Johnston et MacKendrick, 2013). Selon diverses auteures féministes, il est non seulement possible, mais aussi nécessaire, de penser l’allaitement comme un vecteur d’émancipation de différents systèmes de domination – marchand, capitaliste, patriarcal – sans pour autant l’attacher à la naturalité ou se revendiquer d’un féminisme de la différence.

8On ne cachera pas, toutefois, malgré les bonnes raisons décrites ici, qu’il est malaisé de s’engager comme féministes matérialistes pour l’allaitement, qui rime encore (trop) souvent avec aliénation. Mais ne pas le faire reviendrait à en laisser le monopole aux mouvements antiféministes qui visent à naturaliser la maternité et défendent une vision conservatrice du devenir parent mettant en péril les droits acquis par les femmes. La voie est étroite donc, car, en termes de luttes, l’allaitement – c’est le moins que l’on puisse dire – n’est pas aussi fédérateur, ni aussi crucial, que l’avortement et la contraception. Cependant, le choix d’allaiter ou non, tout comme celui de la durée de l’allaitement pourraient tout à fait être pensés et défendus comme un droit des femmes et, au même titre que l’avortement, sans question ni jugement (Friedman, 2009). Les conditions dans lesquelles les mères ont dû allaiter dans le passé, doivent le faire de nos jours, ou n’ont tout simplement pas la possibilité de le faire, sont suffisamment injustes pour que le féminisme matérialiste s’en empare. Ces conditions dépendent de leurs positions sociales, mais de manière générale, on ne peut pas parler d’un choix raisonné qu’elles effectueraient librement et sans préjudice.

Penser l’allaitement en féministes matérialistes

9L’allaitement, comme la production d’enfants, reste un travail non reconnu, non rémunéré qui, cela va sans dire, se conjugue avec la diversité des situations vécues par les femmes – en couple ou non, en situation d’emploi précaire ou non, issues de milieux (dé)favorisés, face à des environnements et des structures qui les soutiennent plus ou moins. L’expérience d’allaiter révèle ainsi d’énormes disparités au sein du groupe des femmes entre celles qui, par exemple, ont les moyens de faire respecter leur droit à allaiter sur leur propre lieu de travail et celles qui, en emploi précaire et interchangeables, n’osent même pas imaginer pouvoir combiner les deux.

10Les nombreux obstacles font que l’allaitement devient potentiellement aliénant et discriminant pour les femmes qui le pratiquent. Cela ne signifie pas qu’il soit forcément vécu comme tel. Les mères qui en tirent de la satisfaction expliquent qu’il leur procure une certaine autonomie, qu’il renforce leur estime de soi et une confiance en leurs corps (Säilävaara, 2020) ; elles semblent ainsi s’approprier à leur profit cette expérience concrète. Ce vécu mérite d’être pris au sérieux, autant d’ailleurs que celui des mères qui refusent d’accomplir ce travail. L’enjeu, dans cette écoute des subjectivités, est de leur donner la possibilité d’en faire sens dans leurs systèmes de valeurs, de rester cohérentes dans leurs positions de femmes, mères, travailleuses et actrices de leur propre corps sans qu’aucun de ces rôles ne prenne subrepticement le pas sur les autres, encore moins sans leur consentement. Un point de vue féministe sur l’allaitement consiste donc à l’appréhender à travers la perspective des mères, comme un choix qui leur revient, et pas seulement par le prisme des besoins du bébé, des impératifs de santé publique ou des employeur·e·s. Tant que l’allaitement constitue une injonction mal déguisée, les femmes ne seront pas des sujets libres de disposer de leur corps. Il en découle la nécessité absolue de créer les conditions qui rendent possible un allaitement en féministes.

