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Article de revue

Le canon en question : l’objet littéraire dans le sillage des mouvements féministes

Pages 4 à 12

Notes

  • [1]
    Autrice de Married Love (1918), un des premiers ouvrages à l’intention des femmes à traiter ouvertement du désir sexuel féminin, Marie Stopes fonda en 1921 la Mother’s Clinic for Constructive Birth Control. La réflexion de cette pionnière du droit des femmes à la contraception est néanmoins marquée, comme celle de plusieurs de ses contemporai·ne·s, par le contexte eugénique de l’époque. A Room of One’s Own fait référence, entre autres, à un de ses romans, Love’s Creation (1928). Voir la note de Morag Shiach (Woolf, 1992 [1929] : 420, N° 104).
  • [2]
    Voir l’analyse de ce débat dans Judith Ezekiel (1966).

1Féminisme et littérature : comment comprendre le rapport entre ces termes simplement juxtaposés dans cette dernière livraison de Nouvelles Questions Féministes ? Comme jadis Virginia Woolf à propos de « femmes et fiction », il nous faut bien admettre que ce « et » se prête à toutes les interprétations : l’apposition « littérature et féminisme » peut nous inviter à réfléchir sur la manière dont la littérature traite du féminisme et de ses multiples visages, elle pourrait également avoir pour objet les réactions des mouvements féministes aux images misogynes qui parsèment les chefs-d’œuvre littéraires, elle pourrait encore susciter des réflexions sur les liens entre création et politique. Notre propos ici est plus spécifique. Nous aimerions, à travers les contributions de ce numéro, montrer comment, chez les chercheuses universitaires, la prise de conscience féministe a conduit à repenser l’objet littéraire et à reformuler son histoire.

2Lorsque les femmes sont descendues dans la rue pour revendiquer le droit de vote, le droit à l’avortement et à la contraception, elles se sont vues comme actrices de l’Histoire, et elles se sont posé la question de savoir si d’autres femmes, avant elles, avaient eu les mêmes aspirations, si d’autres femmes avaient aussi tenté de créer une société plus égalitaire. Ce désir de connaître l’histoire des femmes vaut autant pour les militantes de notre époque que pour celles des siècles précédents. C’est ainsi que le mouvement pour le suffrage féminin en Angleterre a suscité un intérêt pour la pensée de Mary Wollstonecraft dont les œuvres réapparurent à la fin du XIXe siècle en écho aux préoccupations du moment, tout comme, presque un siècle plus tard, le mouvement féministe américain accueillera favorablement l’idée d’une Mary Wollstonecraft Newsletter, rendant possibles sa création et sa diffusion, comme l’explique Janet Todd dans ce numéro. Mais l’histoire des femmes n’est pas seulement celle des militantes, des intellectuelles et des créatrices. Elle est également celle des conditions présidant aux destinées des femmes en général. Ainsi, l’interrogation lancée par Woolf dans A Room of One’s Own sur l’absence d’écrivaines avant le XIXe siècle fait écho à une autre interrogation, celle de sa contemporaine Marie Stopes [1], sur les effets néfastes pour les femmes des naissances en série.

3Ces quelques exemples contiennent en embryon les questions qui sont au cœur de l’histoire littéraire féministe et que ce numéro de Nouvelles Questions Féministes a pour tâche d’évoquer : où sont passées les écrivaines d’antan ? Comment comprendre l’absence des femmes de l’héritage littéraire ? Pourquoi « auteur » et « classique » ne se déclinent pas au féminin ? Au fil des années, l’histoire littéraire féministe s’est efforcée de répondre à ces questions qui, à leur tour, en ont suscité d’autres. Dans un premier temps, les interrogations sur le fait qu’il y avait si peu de femmes parmi les auteur·e·s d’œuvres littéraires ont donné lieu à un travail d’« archéologie littéraire », de redécouvertes et de rééditions de textes. Alors que Woolf proclamait Aphra Behn, morte en 1689, première écrivaine professionnelle à vivre de sa plume, les recherches féministes anglo-saxonnes menées depuis bientôt trente ans nous fournissent désormais le tableau d’une contribution ininterrompue des femmes à la littérature anglaise depuis le tout début du XVe siècle avec Margery Kempe. S’il n’a jamais eu de sœur prénommée Judith, comme l’affirmait Woolf, Shakespeare avait néanmoins des collègues féminines telles qu’Elizabeth Cary, et les œuvres d’Aphra Behn, accessibles en bibliothèque aux seules chercheuses il y a encore quinze ans, font aujourd’hui l’objet d’une vaste diffusion en Penguin ou Oxford’s Classics.

