Notes
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[1]
L’analyse présentée dans cet article prolonge les résultats d’une enquête de terrain menée dans le cadre de ma thèse de doctorat portant sur les stratégies d’insertion professionnelle des Françaises voilées (Ajbli, 2011). Pour des raisons liées aux besoins de la démonstration, elle n’intègre pas les pratiquantes du niqab (voile intégral, couvrant le visage) et du jelbab (long voile qui enserre la tête et couvre le reste du corps).
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[2]
Moins exposés à la visibilité « islamique », les hommes pratiquants semblent se soustraire plus facilement que leurs « sœurs » à l’assignation religieuse, celle-ci étant dissoute dans le noyau culturel. Sauf évidemment lorsqu’ils cultivent les signes tangibles d’une altérité foncièrement « islamique » (barbe opulente et tenues vestimentaires importées des pays arabes). Dans ce cas précis, la surenchère identitaire risque fort de jouer avec autant d’efficacité que chez les musulmanes portant le voile islamique.
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[3]
L’orthopraxie islamique désigne l’ensemble des conduites conformes aux rites et pratiques dictés par le canon musulman.
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[4]
Les musulmanes oscillent entre les figures de « femmes à sauver » et de « femmes à mater ».
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[5]
Voir la contribution de Michel Foucault sur les dispositifs panoptiques permettant d’étudier les rapports de force à l’œuvre dans la dialectique du visible et de l’invisible. En plus des enjeux de pouvoir, la visibilité et l’invisibilité permettent de questionner les représentations véhiculées au sujet des musulmanes voilées, d’une part, et produites et mises en scène par elles-mêmes, d’autre part. Partant, il serait opportun de déconstruire les images produites ainsi que leurs modes de matérialisation.
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[6]
La France a adopté le 15 mars 2004 une loi interdisant les signes religieux dans les espaces scolaires ; s’en est suivi en 2010 une loi prohibant le port du voile intégral dans la rue et, en 2012, le vote par le Sénat d’un dispositif empêchant les nounous musulmanes de travailler à domicile avec leur voile, ainsi que l’application du décret Châtel interdisant aux mamans « en voile » d’accompagner leurs enfants en sortie scolaire.
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[7]
Si l’école est interdite depuis 2004 aux élèves musulmanes coiffées d’un couvre-chef, l’entreprise, elle, est dans le viseur du politique depuis l’affaire « Baby Loup » (2013), comme en atteste la mise en place, par le président François Hollande, de l’Observatoire de la laïcité, chargé de réfléchir sur un dispositif légal visant à limiter les signes religieux en entreprise et dont l’ordre de mission n’est pas sans rappeler celui de la Commission Stasi, installée par Jacques Chirac dix ans plus tôt et à l’origine de la loi du 15 mars 2004.
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[8]
Figures masculines définies par le canon islamique, dont le père, le frère, le fils ou l’époux.
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[9]
Ce chauvinisme renvoie à une conception de l’universalité présentée comme la seule extension au monde entier d’une culture particulière, dans une vision hiérarchisée des cultures et des civilisations.
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[10]
Le 22 septembre 2012 (contexte tendu après la sortie du film Innocence of Muslims et les caricatures de Charlie Hebdo), un important dispositif policier a été déployé, place du Trocadéro à Paris, pour contrer une éventuelle protestation musulmane. Celui-ci a délogé les femmes en tenues islamiques qui s’y promenaient, jugeant qu’un risque de « troubles à l’ordre public » existait.
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[11]
Les Restos du cœur ont récemment introduit la neutralité de leurs bénévoles dans leur charte et refusent, depuis 2013, les bénévoles en foulard, et ce, en dépit d’un besoin urgent de personnel.
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[12]
Né en 2004, le Collectif contre l’islamophobie en France recense les actes islamophobes et propose un accompagnement juridique aux victimes. Il publie des rapports annuels permettant d’observer les évolutions du phénomène en France et d’identifier ses multiples expressions. Voir les rapports 2012 à 2015.
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[13]
Par « mode d’envoilement », nous entendons l’action entreprise par les actrices musulmanes pour retranscrire, sur le plan vestimentaire, leur interprétation de la norme. Il s’agit du choix de leur présentation sociale.
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[14]
Distance physique établie entre des personnes prises dans une interaction.
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[15]
Mipsters est la contraction de muslims et de hipsters. Ces derniers sont une communauté « branchée », qui se veut à contre-courant aux États-Unis. Dans une vidéo postée en décembre 2013, les Mipsters ont publié une vidéo sur le net mettant en scène des femmes habillées d’un foulard islamique et de vêtements flashy à la mode, arpentant les rues américaines en skate-board et hauts talons, se prenant en photo, dansant, riant.
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[16]
Les infirmières musulmanes, qui exercent à l’hôpital, bénéficient quant à elles de la possibilité d’emprunter un couvre-chef (la charlotte) disponible sur leur lieu de travail. Voir Ajbli, 2011.
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[17]
Voir [www.youtube.com/watch/?v=7cupm8MR5nw], consulté le 4 mars 2016.
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[18]
Émission de divertissement quotidienne, coproduite par Laurent Ruquier et Catherine Barma et diffusée sur France 2 de 2010 à 2014, visant à promouvoir des humoristes (professionnel·le·s ou amateur·e·s) peu connu·e·s du grand public. Samia Orosemane s’est produite les 13 et 22 février 2013 sur deux thèmes (imposés par la production) : « Échange garde d’enfants contre pots de confiture » et « Un rayon made in France au supermarché ». Elle sera disqualifiée au second passage.
1En France, l’intérêt porté à l’islam féminin est né, à la fin des années 1980, avec l’irruption de nouvelles générations dites « voilées », dans l’espace public et sur toile de fond des mutations géopolitiques en cours dans les sociétés d’Islam. Cette synchronie a eu pour effet de consigner le traitement de son objet dans un couplage avec toute une série d’autres problématiques (citoyenneté/laïcité/égalité/identité nationale) et de cultiver, ainsi, de nombreuses « illusions corrélatives », lesquelles ont, non seulement, enserré l’objet dans une perspective politisée, mais de surcroît brouillé l’influence du sécularisme de leur pays de naissance. Aussi les « sorties » de ces jeunes filles et femmes réislamisées sont-elles régulièrement prétextes à de vives controverses sur la légitimité de leur affirmation religieuse en place publique ; tandis que leur déplacement au sein de l’espace social est placé sous contrôle politique et, de plus en plus, limité par l’action du législateur.