11Cela dit, il ne suffit pas de défendre la liberté de choix des femmes pour résoudre le problème, puisque cela reviendrait à oblitérer la dimension politique de la question et une fois de plus à attribuer la responsabilité aux seules femmes et à les laisser se débrouiller avec les conséquences qui en découlent. Outre le fait de nier les déterminants socio-économiques des choix, cette position se prive de la compréhension des divers arguments que les femmes énoncent en faveur de l’allaitement, en termes d’émancipation ou de plaisir par exemple, mais aussi en sa défaveur. Arrêtons-nous sur ce dernier point, délicat : l’abandon de l’allaitement au sein pour l’usage partagé du biberon entre parents, au nom du principe d’égalité parentale. Si de prime abord, l’argument de nourrir l’enfant égalitairement peut sembler représenter un point de vue féministe, s’il peut également rassurer l’autre parent quant à son accès à l’enfant et, par là même, dans le couple hétérosexuel, vouloir affaiblir l’antagonisme de sexe, le fait de partager le biberon à égalité ne garantit, ni ne traduit en aucune façon l’égalité réelle dans la répartition du travail parental. C’est ce que semble pourtant suggérer cette position, du moins sa face la plus visible. Or celle-ci a une autre face moins glorieuse, elle induit l’idée que la spécificité des femmes dans la production physique de l’enfant devrait, au nom de l’égalité et de la dénaturalisation, se réduire au minimum. Ne pas allaiter serait-il per se un acte féministe, un acte émancipateur ? Le penser serait une illusion et reviendrait, en plus, à trop rapidement oublier que ce renoncement coûte cher aux femmes en termes de justifications et de conflits potentiels, mais aussi en termes d’autonomie et de contrôle. Pourquoi, alors, ne pas penser l’allaitement dans une vision plus collective où il serait reconnu comme un véritable travail, dynamique, qui favoriserait un déplacement de la division sexuelle du travail ? Il existe clairement une résistance à la collectivisation du nourrissage des enfants sans doute parce que celle-ci subvertit les frontières de la famille nucléaire et va à l’encontre de la construction d’un lien exclusif entre la mère et l’enfant, à l’origine de l’accaparement des femmes à travers l’allaitement et le maternage. Car c’est bien au nom de l’établissement de ce lien intime que les mères sont sommées de consacrer leur temps, leur énergie et leur corps aux nourrissons d’abord, puis aux enfants. Cette relation spéciale, dont l’allaitement serait un des vecteurs, légitime l’éloignement du monde de l’emploi et accentue la division sexuelle du travail. Or, il nous semble que c’est moins l’allaitement lui-même que les conditions dans lesquelles il est pratiqué qui reproduisent les inégalités entre les sexes. En effet, l’allaitement est le plus souvent évoqué dans sa dimension individuelle, alors qu’imaginer des solutions plus collectives subvertirait l’enfermement qu’il suscite non seulement dans le duo mère-enfant, mais aussi pour chaque (future) mère confrontée à un concert d’injonctions contradictoires s’agissant de la maternité.

12S’intéresser à l’allaitement, c’est prendre encore une fois la mesure du chemin qu’il reste à parcourir. Lutter afin que chacune puisse faire comme elle l’entend dans les meilleures conditions possibles : faire reconnaître et valoriser le travail d’allaitement, imaginer des compensations, transformer les discours normatifs, s’opposer aux injonctions paradoxales à l’égard des femmes et soutenir tout autant le refus d’allaiter. Pour que nulle part la question de l’allaitement ne soit synonyme de l’arraisonnement des femmes.

13L’allaitement – à la fois comme espace d’expérimentations, de luttes et objet d’étude – permet donc de rendre compte des inégalités de genre qui persistent à travers le temps. Conjuguant des approches issues de diverses disciplines, les articles du Grand angle offrent différents regards sur ces inégalités ainsi que sur le vécu des femmes allaitantes.

14Le premier article propose une historicisation des discours et des normes autour de l’allaitement. À travers l’étude des manuels de puériculture publiés depuis cent cinquante ans, Sarah Scholl revient sur la construction historique d’un accaparement progressif des femmes par le nourrissage de leur enfant. Adoptant une perspective historique, l’auteure analyse l’évolution des prescriptions à destination des mères en identifiant différentes étapes. Dès la fin du XIXe siècle, il s’agit de mettre fin à l’allaitement mercenaire par la nourrice, afin de préserver les chances de survie des enfants dans un contexte de forte mortalité infantile. Dans un registre à la fois sanitaire et moral se dessine le « devoir sacré » des mères de consacrer leur temps et leur énergie au nourrissage et à l’éducation de leur enfant. Cette dynamique se renforce au XXe siècle puisque l’allaitement et le nourrissage deviennent la source d’un lien spécial à construire entre l’enfant et la mère. La présence de cette dernière auprès de son bébé devient progressivement incontournable. Elle est imposée par un discours qui cherche à discipliner les corps féminins et à faire accepter la fonction maternelle avec ses normes et ses contraintes. Néanmoins, pendant toute la période étudiée, les auteur·e·s des manuels considèrent que les femmes doivent être soumises à un apprentissage pour bien s’occuper des bébés, y compris en matière d’allaitement.

