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Francis Dupuis-Déri (2018). La crise de la masculinité. Autopsie d’un mythe tenace. Montréal : Les Éditions remue-ménage, coll. « Observatoire de l’antiféminisme », 319 pages.
1Le discours de crise de la masculinité s’insinue aussi bien dans les politiques publiques et les médias que dans les discussions informelles. Il existerait un trouble des hommes, qui ne trouveraient plus leur place dans une société irrémédiablement transformée par les féministes. Celles-ci auraient entraîné le monde dans une « guerre des sexes » et provoqué une perte de repères généralisée. En fondant son propos sur un travail collectif de longue haleine, Francis Dupuis-Déri analyse finement les mécanismes de ce discours et en fournit une solide réfutation.
2Au fil des chapitres, sa démonstration se structure en deux temps : d’abord, il expose ce discours de crise dans ses diverses déclinaisons pour ensuite le déconstruire par des « faits contradictoires ». Ce choix rhétorique fait de l’ouvrage un outil de défense contre ce mythe d’une crise de la masculinité. Car bien qu’il s’agisse d’un discours, il rencontre un succès certain dans les médias et influence les politiques publiques, ce qui le rend particulièrement dangereux. Les collectifs qui le portent ont très bien su s’inscrire dans le jeu politique en réclamant d’être consultés au même titre que les associations féminines.
3Après avoir exposé l’étendue et les modalités de ce discours de crise, l’introduction rappelle que le patriarcat reste bien établi et que les hommes monopolisent toujours la majorité des positions de pouvoir dans les champs politique, économique ou culturel.
4Le premier chapitre déconstruit la notion de crise en montrant qu’il n’est pas question d’un moment particulier, mais bien d’un discours qui s’étale sur la longue durée, ce qui disqualifie de fait l’idée de crise.
5Adoptant une perspective historique, l’auteur fait valoir dans le deuxième chapitre que le phénomène n’est pas inédit. Il surgit quand les femmes cherchent à s’extraire de leur position dominée, quand l’ordre patriarcal est remis en cause ou quand il s’affirme. Le discours de crise de la masculinité façonne des images distinctes du masculin et du féminin et recourt à des arguments fondés sur une prétendue nature pour justifier la soumission par une inégalité des sexes. À travers de nombreux exemples, l’auteur montre comment les institutions politiques et religieuses ainsi que la littérature concourent à façonner un nouvel ordre patriarcal à l’époque moderne par des sanctions contre les comportements sociaux et sexuels d’insoumission des femmes et une affirmation du pouvoir du père, qui justifie un monopole de la violence.
6Le troisième chapitre trace un historique du mouvement des hommes depuis les années 1960 jusqu’à aujourd’hui. À l’origine, nombre de ces groupes sont nés d’une volonté d’hommes blancs et universitaires de lutter contre les privilèges masculins qu’ils considéraient comme des carcans. Mais au cours du temps, ils ont subi une transformation à la faveur du conservatisme des années 1980. Dupuis-Déri identifie les mécanismes qui ont présidé à ce virage : un recentrage sur les relations interpersonnelles plutôt que sur les structures de pouvoir et de domination, une tendance à adopter des approches psychanalytiques et l’adhésion à la cause de la défense des pères. Il développe ensuite une typologie de ces tendances en citant les principaux idéologues à la manœuvre. Ceux-ci produisent des discours ambivalents qui aboutissent souvent à des raisonnements grotesques, comme l’idée que les violences contre les femmes et les suicides des hommes viendraient d’une frustration sexuelle masculine dont l’origine serait l’indisponibilité des femmes. In fine, ces arguments nourrissent la défense des privilèges masculins.
7Cause chérie des mobilisations masculinistes, la défense des pères est traitée dans le quatrième chapitre. Placés sous la bannière de l’égalité parentale, les groupes de pères représentent, selon l’auteur, la tendance la plus influente et la plus militante du mouvement des hommes. Ces associations créées pour la plupart dans les années 1980 constituent un indice de l’intensification des mobilisations masculines contre l’émancipation des femmes. Une de leurs grandes forces est la pression ou les violences qu’ils exercent sur celles et ceux qui les critiquent. Au fil du temps, ils se sont fait connaître dans les médias par des actions spectaculaires (en montant par exemple sur des grues) et ont gagné une légitimité qui leur permet de s’exprimer dans les consultations politiques au même titre que les organisations féministes, comme s’il fallait assurer une égalité d’expression entre deux tendances également légitimes.
