Notes
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[1]
Cette discipline naît au début du XXe siècle, mais sa reconnaissance institutionnelle date de 1955 (Certificat d’études spéciales). Son essor est favorisé par la légalisation des moyens de contrôle des naissances et l’émergence de technologies – frottis, échographie, endocrinologie, etc.
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[2]
La profession est composée à 70% de femmes (DREES – Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques, 2012).
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[3]
Monique Dagnaud et Dominique Mehl (1988a) estiment que cette interaction médicale relève d’une « négociation » complice, soulignant la part active des usagères face à des médecins « tolérants », qui se mettraient au service de leurs convenances. Cette approche relativise, si ce n’est omet la dimension de contrôle social s’exerçant sur les femmes.
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[4]
Le suivi régulier (dépistage périodique, contraception, suivi de grossesse, etc.) représente 74% des consultations (DREES, 2009).
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[5]
Il pourrait résider dans l’évaluation ultérieure des risques de cancers gynécologiques ou de problèmes osseux. Mais on ne trouve pas de consensus scientifique sur la question.
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[6]
Les temporalités de la consultation gynécologique des adolescentes sont influencées par les pairs et la surveillance parentale, plus précisément la transmission maternelle de la « nécessité de consulter » (Guyard, 2008) et des conduites contraceptives (Amsellem-Mainguy, 2011).
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[7]
Les propos d’une gynécologue médicale sont édifiants lorsqu’elle parle de « relation sexuelle véritable, c’est-à-dire une pénétration par un homme » (Kervasdoué, 1996 : 131).
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[8]
Ces recommandations sont corrélées à l’âge moyen estimé des premiers rapports sexuels, 17 ans.
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[9]
Dans le jargon médical, ce terme fait référence à la capacité physiologique à générer des êtres humains.
-
[10]
Notons au passage que la pilule met chimiquement l’organisme dans un état de grossesse.
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[11]
Ces « bénéfices additionnels » de régularisation sont convoqués auprès des femmes non intéressées par la fonction contraceptive.
1L’histoire des sciences médicales montre combien elles ont contribué à la fabrication de hiérarchies sociales et invite à déconstruire leurs postulats biologiques. Il importe de comprendre comment la médecine crée les moyens de sa propre perpétuation, c’est-à-dire les malades et les états maladifs dont elle a besoin à un moment donné de son développement. Elle utilise autant qu’elle soutient la création de catégories (Dorlin, 2006) : ce fut un temps le Noir, c’est aussi l’enfant, le vieux, le fou ; et la femme.
2L’article s’intéresse à l’exercice de la gynécologie, aux modalités de fabrication de ses patientes, ainsi qu’à l’encadrement institutionnel de leur santé sexuelle et reproductive. En France, le suivi régulier des femmes est une mission centrale de la gynécologie médicale [1], avant tout pratiquée en cabinet de ville, incluant peu d’actes chirurgicaux, et centrée sur la prévention et les thérapies hormonales. Fruit de la bicatégorisation sexuée, elle se distingue, parmi les spécialités médicales actuelles, par sa focalisation sur une catégorie dont on n’est pas censé·e pouvoir sortir, le sexe. Son pendant, qui n’a d’existence qu’anecdotique, serait l’andrologie. Ainsi, le rendez-vous périodique chez la [2] gynécologue, qui toucherait 60% de femmes en France (Guyard, 2008), perpétue et renforce une asymétrie fondamentale dans la surveillance sociale et le traitement médical des classes de sexe. Pour ne citer qu’un exemple, les dispositifs de contraception visent à contenir massivement la fertilité des femmes, alors qu’ils sont présentés comme étant au service de deux partenaires en relation ; c’est un aspect de « l’hystérisation de la fertilité féminine » dont parle Louise Vandelac (1988).
3Dès lors que cette médecine de l’intime concourt aux inégalités sexuées du rapport à la santé, elle est un formidable laboratoire pour examiner la construction sociale des femmes et de leur calendrier de vie. Il est important de noter que la médecine gynécologique, par la convergence de ses protocoles et connaissances (Dagnaud et Mehl, 1988b : 300), nourrit plus généralement la culture médicale et les politiques sanitaires à l’égard des femmes. Grâce à l’hégémonie scientifique détenue sur leur santé, cette instance médicale est légitimée à participer des conceptualisations contemporaines des « troubles féminins », de la supposée libération sexuelle et plus largement des contours de la féminité. Or, l’appréhension scientifique et le travail médical des corps en gynécologie s’appuient avant tout sur des catégories d’âge (Galasiński et Ziółkowska, 2007) qui, avec le sexe, sont « pensées comme catégories biologiques réelles » (Mathieu, 1991 : 19). L’institution médicale travaille et singularise les classes d’âge au regard du genre, en l’occurrence au regard d’une féminité variable. Avec son langage et ses concepts propres, elle alimente un cadre de pensée patriarcal. Cet article propose donc d’appréhender la gynécologie comme un dispositif global de santé qui contribue à systématiser la conception d’une évolution normée de la vie des femmes, centrée sur le prétendu âge de la procréation.