4Nous ne devons pas sous-estimer l’importance du travail parfois fastidieux que nécessitent la documentation bibliographique et l’édition : sans le constat de la contribution substantielle des femmes au domaine littéraire et sans la mise à disposition de leurs œuvres, il serait impossible de répondre à d’autres interrogations qui se sont imposées dans la foulée. À la modeste question de savoir si des femmes avaient ou non écrit des œuvres littéraires s’est substituée, en effet, celle plus ambitieuse de savoir où sont les grandes autrices et pourquoi elles ne figurent pas parmi les grands noms de la tradition enseignée dans les écoles et les universités. Leur absence du panorama littéraire relève-t-elle de faits objectifs – elles n’ont pas existé, elles n’ont rien écrit, ou ce qu’elles ont écrit n’est pas comparable aux œuvres de la tradition – ou de critères de réception implicites qu’une analyse pratiquée dans une perspective de genre peut dévoiler ? D’une approche « archéologique » mettant l’accent sur des écrivaines individuelles en tant que sujets biographiques, nous sommes passé·e·s à un examen des institutions littéraires qui participent à la reproduction sociale et culturelle. La réception critique, la constitution du canon et les critères esthétiques apparemment neutres qui le déterminent sont devenus à leur tour des objets d’étude pour l’histoire littéraire féministe.

Questions canoniques

5Quelques mots sur la question du canon permettront de mieux comprendre les enjeux politiques et épistémologiques de cette interrogation sur la place des femmes dans le champ littéraire. La (re)découverte d’un grand nombre d’écrivaines jusqu’alors ignorées ou oubliées a aidé les critiques féministes à mettre en lumière une prédisposition défavorable à l’égard des femmes dans le processus de constitution du canon. Par souci de montrer que l’écriture de (quelques) femmes était conforme aux critères esthétiques qui déterminent le statut d’une œuvre, elles ont soumis cette écriture à ces critères. Elles ont ainsi abouti au constat que son exclusion ne saurait s’expliquer autrement que par le sexisme de la critique. Pour ce qui est de cette exclusion dans le cas du canon de la période moderniste (1890-1940), par exemple, les écrits de H. D. et de Mina Loy témoignent d’importantes innovations formelles, comparables à celles de leurs contemporains masculins Ezra Pound et T. S. Eliot, mais, sans l’avènement d’une démarche féministe, ces deux écrivaines seraient restées en marge du modernisme tel qu’il avait été défini. Notons, comme le fait l’éditrice d’une anthologie récente de la littérature moderniste, que leur inclusion nous oblige nécessairement à reconsidérer la manière dont on a construit cette période littéraire comme objet d’étude (Scott, 1990).

