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Article de revue

GenERe (éd.) : Épistémologies du genre

Pages 145 à 148

Notes

  • [1]
    GenERe (éd.) (2018). Épistémologies du genre. Croisement des disciplines, intersections des rapports de domination. Lyon : ENS Éditions, 248 pages.
  • [2]
    À savoir Anne-Charlotte Husson, Lucie Jégat, Marion Maudet, Lucy Michel, Vanina Mozziconacci, Laura Tatoueix, Cécile Thomé et Maxime Triquenaux.
  • [3]
    Dans la postface, Vanina Mozziconacci et Cécile Thomé reviennent de manière détaillée sur les événements et les échanges qui ont rempli les trois années d’activités de GenERe.
  • [4]
    L’ouvrage est en partie issu du colloque « Le(s) genre(s). Définitions, modèles, épistémologie » qui s’est tenu à l’ENS de Lyon en décembre 2015.
  • [5]
    Kathy Davis, (2015). « L’intersectionnalité, un mot à la mode. Ce qui fait le succès d’une théorie féministe ». Les cahiers du CEDREF, n° 20. En ligne : [https://journals.openedition.org/cedref/827] (consulté le 4 août 2019).
  • [6]
    Voir Noémie Marignier, (2015). « Nommer les variations du développement du sexe : problèmes éthiques ». Cahiers de praxématique, 59, 151-166.
English version

1D’un côté, Épistémologies du genre n’est pas totalement pionnier dans son domaine, dans le sens où, comme le souligne l’introduction des membres du laboratoire junior GenERe qui ont dirigé l’ouvrage [2], le champ des études de genre « n’est pas nouveau en France », celui-ci étant depuis plusieurs années « le lieu d’une forte émulation » (p. 10). Mais d’un autre côté, les défis qui y sont relevés – et avant tout, celui de « revendiquer la dimension épistémologique des études de genre » (p. 7, préface de Christine Détrez) – font de l’ouvrage un projet qui franchit un nouveau pas dans le développement et la reconnaissance de ce champ d’études dont la légitimité au sein de l’espace académique français ne semble toujours pas acquise.

2Point culminant des activités fort riches [3] de GenERe créé en 2014 à l’ENS de Lyon, le collectif rassemble 14 textes et marie diverses approches [4]. La multiplicité (conjuguée ici avec l’idée d’une interconnexion) constitue le leitmotiv de l’ouvrage, dont les deux parties s’articulent ainsi autour de deux pluralités, tout en entrant en résonance l’une avec l’autre : la première renvoie aux différents champs disciplinaires où s’impose le questionnement sur le genre, et dont il s’agit de saisir les croisements, la seconde aux intersections des rapports de domination. Cette multiplicité de perspectives traduit l’impératif de ne pas « penser le genre seul » (p. 13), adopté ici comme fil conducteur : de manière convaincante, ces textes montrent l’impossibilité d’enfermer le genre dans les limites d’une seule discipline ou de le réduire à un rapport de domination isolé. Tout en refusant de le considérer comme simple thème ou objet de recherche, les chercheur·e·s qui coordonnent le livre proposent d’envisager le genre comme un « prisme » (p. 11) à travers lequel il est possible de percevoir et d’étudier des dynamiques de pouvoir et des hiérarchies sociales, ou encore un « carrefour » (p. 15) qui fait croiser des champs disciplinaires et des approches méthodologiques. Ce choix me paraît particulièrement pertinent du fait qu’il souligne la dynamique et la polémique qui caractérisent la conceptualisation du genre, sans l’enfermer dans le statut d’un concept ou d’une catégorie bien définie.