15Ce n’est pas la vision qui domine aujourd’hui, comme le montrent Caroline Chautems et Irene Maffi dans leur article sur les savoirs experts transmis aux parents par les sages-femmes et le personnel de santé. Leur article croise deux enquêtes ethnographiques réalisées, d’une part, auprès des sages-femmes indépendantes qui assument un suivi global à domicile et, d’autre part, auprès de leurs collègues et du personnel de l’hôpital. Les auteures analysent la manière dont les rôles de genre sont (ré)affirmés et diffusés par les professionnel·le·s dans un discours expert à destination des parents. Si les deux modèles de la naissance – à domicile et à l’hôpital – offrent des approches différentes, ils se rejoignent dans leur conception naturaliste de l’allaitement : l’apprentissage concerne surtout les pères, tandis que les mères seraient dépositaires d’un savoir inné quant à l’élevage des enfants et l’allaitement. Elles sont néanmoins censées se soumettre à une discipline du corps et correspondre à un modèle maternel idéal totalement voué au bien-être de l’enfant. De leur côté, les pères, davantage impliqués par les sages-femmes à domicile que par le personnel de l’hôpital, sont moins surveillés. Ils se voient attribuer un rôle protecteur et de soutien pour leurs compagnes. Ils sont aussi régulièrement félicités pour leur habileté à s’occuper de l’enfant.

16La discipline imposée aux mères dans le cadre de l’allaitement ne se limite pas aux tétées et aux soins de leurs seins. Elle exige d’elles de se conformer plus largement à leur rôle social de mère. Solène Gouilhers, Irina Radu, Raphaël Hammer, Yvonne Meyer et Jessica Pehlke-Milde cherchent à comprendre ces mécanismes à travers une étude sociologique des pratiques de la (non-)consommation d’alcool chez les femmes allaitantes. Leur article appréhende les manières de gérer l’alcool pendant l’allaitement comme une facette de l’accomplissement du genre en situation. Boire ou ne pas boire, impossible de faire le bon choix. Les auteur·e·s inscrivent la (non-)consommation d’alcool dans la longue série de pratiques dont doivent se justifier les mères et montrent comment le corps des femmes est contrôlé, notamment par la devise de la précaution en matière de consommation d’alcool. Leur approche place la focale sur les expériences des femmes comme récits réflexifs sur ce qu’elles sont en train d’expérimenter. Elles et il se concentrent ainsi sur l’examen des « options vivantes » face à la (non-)consommation d’alcool pour mieux comprendre à quoi ces mères tiennent le plus et quels sont les problèmes pratiques auxquels elles sont confrontées dans leurs situations concrètes de vie. D’après leurs résultats, les choix des mères restent conditionnés au bien-être de leur bébé non seulement par le maintien d’une production de lait qui ne serait pas trop contaminée par l’alcool, mais aussi en restant disponibles, en ne se laissant pas totalement aller.

17Enfin, si l’allaitement est largement promu par l’OMS et une grande partie des professionnel·le·s de la santé, l’acte d’allaiter est en même temps considéré comme inapproprié, voire dégoûtant. Adoptant l’approche des sciences sociales et comportementales de la santé, Christina Young propose d’analyser cet acte sous l’angle d’une théorie constructiviste du corps « déviant ». Même si les mères allaitent selon les normes largement promues, leur pratique est jugée déviante parce qu’elle implique de laisser voir un mamelon dans l’espace public et parce qu’elles y prennent trop ou pas assez de plaisir. Cette tension entre un acte à la fois « normal » et « déviant » peut être observée dans différentes situations liées à l’allaitement. En analysant la variété des regards posés sur ce dernier, Young arrive à la conclusion que l’allaitement n’est pas exclusivement normal ou déviant, ce qui crée une marge de manœuvre pour la résistance. Celle-ci prendrait différentes formes : refus de cacher le sein allaitant, manifestation en réaction aux demandes de cesser d’allaiter en public, élaboration d’un discours profane sur l’allaitement dans le milieu médical et scientifique, contestation de la dichotomie sein nourricier/objet de désir sexuel et de la légitimité du discours naturalisant sur l’allaitement. Young souligne cependant en conclusion que la réflexion féministe doit se poursuivre afin de contester les points de vue sur l’allaitement qui ne reflètent pas les expériences des femmes.