6Mais la critique féministe s’est aussi efforcée de remettre en question les critères mêmes d’évaluation (Robinson, 1986 ; Robinson, 1992). Elle a démystifié les prétentions neutres et universalistes de l’esthétique littéraire et mis en évidence la persistance d’une norme masculine. Citons, à titre d’exemple, l’étude d’Elaine Showalter (1977), qui porte sur l’existence et les effets d’une double norme sexuelle au XIXe siècle. Showalter a montré comment, dans un premier temps, une telle norme limite l’accès des femmes aux domaines culturel, scientifique et politique, et restreint, par conséquent, la palette des sujets qu’elles pourraient traiter dans leurs écrits, puis comment, dans un deuxième temps, on stigmatise leurs écrits pour… leur étroitesse. C’est ainsi que la production littéraire d’une femme est perçue comme relevant d’une position trop spécifique et trop particulière pour témoigner de la vision transcendante et désintéressée censée définir une œuvre classique. Le recours à des métaphores maternelles chez une romancière comme Mary Shelley ou chez la poète allemande Gertrud Kolmar, dont il sera question dans la contribution de Florence Boissenin, est automatiquement réduite au rang de référence autobiographique et personnelle, tandis que chez un homme la même image sera perçue comme l’effet d’une médiation poétique – et sera donc revêtue, à ce titre, d’une grande valeur esthétique. Même lorsque nous avons affaire à un genre littéraire apparemment « féminin », la place d’honneur, c’est-à-dire la place dans le canon, revient aux hommes. Alors que le nom de Charles Perrault rime avec conte de fées, genre que l’on associe avec la conteuse archétypique qu’est la Mère l’Oye, rares sont celles et ceux qui connaissent les contributions importantes de ses homologues féminines comme Marie-Catherine D’Aulnoy et Marie-Jeanne L’Héritier de Villandon, à qui l’on doit l’invention même du versant éminemment littéraire de ces récits d’origine orale (Harries, 2001 : 19-46 ; Warner, 1994 : 12-26).

7Aux États-Unis, se joignant à d’autres groupes qui s’opposaient à leur marginalisation dans les domaines économiques, politiques et culturels, les critiques littéraires féministes ont appelé à l’élargissement du corpus littéraire enseigné à l’université et revendiqué un cursus qui ne soit pas uniquement représentatif de l’expérience de l’être humain masculin blanc d’origine européenne. Cet appel n’a pas manqué de susciter un débat – dont le nom qui le désigne reflète l’intensité : culture wars – sur la signification de la culture et des valeurs proprement américaines et sur le rôle que doit ou peut jouer l’enseignement de la littérature dans leur diffusion. La droite déplorait la perte des valeurs morales nationales, le nivellement de l’esthétique ainsi que le démembrement de l’héritage classique et européen, alors que des voix progressistes s’élevaient de l’autre côté de l’échiquier politique pour valider la diversité de l’expérience historique et culturelle du pays. L’attaque conservatrice a retenti jusqu’en France, où l’on s’est permis de ridiculiser, sans se donner la peine d’en comprendre les enjeux, cette vision d’une littérature politiquement correcte [2].

8Dans la foulée du débat politique, des critiques épistémologiques ont également été formulées à l’encontre de cette manière de réviser le canon en l’élargissant. John Guillory (1993 : 3-82) prétend que le débat part, à gauche comme à droite, d’une confusion entre une politique libérale et pluraliste de la représentation, d’une part, et la fonction sociale du canon littéraire, de l’autre. Le désir d’assurer une meilleure représentation de l’expérience féminine n’implique pas nécessairement un examen critique radical de la manière dont l’enseignement de la littérature permet de réglementer l’accès aux biens culturels. D’après Guillory, qui s’inspire des travaux de Pierre Bourdieu, le canon fonctionne comme une forme de capital culturel qui produit et renforce la distinction sociale. Le fait de changer le contenu du canon par l’inclusion de quelques femmes ne remettra donc pas en question le rôle que joue la littérature dans la reproduction sociale, dans l’organisation sociale et dans les rapports de pouvoir, y compris ceux entre les sexes.

9À ce problème s’ajoute le fait que la logique de la représentation inhérente à une critique libérale du canon n’invite pas à examiner la construction historique des rapports sociaux de sexe ni à interroger les divergences qui existent entre les femmes, divergences qui peuvent être saisies diachroniquement et synchroniquement. Car, en effet, qu’ont en commun une femme aristocrate qui écrit au XVIe siècle et une paysanne de cette même époque ? Une écrivaine anglaise du XVIIIe siècle et une universitaire américaine d’aujourd’hui ? Comme le soutient Nancy Armstrong, valoriser l’écriture des femmes – en tant que femmes tout simplement – c’est projeter notre propre conveption de genre sur le passé sans se demander comment cette conception a été construites. Armstrong invite, au contraire, à écrire des histoires littéraires féministes qui examineront cette construction et notamment la manière dont le genre « autorise, cache, contredit, et conteste d’autres catégories en fonction desquelles les relations sociales sont menées et ressenties » (1986 : 357 ; nous traduisons). C’est une histoire de ce type que l’on peut discerner dans les propos de Joan DeJean (1991 : 159-200) sur l’absence des femmes du canon classique français, canon qui est le fruit – et que nous héritons en large partie – du XVIIIe siècle. D’après DeJean, cette absence est due à l’émergence à la même époque d’un nouvel idéal du sujet masculin bourgeois français. Comme l’enseignement de la littérature devait jouer un rôle de premier ordre dans la promotion de cet idéal et dans la formation de ce nouveau citoyen, ont été exclues du cursus scolaire de nombreuses femmes de lettres aristocrates, perçues comme des autorités culturelles à leur époque, et a été banni le genre littéraire qu’elles dominaient – le roman – parce qu’on le soupçonnait d’« amollir » et d’« efféminer » les jeunes hommes.