3La première partie de l’ouvrage contribue à la fois à l’explicitation de l’état des lieux et des problématiques spécifiques à chacun des six champs d’études ici mobilisés – l’histoire, la littérature, les sciences et techniques des activités physiques et sportives (STAPS), les sciences de l’information et de la communication (SIC), les sciences du langage et la philosophie – et à la construction commune d’un espace interdisciplinaire autour du genre, espace traversé aussi bien de rencontres que de ruptures. Les contours de ce chantier peuvent d’abord être saisis à travers la continuité des critiques : celles-ci dénoncent l’androcentrisme et l’universalisme (ce dernier est souvent renvoyé à sa « spécificité » française) de ces disciplines aveugles au genre (gender blind) qui prétendent être neutres, tout en relevant les résistances, voire les blocages, à la pensée du genre qui les dominent bien souvent, et en remettant en question les conceptions courantes du genre. Mais cette réflexion collective va plus loin : l’un des messages forts de cette partie, partagé par les auteur·e·s, c’est que l’approche par le genre permet de questionner le paradigme même de la connaissance sous-jacent aux disciplines et aux savoirs établis. Qu’il s’agisse de la constitution du savoir historique (Michelle Zancarini-Fournel), de la transmission et de la classification des savoirs au sein des bibliothèques (Florence Salanouve) ou de la relation de connaissance entre sujet et objet en philosophie (Claude Gautier), le genre est ce qui défie les méthodologies traditionnelles et bouleverse les horizons disciplinaires. Il agit, de ce fait, selon l’expression de Marie-Anne Paveau, comme un « (bienveillant) cheval de Troie » (p. 80). Comme le soulignent les chercheur·e·s de GenERe dans leur introduction, le genre intégré au sein des disciplines participe d’une « épistémologie sans cesse (re)naissante » (p. 15) et entraîne un « renouvellement épistémologique profond » (p. 22). Parmi les chapitres de la première partie, les textes de Paveau et de Christine Planté proposent notamment de nouveaux modes d’intégration et usages épistémiques du genre. Ainsi, Planté refuse d’abandonner l’usage de la notion de genre en études littéraires et souligne sa fécondité quant à la visibilisation des femmes dans l’histoire de la littérature ou encore la critique de la lecture sexuée des genres littéraires, alors que Paveau évoque le « retravail » (p. 88) que peut déclencher l’incorporation du genre dans l’analyse du discours, via relectures et resignifications. Ces disciplines, ainsi que d’autres, deviennent une sorte de laboratoire explorateur de l’« agentivité épistémique » (p. 80, voir le chapitre de Paveau) de l’approche de genre qui, lorsqu’elle est portée par un renouvellement constant, permet de contrer une certaine « orthodoxie du genre » (p. 15, introduction), à savoir : sa dogmatisation en faveur d’un type d’expérience dominant.

4La résistance à cette orthodoxie s’élabore de manière plus centrale dans la seconde partie qui vise à dépasser les cloisonnements de la logique du genre elle-même, afin de l’ouvrir à d’autres rapports de pouvoir et à d’autres expériences d’oppression, en d’autres termes à penser le genre de manière intersectionnelle. Si la partie précédente se préoccupait de relever les obstacles à l’intégration du genre dans les différentes disciplines et de montrer comment celui-ci agit sur les disciplines en les transformant, le défi ici consiste à interroger les points aveugles à l’intérieur de la pensée du genre. Dès lors, plusieurs contributions développent la critique du point de vue universalisant sur le genre qui masque d’autres variables de la domination sociale et leurs intersections : race, classe, sexualité, âge, etc. Dans son étude sur un projet éducatif concernant l’égalité filles-garçons en sciences, qui avait pour point de départ initial la « variable genre » (p. 149), Clémence Perronnet explique comment elle a été amenée à « chausser les lunettes de l’intersectionnalité » (p. 150), afin de réajuster sa méthodologie : le genre seul fonctionnait comme un « cache-race » et un « cache-classe » (p. 150) en occultant les rapports de pouvoir significatifs pour la recherche. Le chapitre de François Ndjapou et Pascale Molinier met en lumière les différentes logiques de pouvoir qui traversent l’espace genré du care : outre le « racisme invisible, indicible » (p. 145), ce sont également les rapports d’âge ou d’ancienneté qui construisent des hiérarchies au sein d’un groupe d’employées de crèche.

5D’autres textes de cette partie entreprennent une démarche critique envers la construction normative du genre, c’est-à-dire perçu à travers les normes de la binarité, de l’hétérosexualité, de la blanchité ou encore du statut marital – comme le montre l’article de Marie Ruiz exposant la peur de la société face au grand nombre de femmes bourgeoises célibataires dans l’Angleterre victorienne. Le dispositif hétéronormatif se trouve remis en question dans les analyses de Mélanie Grué (explicitant la subversion des normes du genre dans l’œuvre photographique de Nan Goldin) et de Gabrielle Richard (présentant l’école à la fois comme un lieu de violences genrées et comme un mécanisme de la « mise en genre » et de la « mise en orientation sexuelle » [p. 178] suivant les normes hégémoniques).

6Plus diversifiée et éclatée que la partie précédente (l’intersectionnalité étant une approche qui « encourage la complexité » [5]), la seconde partie donne à voir aussi bien les superpositions dans lesquelles un rapport de pouvoir en cache d’autres que l’émergence de nouveaux espaces – non seulement de questionnement scientifique, mais de vie, comme le montrent les modèles queer de Goldin (texte de Grué) et l’émigration féminine à l’époque victorienne (Ruiz).

7Outre son apport théorique et critique, l’ouvrage propose une mise en pratique de l’approche genre dans la recherche. La question de la conclusion – « Que signifie, aujourd’hui, être chercheur·e et travailler avec le concept de genre ? » (p. 229) – évoque un travail effectué dans un contexte fortement polémique et politique. Associant les dimensions scientifique et militante, l’ouvrage suggère que l’épistémologie peut (sinon doit) devenir un moyen de combat. Cependant, bien que « l’inévitable question des rapports entre militantisme et productions des savoirs scientifiques » (p. 229) soit capitale selon l’équipe de GenERe coordinatrice de l’ouvrage, elle semble assez peu traitée à travers les contributions. Certaines font exception, comme le texte de Mélusine Dumerchat qui rappelle que les origines du concept d’intersectionnalité sont un savoir militant, ou encore celui de Paveau, qui reprend, à partir des travaux de Noémie Marignier [6], le concept de « puissance discursive » (p. 91) soulignant l’articulation entre langage et action. Mais la problématique de la position des chercheur·e·s à l’égard de l’action militante n’étant guère l’objet immédiat des autres réflexions qui constituent l’ouvrage, la question de départ qui a présidé à son édition, celle du potentiel politique des épistémologies du genre, reste encore, à mes yeux, à élaborer. Elle reste nécessaire pour que la recherche scientifique puisse contribuer à la « transformation de l’ordre injuste préexistant » (p. 12).

Notes

  • [1]
    GenERe (éd.) (2018). Épistémologies du genre. Croisement des disciplines, intersections des rapports de domination. Lyon : ENS Éditions, 248 pages.
  • [2]
    À savoir Anne-Charlotte Husson, Lucie Jégat, Marion Maudet, Lucy Michel, Vanina Mozziconacci, Laura Tatoueix, Cécile Thomé et Maxime Triquenaux.
  • [3]
    Dans la postface, Vanina Mozziconacci et Cécile Thomé reviennent de manière détaillée sur les événements et les échanges qui ont rempli les trois années d’activités de GenERe.
  • [4]
    L’ouvrage est en partie issu du colloque « Le(s) genre(s). Définitions, modèles, épistémologie » qui s’est tenu à l’ENS de Lyon en décembre 2015.
  • [5]
    Kathy Davis, (2015). « L’intersectionnalité, un mot à la mode. Ce qui fait le succès d’une théorie féministe ». Les cahiers du CEDREF, n° 20. En ligne : [https://journals.openedition.org/cedref/827] (consulté le 4 août 2019).
  • [6]
    Voir Noémie Marignier, (2015). « Nommer les variations du développement du sexe : problèmes éthiques ». Cahiers de praxématique, 59, 151-166.
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