18Les auteures de ce numéro thématique ont rédigé leurs articles en pleine période de crise liée à la pandémie du nouveau coronavirus. Ce n’est pas anodin si l’on en croit le fait que, durant cette période, le nombre de femmes qui ont soumis un article scientifique à une revue a connu une chute libre (Vallaud-Belkacem et Laugier, 2020), tandis que celui des hommes a nettement augmenté [3]. NQF n’a pas été à l’abri de ce phénomène.

19Les effets exacts et à long terme de la crise sanitaire restent certes à établir. Mais il est clair que le confinement a bouleversé la division entre activités productives et procréatives en obligeant une grande partie de l’humanité à se calfeutrer dans l’espace privé, en ralentissant grandement le fonctionnement d’une économie capitaliste globalisée, qui voit soudain des groupes entiers de la population se rappeler que les soins et l’alimentation sont essentiels à notre survie et célébrer ce travail domestique socialement non reconnu. Les heures passées en (semi-)confinement dans l’espace domestique à se consacrer au télétravail et préparer simultanément les repas, à occuper les enfants tout en stimulant leur autonomie et leur créativité, à assurer « l’école à la maison », faire le ménage et les courses ou s’occuper de la voisine âgée nous font prendre la mesure du travail effectué au moment où l’on ne passe plus par les services rémunérés du personnel des cantines, des professionnel·le·s de la petite enfance, des femmes de ménage, des baby-sitters ou des professeur·e·s. Ce travail de care, (dé)considéré dans nos sociétés comme étant d’abord féminin, qui ne compte pas ses heures, qui se veut désintéressé et réalisé au nom de l’amour pour autrui, aspire de plus en plus à être reconnu comme du « vrai travail ». Nous souhaitons ici remercier les auteures d’avoir « assuré » malgré ces circonstances aggravantes, sachant que la double ou la triple charge ajoutée par le confinement a reposé pour une grande partie sur les femmes [4].

Bibliographie

Références

  • Cairns, Kate, Josée Johnston et Norah MacKendrick (2013). « Feeding the “organic child” : Mothering through ethical consumption ». Journal of Consumer Culture, 13 (2), 97-118.
  • Dratva, Julia, Karin Gross, Anna Späth et Elisabeth Zemp Stutz (2014). Étude nationale sur l’alimentation des nourrissons et la santé infantile durant la première année de vie. Bâle : Swiss TPH.
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  • Säilävaara, Jenny (2020). « Long-term breastfeeding : The embodied experiences of Finnish mothers ». NORA : Nordic Journal of Feminist and Gender Research, 28 (1), 43-55.
  • Vallaud-Belkacem, Najat et Sandra Laugier (2020). La société des vulnérables. Leçons féministes d’une crise. Paris : Gallimard, coll. « Tracts » (N° 19).
  • Wolf, Jacqueline H. (2016). « What feminists can do for breastfeeding and what breastfeeding can do for feminists ». Signs : Journal of Women in Culture and Society, 31 (2), 397-424.
  • Young, Christina (2020). « Theorizing “deviant” embodiment and the act of breastfeeding ». Journal of Gender Studies, 29 (6), 685-693.
  • Young, Iris Marion (2005). On female body experience :Throwing like a girland other essays. Oxford : Oxford University Press.
  • Zinn, Isabelle, Michela Canevascini et Brenda Spencer (à paraître). « Fathers and breastfeeding : Between support and exclusion ». In TransforMen (éds), Zeitdiagnose Männlichkeiten Schweiz. Zurich : Seismo.

Notes

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