10Lorsqu’on s’attarde sur la question de savoir comment la construction historique des catégories de sexe est liée à celle d’autres catégories, il faut compter au nombre de celles-ci les catégories littéraires. Dans l’exemple ci-dessus, l’élimination du roman correspond à la marginalisation des femmes de lettres au XVIIIe siècle. Dans ce numéro, l’article de Leah Price consacré à George Eliot et à la tradition romanesque anglaise relève d’une démarche comparable. On peut aussi évoquer, à ce même titre, l’opposition entre oralité et écriture, souvent posée en termes sexués. Dans les différentes études qu’elle a consacrées à la poète française Marceline Desbordes-Valmore, Christine Planté démontre que toute la réception de la poète repose implicitement sur cette opposition, ce qui donne lieu à une occultation quasi systématique des éléments textuels et rhétoriques de son œuvre. Comme dans le cas des poètes américaines H. D. et Mina Loy déjà citées, nous en sommes réduit·e·s à constater que la tradition critique omet d’appliquer les critères de jugement esthétique élaborés en fonction d’auteurs masculins dès lors qu’elle analyse des œuvres de femmes. Mais des travaux comme ceux de Planté ne font pas que « ressusciter » une œuvre particulière, ils permettent de repenser le rapport entre oralité et écriture ainsi que tout ce que ce rapport pourrait impliquer pour l’étude de la littérature du XIXe siècle. La prise en compte simultanée du genre littéraire (genre) et des catégories de sexe (gender) « […] amène une mise en cause des catégories, des présupposés et des hiérarchies à partir desquels [cette étude] s’est constituée » (1989 : 224).

11Ainsi, la critique féministe du canon et de l’histoire littéraire ne se contente ni d’assurer une meilleure représentation de femmes dans le canon, ni de montrer que les œuvres de femmes sont conformes aux critères esthétiques requis ; elle invite à de nouvelles façons de penser l’esthétique littéraire, l’objet littéraire et son histoire.

Des littéraires parmi des sociologues, des anglicistes en milieu francophone

12Comme ces quelques remarques en témoignent, les approches et les réflexions que nous présentons dans ce numéro puisent dans une tradition de critique littéraire féministe qui existe depuis au moins une trentaine d’années. Comment justifier alors un énième volume sur le même sujet ? La réponse se trouve dans la position marginale que nous occupons à la fois en tant que littéraires parmi des féministes provenant des sciences sociales et en tant qu’anglicistes en milieu francophone. Notre premier souci est de montrer à nos collègues sociologues, politologues et anthropologues (mais encore à d’autres littéraires) que loin d’être l’expression d’un génie singulier et subjectif, la littérature est aussi déterminée par ses propres institutions et conventions, par ses propres mécanismes de production et de reproduction, par ses propres rapports de pouvoir qui peuvent être examinés à la lumière des études féministes. Cet examen peut contribuer, par la même occasion, à enrichir les préoccupations d’autres féministes lorsqu’il dévoile tout un imaginaire social et culturel qui dépend d’un point de vue androcentrique implicite et de la normalisation du rapport de pouvoir entre les sexes. La domination masculine dans le paysage littéraire comme ailleurs relève de faits sociaux et culturels qui méritent d’être mis à nu.