2Pourtant, au premier abord, les Françaises « voilées » cherchent simplement à exister, à prendre une place dans la société et à l’occuper à visage découvert, c’est-à-dire à tête couverte. Par leur incursion controversée dans les différentes sphères de la société (école, université, bénévolat associatif, emploi, formation, politique, sport, spectacle, etc.), elles manifestent une véritable ambition à l’inclusion nationale ainsi qu’un profound besoin de visibilité sociale, corollaire d’une peur de l’invisibilité ; car, dans nos sociétés contemporaines, ce qui est invisible est insignifiant, voire inexistant (Aubert et Haroche, 2011). Dès lors, il apparaît que leur quête de visibilité participe d’une revendication de reconnaissance et d’égalité des droits qui témoigne, par ailleurs, des difficultés, voire des empêchements, pour elles, à s’inscrire dans une géographie marquée par la saturation des signes dans l’espace public et par un reflux du religieux depuis l’espace public vers l’espace privé ; une géographie dont les modalités d’occupation obéissent à des normes dont elles s’écartent visiblement.
3Dérogeant au « mode occidental de gestion des mœurs et de dressage des corps » (Benkheira, 1997 : 40), leurs pratiques vestimentaires introduisent un autre usage du corps, éloigné, selon toute vraisemblance, de la rhétorique légitime de la « femme libre ». Comme elle renvoie à un « neutre » qui s’affiche, presque partout, sur les écrans, les trottoirs, les quais de gare et les murs couverts de publicités, cette rhétorique désigne, disqualifie et marginalise les porteuses d’une « note discordante dans l’apparence », d’un « défaut de façade » qui infériorise (Le Breton, 1992), a fortiori lorsqu’il attente au canon d’une modernité prétendument « émancipée » du religieux : trop musulmanes apparemment pour être libres. L’aspiration à l’inclusion socio-économique de ces croyantes et leur besoin d’être visibles pour être reconnues sont ainsi mis à mal, enfermés dans un dilemme singulier et quasi étranger à leurs « frères » pratiquants [2] : « avancer masquées si elles veulent occuper une place dans la société, ou renoncer à cette place si elles veulent s’avancer voilées » (Brion, 2004). Dans ces conditions, les actrices musulmanes n’ont plus qu’à trouver les moyens de contourner leur situation de « marginales » ou bien de la construire comme un retrait volontaire.
4À cet égard, l’approche de la marginalité sociale développée par Yves Barel (1982) apporte un double éclairage sur le phénomène de ségrégation des pratiquantes musulmanes. D’abord, elle renvoie, dans une perspective systémique de l’organisation et de la reproduction sociales, à un phénomène d’exclusion des processus de reproduction sociale et des systèmes socioculturels les plus importants d’une formation sociale donnée ; en cela, l’exclusion n’est ni totale ni feinte, mais plutôt l’expression de celles et ceux qui veulent l’intégration sociale sans parvenir à y accéder. En d’autres termes, la marginalité s’applique à des individu·e·s de groupes qui, bien que très différents, se situent tous à la marge de la structure sociale globale de la société. En raison de leur mode de vie et de leur culture (au sens anthropologique), les outsiders ont en commun le fait qu’elles et ils n’appartiennent que partiellement à la société dont elles/ils sont membres. Tout en étant dans celle-ci, ces personnes sont hors d’elle, vivant dans un univers socioculturel détaché de l’ensemble, sans réelle communication avec lui, et surtout sans véritable moyen et/ou volonté de s’y tailler une place. Ensuite, la marginalité est appréhendée par Barel comme un espace expérimental de nouveaux comportements sociaux, une source de changement, d’invention, d’innovation, de création. Aussi son approche du phénomène met-elle l’accent sur la capacité des outsiders à adopter des stratégies paradoxales de dédoublement ambigu, dont nous verrons qu’elles ne sont efficaces que dans la mesure où elles restent invisibles.
5La marginalité faisant explicitement référence à des notions éminemment géographiques de place, de distance, de limite, de périphérie, nous suggérons, dans cet article, de la sonder à partir du prisme spatial, ce qui revient à considérer l’espace public à la fois comme un vecteur de la ségrégation sociospatiale des musulmanes « voilées » et comme un révélateur de l’usage paradoxal qu’elles en font. Dans cette optique, les interdictions d’espace (formelles et informelles) auxquelles elles se heurtent seront envisagées comme des procédures de mise à distance chargées d’assurer une double fonction : régulariser l’irrégularité des pratiquantes enfoulardées et signifier aux « autres » musulmanes la limite à ne pas franchir. Elles seront également regardées comme des obstacles à l’inclusion socioéconomique qui poussent les actrices à ouvrir un intervalle inédit de réélaborations de l’orthopraxie islamique [3]. Resté dans l’angle mort du regard sociologique, celui-ci devrait nous permettre de « lever le voile » sur les contradictions entre leur quête de visibilité (marchepied pour leur reconnaissance sociale) et leurs stratégies d’invisibilisation (palliatif de leur inclusion).
6Dans la démonstration qui suit, nous commencerons par mettre en évidence le rôle de la symbolique du « sauvetage » dans l’hypervisibilité du voile et l’invisibilité conséquente des femmes qui le portent. Il s’agira avant tout de souligner comment cette symbolique, qui organise notre narration collective, a permis, au travers d’une certaine répartition du couple visible/invisible, d’une part, d’effacer les musulmanes – réduites à leur « incapacité à s’émanciper des traditions patriarcales » (Guénif-Souilamas, 2006 : 110-111) – et, d’autre part, de légitimer les restrictions portées à leurs libertés fondamentales (circulation, formation, travail, etc.) (partie I). Ensuite, nous établirons les accointances entre quête d’une place et conquête de l’espace public, afin de montrer que l’interdiction des sphères inclusives aux musulmanes « visibles » procède d’une opposition à leur participation socio-économique et d’une volonté politique assumée d’assignation aux espaces domestico-communautaires (II). Puis, nous apporterons un éclairage sur l’usage catégoriel que les protagonistes font de l’espace français (III), pour entrevoir enfin cet intervalle de recomposition des conduites religieuses et les stratégies d’invisibilisation sur lesquelles il débouche (IV).
Hypervisibilité du voile versus invisibilité des « voilées »
7Les considérations évoquées ici ont évidemment été évacuées des discussions publiques trop focalisées sur le voile – qui a cessé d’être un accessoire de la religiosité islamique des Françaises musulmanes en contexte sécularisé pour devenir l’instrument inoxydable de leur aliénation – et sur les atteintes potentielles qu’il pourrait causer à la société française au niveau de son « modèle » et de ses « valeurs » nationales. Les raisons de cette ellipse sont certainement à chercher du côté du paternalisme d’un récit national qui feint d’ignorer (les choix de) ces femmes pour ne distinguer que leur parure. Nous pouvons établir, sans peine, la façon dont le focus sur le voile a eu pour effet paradoxal d’effacer celles qui s’en parent : en l’essentialisant comme un « outil de l’oppression de genre », il a permis qu’elles soient, simultanément, hypervisibles comme « objets d’oppression » et invisibles comme « sujets » (Al-Saji, 2008). Dans la mesure où le voile représente, dans notre imaginaire collectif, un accessoire intrinsèquement islamique et fondamentalement allogène à la culture française, il fonctionne comme un « marqueur hégémonique [servant] à totaliser une identité, à gommer sa pluralité complexe et ouverte, à en faire une essence, constituant ainsi un objet de cette congélation en monolithe, en totalité close, interdite de variation et de pluralisme » (De Queiroz, 2003 : 41). Les musulmanes, pourtant si présentes dans les éléments des discours politico-médiatiques [4], sont de fait désincarnées dans l’allégorie de leur communauté, elle-même réduite au statut d’un symbole ostentatoire dont la présence dérange. Selon Axel Honneth, l’invisibilité sociale est construite comme « un acte de non-perception » qui se fonde sur le mépris ou l’indifférence vis-à-vis des sujets affectés ; elle confirme en cela une façon d’humilier : « L’invisibilité sociale ne possède ce caractère public que parce qu’elle est paradoxalement exprimée par l’absence des formes positives d’expression emphatiques habituellement liées à l’acte de l’identification individuelle » (Honneth, 2004 : 140). À ce titre, elle est source de frustration pour les pratiquantes, car elle contrarie leur sentiment d’identité et de singularité personnelles et les oblige du même coup à une réévaluation complète du rapport à soi. Ce n’est qu’une fois dépossédées de toutes formes de subjectivité et de volonté propre que les « voilées » peuvent, toutes, faire figure de « victimes de l’islam » qu’il faut libérer, tandis que le déficit de maturité qu’on leur attribue rend moralement acceptable l’entreprise politique d’une émancipation par la contrainte.
8Or, en présentant la lutte contre le voile comme une « opération de sauvetage » des musulmanes, le récit national réalise une double performance. Tout d’abord, il entérine, sur la base des représentations du féminin et du masculin musulman, l’antagonisme avec l’islam et l’idée que l’inégalité des sexes est structurelle au seul édifice islamique. Cela revient clairement à dédouaner la société de sa propre culture du sexisme, au travers du « mythe de l’égalité – déjà-là » dénoncé par Christine Delphy, et à désigner la survivance d’un sexisme spécifique, arabo-musulman, dans les banlieues (Guénif-Souilamas et Macé, 2004), comme une exception qui confirme la règle. Ensuite, le récit national rassure l’opinion française en se donnant les moyens symboliques d’agir sur la domination « des barbus » qu’il voit se profiler derrière chaque voile islamique. Plus clairement, les interdits de voiles qui ciblent les hommes musulmans excluent de facto les femmes musulmanes « à protéger » (Guénif-Souilamas, 2006). De nombreuses enquêtes théoriques et empiriques ont déjà établi le rôle du genre dans la structuration du sentiment anti-musulman (Delphy, 2006 ; Mishra, 2007) et la place prépondérante, dans notre narration collective, d’une « croisade » – ordonnée autour du souci de dévoiler le corps des femmes – pour « sauver » les femmes musulmanes des hommes musulmans (Fernandez, 2009).
9Cette symbolique de la « libération » est par ailleurs centrale dans le système qui commande la répartition du couple (hyper)visibilité/invisibilité. En effet, c’est au nom d’un certain mysticisme de l’égalité des sexes et de la « laïcité » (Baubérot, 2012) – dont nous découvrons pour l’occasion l’opportune filiation – que ce système donne « à voir » une confessionnalisation de l’oppression de genre et qu’il dissimule, par là même, la réalité des rapports sociaux de domination. Si bien qu’il est possible de reporter sur les exclues la responsabilité de leur exclusion et d’éluder définitivement la question de l’impact des lois liberticides sur la situation plus générale des musulmanes qu’elles ciblent. La négation de la parole des musulmanes dès lors qu’elles ont voulu affirmer leur liberté de porter le foulard est, pour ainsi dire, symptomatique des dissonances d’un égalitarisme malmené par un parterre de parlementaires composé à près de 90 % d’hommes chargés de voter les restrictions de mobilité des femmes en voile. En fin de compte, leur mise à l’index en raison d’une visibilité religieuse jugée outrancière n’a pas empêché leur « invisibilité sociale », celle de la marginalité, de l’anonymat et de la méconnaissance de leurs qualités. Au contraire, elle en a assuré la procédure. Cela montre à quel point le système de répartition du couple (hyper)visible/invisible structure l’organisation de notre champ perceptif commun, la construction de notre « habitus perceptif » (Sauvageot, 1994), c’est-à-dire notre façon de voir, de comprendre et d’appréhender la réalité, et donc aussi de la fabriquer [5].
10Dans une visée réflexive, cette assertion invite à questionner le regard du chercheur – comme de la chercheuse – et son rôle dans la définition des objets sociaux et la délimitation de leurs contours. Le consensus autour de l’homogénéité du groupe social désigné sous la formule générique de « femmes voilées » ainsi que les évidences induites par les représentations catégorielles ambiantes donnent à penser que les effets de trompe-l’œil ou de domination de certains signes visibles jouent avec ses perceptions du monde social. Le simple fait de considérer que la voilure islamique suffit à identifier les musulmanes « voilées » – autrement dit que c’est le voile islamique qui fait la musulmane « voilée » – revient à céder à la fascination des images et à admettre que ce qui est visible est plus significatif. Plus grave encore, cela équivaut pour le/la chercheur·e à préjuger de ce qu’est l’authentique combinaison vestimentaire retranscrivant l’injonction coranique à son fondement et, par suite, à faire fi de la reconfiguration des conduites religieuses et du rapport renouvelé, dynamique, pluriel et de moins en moins standardisé que ces femmes entretiennent à l’endroit de la norme islamique.
11C’est pourquoi nous appelons ici à une rupture épistémologique consistant non plus à définir la pratiquante « voilée » par son voile islamique, mais par son rapport positif à l’orthopraxie normative qui la conduit à adhérer à l’idée selon laquelle le voilement est une « obligation religieuse » et, de surcroît, à l’intégrer (d’une façon dont nous ne préjugeons pas) dans la codification de son rapport à l’espace public. Partant de là, si elle venait à adopter, de façon définitive ou pas, un autre type de couvre-chef islamiquement déconnoté, du type béret, chapeau, bandana, turban, etc., ou à s’en défaire temporairement pour des raisons liées par exemple aux contraintes professionnelles, elle n’en demeurerait pas moins, à nos yeux, une « femme voilée ». La « femme voilée » n’est donc pas toujours une « femme en voile », sous-entendu vêtue d’un hijab ou d’autres tenues islamiques ; pas plus d’ailleurs que la « femme en voile » n’est en soi une « femme voilée » si l’on se réfère à certaines sociétés d’Islam, telles que l’Iran et l’Arabie séoudite, qui imposent aux femmes, qu’elles soient musulmanes ou pas, pratiquantes ou pas, le port de tenues islamiques en place publique. Aussi, il conviendra de réhabiliter les stratégies de visibilisation et d’invisibilisation des Françaises « voilées » comme constitutives de leur manière d’administrer l’orthopraxie islamique dans un contexte politique qui fait peser sur elles bien des contraintes.
12Du reste, le fait que nos enquêtées accordent un rôle central au référentiel religieux dans la structuration de leur identité individuelle et valorisent clairement l’orthopraxie normative ne dénote nullement une approche littérale et figée. Au contraire, leur attitude syncrétique, visant à mettre en cohérence les principes de l’islam et ceux de la société qu’elles ont faite leur, permet d’ouvrir un champ de recomposition de la religion qui s’aligne sur les valeurs dominantes (telles que l’autonomie individuelle, la promotion de la femme, l’égalité des sexes, l’indépendance financière, le choix du conjoint) et dont elles pensent par ailleurs retrouver les traces au sein même de leurs textes sacrés. De cette façon, « elles intègrent le changement en s’assurant de n’avoir pas changé » (Venel, 2004 : 86). Leur démarche les rapproche à coup sûr de ce que Jean-Marie Donegani (1993) nomme l’« intégralisme transigeant », désignant l’attitude des catholiques qui tentent de faire coexister le registre religieux et celui de la société ambiante. C’est donc précisément parce qu’elles se sentent « Françaises » et « musulmanes » – ces deux pôles de leur identité cherchant à se justifier mutuellement – qu’elles tentent de vivre leur francité et leur islamité de façon concomitante et indissociable dans la société et qu’elles « luttent » pour s’y tailler une place.
Les Françaises « voilées » : de la quête d’une place à la conquête de l’espace public
13Exercice d’apparence ordinaire, le fait de « prendre sa place », dans nos sociétés contemporaines, relève en réalité d’arrangements sociaux et spatiaux permanents, souvent obtenus au prix d’une « lutte » : la « lutte des places ». Énoncée par Vincent de Gaulejac, Frédéric Blondel et Isabelle Taboada-Léonetti, celle-ci est définie comme « une lutte d’individu solitaire pour trouver ou retrouver une ‹ place ›, c’est-à-dire un statut, une identité, une reconnaissance, une existence sociale » (De Gaulejac, Blondel et Taboada-Léonetti, 1994 : 7). S’agissant des musulmanes « voilées », elles bataillent moins pour conserver ou améliorer leur place que pour essayer d’en avoir une. Le climat politique chargé d’anathèmes ainsi que l’extension des restrictions légales portées à leur mobilité dans l’espace public [6] indiquent effectivement que, en leur qualité de persona non grata, il n’y a pas de places reconnues pour elles, telles quelles, en France.
14À ce sujet, il n’est pas anodin que les champs scolaire et professionnel fassent l’objet d’une surveillance politique prioritaire, comme en témoignent les lois – effectives ou en projet – d’interdiction [7]. L’école (par le diplôme) et l’entreprise (par le statut professionnel) sont de véritables « bureaux de placement » (De Gaulejac, Blondel et Taboada-Léonetti, 1994 : 49) en ce qu’elles confèrent à chacun·e une place, un statut, et déterminent l’identité sociale. De ce fait, on peut voir dans la mise en œuvre de règlements et de dispositifs spécifiques visant à interdire aux femmes ciblées l’accès à l’école et à l’emploi une volonté politique assumée d’entraver leur ascension socioprofessionnelle ; quitte à favoriser, directement ou indirectement, une sorte de confinement domestico-communautaire plus prompt à les réinstaller dans l’invisibilité sociale qui les caractérise et dont elles cherchent résolument à sortir. Qu’il soit dit en passant que ce confinement entre curieusement en résonance avec les intérêts de ceux qui, de l’intérieur des communautés musulmanes, mobilisent le référentiel islamique pour prêcher la domestication de l’islam féminin ; nous entendons par là le maintien des femmes musulmanes au foyer et aux activités qui s’y rapportent, ainsi qu’une restriction de leurs déplacements sans mahram [8].
15Selon le géographe Michel Lussault (2009), l’espace et les modalités de son occupation constituent l’un des enjeux de pouvoir fondamentaux de notre époque : la compétence de placement étant l’apanage des groupes dominants. Et comme la stabilité préconise toujours, peu ou prou, que chacun·e reste à « sa » place, l’ordre des places exige un ordre de l’espace. Son existence ne se dévoile au demeurant que par le désordre produit à la suite du franchissement des « espaces interdits ». Illustrons notre propos en prenant les cas largement médiatisés de deux jeunes femmes musulmanes qui ont tenté de forcer, têtes couvertes, le barrage de ces deux ordres : Mélanie Georgiades, plus connue sous son nom de scène Diam’s, et Ilham Moussaïd, militante anticapitaliste, candidate du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA) aux élections régionales dans le Vaucluse. La première décide, en 2009, après sa conversion à l’islam, de rapper en se couvrant la tête d’un bandana, d’une casquette ou de la capuche de son sweat en guise de substituts au traditionnel hijab ; la seconde, quatrième de la liste NPA, s’affiche dans le jeu électoral de 2010 coiffée d’un petit foulard noué en arrière. L’intrusion de ces couvre-chefs portés par des jeunes femmes musulmanes déclenche une réaction immédiate et violente de rejet des classes médiatiques et politiques qui – à partir d’une vision de la « laïcité » et de l’égalité des sexes teintée d’un « chauvinisme de l’universel » [9], selon la formule de Pierre Bourdieu – y voient une « violation » des ordres sur lesquels repose notre modèle social. Évidemment, rien ne sera perçu et/ou dit de leur désir de « prendre part » à la vie de la cité et/ou du caractère audacieux et novateur de leur démarche. Seul retentissement : un blâme absolu quant à leur conduite de franchissement. Il éclaire merveilleusement bien la façon dont les deux ordres (des places et de l’espace) se soutiennent mutuellement ; attendu que l’existence de ces ordres et des normes qu’ils véhiculent ne se déclare qu’une fois qu’ils sont transgressés et en capacité de réprimer. L’éviction des deux jeunes femmes est donc à la fois une preuve de l’infraction et le moyen de sa sanction ; elle montre que la faculté de se maintenir dans les places convoitées et les espaces qui s’y rapportent ne tient pas exclusivement aux compétences des individus.