8Dans le cinquième chapitre, Dupuis-Déri se demande si le malaise exprimé ne s’expliquerait pas mieux par le contexte de crise économique que par celui d’une crise de la masculinité. En effet, il est pour le moins surprenant de voir des hommes puissants mobiliser des groupes d’hommes pauvres en leur expliquant qu’ils doivent leur précarité aux femmes et aux étrangers. La situation économique actuelle est bien le résultat des décisions d’une majorité d’hommes blancs et non d’une prise de pouvoir des femmes dans les champs économique et politique. Cette confusion des causes de la précarité n’est pas nouvelle. Au XIXe siècle déjà, les ouvriers voyaient leurs collègues féminines comme une menace pour leurs salaires et leur travail. Pour sortir de ces explications erronées, l’auteur propose de revenir à des analyses en termes de classe sociale et de race en évitant les approches psychologisantes. Ici, le discours de la crise de la masculinité sert de paravent, il masque la réalité sociale et détourne l’attention de problèmes plus importants.
9Le sixième chapitre analyse les uns après les autres quatre prétendus symptômes de la crise que traverseraient les hommes. Les règles de la séduction auraient été irrémédiablement transformées par les féministes qui auraient instauré un climat répressif, une sorte de nouveau puritanisme empêchant les hommes de draguer. Cette prise de contrôle sur le sexe aurait engendré une nouvelle forme d’esclavage des hommes. Il s’agit en fait d’une (ré)affirmation du privilège des hommes à disposer du corps des femmes qui excuse et justifie les violences.
10Autre rhétorique visant à montrer comment les institutions favoriseraient les femmes aux dépens des hommes, l’école est pointée par le discours de crise. C’est un vieil enjeu des discours masculinistes : l’école discriminerait les garçons. Les remèdes prescrits consistent à renforcer ce qui est considéré comme une nature masculine, en premier lieu l’expression de la violence physique. Dupuis-Déri juge ces solutions « simplistes, démagogiques et essentialistes » (p. 232). Elles pourraient même nuire aux garçons. De fait, l’école n’est de loin pas plus favorable aux filles, comme continuent de le montrer les études sur cette question. La réussite scolaire s’explique en outre mieux par d’autres variables que le sexe, comme la race ou la classe sociale.
11Une autre preuve du désarroi des hommes serait leur surreprésentation parmi les victimes de suicide. Ce thème permet un déchaînement de violence verbale contre les féministes qui seraient responsables de ces morts. À nouveau, l’auteur procède à une contre-analyse fort bien documentée et rappelle le poids des dispositions dites masculines dans les causes de ces suicides, comme les stéréotypes d’une masculinité forte, autonome, toujours gagnante qui rend les hommes plus vulnérables à l’échec et limite leur capacité à demander de l’aide.
12Le thème des « pères sacrifiés » revient ici et fait l’objet cette fois d’une analyse par le discours et les stratégies plutôt que par les organisations. Dupuis-Déri montre que présenter les pères comme des victimes d’injustices (privés de la garde de leurs enfants, obligés de payer une pension alimentaire) permet de masquer la réalité : les mères assument toujours davantage de travail reproductif gratuit et elles vivent avec moins d’argent après une séparation. Qu’importe, le thème des pères permet le déploiement d’un discours contre les mères, les féministes, les institutions de protection de l’enfance, les tribunaux, etc. L’auteur montre qu’il s’agit des stratégies de maintien du contrôle sur la liberté de mouvement et les finances des femmes qui se libèrent de l’emprise du mari par la séparation.
13Dernier thème de cette série : la symétrie des violences et les hommes battus. L’auteur cite un florilège d’idéologues qui cherchent à occulter les mécanismes de la domination masculine dans l’analyse des violences au sein du couple. Leur approche prétend que les violences commises par des femmes sont de même nature et aussi nombreuses que celles commises par des hommes – une approche symétrique qui a donné naissance à un véritable lobby des agresseurs qui minimisent la violence en la présentant comme réciproque. Dupuis-Déri démonte leurs arguments en se fondant sur les statistiques de morbidité ainsi que sur les analyses et les résultats de la recherche féministe. Patrizia Romito considère par exemple ce discours de la symétrie comme une « tactique d’occultation » (p. 278) par laquelle les violences sont attribuées à des facteurs psychologiques, interdisant ainsi l’analyse politique des violences. On peut cependant réintroduire cette dimension politique en montrant que les groupes masculinistes justifient les violences masculines par un refus des femmes de répondre aux besoins des hommes, ce qui les inscrit bel et bien dans une logique de domination.
14En conclusion, l’auteur rappelle que la crise de la masculinité est une « notion élastique » qui n’a pas de définition précise. « L’extrême volatilité de cette notion prouve par l’absurde qu’il s’agit le plus souvent d’un simple discours de propagande pour la suprématie mâle » (p. 294). Enfin, Francis Dupuis-Déri donne quelques exemples de mobilisations masculines proféministes.
15L’intérêt de l’ouvrage réside à la fois dans le panorama très informé qu’il livre sur son objet et sur les moyens qu’il offre pour réfuter le discours de la crise de la masculinité.
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Francis Dupuis-Déri (2018). La crise de la masculinité. Autopsie d’un mythe tenace. Montréal : Les Éditions remue-ménage, coll. « Observatoire de l’antiféminisme », 319 pages.