4Pour analyser le quotidien des cabinets de gynécologie à l’aune des rapports sociaux de sexe, mais aussi d’âge et de sexualité qui s’imbriquent avec la hiérarchie profane/experte propre aux interactions médicales, j’ai mobilisé des analyses constructivistes issues de la sociologie du genre, de la santé et de la technique. Il s’agissait d’appréhender l’asymétrie des rencontres médecins/consultantes – souvent évacuée [3] – ainsi que la contribution de la consultation gynécologique à l’ordre du genre et de l’hétérosexualité. J’ai alors cherché à articuler des travaux féministes sur les sciences, qui historicisent la fabrique de la naturalité des corps (Oudshoorn, 1994 ; Gardey et Löwy, 2000 ; Chabaud-Rychter et Gardey, 2002), avec la critique du « pouvoir médical » et de la technique de l’après-1968 (Illich, 1975 ; Gorz, 1975). Cette étude s’inspire aussi d’une approche ethnographique du travail institutionnel, ici des dispositifs médicaux ; l’intérêt est de saisir les pratiques et le point de vue des agent·e·s qui appliquent les politiques d’encadrement des corps tout en participant à la production des savoirs. Observer les routines professionnelles, leur articulation avec les protocoles officiels, la stabilité des rôles, fait jaillir les normes et les valeurs de cette médecine.
5Mon étude, réalisée dans le cadre d’un mémoire de recherche de Master 2 en sociologie politique, s’appuie sur une enquête de terrain menée au sein d’un centre hospitalier universitaire, dont le service de gynécologie est impliqué par ses membres dans la structure corporatiste de la discipline (la Fédération nationale des collèges de gynécologie médicale). J’ai conduit des observations pendant dix semaines du printemps 2011, aux côtés de six gynécologues-femmes (une interne, deux praticiennes hospitalières à temps plein, trois vacataires exerçant parallèlement en cabinet libéral), vêtue d’une blouse blanche, au même titre qu’une étudiante en médecine. Les motifs des 55 consultations auxquelles j’ai pu assister se sont révélés représentatifs du rôle préventif de la discipline : suivi « de routine » [4], contraception, avortement, traitements hormonaux de la ménopause. Bien que les consultations de gynécologie attirent surtout des usagères issues des classes moyennes et supérieures (Dagnaud et Mehl, 1988a), la configuration des cabinets enquêtés, le cadre hospitalier ainsi que la pratique des avortements et des procréations médicalement assistées réunissaient des femmes aux positions sociales contrastées. Ce volet d’observation s’est accompagné d’entretiens auprès de treize praticiennes (incluant celles observées en activité), gynécologues médicales au moment de l’enquête (un seul homme, chirurgien gynécologue), exerçant dans l’hôpital enquêté et/ou en cabinet privé. Enfin, j’ai utilisé un modeste corpus d’ouvrages rédigés par d’autres sur leur métier, pour comprendre leurs références communes et leurs croyances professionnelles.
6Sans prétendre livrer une étude exhaustive de cette médecine, l’article dessine les traits saillants de la dialectique âge/sexe qui façonne son cadre d’intelligibilité. Pour les besoins de l’analyse, je distinguerai successivement deux mécanismes en pratique indissociables. D’une part, la gynécologie sexu(alis)e les corps et les trajectoires des consultantes, unifiant ainsi le groupe qu’elle étudie (première partie). D’autre part, elle détermine des degrés de sexua(lisa)tion selon les classes d’âge ; la seconde partie de l’article s’arrêtera sur ce critère (parmi d’autres) qui distingue des catégories de femmes. Sexuer désigne les modalités concrètes par lesquelles la gynécologie fait advenir le sexe et pourvoit ses usagères d’un sexe, en l’occurrence leur assigne des attributs associés au féminin. Cette logique va de pair avec la potentialité d’une sexualisation, c’est-à-dire la valorisation du fonctionnement proprement sexuel, charnel des corps, qui actualise l’identité sexuée.
Entreprendre la sexuation médicale des âges de femmes
Un corps réglé et sexuel
7Les catégories d’entendement de la gynécologie présupposent une construction sexuée et naturalisée des parcours de vie ; les discours sont imprégnés de représentations particularisantes (Membrado, 2006) de la santé des femmes, doublement soumises à l’ordre corporel :
On peut dire que, depuis la puberté, [la femme] possède « deux corps » ; le premier a pour mission de garantir la survie : respiration, locomotion, digestion, circulation sanguine ; le second est voué à la reproduction : on l’assimile d’ailleurs la plupart du temps à la féminité. Compliqué et subtil à la fois, il devient souvent importun, dominateur, aliénant. Dès l’époque des premières règles jusqu’à la ménopause, il ne cesse de vous rappeler à son bon souvenir par le biais des règles, du syndrome prémenstruel, de la contraception, des grossesses ou avortements, des tensions mammaires…
9Le gynécologue David Élia, auteur de divers supports de vulgarisation de sa discipline, résume la rhétorique professionnelle sur la différence essentielle des femmes, qui trouverait ses fondements dans des organes et fonctions supplémentaires. Cette conception est énoncée par bon nombre des praticiennes que j’ai interviewées : A (29 ans, hospitalière) estime que porter un enfant est une « valeur ajoutée, une fonction en plus de l’homme » que les gynécologues ont pour mission d’« entretenir ». R (58 ans, libérale et vacataire à l’hôpital) soutient que l’existence de la gynécologie « se justifie par la reproduction, la cyclicité », la « dépendance hormonale » des femmes, manifestations dites absentes des autres corps.
F (54 ans, hospitalière) : Vous, vous avez un cycle une fois par mois, une variation hormonale tous les mois, et un utérus et des seins qui souffrent éventuellement de votre variation hormonale. Ces hommes, ils ont quoi qui souffre d’une variation hormonale ? Rien ! Leur sécrétion testostérone ne bouge pas. Ils n’ont pas à gérer des saignements qui peuvent créer des anémies dramatiques. Ils n’ont pas à gérer une endométriose. Ils n’ont pas à gérer des kystes fonctionnels. Ils n’ont pas à gérer une mastose. […] C’est pour ça que je dis que nous sommes des spécialistes de la fé-mi-ni-té. De tout ce qui est la différence, le cycle d’une femme.