13Tout comme nos collègues féministes non littéraires, nous ressentons le peu d’intérêt que suscitent les apports de la réflexion féministe dans le monde francophone. Alors que les contributions de critiques féministes françaises comme Christine Planté ont fourni beaucoup de matière à notre propre réflexion, il est vrai que ces contributions n’ont pas encore conduit à repenser l’histoire littéraire comme cela s’est produit aux États-Unis ou en Grande-Bretagne. La démarche n’a pas percé les milieux universitaires français alors qu’elle est aujourd’hui largement intégrée dans les enseignements académiques anglo-saxons. À l’heure actuelle, les interventions les plus intéressantes continuent de provenir d’outre-Atlantique, fait qui est aussi vrai pour les éditions que pour les réflexions plus conceptualisées, comme le soulignent les contributions de Thérèse Moreau, de Nadine Barreiro et de Catherine M. Müller à ce numéro.

14La question de savoir pourquoi la résistance à la révision de l’histoire littéraire et à celle du canon est beaucoup plus forte en France mériterait d’être explorée en détail. Nous nous contenterons ici d’ébaucher une réponse. D’abord, les études littéraires dans le champ de la littérature d’expression française sont encore trop liées à l’identité nationale et à la gloire de la francophonie métropolitaine, comme en témoigne le poids d’institutions telles que l’Alliance française, l’Académie française ou le sommet de la Francophonie. Dans la configuration française du champ littéraire, la seule alternative à cette vision nationaliste et centralisatrice de la littérature consiste à insister sur les valeurs universalistes et transcendantes des textes littéraires et sur une notion de l’esthétique qui veut que celle-ci dépasse tout contexte particulier, qu’il soit de race, de nation ou de sexe. Pour que des œuvres d’Aimé Césaire ou de C. F. Ramuz, par exemple, puissent être considérées comme faisant partie du champ de la littérature française, il aura fallu démontrer, par la mise en œuvre de critères esthétiques encore supposés neutres, que ces œuvres sont de la Littérature « tout court », c’est-à-dire que ces œuvres ont une portée universelle qui l’emporte sur une signification liée aux origines. Or, c’est justement les valeurs universalistes et transcendantes des textes littéraires que la démarche féministe souhaite mettre en question, tout en invitant à de nouvelles façons de concevoir la dimension esthétique d’une œuvre. De son côté, l’anglais a assumé différemment son statut de world language, et le champ littéraire anglais n’est pas si fortement marqué par la suprématie d’un centre unique sur des zones dites périphériques. Dans un champ littéraire relativement décentralisé, les questions de contexte, avant même l’intervention des féministes, ont pu être posées sans renvoyer automatiquement les œuvres et leurs auteurs à des particularismes : nul ne saurait analyser l’œuvre de James Joyce, par exemple, sans évoquer ses origines irlandaises et catholiques, démarche tout à fait compatible avec son statut de grand, voire de plus grand romancier du XXe siècle. Joyce est Irlandais et écrivain, cela va de soi. Mais dans la tradition critique française, évoquer les origines de Ramuz, c’est prendre le « risque » d’en faire un écrivain suisse, de même qu’évoquer le féminisme d’Alice Rivaz, c’est prendre le « risque » d’en faire une femme. Être écrivain·e, dans la tradition française, signifie forcément être un écrivain « tout court » et l’approche féministe de la littérature va à l’encontre de cette attente encore fermement ancrée.

15Pour conclure, quelques mots sur le numéro lui-même. Le « Grand angle » propose quelques études de cas qui mettent en valeur les différentes approches que nous venons d’évoquer. À travers la figure de Christine de Pizan, Thérèse Moreau présente une œuvre fortement investie par la critique féministe et faisant l’objet d’interprétations très contrastées. Insistant sur la nécessité de prendre en compte la totalité de l’œuvre, elle nous convie à un parcours qui illustre les différentes stratégies adoptées par Christine pour trouver une place dans la culture littéraire masculine de son temps : transsexualisme, travestissement ou écrire en femme qui sait distinguer sexe et genre. Au terme du parcours, et après avoir réaffirmé la dimension féministe et politique de l’œuvre, