Notes
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Cet article constitue une version remaniée de la conférence que j’ai prononcée lors du Congrès suisse de la Société de sociologie qui a eu lieu à l’Université de Lausanne du 3 au 5 juin 2015.
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À la sortie du système éducatif, 31 % des femmes ont obtenu un diplôme de niveau bac +3 ou plus, contre 24 % des hommes en 2009-2011.
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Le président Georges Pompidou, ancien élève de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, tenant des études classiques, a joué un rôle non négligeable (voir Prost, 2013 : 92-93).
1Aujourd’hui, les politiques éducatives prétendent vouloir concilier l’égalité et l’excellence. L’égalité, en tant que principe démocratique, consiste à affirmer que tout le monde a les mêmes droits politiques et sociaux et que ce n’est ni la naissance, ni la fortune, ni la culture de la famille qui doit déterminer l’accès à tous les savoirs, à toutes les positions et fonctions sociales et politiques, mais les qualités et qualifications personnelles. L’excellence, de son côté, se présente souvent comme ces qualités et ces qualifications portées au plus haut degré en vertu du seul « mérite » de l’individu. Principe élitiste, elle implique une compétition, pour classer et hiérarchiser des gagnant·e·s et des perdant·e·s. Elle se présente souvent comme une fin en soi, qui cherche à sélectionner les gagnant·e·s, sans se préoccuper des perdant·e·s. Peut-elle se concilier avec un principe d’égalité ?
2Les systèmes scolaires des pays occidentaux ont cru pouvoir concilier égalité et excellence dans le principe de l’égalité des chances. Égalité : l’accès aux savoirs et aux compétences est en droit accessible à toutes et tous, censé·e·s avoir au départ les mêmes chances. Les plus « méritant·e·s » atteindront l’excellence qui permettra au système de dégager l’élite dont la société a besoin. Mais qu’en est-il de celles et de ceux qui n’atteignent pas cette excellence ? Quelle sorte d’égalité réalise de fait le principe d’égalité des chances, fondé sur le mérite individuel ? On ne cesse de parler de crise de l’école et de l’université. Y aurait-il un lien entre cette crise et l’application actuelle de ce principe d’égalité des chances et de cette recherche de l’excellence ? Pour répondre à ces questions, on examinera le système scolaire français actuel et ses résultats contrastés. Puis, dans une seconde partie, deux politiques publiques seront analysées : d’une part, celle qui, prolongeant la scolarité jusqu’à 16 ans en France, a abouti à instituer, après l’école primaire, le collège unique, c’est-à-dire à scolariser dans le même établissement la totalité des élèves, filles et garçons, de 11 à 16 ans et, d’autre part, les politiques d’égalité des chances filles-garçons.
Politiques publiques d’éducation et égalité des chances
3En France, avant les années 1960, l’ensemble d’une génération d’enfants et de jeunes était scolarisé dans deux cursus séparés : un réseau primaire professionnel pour les enfants des classes populaires et, pour les enfants de classes privilégiées, un réseau secondaire supérieur qui les prenait à 5 ans dans les petites classes de lycée et les menait jusqu’au baccalauréat et au-delà (cf. Baudelot et Establet, 1971). Il y avait certaines passerelles pour les plus méritant·e·s des classes populaires et, surtout, des classes moyennes, mais la séparation entre primaire et secondaire était nette. Elle régnait aussi, à l’intérieur de ces deux voies, entre filles et garçons, qui étaient scolarisé·e·s dans des établissements distincts.
4Depuis les années 1960, les grandes réformes réalisées en France par les politiques publiques d’éducation ont fait passer l’obligation scolaire de 14 à 16 ans en 1959 (réforme Berthouin), puis progressivement, à partir de 1963, ont créé le « collège unique » (réforme Fouchet). Tous les enfants, quels que soient leur origine sociale et leur sexe, devaient passer par l’école primaire de 6 à 10 ans, puis par le collège de 11 à 16 ans. Ainsi, l’école en France, jusqu’à la fin de l’enseignement obligatoire, a été transformée en un système scolaire unifié. En 1976, la réforme Haby achève le changement en rendant la mixité obligatoire dans tous les établissements publics d’enseignement.
5Ce système pouvait apparaître comme une réalisation du principe d’égalité des chances sociales et sexuées. Les inégalités de diplômes et de positions sociales sont ainsi censées dépendre uniquement des performances individuelles de chacune et de chacun et non pas de ses privilèges de naissance dus au fait d’être né riche ou pauvre, fille ou garçon, blanc ou non blanc, etc. Chacune et chacun peut aspirer au cursus le plus long.
6En même temps, cette réforme a complètement changé le sens de la scolarisation, en particulier au collège. Auparavant, la distribution dans des réseaux scolaires différents était le produit d’une sélection sociale qui s’opérait en amont de l’entrée à l’école, puisque c’était l’origine sociale et le sexe d’état civil qui décidaient du type d’établissement fréquenté, et, par ailleurs, les élèves de classes populaires quittaient l’école très tôt pour aller au travail, qu’elles et ils valorisaient par rapport à la culture écrite « abstraite » de l’école. Aujourd’hui, la sélection ne se fait plus en amont de l’école, mais à l’intérieur du système scolaire unifié et principalement au sein du collège, puisque les performances scolaires de l’élève durant sa scolarité à ce niveau vont décider de son orientation ultérieure. La scolarisation comporte donc de nos jours des enjeux plus importants qu’auparavant. L’ensemble des élèves savent que leur futur statut professionnel et social dépend du verdict scolaire et de leur orientation à l’issue du collège. Le parcours scolaire au collège se transforme ainsi en une vaste compétition qui exerce une pression très forte sur les élèves, quels que soient leur origine sociale et leur sexe.
7Or, l’égalité des chances qui semble promettre la réussite à toutes et à tous crée, en fait, à côté d’une minorité excellente, de nombreux échecs ; les écarts encore relativement faibles qui s’observaient à l’école primaire entre les élèves vont se creuser de manière importante et devenir d’autant plus sensibles que les élèves sont regroupé·e·s dans le même établissement et les mêmes classes. Et les élèves savent qu’à l’issue du collège, ces écarts de réussite vont se traduire par des orientations différenciées et inégales qui les distribueront en trois types d’établissements hiérarchisés. Les élèves les plus faibles, quand elles et ils ne quittent pas complètement l’école, seront orienté·e·s vers « l’enseignement professionnel », dont les filières, en France, font figure de filières de faible utilité sociale et de faible prestige, de relégation, conduisant à des métiers ouvriers ou d’employé·e·s, quand elles n’aboutissent pas au chômage. Les élèves moyen·ne·s vont vers le lycée technologique et les meilleur·e·s vers le lycée général.
8Il faut noter que les processus de sélection se poursuivent au-delà du collège tout au long du cursus, avec des filières de formation de plus en plus diversifiées et hiérarchisées. Même pour les élèves qui obtiennent le baccalauréat, les différents baccalauréats sont très inégaux en termes scolaires, sociaux et sexués. Et il en est de même de la grande diversité des diplômes et des filières de l’enseignement supérieur. La concurrence scolaire joue alors à plein entre filières, entre établissements, entre universités, entre diplômes. Plus ces diplômes sont rentables, plus ils sont recherchés. Celles et ceux qui connaissent les règles du jeu et qui en ont les moyens cherchent à optimiser leurs chances, mais le font au détriment des moins favorisé·e·s. Ainsi, l’égalité des chances aboutit à un système qui distribue les élèves entre des filières hiérarchisées et qui les conduit à des diplômes fortement inégaux, à un moment où, par ailleurs, les diplômes jouent un rôle croissant dans le parcours socio-professionnel des individus et où ne pas avoir de diplôme du tout représente un handicap considérable et un risque élevé de chômage.
9Mais a-t-on réalisé cette finalité de rendre les positions sociales accessibles à toutes et tous en fonction de leur « mérite », si on suppose que celui-ci doit être indépendant de la naissance, de la fortune, de la culture et du sexe des élèves ?
Égalité des chances et inégalités socio-sexuées
10Ces réformes ont incontestablement permis de démocratiser le système d’enseignement. En France aujourd’hui, on compte 70 % de jeunes qui ont un baccalauréat, plus que de titulaires du certificat d’études primaires dans les années 1950. Et les lycées d’enseignement général et technologique incluent des élèves de classes populaires.
11Pourtant, en termes d’égalité des chances, les résultats peuvent être jugés très décevants. Comme le dit la sociologue Anne Barrère, dans le collège actuel, la totalité du parcours est « sous l’emprise d’une très forte injonction à la réussite » ; « chaque élève sait qu’il fabrique son destin social à l’école, de note en moyenne, de moyenne en passage ou en orientation » (2002 : 5). Mais, en même temps, le cursus du collège reste commandé par « l’excellence », c’est-à-dire reste fait pour celles et ceux qui sont destiné·e·s aux filières du lycée général. La conséquence est que beaucoup d’élèves dont la culture est la plus éloignée de la culture scolaire, en particulier celles et ceux issu·e·s des classes populaires, n’arrivent pas à s’adapter à ses normes et à suivre le rythme et les exigences de la compétition.
12Le collège unique n’a pas réussi à transformer la structure des performances et des carrières scolaires. Celle-ci continue à refléter plus ou moins la structure des inégalités sociales. Les performances scolaires restent fortement marquées par l’origine sociale des élèves et par les capitaux sociaux et culturels que celle-ci leur procure. Ce sont les jeunes d’origine privilégiée qui réussissent le mieux et qui font les études les plus longues et les plus rentables. L’écrasante majorité de l’élite scolaire est toujours issue de l’élite sociale. Au contraire, les perdant·e·s de la compétition scolaire sont issus des catégories les plus défavorisées ou racialisées. Les classes populaires sont dans les filières les plus courtes et les moins rentables. Chaque année, 140 000 jeunes sortent du système scolaire français sans aucun diplôme. Et les formations les plus prestigieuses, sources du pouvoir et de la richesse, restent le quasi-monopole des classes dominantes masculines. En somme, l’égalité des chances est un leurre.
13En effet, les inégalités de classe, de race et de sexe se combinent entre elles et se reflètent dans les différentes filières. Le cas des filles à cet égard est tout à fait intéressant. La mixité est supposée avoir créé l’égalité des chances entre les filles et les garçons. Et on peut croire qu’elles ont saisi leurs chances et fait leurs preuves : elles ont une meilleure réussite scolaire, elles redoublent moins, sont plus à l’heure, restent plus dans les filières générales et, finalement, sont titulaires de plus de diplômes qu’eux, y compris universitaires [2] (à l’exception des doctorats).
14Mais, conjointement, l’égalité des chances et la mixité ont servi de révélateur du système de genre, car, dans le système concurrentiel qu’est devenue l’école, à travers les processus d’orientation, les filles échouent à convertir leur avantage scolaire en avantage social et professionnel, à égalité avec les garçons. Dès l’orientation en fin de 3e, qui distribue, nous l’avons vu, les élèves dans les différents types d’établissements selon leur origine sociale, un deuxième type de division se combine au premier à l’intérieur de chaque type d’établissement selon le sexe des élèves. Surtout dans les enseignements professionnel et technologique, filles et garçons ne sont pas orienté·e·s vers les mêmes filières. La mixité tend à disparaître. L’enseignement professionnel, particulièrement marqué par des valeurs viriles, se divise en filières de production (masculines) et de services (féminines). De même, dans l’enseignement technologique, filles et garçons se divisent en filières de technologies tertiaires et de technologies industrielles.
15Dans les filières générales, la division est moins forte, mais le stéréotype d’une division lettres-sciences court toujours. Ainsi, à tous les niveaux, et principalement dans les classes populaires, les filles sont orientées vers des filières moins valorisées et qui débouchent sur des emplois plus aléatoires, à plus faibles salaires et perspectives de carrière que ceux des garçons (Vouillot et al., 2011). Et elles sont nettement moins nombreuses dans les filières les plus prestigieuses préparant à ce qu’on appelle en France les « grandes écoles ». La ségrégation verticale et horizontale du marché du travail qui divise les métiers en métiers féminins et métiers masculins et qui fait jouer le « plafond de verre » pèse de tout son poids sur les orientations des filles et des garçons.
16Cependant, la croyance au principe de l’égalité des chances consiste à faire croire que l’excellence scolaire des élèves est uniquement due à leur mérite individuel, à « tout ce qu’ils engagent librement dans leur travail scolaire » (Dubet, 2004 : 28). L’idéologie du mérite, qui dispense de s’interroger sur ce qui fait gagner ou perdre tel ou telle, contraint les élèves à s’attribuer à eux-mêmes ou elles-mêmes, et non à des facteurs extérieurs (à leur origine sociale, à leurs conditions de vie et à leur culture), leurs réussites, mais tout autant leurs échecs scolaires. On feint de croire que la réussite est uniquement le résultat du travail et des capacités personnelles de chacun et de chacune. Celles et ceux qui réussissent ont tendance à accepter ces valeurs de l’école (y compris son sexisme ordinaire) et peuvent s’attribuer le mérite de leur performance et en tirer gloire, voire s’autoriser à mépriser les individus qui échouent.
17Mais, pour les perdant·e·s de cette concurrence scolaire fondée sur l’excellence, l’égalité des chances est un principe d’une grande cruauté. Elles et ils ont l’impression de ne pas avoir les moyens d’une réussite minimale et sont cependant supposé·e·s se sentir entièrement responsables de leur échec. Pour ces élèves, comme le dit Barrère, « leur rapport à l’école est marqué par un sentiment d’échec, d’absurdité ou tout simplement d’étrangeté » (2002 : 6), et souvent aussi par un fort sentiment d’injustice.
18Cette situation est particulièrement difficile à vivre. Certain·e·s de ces élèves réagissent en refusant le jeu scolaire et décrochent ; d’autres, se sentant indignes des espérances que leurs familles ou leurs enseignant·e·s plaçaient en elles et eux, sont découragé·e·s et déprimé·e·s ; et enfin, certain·e·s se révoltent et se retournent contre l’école, ses valeurs et son corps enseignant, ce qu’elles et ils vivent comme une violence du système à leur encontre. Ces élèves sont tenté·e·s de rechercher à leur manière auprès de leurs pairs et dans leurs quartiers la reconnaissance que l’école leur refuse pour sauver une certaine estime de soi, qu’elles et ils, surtout les garçons, traduisent souvent en question d’honneur. On comprend les difficultés du collège aujourd’hui et pourquoi l’on peut parler de crise.
19En somme, la réalisation effective de l’égalité des chances et la recherche de l’excellence scolaire ont abouti à une inégalité des savoirs et des compétences transmises selon les classes sociales, les sexes et les groupes racialisés. On peut dès lors se demander s’il ne vaudrait pas mieux parler de massification plutôt que de démocratisation. Car, au-delà de l’enseignement obligatoire, les inégalités redeviennent manifestes. Le sociologue François Dubet parle de « processus de distillation fractionnée » (2004 : 19) et l’historien Antoine Prost de « démocratisation ségrégative » (2013 : 282), selon les classes sociales, les sexes et les origines ethniques supposées et essentialisées. Cela conduit donc à s’interroger sur les contradictions de l’idéologie de l’égalité des chances.
L’égalité des chances : malentendu et conflits politiques
20Dans l’école, ce sont des conceptions différentes de la démocratie et de l’égalité qui sont en jeu et sur lesquelles des courants politiques opposés s’affrontent.
21Je voudrais le montrer en prenant deux exemples de conflits qui ont traversé la société française ces dernières années : la question du socle commun de connaissances au collège et celle de l’éducation à l’égalité entre les sexes. Ce ne sont pas les mêmes forces politiques qui s’affrontent dans les deux cas, ce qui montre la complexité des conflits qui, en France, portent sur l’école. Mais l’un et l’autre posent à leur manière la question de l’égalité et de l’excellence.
La question du socle commun de connaissances
22Pour comprendre les enjeux que représente la question du socle commun de connaissances, il faut remonter à la réforme qui est à l’origine du collège unique.
23Un siècle après la création de l’école primaire gratuite et obligatoire par la Troisième République française à la fin du XIXe siècle, la Cinquième République a décrété la prolongation de la scolarité jusqu’à 16 ans et créé le collègue unique. C’est alors qu’un certain nombre de réformateurs, appuyés par le syndicat du primaire, pensèrent qu’il fallait faire du collège une école fondamentale qui s’adapte à l’ensemble des élèves d’une classe d’âge. Leur modèle était les « cours complémentaires », qui prolongeaient la scolarité primaire des enfants du peuple les plus méritant·e·s, mais avec des méthodes propres à faciliter leurs apprentissages, plus proches de celles de l’enseignement primaire. Les réformateurs entendaient que le collège assure à chaque élève un stock de connaissances et de compétences nécessaires dans la société actuelle, tout comme l’école primaire de Jules Ferry avait voulu transmettre à chaque enfant du peuple « tout ce qu’il n’était pas permis d’ignorer » à son époque.
24Mais un certain nombre de forces politiques et les syndicats d’enseignant·e·s du secondaire ayant, eux, pour modèle le premier cycle des lycées défendaient les programmes traditionnels et dénonçaient, dans le modèle préconisé par les réformateurs, un danger de « primarisation » du collège. Avec la complicité des dirigeants politiques tenants de la tradition (le latin), ce sont eux qui l’ont emporté [3]. On a donc plus ou moins maintenu les contenus, les méthodes et le modèle de l’ancien premier cycle du lycée. Autrement dit, les programmes ont continué à être décidés par l’aval du système scolaire, en fonction de ce qui est nécessaire pour aller vers un baccalauréat général et vers l’enseignement supérieur. Or, ces programmes et ces méthodes, qui étaient adaptés à la fraction la plus privilégiée d’une classe d’âge, peuvent difficilement convenir à la totalité des élèves, qui ne disposent pas des mêmes capitaux sociaux et culturels.
25Avec ses programmes et ses méthodes, le collège ne pouvait pas ne pas produire un échec scolaire important, sans permettre à la majorité des élèves d’acquérir le minimum de connaissances et de compétences qu’on juge nécessaire aujourd’hui pour devenir des citoyennes et des citoyens actifs et intégrés dans la société. Les élèves qui ne sont pas « fait·e·s pour » ces programmes et qui décrocheront ou seront dirigé·e·s vers l’enseignement professionnel (un élève sur sept ou huit) ont alors l’impression de perdre leur temps et de ne rien apprendre au collège qui puisse être utile à leur avenir. Le collège unique en est réduit à négliger sa fonction principale de transmission des connaissances à toutes et tous et à remplir seulement une fonction de sélection. Ce système compromet gravement le droit aux savoirs et à la culture qu’une démocratie doit à l’ensemble de ses jeunes et pas seulement aux meilleur·e·s.
26C’est pour remédier à cette situation qu’est née la question du socle commun de connaissances. Il s’agit de se demander comment transmettre à toutes et à tous les savoirs, les compétences cognitives et les pratiques indispensables à chaque élève pour comprendre le monde où elle/il vit et agir sur lui, et aussi pour pouvoir continuer à se former tout au long de la vie.
27La question est posée depuis longtemps. Dans un rapport de 1989, Pierre Bourdieu et François Gros avaient proposé l’idée que le collège devait assurer l’acquisition de modes de pensée fondamentaux : déductif, expérimental, historique, réflexif et critique. Selon eux, les programmes ne devaient pas se définir par des contenus accumulés d’année en année, mais comme une reprise qui permettait de progresser chaque année dans l’acquisition de ces modes de pensée fondamentaux. Ils avaient aussi préconisé plus d’interdisciplinarité, arguant que la division en disciplines distinctes ne se justifiait pas dans l’enseignement obligatoire. Ce rapport a été enterré.
28Une nouvelle tentative en 1994 du Comité national des programmes avait posé la question d’un « stock commun de connaissances à transmettre au collège ». En 2005, le rapport Thélot, intitulé Pour la réussite de tous les élèves, défendait l’idée d’une continuité entre tout l’enseignement obligatoire. Il proposait de détacher le collège du lycée général, pour armer « tous les élèves et les futurs citoyens de connaissances, de compétences et de règles de comportements jugés aujourd’hui indispensables à une vie sociale et personnelle réussie » (cité par Prost, 2013 : 290). On peut penser que c’est dans le même esprit que la ministre actuelle tente de faire la réforme des programmes du collège.
29Or, à chaque fois, ces tentatives tombent sous le même feu de critiques et soulèvent la même coalition hétéroclite d’opposant·e·s, qui jusqu’ici ont réussi à leur faire échec : des intellectuel·le·s, des politiques et des associations de spécialistes qui invoquent la tradition, et des professeur·e·s du secondaire qui, ayant fondé leur identité professionnelle avant tout sur leur discipline, la croient attaquée et veulent la défendre. Les arguments sont récurrents : on refuse de reconnaître le mérite, on veut la perte de l’esprit de compétition – condition de l’excellence –, on veut un « nivellement par le bas », la « médiocrité pour tous » et on fait fi de la nécessité de sélectionner précocement les élites. Cette opposition de droite se conjugue avec une opposition de gauche qui voit dans ces tentatives de réforme une modernisation néolibérale et un asservissement aux technocrates de Bruxelles, à l’impérialisme américain et au capitalisme mondialisé.
30Pour déconsidérer cette idée d’un socle commun, les opposants·e·s disent défendre « l’excellence pour tous ». Or, ce qui définit l’excellence, c’est la rareté ; l’excellence est faite pour distinguer les meilleur·e·s des autres. Quand une épreuve scolaire est réussie par l’ensemble des élèves, on estime qu’elle est mauvaise, car une épreuve scolaire est faite pour distinguer des performances bonnes, moyennes et mauvaises. En somme, ce slogan est un oxymore. Les personnes qui prétendent défendre l’« excellence pour tous » sont soit inconscientes de leur contradiction, soit de mauvaise foi. Elles défendent de fait une aristocratie de l’esprit qui risque fort de coïncider avec des privilèges sociaux et culturels. Craignant que le socle commun fasse « baisser leur niveau », elles ne se préoccupent ainsi que de la sélection des meilleur·e·s. Cette peur du rabaissement des élites est un argument traditionnel de l’opposition à la démocratie de masse, que l’on trouve régulièrement en France, depuis l’instauration du suffrage universel masculin sous la Deuxième République.
31Il est difficile de penser que ce qui convient aux meilleur·e·s peut être la norme pour une institution destinée à recevoir l’ensemble des jeunes d’une classe d’âge. Cette position défend les privilèges des privilégié·e·s et, par conséquent, le statu quo social et sexué ; c’est une position politiquement conservatrice, même quand elle est soutenue par des intellectuel·le·s qui se proclament de gauche par ailleurs.
La question de l’éducation à l’égalité entre les sexes
32Ce sont d’autres positions conservatrices qui se sont exprimées sur la question de l’éducation à l’égalité entre les sexes à l’école, qui tendent à défendre d’autres privilèges. Nous avons vu plus haut que si les inégalités sociales et raciales se retraduisent au niveau des carrières scolaires, les inégalités sexuées se combinent avec elles dans les carrières scolaires des deux sexes pour désavantager les filles. En ouvrant la « boîte noire » de l’école, les recherches conduites avec une perspective de genre ont montré qu’il était illusoire de croire que l’égalité des chances et la mixité produiraient automatiquement de l’égalité entre les sexes ; au contraire, les mécanismes qui engendrent les inégalités de sexe dans l’ensemble de la société se reproduisent à l’intérieur même du système scolaire, des établissements et des classes.
33En effet, dans la culture que l’école transmet, le principe d’égalité formelle qui est posé coexiste avec un maintien de l’ordre socio-sexué : des rapports entre pairs dans lesquels le groupe des garçons s’impose comme dominant ; un traitement inégalitaire des filles et des garçons perpétré inconsciemment par les enseignant·e·s en classe, renforcé par des programmes qui valorisent les hommes et dévalorisent les femmes dans l’histoire, la culture et les sciences ; une bi-catégorisation sexuée des disciplines et des filières scolaires qui influence les orientations des filles et des garçons et tend à reproduire les inégalités sexuées du marché du travail. On pourrait dire que les élèves apprennent à l’école, en même temps que des savoirs disciplinaires, leurs positions sociales et sexuées inégales. Plus largement, les savoirs et les interactions scolaires contribuent à maintenir les jeunes des groupes dominés dans des positions asymétriques et des rôles normatifs qui limitent l’expression de leurs potentialités. En somme, se transmet un message crypté selon lequel l’excellence comme le « génie » sont des spécialités masculines, d’hommes bourgeois blancs, hétérosexuels, auxquels ni les filles ni les jeunes de classes populaires ne sauraient prétendre.
34Cependant, depuis trente ans, les politiques éducatives en France, sous l’influence de l’ONU et de l’Union européenne, produisent des textes en faveur de l’égalité entre les sexes dans le système scolaire et universitaire. Le Ministère de l’éducation nationale publie des « conventions » qui invitent les personnels à éduquer les élèves à l’égalité entre les sexes. Mais, comme l’a montré un rapport de l’Inspection générale publié en mai 2013, les « progrès ont été limités ». Car, explique le rapport, il n’y a pas eu de pilotage national fort, ni de mobilisation des autorités administratives, de sorte que ces textes ont été peu relayés par les corps d’inspection, peu connus des personnels et donc peu appliqués.
35Ce rapport faisait partie des actions impulsées par la gauche arrivée au pouvoir en 2012 qui, avec la recréation d’un Ministère des droits des femmes, entendait donner une nouvelle impulsion aux politiques d’égalité entre les sexes. En particulier, dans le système scolaire, un nouveau texte en 2013 paraissait devoir cette fois-ci aller au-delà des principes et recevoir une véritable application, fondée sur trois orientations : 1. Acquérir et transmettre une culture de l’égalité entre les sexes ; 2. Renforcer l’éducation au respect mutuel et à l’égalité entre les filles et les garçons, entre les femmes et les hommes ; 3. S’engager pour une plus grande mixité dans les filières de formation et à tous les niveaux d’étude.
36La différence avec les textes précédents venait de ce qu’une volonté politique claire semblait s’exprimer pour que ce texte soit effectivement appliqué et des mesures concrètes en ce sens étaient prises par le ministère. En particulier, ce dernier mettait sur son site un programme offrant des outils et des ressources aux enseignant·e·s de l’école primaire pour les aider à prendre conscience des préjugés concernant les sexes dans et hors de la classe et à transmettre aux élèves une culture de l’égalité entre les sexes : les ABCD de l’égalité.
37Mais ces actions ont coïncidé dans le temps avec le grand mouvement d’opposition contre la loi sur le mariage pour tous, inspiré par des catholiques conservateurs et relayé par tous les courants intégristes. L’échec de ce mouvement d’opposition a amené le ministère à déplacer son action sur l’école, avec l’affaire de la « théorie du genre ». On sait que le « genre » est un concept produit par les recherches féministes pour interroger la construction sociale des inégalités sexuées dans tous les champs du social (cf. Laufer et Rochefort, 2014). Quant à la « théorie du genre », il s’agit à l’origine d’une fabrication idéologique du Vatican élaborée après la quatrième conférence des Nations unies sur les femmes à Pékin, précisément pour combattre le féminisme. Les positions féministes sont attaquées dans la mesure où elles mettent en question les dogmes de la théologie catholique : la différence de nature entre les hommes et les femmes, la complémentarité des « sexes » et, enfin, le caractère « contre nature » de l’homosexualité et de la parenté homosexuelle – c’est-à-dire cet ensemble des croyances doctrinales qui s’opposent à l’égalité des sexes et des sexualités et qui dissimulent la domination masculine hétéronormée.
38Plusieurs courants de droite se sont emparés de ladite « théorie du genre », une première fois en 2010, pour censurer les nouveaux programmes de sciences de la vie et de la terre en classe de 1re, et pour s’opposer à l’enseignement du « genre » à l’école. Après la loi d’orientation et de programmation pour la rénovation de l’école de la République du 25 juin 2013 qui, dans son enseignement moral et civique, enjoint d’apprendre aux élèves « le respect de la personne, de ses origines et de ses différences, de l’égalité entre les femmes et les hommes ainsi que de la laïcité », la polémique a été relancée par les opposant·e·s à la loi sur le mariage pour tous. Elles et ils se sont insurgé·e·s contre ce qu’ils qualifiaient de nouvelle tentative pour inculquer aux enfants « la théorie du genre », dénoncée comme une « idéologie contraire au bon sens ». Ces groupes partisans ont créé des « comités de parents Vigilance Gender », un peu comme les associations de « pères de famille » avaient été créées après la loi de 1905 pour « surveiller le discours de l’école publique sur la morale et la religion » (Baubérot, 2010 : 90). Ils ont réussi à imposer dans le débat public sur l’éducation nationale l’imbrication étroite du religieux et du politique mettant à mal la laïcité, et ont fait cause commune avec les islamistes radicaux sur fond d’homophobie, d’antisémitisme et de racisme. La « théorie du genre » a ainsi été qualifiée de « fruit de lesbiennes juives américaines » (Sénac, 2015 : 93) et la ministre de l’Éducation nationale Najat Vallaud Belkacem a fait la une de la revue Valeurs actuelles sous le titre « L’ayatollah ».
39Pour mieux mystifier le public, ces groupes opposants ne présentent pas leur position comme une position doctrinale religieuse. Ils la travestissent en vérité « scientifique », prétendument appuyée sur l’anthropologie, la psychologie et la psychanalyse, et la légitiment en affirmant qu’elle relève d’une morale universelle. De plus, ils prétendent que leur conception est inscrite dans le droit républicain. L’homme politique de droite Xavier Breton a ainsi déclaré que la différence des sexes est « un principe fondamental de la Constitution française, reconnu dans de nombreuses lois de notre corpus législatif » (Sénac, 2015 : 94). Autrement dit, la différence des sexes serait inhérente à la République et à ce qu’ils définissent comme la « laïcité républicaine » et elle interdirait les évolutions juridiques quand celles-ci entendent faire une politique d’égalité des sexes et des sexualités, remettant en question les principes d’inégalité que sont la complémentarité des sexes et l’hétéronormativité.
40Ces groupes se sont attaqués à l’expérimentation des ABCD de l’égalité à l’école primaire et ont propagé des propos diffamatoires qui ont abouti, en 2014, à la Journée de retrait de l’école. Et le gouvernement a développé des positions équivoques, sans défendre clairement l’égalité des sexes comme valeur politique et non seulement morale. Il a cédé en mettant fin à l’expérience des ABCD de l’égalité et en refusant d’inscrire l’enseignement du genre dans les nouveaux programmes scolaires.
41On peut remarquer qu’au moment de son introduction, la mixité, dont on aurait pu penser qu’elle représentait une première forme de réalisation de l’égalité entre les sexes, comme droit égal d’accès des filles et des garçons à tous les savoirs, avait suscité très peu d’oppositions. Il s’agissait en effet d’une égalité que l’on pouvait interpréter comme purement formelle, comme « égalité dans la différence » qui reste en fait le principe latent du modèle républicain et scolaire français ; une égalité qui ne remet pas en cause le statu quo des rapports entre les sexes. Au contraire, une politique qui entend faire du système scolaire, si peu que ce soit, par l’intermédiaire de l’éducation à l’égalité qui s’y transmettrait, un instrument de transformation des rapports sociaux entre les sexes, est immédiatement vue comme une politique dangereusement subversive contre laquelle les courants politiques conservateurs s’insurgent bruyamment. Cette opposition nous montre que, sous cette prétendue égalité dans la différence, c’est en réalité l’inégalité entre les sexes qui se dissimule et se maintient, tout comme se dissimulent et se maintiennent sous les « différences » sociales, racialisantes et « d’orientation sexuelle », les systèmes de domination de classe, de race et de sexualité.
42Là encore, on se trouve donc face à un conflit politique virulent qui repose sur deux conceptions radicalement opposées de l’égalité. D’un côté, on a un mouvement qui défend l’ordre sexué et la hiérarchie des sexes qui en est le pivot. Dans une telle conception, reposant sur la complémentarité des sexes, l’égalité entre les sexes ne peut être que morale : une égalité réelle serait un non-sens et les femmes, si elles peuvent prétendre à l’excellence, ne le peuvent que dans les domaines qui leur sont assignés. Si l’égalité des chances n’interdisait pas aux femmes de se lancer dans la compétition, tout en occultant les conditions qui les désavantagent, la conception de la complémentarité des sexes leur interdit la compétition elle-même. Il est entendu que la véritable excellence, comme le génie, ne peut être que masculine. Si les femmes y prétendaient malgré tout, elles produiraient une indifférenciation des sexes, source de désordre et de chaos. On se trouve en présence de cette peur du mélange caractéristique du sexisme, du racisme et de l’homophobie. C’est un modèle politique conservateur, voire réactionnaire.
43D’un autre côté, toute politique éducative d’égalité entre les sexes suppose au contraire un modèle qui refuse la rigidité des normes, qui pense les évolutions historiques possibles, qui fait en sorte de mettre en œuvre une transformation historique pour faire évoluer toutes ces normes qui entravent la liberté et nient l’égalité. Refusant le naturalisme, affirmant que ce que doivent être les femmes et les hommes, leurs fonctions, leurs positions et les normes du féminin et du masculin est défini par chaque société à chaque moment historique, tout comme les normes de la sexualité, du mariage et des modes de parenté, une telle politique refuse des hiérarchisations entre groupes sociaux et sexués pour promouvoir non plus l’excellence, mais des différences et des richesses non hiérarchisées, non plus entre groupes, mais entre individus.
44En somme, il s’agit bien d’un désaccord fondamental sur le sens de la démocratie et de l’égalité. L’exemple du collège montre l’incompatibilité d’un modèle d’égalité des chances fondé sur l’unique promotion du mérite et de l’excellence avec une véritable politique d’égalité des classes, des sexes et des groupes racialisés. L’égalité des chances handicape en fait tous les groupes qui n’ont pas une position dominante dans la société et maintient les hiérarchies et l’ordre social et sexué sur lesquels la société repose. Les conservateurs se satisfont d’une politique d’égalité des chances qui consolide le statu quo social, sexué et ethnique. Au contraire, une conception progressiste de la démocratie dénonce une idéologie de l’égalité des chances qui fait croire que l’excellence est à la portée de toutes et de tous, que chacun·e lutte à armes égales et que les gagnant·e·s le sont uniquement grâce à leur mérite personnel. Une conception progressiste de la démocratie et de l’égalité entendrait passer d’une politique d’égalité des chances, c’est-à-dire d’égalité des droits, à une politique de droit à l’égalité, en particulier d’un droit effectif à des savoirs et à des compétences réelles pour toutes et pour tous.
Bibliographie
Références
- Barrère, Anne (2002). « Un nouvel âge du désordre scolaire : les enseignants face aux incidents », Déviance et société, 26 (1), 3-19.
- Baubérot, Jean (2010). Histoire de la laïcité en France. Paris : PUF, coll. Que sais-je ?
- Baudelot, Christian et Roger Establet (1971). L’école capitaliste en France. Paris : Maspero.
- Dubet, François (2004). L’école des chances. Paris : Seuil, coll. La république des idées.
- Laufer, Laurie et Florence Rochefort (éds) (2014). Qu’est-ce que le genre ? Paris : Petite Bibliothèque Payot.
- Prost, Antoine (2013). Du changement dans l’école. Les réformes de l’éducation de 1936 à nos jours. Paris : Seuil, coll. L’univers historique.
- Sénac, Réjane (2015). L’égalité sous conditions. Genre, parité, diversité. Paris : Presses de Sciences Po.
- Vouillot, Françoise, Joëlle Mezza, Laurence Thiénot et Marie-Laure Steinbruckner (2011). Orientation scolaire et discrimination. Quand les différences de sexe masquent les inégalités. Paris : La Documentation française.
Notes
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[1]
Cet article constitue une version remaniée de la conférence que j’ai prononcée lors du Congrès suisse de la Société de sociologie qui a eu lieu à l’Université de Lausanne du 3 au 5 juin 2015.
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[2]
À la sortie du système éducatif, 31 % des femmes ont obtenu un diplôme de niveau bac +3 ou plus, contre 24 % des hommes en 2009-2011.
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[3]
Le président Georges Pompidou, ancien élève de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, tenant des études classiques, a joué un rôle non négligeable (voir Prost, 2013 : 92-93).