11Décrite comme complexe et agitée, souvent embarrassante ou du moins « plus sujette aux maladies » (D, 24 ans, interne), la physiologie particulière des femmes déterminerait une pesanteur et un potentiel maladif supérieurs aux corps mâles et juvéniles, référents neutres de l’épistémologie médicale. Elles pâtiraient même davantage des effets du tabac : « en fumant, la femme est non seulement exposée aux mêmes risques que l’homme tabagique, mais elle encourt en plus tout ce qui concerne sa propre féminité », c’est-à-dire, indique-t-on plus loin, les risques d’infertilité, de ménopause précoce, de fragilisation osseuse, de cancer utérin, les défauts esthétiques (Kervasdoué, 1996 : 95). Ce cadre d’interprétation valétudinaire des corps de femmes (Ehrenreich et English, 1978 ; Gardey et Löwy, 2000) fonde leur traitement spécifique. La gynécologie contribue aujourd’hui à produire la visibilité, mais aussi le calendrier des maux de femmes : elle opère de façon concrète une sexuation des étapes de vie, en les reconstruisant au prisme de l’anatomie féminine et de la sexualité à visée reproductive.
12L’appréciation sexuée des chronologies se repère d’emblée dans les protocoles suivis. L’interrogatoire amorçant toute prime rencontre avec une gynécologue s’ouvre systématiquement sur l’âge des « premières règles », qui sert à scruter la genèse de la féminité. L’intérêt médical d’examiner ce signe du développement pubertaire n’est ni verbalisé en consultation [5], ni précisé dans les manuels universitaires, et semble aller de soi. Dans la pratique professionnelle routinière, attirer l’attention sur les règles comme événement biologique fondateur prend part à la constitution d’une biographie génitale, au même titre que l’âge des premiers rapports sexuels et de la ménopause. Lorsqu’il est recueilli auprès des plus jeunes, ce renseignement est censé permettre par ailleurs de « savoir comment l’ado a intégré le début de sa féminité », d’« apprécier sa maturité psychosexuelle » (Lachowsky et Winaver, 2007 : 5). La pensée médicale participe ainsi de l’intériorisation par les femmes de l’événement moral des menstruations, gages de maturation et d’une identité sexuée (Mardon, 2009). Conséquemment, nulle consultante n’est censée ignorer sa date d’entrée en féminité, pas même les femmes dites ménopausées, qu’on interroge sur les caractéristiques de leurs premières règles. Ce détail atteste d’une continuité dans les modes d’encadrement de patientes distinctement positionnées dans le cycle de vie : ici, la mise en valeur de logiques communes parmi la population-cible dépasse la différenciation par âge. L’appartenance de sexe prime pour uniformiser le groupe et sa biographie. Elle est de fait naturalisée et traitée par rapport au fonctionnement utérin présent, passé ou potentiel, élément primordial de l’altérité féminine. Le corps réglé érigé en dénominateur commun constitue un élément clé de modélisation de la santé féminine et, par suite, d’administration des soins. Mais il ne suffit pas à engager le suivi gynécologique d’une femme.
13Pour les gynécologues, le premier rendez-vous a valeur de « rite initiatique » (Borten-Krivine, 2004 : 107). G (60 ans, libéral) le qualifie d’« acte adulte », tel un marqueur de la prise d’indépendance [6] et du passage à un statut de femme sous les auspices d’une figure d’autorité médicale – chargée de vérifier la normalité de son corps. Par-delà cette conception idéelle de la première fois chez la gynécologue, il est possible de voir dans cette séquence codifiée (interrogatoire et rédaction d’un dossier au registre intime, nudité, examen à connotation sexuelle) l’un des « moments symboliques » par lesquels on acquiert les attributs sociaux de la féminité et de la maturité (Bozon, 2002).
14Or, pour les médecins et les politiques publiques de santé, l’entrée en sexualité est le repère temporel élémentaire du suivi gynécologique. Les praticiennes rencontrées s’accordent pour conseiller de consulter dès le premier rapport sexuel, car « c’est là que les ennuis commencent » (G). De plus, la « défloration » serait un « événement [faisant] passer de l’état de petite fille, telle qu’elle est venue au monde, à l’état de femme » (Borten-Krivine, 2004 : 196). La gynécologie saisit l’expérience sexuelle – réduite à la pénétration vaginale par un pénis [7] – comme étape décisive d’entrée dans la carrière de patiente en gynécologie et, partant, comme seuil biographique. C’est pourquoi nombre de gynécologues voient dans les débuts tardifs du suivi gynécologique des lesbiennes une conséquence logique d’une conduite sexuelle qu’elles jugent déviante. Ni la quantité ni la fréquence, mais la seule expérience du coït est censée lancer le parcours préventif d’une femme. Le traitement différentiel des risques sexuels entre hommes et femmes postule une porosité de la santé physique de celles-ci à la rencontre hétérosexuelle, comme si elle catalysait le potentiel maladif féminin. D’où la préoccupation de « protéger la femme de la sexualité des hommes » (Spencer, 1999 : 29).
15En plus d’inaugurer la carrière de patiente en gynécologie, le coït la structure. La Haute Autorité de santé préconise ainsi la réalisation de frottis cervico-utérins à partir de l’âge de 25 ans, c’est-à-dire huit ans après le début de la vie sexuelle [8]. Ces prescriptions temporelles confirment, ce faisant, la vision d’une sexualité féminine synonyme d’exposition à des risques corporels graves (ici cancéreux). L’absence d’équivalent masculin pour de tels contrôles médicaux suggère une posture passive des corps des femmes, soumis aux menaces d’une sexualité souveraine des hommes. Lors d’une consultation, A (29 ans, hospitalière) fait remarquer à une femme de 61 ans ne déclarant pas d’activité sexuelle depuis deux ans, que la sécheresse vaginale contraint à l’usage d’un « spéculum de petite vierge ». La pénétration vaginale sert donc à définir les instruments médicaux : le spéculum va de pair avec la normalité – une femme pratiquant le coït – quand la dénomination particulière du petit spéculum est rapportée à l’inactivité sexuelle, suggérant un stade protoféminin disqualifiant, une sorte de régression.
16Les actes médicaux liés à la sexualité s’échelonnent tout au long de la vie des femmes. Ils signifient que l’activité hétérosexuelle, pourtant réputée exalter le féminin, activerait ses prédispositions pathogènes. Toutefois, ils attestent aussi que le suivi préventif des femmes revendiqué par la gynécologie a vocation à neutraliser les effets des rapports sexuels fécondants. Ainsi, au-delà des bases épistémologiques de la gynécologie, qui essentialisent la vulnérabilité des fonctions sexuelles féminines et les rapports de force hommes-femmes, son pouvoir préventif et thérapeutique conforte l’idée d’une fatalité biologique, que le régime hétérosexuel entretiendrait et sublimerait à la fois.
La procréation, déterminant structurel des parcours biographiques des usagères
17L’activité hétérosexuelle actualise l’identité sexuée. Si le fonctionnement sexuel du vagin définit la carrière de patiente, c’est celui, potentiel, de l’utérus qui oriente les actions de la gynécologie.
A (29 ans, hospitalière) : Moi je le vois concrètement comme ça : on a un utérus, on a des ovaires, la femme est fabriquée pour porter un enfant. […] L’utérus sert pas tout le temps, il sert que faiblement pendant la vie d’une femme. C’est un organe dont on a absolument besoin et, pour moi, c’est l’organe qui est vraiment au centre de la femme, si tu veux. Et ça doit être entretenu, on doit avoir un suivi pour pas se retrouver face à une perte de fonction qui serait une perte de chance par rapport à une autre femme, et de féminité.
19L’attention obsessionnelle pour le déroulement des menstruations et la « phase d’activité génitale » – qui, dans le jargon médical, débute et se clôt avec les règles – fige l’usage du sexe des femmes dans la capacité procréative. Interrogées sur leur vision médicale de la vie des femmes, les gynécologues placent toutes l’aptitude à la procréation au cœur de leurs préoccupations. La maternité structure le travail médical, et la position des consultantes à son égard sert de critère de classification. Parmi tant d’autres extraits d’entretiens convoquant les normes procréatives :
B (45 ans, libérale et vacataire à l’hôpital) : Tout ce qui est patientes, on va dire, la tranche 20-30 ans, donc où le désir d’enfant n’est pas encore là, et là on vient me voir juste pour avoir une prescription de pilule, en gros. […] Après on passe dans le projet d’enfant. […] Et puis après, projet d’enfant ben c’est les femmes enceintes, je fais aussi des suivis de grossesse. […] Puis il y a une grosse partie aussi de mes patientes qui est la ménopause. Et la période charnière, donc là les femmes qui ont leurs enfants, etc., et puis après la période à partir de 40-50, où là c’est le choc…
21D’après ces récits, l’itinéraire d’une femme, borné à l’attirance hétérosexuelle, s’ordonne autour du potentiel de maternité et de maternage. En cela, la culture médicale orthodoxe corrobore les normes sociales – l’enfantement comme essence de la féminité – et institutionnelles dominantes – l’enjeu prioritaire, sur les plans sanitaire et démographique, de la surveillance des fertilités. Dans ces consultations, chaque patiente, avec ses questions et problèmes variés, est envisagée selon sa position dans le parcours procréatif. L’établissement des tranches d’âge suit cette logique. De l’adolescence à 25 ans, l’acquisition de la fonction « génésique » [9] s’accompagnerait d’un fort risque de fécondation, qu’il convient de contrer en délivrant des contraceptifs – interprétés comme « projet parental différé ». Suit la période centrale de la maternité. Celle qui court de 40 ans jusqu’à la cinquantaine est appréhendée avec perplexité : cet âge transitoire correspond sommairement à l’élevage des enfants et, sur le plan physique, les premiers signes de disparition de la capacité procréative perturberaient les femmes, accentuant leurs « ambivalences » à propos du désir de grossesse. La phase suivante est encore définie en référence à la reproduction : la ménopause désigne l’arrêt de la fécondité, abordée à la fois comme temps d’entretien de la machine sexuelle et deuil d’une fertilité synonyme de jeunesse (Delanoë, 1998). La maternité est donc le noyau du modèle de vie féminine, au point d’ordonner entièrement les trajectoires. La norme du désir de maternité biologique, très prégnante, s’accompagne d’une définition restrictive du calendrier légitime : la limite acceptable de l’enfantement est définie conformément aux représentations sociales en vigueur, soit la « barrière » des 40 ans – qui est d’ailleurs la définition légale des femmes en âge de procréer (Löwy, 2009) –, reconduisant ainsi des conceptions essentialisantes de la fertilité féminine.