16Ici, les places ne sont pas que des localisations topographiques, pas plus que de simples placements dans un espace social. Comme l’explique Lussault :
Une place met en relation, pour chaque individu, sa position sociale dans la société, les normes en matière d’affectation et d’usage de l’espace en cours dans un groupe humain quelconque, et les emplacements (les endroits) que cet individu est susceptible d’occuper dans l’espace matériel en raison même de sa position sociale et des normes spatiales.
18Cela dit, précise l’auteur, si les places ne se réduisent pas aux endroits, il n’y a toutefois pas de places possibles sans emplacements, c’est-à-dire sans espaces qui s’y rapportent. Ceux-ci résultent des arrangements physiques de la réalité qui se structurent autour de codes normatifs puissants relatifs à l’allocation et à l’usage des espaces qu’il nomme des « codes de procédures spatiales ». Aptes à définir ce qui est légitime et illégitime en matière de délimitation, de placement et de franchissement, ces codes se médiatisent via des lois, des règles, des idéologies spatiales, des mythes partagés, « bref [via] tout ce qui rend ‹ parlant › et partageable un ensemble normatif » (Lussault, 2014). Les musulmanes sont perçues comme l’incarnation d’une culture autre, mais aussi d’une autre histoire et d’un autre espace. Leur présence voilée en place publique formalise une sorte de « rupture angoissante du continuum territorial » (Dakhlia, 2005) qui motive leur relégation aux marges de la société française, dans l’entre-soi communautaire.
19À la scruter plus en détail, cette relégation s’apparente à une sorte d’« assignation à résidence » qui n’est pas sans rappeler d’autres formes, bien connues, d’espaces d’assignation. Curieusement, vus de France, leurs contours se laissent plus volontiers appréhender dès lors qu’ils revêtent les « habits » d’une culture autre de la ségrégation spatiale des femmes dans le golfe Persique (Le Renard, 2011), par exemple, ou encore dans le régime des castes en Inde. Le poncif qui veut que les jeunes Françaises affichant leur appartenance islamique n’aient de place notoire que « chez elles », c’est-à-dire dans les cercles privés de la famille et de la communauté, se traduit dans les faits par la délimitation d’un « espace d’assignation » et par l’injonction à s’y cantonner tant qu’elles persisteront à s’exhiber. D’où un phénomène d’auto-exclusion construit sur le mode de la « désertion active » (Barel, 1982) et qui conduit, aujourd’hui, beaucoup trop de femmes à vivre en retrait, à la périphérie de la société française, sans véritable communication avec elle et parfois sans volonté d’y prendre part. Nous avons notamment pu l’observer auprès des diplômées qui font le choix « contraint » de l’inactivité. En se tenant à distance du marché de l’emploi, elles construisent leur défection comme un acte de résistance à l’assimilation, une façon de garder la maîtrise de leur autonomie corporelle (Ajbli, 2011). Malheureusement, celle-ci se gagne sur les terres perdues d’une autre autonomie, financière celle-là. Or, nous savons que dans une société « salariale » telle que la nôtre, où le travail des femmes est un comportement normé, le « choix » de l’inactivité constitue un risque social, le salaire déterminant les conditions d’accès à la protection sociale et à la société de consommation. Ces diplômées restées au foyer remettent ainsi en question un pilier essentiel de la construction de soi : la relative indépendance conjugale et familiale dont bénéficient les femmes actives. Quant aux autres, sans qualifications professionnelles, il faut considérer le « coût psychologique » de leur stigmatisation : les « contextes » de stigmatisation produisent de la violence symbolique (humiliation, dévalorisation, discrimination, exclusion) dont les personnes tentent de se « protéger » en anticipant leur propre exclusion, nous l’avons dit, mais également en réorganisant les rapports qu’elles entretiennent à l’espace.
De l’usage catégoriel de l’espace public chez les « voilées »
20À l’évidence, l’accessibilité, qui est censée être la principale caractéristique de l’espace public, n’est pas identique pour tout le monde. Dans notre cas précis, l’affirmation religieuse est un facteur d’inégalité au même titre que le genre et la race (avec lesquels il interagit). Cette inégalité est intériorisée par les pratiquantes musulmanes, appelées – en fonction des lieux et des situations – à composer quotidiennement avec plusieurs facettes de leur identité et à recourir à différentes stratégies pour pratiquer les espaces des « autres » : dissimulation, contournement, mise à distance, résistance (Goffman, 1975). Les discriminations rencontrées dans l’accès aux espaces publics les conduisent ainsi à décomposer et à typifier les espaces selon leur niveau de tolérance au particularisme musulman. Dans une perspective goffmannienne, cette typologie se révèle au travers de leurs représentations spatiales, catégorisées comme suit.
21a) Les « espaces strictement interdits » : ils sont, en principe, définis par la loi de 1905 et regroupent l’ensemble des milieux dédiés à l’exercice des métiers de la fonction publique. Ils restent toutefois ouverts aux usagers et usagères, l’impératif de neutralité ne s’imposant qu’à leurs agent·e·s – à l’exception de l’école publique, où les élèves doivent respecter, depuis la loi du 15 mars 2004, la même neutralité que le personnel. Depuis près d’une décennie, nous assistons à une inflation législative, unique en Europe, qui contribue à élargir ces zones proscrites, rendant légalement inaccessibles l’enceinte des établissements scolaires pour les élèves musulmanes, nous le disions, et leurs mamans enfoulardées (circulaire Châtel de 2012), ainsi que la rue pour les femmes vêtues d’un voile intégral (loi du 11 octobre 2010). Au vu des récents débats, la tentation d’interdire le voile au sein des entreprises et de l’université est aujourd’hui palpable. Les velléités d’extension du champ d’application de la « laïcité » sont donc très fortes et conduisent souvent à déborder du cadre légal ; si bien que, ici et là, émergent des fermetures arbitraires et ciblées qui agrandissent la circonférence empirique des lieux proscrits.
22b) Les « espaces réservés » : ces espaces rassemblent les endroits où la présence du voile islamique est reconnue, bienvenue et courtoisement traitée. De façon générale, il s’agit des espaces privés, consacrés à des activités spécifiquement communautaires (mosquées, sièges des associations, ethnic business, rassemblements des musulmans, etc.) et qui promeuvent l’affirmation de l’identité islamique. Faute de trouver un emploi à la hauteur de leurs qualifications, nombre de diplômées musulmanes s’orientent vers le marché communautaire, dit ethnic business, pour travailler « tête voilée » (Ajbli, 2011).
23c) Les « espaces ouverts » : ils renvoient, quant à eux, à toutes les voies de circulation ouvertes au public et qui, ce faisant, acceptent le « voile islamique » (exception faite du voile intégral, légalement prohibé) et le tolèrent sans pour autant le consacrer comme dans les « espaces réservés ». Les femmes musulmanes y circulent dans une relative tranquillité, comme c’est le cas à l’université, dans les centres commerciaux, les espaces de loisirs, la rue ou encore les transports en commun. Néanmoins, comme précisé plus haut, nous avons vu ces espaces dits « ouverts » se fermer quelque peu ces dernières années, gagnés par la pression d’une demande sociale implicite de généralisation du principe de neutralité qui dissimule mal la progression d’un racisme antimusulman. Sous couvert de « laïcité », des femmes musulmanes se sont ainsi vu refuser arbitrairement l’accès à des bureaux de vote, des lieux touristiques [10], des services publics, des restaurants ou des auberges, des cabinets médicaux, des banques et des salles d’examen, ainsi que celui aux associations caritatives [11]. C’est là le signe que le durcissement de l’opinion publique sur les questions de voile compromet sérieusement la circulation des jeunes femmes dans des zones ouvertes, sans distinction a priori, au public, et du même coup leur aptitude à exercer leurs droits.
24Depuis quelques décennies, l’espace public s’est ainsi mû en un lieu de violences symboliques et de plus en plus physiques, un enjeu de leur exclusion du jeu social. Plus exposées que leurs « frères », les Françaises musulmanes paient plus lourdement le tribut de leur engagement piétiste. Être une femme est indéniablement un critère de vulnérabilité, un facteur aggravant les discriminations fondées sur l’appartenance islamique. Les recensements disponibles afférant aux actes antimusulmans corroborent cet « effet de genre » : selon les divers rapports du CCIF [12], les femmes sont plus concernées par les actes islamophobes visant des individus (81,5 %) et nettement plus exposées aux agressions verbales et/ou physiques (94 %). À coup sûr, la tragédie des attentats qui ont ponctué par deux fois cette année 2015 risque d’aggraver les agressions dont les femmes sont victimes dans la rue.
25Malheureusement, les différenciations racisées et sexuées des modes de fréquentation de l’espace public restent un terrain de recherche encore trop peu exploité, alors même qu’il est indispensable pour déconstruire l’illusion de mixité et d’égalité de l’espace public et pour mettre en évidence l’existence des « murs invisibles » (Di Méo, 2011), devenus des plafonds dans l’horizon des Françaises « voilées ». L’extension des espaces « interdits » réduit l’étendue des espaces « ouverts » et accule les protagonistes à se retrancher dans les « voies sans issues » des « espaces réservés », d’où certaines tentent de s’inventer une « issue de secours ». Pour se déplacer de façon transversale au sein des différents types d’espaces et contourner l’assignation à résidence domestico-communautaire, elles n’hésitent pas à recourir, de façon permanente ou occasionnelle, à des techniques de dissimulation ou de camouflage, afin de neutraliser l’altérité islamique ou tout au moins d’en réduire la charge. Ces jeunes femmes sont ainsi passées maîtres dans l’art de disparaître.
Échapper à l’assignation religieuse : techniques de camouflage et stratégies d’invisibilisation des pratiquantes « voilées »
26Les freins qui limitent l’accès des femmes enfoulardées aux sphères inclusives reconduisent le rejet de leur participation à la vie collective. Pour être évités, il faut qu’elles cessent d’« apparaître », qu’elles parviennent à un niveau de discrétion qui abdique avec leur quête initiale de reconnaissance et de visibilité, qu’elles acceptent de n’être « ni vue, ni (re)connue ». C’est la raison pour laquelle bon nombre d’entre elles optent pour des ajustements essentiellement vestimentaires, visant sinon à annuler la « charge » islamique de leur présentation sociale, tout au moins à neutraliser son caractère allogène. Aussi, il n’est pas rare que les « voilées » se dévoilent, partiellement ou totalement, pour se présenter à un entretien d’embauche ; ou qu’elles abandonnent provisoirement le traditionnel hijab, trop tape-à-l’œil, au profit d’un couvre-chef en trompe-l’œil, tel que chapeau, béret, casquette, turban ou bandana, pour déposer une demande de logement ou de prêt bancaire. Ces accessoires de substitution « neutres », c’est-à-dire « non islamiquement connotés », sont parfois complétés par un maquillage, divers ornements de mode (boucles d’oreilles, collier, sac à main et paire de chaussures assortis) et/ou un jeu de couleurs qui soignent l’effet de style. Leur usage peut tout à fait être permanent et devenir une modalité ordinaire de la pratique du voilement. Dans ce cas, les musulmanes « voilées » ne recourent au hijab que de façon ponctuelle, circonstancielle, principalement au sein des « espaces réservés » dont nous parlions précédemment. La diffusion de ces nouvelles pratiques à des fins orthopraxiques nous renseigne sur un phénomène de déstandardisation des « modes d’envoilement » [13]. Initié par les femmes elles-mêmes, sous la pression de la société, ce phénomène ouvre sur une opération de recodificiation culturaliste ou de re-culturation des prescriptions religieuses permettant aux protagonistes de se fondre dans les ritualités ambiantes (notamment dans ses proxémies [14]), de se confondre dans la familiarité des signes. De toute évidence, ce processus de re-culturation n’est pas hermétique aux pressions qu’exerce sur lui un certain colonialisme esthétique, effluve de la rhétorique légitime de la « femme libre ». De façon générale, il se donne à voir dans la manière dont l’hégémonie des canons occidentaux de l’esthétique encourage la dénaturation des marqueurs ethno-raciaux chez les femmes racisées (défrisages chimiques, blanchiment de la peau, etc.). Au point que l’inclusion de ces dernières passe par leur capacité à camoufler, voire à supprimer les caractéristiques physiques considérées comme raciales et, par extension, dirons-nous, à neutraliser (voire à annihiler) les traits distinctifs de leur islamité lorsqu’elles sont pratiquantes.