22Demander à la patiente si elle a fait des fausses couches, des enfants, avorté, fait partie des évidences du protocole pour sonder le fonctionnement de l’utérus. En outre, estimant la fécondité des femmes par nature fragile, périssable et instable, les gynécologues se sentent autorisées à émettre des rappels à l’ordre des rôles de sexe auprès de celles traversant la trentaine sans procréer. « C’est le discours qu’il faut tenir à une femme de 30 ans : si les conditions le permettent et que vous souhaitez avoir des enfants, il faut commencer à y penser », souligne S (65 ans, libérale) en entretien. Le vieillissement corporel des femmes n’a de sens qu’interprété en termes de perte en fertilité. Leur avancée en âge est lue au prisme du cycle de fonctionnement de la matrice (« l’horloge biologique ») et d’une éthique de la bonne maternité. Auprès d’une patiente de 16 ans, A (29 ans, hospitalière) présente autrement le petit spéculum de façon à rassurer – « beaucoup plus petit que pour une femme qui a déjà eu un enfant » – et signale une fois de plus que les pratiques médicales prennent leurs mesures sur le corps de l’âge de la maternité, affirmant sa finalité. Ces interpellations que l’institution médicale réserve aux femmes obéissent à une vision morale et différentialiste de l’âge de la parentalité (Bessin et Levilain, 2012) et sont autant de moyens de pression conditionnant aux rôles féminins traditionnels.
23« Vous êtes suivie par un gynéco par ailleurs ? » se voient couramment demander les femmes au cours d’entrevues médicales diverses. L’incitation à fréquenter plus fréquemment un·e gynécologue (une à deux fois par an) qu’un·e quelconque autre thérapeute dévoile la priorité donnée à leur aptitude reproductive. Le contrôle technique de l’appareil reproducteur l’identifie comme source des maux auxquels les femmes sont confrontées : les irrégularités menstruelles, le « risque » des grossesses, ses dysfonctionnements (stérilité), les saignements « anarchiques de la périménopause », son « terrain cancéreux », font de l’utérus le centre pathogène du féminin. De fait, les femmes sont censées intégrer la nécessité de leur carrière de patiente en gynécologie et ainsi devenir responsables, car l’entretien de la matrice – la « santé génésique » dont se réclament souvent les gynécologues – prévaut dans la prise en charge médicale du cours de leur vie.
24Dans cet espace médical, les classes d’âge sont féminisées, c’est-à-dire traduites en séquences liées à la procréation et à l’hétérosexualité féminine, ce qui a pour effet de faire exister la catégorie sociale soignée, de lui donner corps. La maternité incarne médicalement la force de l’âge, la période glorieuse du féminin, éternisant un ordre « qui infériorise et objective les femmes dans et par la reproduction » (Bozon, 2001 : 176). C’est en conséquence moins le critère de l’âge biologique qui détermine la différenciation des patientes, que leur place dans des parcours médicaux organisés autour de la fonction procréative – potentiel et horizon d’épanouissement. Cette focalisation rigidifie les frontières d’âge : en tant que figure de l’adulte stabilisée, la femme gestante incarne l’étalon des trajectoires biographiques. Ce modèle temporel genré implique la mise en œuvre de diagnostics et d’actes médicaux.
L’âge du sexe
Des « âges ingrats »
25Dans « l’étiquetage iatrogène des différents âges de la vie » féminine (Illich, 1975 : 61) qu’effectue la gynécologie médicale, la construction des extrémités des parcours de femme se révèle particulièrement problématique (Guyard, 2008). L’entrée en féminité et la fin de vie de femme sont en effet abondamment étudiées, signe de leur statut dominé par rapport à la phase socialement légitime pour procréer ; ces deux périodes, autrement dit « la jeunesse » et « la vieillesse », en appellent à un traitement spécial, car l’on identifie un déséquilibre hormonal et une sexualité difficile, donc un déficit de féminité. Néanmoins, tout en formalisant ces frontières d’âge naturalisées, le raisonnement biomédical les sait flexibles : il les déplace, les paramètre de façon à corriger ce genre équivoque, à féminiser et standardiser les corps relativement au corps fictionnel des femmes socialement aptes à procréer. On peut considérer que l’une des fonctions latentes de la démarche gynécologique consiste à traiter hormonalement ces patientes pas assez femmes, pour les conformer à un modèle physique de féminité : la pilule [10] « stabilise » les cycles et défauts esthétiques (acné surtout), régul(aris)e [11] et dès lors vieillit les adolescentes, quand le traitement hormonal de la ménopause compense cet état de « carence » et maintient dans une sorte de jeunesse virtuelle (Gaudillière et Löwy, 2006). Ces aménagements ambitionnent une normalisation qui rapproche artificiellement les corps de la physiologie du groupe référentiel, c’est-à-dire celles réputées avoir les capacités reproductives et de séduction.
26Au cours des examens gynécologiques, les grimaces et inquiétudes exprimées face aux vagins vieillissants contrastent avec le contentement associé à l’observation des plus jeunes. Quand A (29 ans, hospitalière), ayant introduit un spéculum dans le vagin d’une patiente de 16 ans, s’exclame : « Magnifique ! Un col de jeune fille ! C’est propre et tout », elle met en valeur les potentialités reproductives de ce corps tout juste pubère, esthétique et hygiénique parce que jeune – en se concentrant significativement sur le col de l’utérus. Si la gynécologie distingue une phase faste – « la femme révélée », épanouie entre 20 et 50 ans, telle que la définit le sommaire du livre d’Anne de Kervasdoué (1996) – et deux pôles délétères – « l’éveil de la féminité de 10 à 19 ans » et « l’orage de la ménopause » –, la jeunesse semble en fait occuper dans la hiérarchie des séquences de vie un rang intermédiaire, inférieur audit âge de la maternité mais supérieur à la « ménopause ». Les médecins ne manquent pas de dire qu’une clientèle jeune est gratifiante et rassurante, à l’inverse d’une population vieillissante. Il ne s’agit pas que de renouveler la patientèle : dans la hiérarchie ayant cours entre groupes minorisés, mieux vaut se situer sur la pente ascendante culminant avec la maternité, qu’avoir passé la force de l’âge.