27Même sans aller jusque-là, les effets de ce colonialisme s’éprouvent dans le développement d’un sens évident de l’esthétisme et d’un goût prononcé pour la mode, leitmotiv du ralliement des jeunes filles et femmes réislamisées au standard de la féminité. Le succès des tutoriels conseils en hijab et beauté retranscrit cette évolution en direction d’un surinvestissement du registre de l’esthétique corporelle. La plupart des filles en hijab semblent effectivement rompre avec la sobriété de leurs « sœurs » aînées, caractérisée dans les années 1980 par des tenues sombres et l’absence de maquillage. Aujourd’hui, elles affichent leur désir de « paraître », ainsi que leurs aptitudes à jouer avec les codes culturels hérités de l’environnement occidental ; au risque parfois de défier, comme ce fut le cas des mipsters [15] aux États-Unis, les représentations traditionnelles d’un certain usage du corps des femmes musulmanes, où retenue et discrétion sont au fondement d’une certaine éthique de la « pudeur islamique ». L’impact des chaînes satellitaires mettant en scène des speakerines en hijab maquillées comme des actrices de cinéma hollywoodien n’est sans doute pas étranger à cette dynamique esthétisante qui gagne les modalités de voilement chez les nouvelles générations de musulmanes et dont on peut dire qu’elle sanctionne à coup sûr l’entrée du voile(ment) dans l’ère de la consommation.
28Pour en revenir aux stratégies d’invisibilisation des musulmanes « voilées », le monde professionnel est certainement le cadre le plus pertinent pour les examiner, dans la mesure où il est autrement plus contraignant et, du coup, plus prompt aux accommodements. L’exemple des enseignantes et des institutrices est assez éloquent, compte tenu du fait qu’elles exercent dans une zone hautement sensible, un sanctuaire de la « laïcité » [16]. En dépit de leur « tête nue », elles cultivent, malgré tout, la peur d’être « démasquées », « jugées » ou « incomprises » par leurs collègues. Cette peur les pousse non seulement à maintenir une distance avec eux, mais également à établir une sorte de cartographie des espaces au sein de laquelle elles évaluent le « risque » potentiel de « tomber » sur un collègue de travail ou sur un (parent d’)élève. Plus ce risque est pressenti comme élevé, plus elles élargissent, à leur propre initiative, le champ spatio-temporel des restrictions portées à leur liberté d’expression religieuse. Cela se traduit tantôt par le prolongement de la conduite de dévoilement dans des territoires connexes à leurs lieux de travail, tantôt par la neutralisation du caractère « islamique » de leur voilure, au moyen des accessoires de substitution. Tandis qu’à mesure que le risque estimé s’amenuise, nombre d’entre elles s’en retournent à des pratiques plus conventionnelles du voilement. Nous remarquons ici que le rétrécissement des « espaces ouverts » et l’extension des « espaces interdits » ne résultent pas de contraintes exclusivement extérieures. Sous cette forme, la contrainte n’oblige pas les actrices à agir contre leur gré : la pression vient de l’intérieur, ce qui ne la rend pas pour autant moins forte ou résistible.
29La plupart des salariées musulmanes recourent, plus ou moins, à ces types de stratégies d’invisibilisation dans les divers secteurs d’activité, publics comme privés. Cela met en évidence la capacité de l’espace à exiger des actives musulmanes des ajustements relevant de véritables « techniques de camouflage ». Bien qu’elles leur permettent d’optimiser leurs chances de « gagner » ou de « garder » une place dans la sphère de production, ces stratégies rendent inapparente leur présence professionnelle, et donc leur contribution effective. Qui plus est, elles rappellent que le racisme antimusulman imprime distinctement le corps des fidèles de l’islam, puisqu’il affecte avant tout la corporéité des actives musulmanes et moins celle de leurs coreligionnaires exerçant dans les mêmes secteurs d’activité.
30Dans un registre professionnel différent, peu prisé généralement par les femmes racisées, l’humoriste « voilée » Samia Orosemane témoigne des limites de ces stratégies d’invisibilisation. Dans un entretien [17] accordé à Oumma.TV – un média affinitaire – que nous avons jugé utile de retranscrire, elle revient sur ses apparitions dans l’émission On ne demande qu’à en rire (ONDAR) [18] et notamment sur son malaise suite aux critiques de Jean Benguigui, membre du jury qui, n’ayant pas compris que son couvre-chef avait une valeur orthopraxique, lui a reproché l’incongruité de son « déguisement » et le décalage entre les personnages joués et les accessoires mobilisés pour les incarner. Elle raconte :
Quand Benguigui a fait la réflexion sur le foulard, euh, ça m’a surprise, parce que je ne m’attendais vraiment pas à ça. Je suis arrivée habillée sobrement [d’un blue-jean, d’une chemise rouge et d’un turban noué autour de la tête]. Au début, je comptais jouer deux personnages : arriver avec une perruque, faire la petite bourgeoise, et ensuite l’enlever et être en boubou africain [pour jouer la nou-nou]. Et puis, finalement, je me suis dit que ce serait trop compliqué à gérer. Je n’ai pas mis de perruque et je n’ai pas mis de boubou africain, mais j’ai gardé mon turban, parce que je suis voilée. Euh, après, je ne sais pas si Benguigui le savait ou ne le savait pas. J’en sais rien du tout. Simplement, il m’a fait la réflexion. Il m’a dit : « On ne comprend pas ce turban, ça fausse les personnages […], on ne sait pas trop qui vous êtes finalement. » Peut-être qu’à ce moment-là, j’aurais dû assumer et dire clairement : « Ben, écoutez, mon foulard, il change de couleur mais jamais de place. Je suis voilée et donc ce n’est pas un accessoire pour jouer mon sketch, mais ça fait partie intégrante de ce que je suis. » Or, sur le coup, […] les mots m’ont manqué et le premier truc que je me suis dit, c’est : « Bon, la prochaine fois, il faudra trouver une alternative pour qu’on ne me repose plus la question. » Et [rire] la deuxième fois, je me suis cachée derrière un personnage… [rire] Ben quoi ! Il était mignon mon costume de poussin !
32Les éclats de rire de la jeune femme dissimulent maladroitement sa gêne quant au caractère burlesque, souligné par le jury, de son costume. C’était, selon toute vraisemblance, le sacrifice à consentir pour éluder une nouvelle mise à l’index de son couvre-chef. Il n’en demeure pas moins que les sujets imposés par la production ont obligé l’humoriste à quitter le répertoire, plus familier, de la dérision ethnoraciale et de ses artifices propres déployés dans son spectacle Femme de couleurs et, ce faisant, à admettre les limites d’un humour halal, c’est-à-dire conforme à son éthique.
Conclusion
33En définitive, parvenir à se tailler une place dans la société lorsque l’on est Française musulmane « voilée » est vraiment loin d’être une chose aisée. L’espace public ou semi-public n’assimile pas les différences sans freins ; bien au contraire, il cherche à les cacher, à les marginaliser, à les acculer à la périphérie de la société française. Ce processus de mise à l’écart est rendu possible au moyen de « politiques » de placement qui – selon des normes d’allocation de l’espace public – opèrent comme des modalités sociales de validation ou d’invalidation des places. Au travers des interdictions d’espace formelles ou informelles, ce qu’on refuse en vérité à ces jeunes filles et femmes, c’est la légitimité de prendre part à la vie de la cité, faisant ainsi d’elles des « sans places » poussées à leur corps défendant dans les retranchements d’un entre-soi communautaire, dont on juge par ailleurs impérieux de les sortir. L’épreuve de la circulation dans l’espace permet de mesurer l’ampleur des difficultés qui se dressent sur le chemin des « voilées » et d’entrevoir l’expression d’une inventivité pratique ordonnée autour de l’effacement momentané de soi et de la dissimulation. Il n’en demeure pas moins que, à la différence des hommes musulmans, le champ des possibles reste, pour elles, singulièrement restreint et comporte, dans tous les cas, une part irréductible de renoncements. Quel que soit le projet de vie sociale, il implique, à la base, qu’elles y renoncent partiellement, dans la mesure où leurs aspirations souffrent d’une « alternative contraignante » : sortir du jeu de la monstration et de la reconnaissance pour entrer dans la « lutte des places » ou au contraire se désister et rester recluses dans les espaces domestico-communautaires pour s’affirmer.
Bibliographie
Références
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Notes
-
[1]
L’analyse présentée dans cet article prolonge les résultats d’une enquête de terrain menée dans le cadre de ma thèse de doctorat portant sur les stratégies d’insertion professionnelle des Françaises voilées (Ajbli, 2011). Pour des raisons liées aux besoins de la démonstration, elle n’intègre pas les pratiquantes du niqab (voile intégral, couvrant le visage) et du jelbab (long voile qui enserre la tête et couvre le reste du corps).
-
[2]
Moins exposés à la visibilité « islamique », les hommes pratiquants semblent se soustraire plus facilement que leurs « sœurs » à l’assignation religieuse, celle-ci étant dissoute dans le noyau culturel. Sauf évidemment lorsqu’ils cultivent les signes tangibles d’une altérité foncièrement « islamique » (barbe opulente et tenues vestimentaires importées des pays arabes). Dans ce cas précis, la surenchère identitaire risque fort de jouer avec autant d’efficacité que chez les musulmanes portant le voile islamique.
-
[3]
L’orthopraxie islamique désigne l’ensemble des conduites conformes aux rites et pratiques dictés par le canon musulman.
-
[4]
Les musulmanes oscillent entre les figures de « femmes à sauver » et de « femmes à mater ».
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[5]
Voir la contribution de Michel Foucault sur les dispositifs panoptiques permettant d’étudier les rapports de force à l’œuvre dans la dialectique du visible et de l’invisible. En plus des enjeux de pouvoir, la visibilité et l’invisibilité permettent de questionner les représentations véhiculées au sujet des musulmanes voilées, d’une part, et produites et mises en scène par elles-mêmes, d’autre part. Partant, il serait opportun de déconstruire les images produites ainsi que leurs modes de matérialisation.
-
[6]
La France a adopté le 15 mars 2004 une loi interdisant les signes religieux dans les espaces scolaires ; s’en est suivi en 2010 une loi prohibant le port du voile intégral dans la rue et, en 2012, le vote par le Sénat d’un dispositif empêchant les nounous musulmanes de travailler à domicile avec leur voile, ainsi que l’application du décret Châtel interdisant aux mamans « en voile » d’accompagner leurs enfants en sortie scolaire.
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[7]
Si l’école est interdite depuis 2004 aux élèves musulmanes coiffées d’un couvre-chef, l’entreprise, elle, est dans le viseur du politique depuis l’affaire « Baby Loup » (2013), comme en atteste la mise en place, par le président François Hollande, de l’Observatoire de la laïcité, chargé de réfléchir sur un dispositif légal visant à limiter les signes religieux en entreprise et dont l’ordre de mission n’est pas sans rappeler celui de la Commission Stasi, installée par Jacques Chirac dix ans plus tôt et à l’origine de la loi du 15 mars 2004.
-
[8]
Figures masculines définies par le canon islamique, dont le père, le frère, le fils ou l’époux.
-
[9]
Ce chauvinisme renvoie à une conception de l’universalité présentée comme la seule extension au monde entier d’une culture particulière, dans une vision hiérarchisée des cultures et des civilisations.
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[10]
Le 22 septembre 2012 (contexte tendu après la sortie du film Innocence of Muslims et les caricatures de Charlie Hebdo), un important dispositif policier a été déployé, place du Trocadéro à Paris, pour contrer une éventuelle protestation musulmane. Celui-ci a délogé les femmes en tenues islamiques qui s’y promenaient, jugeant qu’un risque de « troubles à l’ordre public » existait.
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[11]
Les Restos du cœur ont récemment introduit la neutralité de leurs bénévoles dans leur charte et refusent, depuis 2013, les bénévoles en foulard, et ce, en dépit d’un besoin urgent de personnel.
-
[12]
Né en 2004, le Collectif contre l’islamophobie en France recense les actes islamophobes et propose un accompagnement juridique aux victimes. Il publie des rapports annuels permettant d’observer les évolutions du phénomène en France et d’identifier ses multiples expressions. Voir les rapports 2012 à 2015.
-
[13]
Par « mode d’envoilement », nous entendons l’action entreprise par les actrices musulmanes pour retranscrire, sur le plan vestimentaire, leur interprétation de la norme. Il s’agit du choix de leur présentation sociale.
-
[14]
Distance physique établie entre des personnes prises dans une interaction.
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[15]
Mipsters est la contraction de muslims et de hipsters. Ces derniers sont une communauté « branchée », qui se veut à contre-courant aux États-Unis. Dans une vidéo postée en décembre 2013, les Mipsters ont publié une vidéo sur le net mettant en scène des femmes habillées d’un foulard islamique et de vêtements flashy à la mode, arpentant les rues américaines en skate-board et hauts talons, se prenant en photo, dansant, riant.
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[16]
Les infirmières musulmanes, qui exercent à l’hôpital, bénéficient quant à elles de la possibilité d’emprunter un couvre-chef (la charlotte) disponible sur leur lieu de travail. Voir Ajbli, 2011.
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[17]
Voir [www.youtube.com/watch/?v=7cupm8MR5nw], consulté le 4 mars 2016.
-
[18]
Émission de divertissement quotidienne, coproduite par Laurent Ruquier et Catherine Barma et diffusée sur France 2 de 2010 à 2014, visant à promouvoir des humoristes (professionnel·le·s ou amateur·e·s) peu connu·e·s du grand public. Samia Orosemane s’est produite les 13 et 22 février 2013 sur deux thèmes (imposés par la production) : « Échange garde d’enfants contre pots de confiture » et « Un rayon made in France au supermarché ». Elle sera disqualifiée au second passage.