27Cette compréhension des vies selon un modèle stéréotypé dément l’écoute personnalisée vantée par les spécialistes en entretien et attendue par les patientes. La réalité de ce face-à-face reflète plutôt le marquage par la médecine de temporalités sociales sur la physiologie des femmes, appelées à articuler production et reproduction. En même temps qu’elles répondent aux demandes sociales de contraception, les gynécologues – de concert avec l’industrie pharmaceutique – enjoignent les femmes à se conformer à des rythmes spécifiques. De façon générale, cette programmation de leur vie corporelle commence par une infertilité volontaire, suivie d’un temps réservé à la procréation, lui-même entrecoupé de phases infertiles, puis d’un nouveau temps d’infertilité socialement obligatoire, qui précède l’infertilité biologique (ménopause).
28Les étapes artificiellement infertiles mobilisent discours et interventions biotechnologiques différant en fonction du rang des patientes dans le calendrier biographique utéro-centré. Il semble crucial de tenir compte du rôle des dispositifs, ici des technologies visant à contrôler de façon réversible les fertilités des femmes – ou plutôt des partenariats sexuels – dans la perpétuation des discriminations relatives à l’âge et au sexe. Par cette médiation, l’activité gynécologique a prise sur les identités sexuées selon les âges de la vie, et définit notamment les bornes médicales de « la jeunesse ».
La normalisation des séquences de vie : l’exemple des prescriptions contraceptives
29Les technologies contraceptives appartiennent aux instruments d’action publique faisant de l’âge – lu sous les traits de la procréation – un ordre qui ponctue l’existence des femmes. Une approche constructiviste des médecines permet de déceler le rôle des pratiques discursives et techniques dans la création de significations et de croyances (Gardey et Löwy, 2000). La correspondance d’un contraceptif propre à chaque âge de femme s’adosse aux représentations stéréotypées de temps de vie féminins, que les gynécologues relaient.
30Massivement, la classe des femmes s’astreint à une régulation médicalisée des naissances, mais selon des modalités distinctes. Le constat n’est pas nouveau : Hélène Bretin (1992), Nathalie Bajos et Michèle Ferrand (2002) ont montré la prégnance de normes contraceptives selon l’âge et l’origine sociale des patientes ; la formation universitaire des praticien·ne·s favorise la reproduction de ces schémas de pensée (Gelly, 2006). La pilule continue d’initier les trajectoires contraceptives, surtout en France où elle est une norme culturelle forte de la sexualité juvénile, malgré une légère diminution ces quinze dernières années (Fecond, 2012). Pour la première partie de vie sexuelle, elle est concurrencée par d’autres méthodes hormonales – implant, anneau vaginal, patch. Néanmoins, elles s’adressent à des profils distincts, au point que l’implant apparaît souvent, à l’instar des injectables, comme le « contraceptif des irresponsables » (Bretin, 1992) à placer sous emprise médicale forte. Enfin, l’usage du dispositif intra-utérin demeure sujet à controverse : rares sont les gynécologues à [accepter d’] en poser chez une femme « nullipare » (n’ayant jamais enfanté).
31Dans le service observé, la politique de prescription, et le contrôle implicite entre pairs qui l’accompagne, n’attribuent a priori aucune limite d’âge aux contraceptifs. La pose de stérilet est d’ailleurs encouragée, au même titre que l’implant, auprès des femmes venues pour avorter – ces méthodes ayant une efficacité indépendante de la vigilance de l’usagère, et leur retrait étant contrôlé par les autorités médicales. En revanche, auprès de celles n’ayant jamais été enceintes (« nulligestes »), les conduites des médecins oscillent entre évitement et stratégies de dissuasion. Plus ou moins consciemment, elles tronquent ou éludent les indications :
D (24 ans, interne) : Je leur dis quand même tout ce qui existe, pour leur connaissance […] C’est sûr je leur parle d’implant. Parler du stérilet tout de suite je pense pas que ça soit… mais je parle des patchs et l’anneau, mais bien que… C’est sûr que le discours, il s’oriente quand même sur la pilule, parce que c’est quand même la contraception de choix chez la femme jeune. Donc je l’oriente un peu.
33Dans la plupart des consultations concernées, la mention du stérilet, en dernière position dans l’éventail des méthodes proposées, est assortie d’informations approximatives visant à le rendre peu attrayant. J (56 ans, libérale) raconte comment elle annule par avance cette requête :
Quand j’ai une petite qui vient, bon ben parce qu’elle n’a pas envie d’arrêter de fumer et qu’elle ne veut pas prendre une pilule en continu, enfin la génération des enfants gâtés ! (Rire.) Et qui vient là en disant : « J’en ai marre, je voudrais avoir un stérilet », je commence par lui dire : « Après tout, pourquoi pas ? On va déjà voir les avantages/inconvénients ». Alors déjà généralement, elles ont l’idée de dire :
« Ah bon, ça fait mal à la pose ?
– Ah ben oui, car je vais vous mettre un corps étranger à l’intérieur de votre utérus quand même. Même si je vais vous donner du Spasfon à forte dose vous risquez d’avoir un spasme.
– Ah bon.
– Donc vous viendrez pendant les règles, comme ça le col sera bien ouvert et on pourra passer plus facilement.
– Ah oui, d’accord. » (Elle imite un ton méfiant.)
Il y a une dimension déjà qu’on n’avait pas vraiment imaginée : la notion du corps étranger qui allait rentrer et qu’on allait devoir tolérer. Et puis le problème de l’adaptation. Ce n’est pas écrit sur votre tête si vous allez vous y adapter ou pas. Donc, en donnant les inconvénients qui risquent d’arriver, avec des p’tits saignements intermédiaires avant que le stérilet soit totalement installé, oh ben personne n’avait pensé que ça allait se faire comme ça, hein.
35Avec une optique moralisatrice, l’accent est mis sur le caractère contraignant du stérilet : pose douloureuse, concept mécanique intriguant, tolérance incertaine et résultat décevant, détournent les « jeunes » de cette méthode. Le comportement stratégique de prescription consiste donc à diriger les usagères vers le parcours type. En lieu et place du refus net émis par les plus âgées de l’échantillon (« Faites vos enfants d’abord, après ça on vous mettra un stérilet », édicte G, 60 ans, libéral), la majorité des gynécologues rencontrées privilégie une attitude subtile de « douce pédagogie » (Memmi, 2003) : plutôt qu’afficher sa réticence, il s’agit de susciter le découragement et le renoncement chez la patiente. Dans ce cadre prescriptif, l’appellation consacrée de « contraception de choix » et les discours vantant l’éventail des méthodes disponibles ont quelque chose d’ironique.
36Ces gynécologues rétives au stérilet chez les « jeunes » expliquent que le premier motif d’exclusion est le risque infectieux, conçu comme proportionnel au nombre de partenaires sexuels. Être inapte à le recevoir, c’est donc avoir une sexualité réputée volage. De même, ce n’est qu’auprès des femmes n’ayant pas procréé qu’est évoqué – au demeurant très rarement – le préservatif masculin en tant que prévention des MST (maladies sexuellement transmissibles). Ces spécialistes s’arrogent dès lors une fonction de garde-folle concernant la sexualité des corps pré-maternité, qui implique un contrôle technico-médical démultiplié : vaccin anticancer conseillé aux filles de leurs patientes, association préservatif-pilule en début de sexualité (pédagogue, J – 56 ans, libérale – parle de « fromage et dessert »), prescription simultanée d’une pilule et d’une contraception d’urgence.
37Ces normes balisant la maîtrise des fertilités résultent de la construction d’un jeune âge féminin peu fiable, formant un « groupe à risques » (Bajos et Ferrand, 2002 : 260) pour au moins deux raisons. Conformément aux poncifs sur la « culture jeune », elles seraient d’une part instables affectivement et sexuellement ; leur sexualité est placée sous le signe du péril, de l’imprévisible. Elles seraient d’autre part négligentes et imprudentes dans leur suivi gynécologique (« la génération des enfants gâtés »). Un contraceptif techniquement efficace pendant cinq ans les éloignerait dangereusement du cabinet. La désinvolture attribuée à cet âge semble justifier de le placer sous protection médicale rapprochée, au moyen de méthodes favorisant la socialisation au rendez-vous gynécologique ; pour C (59 ans, libérale et vacataire à l’hôpital), « un des gros avantages de la contraception, quand même, c’est qu’elles viennent pour renouveler leur pilule, on est donc sûr qu’elles viennent faire leur frottis ». La pilule s’apparente ainsi à un outil de domestication, mais aussi de régulation afin d’amorcer le passage à l’âge supérieur.
38Lors d’une matinée de consultations, A (29 ans, hospitalière) prescrit la pilule successivement à deux femmes n’ayant pas enfanté, l’une de 37 ans et l’autre de 16 ; la pilule du lendemain ne figure que sur l’ordonnance de la seconde, présumée étourdie, encline à « oublier sa pilule ». La représentation idéologique de la division entre jeunes femmes et femmes est encore mesurée à l’aune de leur situation vis-à-vis de l’âge maternel légitime. Parce qu’elle pourrait socialement enfanter, une femme de 37 ans est créditée d’un surcroît de maturité. Surtout, on peut émettre l’hypothèse que la grossesse non programmée est estimée peu inquiétante, voire désirable pour cette catégorie d’âge.
39Face aux patientes situées dans la période légitime de la maternité, et particulièrement celles ayant enfanté, la pilule, souvent écartée au nom des risques cardio-vasculaires, est supplantée par le stérilet, cette fois favorablement commenté. On met soudainement l’accent sur la tranquillité d’esprit (il se garde cinq ans), la simplicité (pose rapide et indolore), le corps redevenu naturel (« remise en route » des ovaires), et surtout le caractère insignifiant de cet appareil, que l’on montre volontiers afin que la patiente visualise sa petite taille, propre à s’effacer dans son corps et sa tête (« vous l’oublierez »). Alors que le stérilet est promu parce qu’il « convient plutôt à des femmes vigilantes, à la vie sexuelle simple » (Borten-Krivine, 2004 : 45), le préservatif est au contraire banni – « C’est bien quand on est jeune et qu’on a plusieurs partenaires mais après il faut un autre moyen », explique D (24 ans, interne) à une patiente de 35 ans. Les praticiennes partagent une représentation disqualifiante du préservatif. Son utilisation en tant que contraceptif par des femmes en âge légitime de procréer équivaut à un contournement de l’âge mature, une régression vers une jeunesse sociale et une infidélité conjugale.
40Le parcours contraceptif standard accrédite un itinéraire sexuel normatif de la classe des femmes. Il suggère en négatif que les trentenaires, a fortiori celles ayant eu l’expérience de la grossesse, sont censées acquérir un cadre conjugal « stable » et une sexualité relationnelle, paisible, morale : le filet de surveillance médicale peut se relâcher légèrement. Il semblerait que la sagesse supposée de cet âge et l’intériorisation de la nécessité d’un suivi gynécologique donnent droit à une contraception tenue pour moins contraignante. La codification stricte de la diffusion contraceptive dicte des chronologies et des scénarios sexuels, où la jeunesse est une transition agitée vers l’âge serein que subsume la maternité.
41À partir d’une classification par âge biologique de femme, l’usage des technologies contraceptives façonne l’âge social. Ce cadre idéologique est source de discriminations : l’injonction à adopter une contraception, ainsi que l’inégalité d’accès aux diverses méthodes, sanctionnent certaines jeunesses – celles des femmes ne voulant pas enfanter, des femmes ayant une maîtrise estimée déviante de leur sexualité non procréative, des lesbiennes – dans la continuité du regard à la fois condescendant et effrayé, exotique et réprobateur que le corps social jette sur leurs comportements. Par cet étiquetage médical de l’irresponsabilité féminine (provisoire), l’action thérapeutique est à la croisée de plusieurs rapports de pouvoir. Elle participe directement de la construction d’une jeunesse subordonnée (Mathieu, 1991) que les assignations de sexe affermissent. Elle s’attache à faire respecter par chacune la place qui lui échoit, à freiner « les [ambitieuses] qui ‹brûlent les étapes ? » (Bourdieu, 1992 : 154) – apprendre à ne pas demander avant l’âge une pose de stérilet –, à contrôler la vitesse de carrières des patientes, de carrières en féminité.
42Lorsque les normes contraceptives définissent le « naturel », elles construisent un antagonisme, au sein même de la classe des femmes, entre celles qui sont (censées être) et celles qui ne sont pas (censées être) dans la reproduction. Tout âge a son appareil et son dosage hormonal propres, n’autorisant que peu de mobilité : la gynécologie produit de l’homogénéité parmi chaque groupe de femmes, contribuant ainsi à la reproduction sociale des féminités et à définir les classes d’âge. Elles supposent un schéma de sexualité, de procréation, de corporéité et de conjugalité d’une grande linéarité.
En conclusion
43La fabrique technicienne de corps sexuellement disponibles et responsables des questions reproductives ne peut se comprendre sans étudier les agent·e·s et instruments de l’action publique de santé, vecteurs de la surveillance médicale des femmes et de l’ordonnancement des trajectoires. C’est la posture que défend cet article. Bien que l’analyse demande à être inscrite dans d’autres types de rapports de pouvoir – qui permettraient d’affiner la définition de la jeunesse risquée que ciblent les gynécologues –, elle éclaire les mécanismes de cette discipline des âges. La taxinomie des classes d’âge utilisée par la gynécologie est élaborée en interaction constante avec les rapports sociaux de sexe, dont la centralité de la fonction maternelle. Les discriminations par l’âge et par le sexe se construisent et se renforcent mutuellement ; elles alimentent le postulat d’un déterminisme biologique poussé des femmes, qu’un idéal de responsabilisation et de maîtrise jugulerait.
44En tant qu’espace de socialisation à des normes physiques et comportementales, dont les rapports à l’âge, le cabinet gynécologique confère à la classe de sexe dominée une grande conscience des temporalités. Le principe du rendez-vous annuel prône un suivi au fil de l’âge. Les usagères ne sauraient oublier ni leurs devoirs sexuels et procréatifs ni leur avancée en âge, retraduite sous la forme d’un curseur de féminité, tant leur nécessité est martelée. Pour aller plus loin, on peut même penser que la gynécologie, par défaut, place les hommes hors du temps biologique. Comme la médecine n’intervient pas sur eux selon ce schéma de suivi, on leur signifie qu’ils n’ont pas autant d’âge, qu’ils conservent (plus longtemps) une insensibilité à la vieillesse. Inversement, l’éducation prodiguée aux femmes par la gynécologie tend vers l’intériorisation d’un corps davantage soumis aux affres du temps biologique et d’un âge plus sexué que celui des hommes. Elle définit une biographie féminine agrégée au physiologique, dépendante du médical.
Bibliographie
Références
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Notes
-
[1]
Cette discipline naît au début du XXe siècle, mais sa reconnaissance institutionnelle date de 1955 (Certificat d’études spéciales). Son essor est favorisé par la légalisation des moyens de contrôle des naissances et l’émergence de technologies – frottis, échographie, endocrinologie, etc.
-
[2]
La profession est composée à 70% de femmes (DREES – Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques, 2012).
-
[3]
Monique Dagnaud et Dominique Mehl (1988a) estiment que cette interaction médicale relève d’une « négociation » complice, soulignant la part active des usagères face à des médecins « tolérants », qui se mettraient au service de leurs convenances. Cette approche relativise, si ce n’est omet la dimension de contrôle social s’exerçant sur les femmes.
-
[4]
Le suivi régulier (dépistage périodique, contraception, suivi de grossesse, etc.) représente 74% des consultations (DREES, 2009).
-
[5]
Il pourrait résider dans l’évaluation ultérieure des risques de cancers gynécologiques ou de problèmes osseux. Mais on ne trouve pas de consensus scientifique sur la question.
-
[6]
Les temporalités de la consultation gynécologique des adolescentes sont influencées par les pairs et la surveillance parentale, plus précisément la transmission maternelle de la « nécessité de consulter » (Guyard, 2008) et des conduites contraceptives (Amsellem-Mainguy, 2011).
-
[7]
Les propos d’une gynécologue médicale sont édifiants lorsqu’elle parle de « relation sexuelle véritable, c’est-à-dire une pénétration par un homme » (Kervasdoué, 1996 : 131).
-
[8]
Ces recommandations sont corrélées à l’âge moyen estimé des premiers rapports sexuels, 17 ans.
-
[9]
Dans le jargon médical, ce terme fait référence à la capacité physiologique à générer des êtres humains.
-
[10]
Notons au passage que la pilule met chimiquement l’organisme dans un état de grossesse.
-
[11]
Ces « bénéfices additionnels » de régularisation sont convoqués auprès des femmes non intéressées par la fonction contraceptive.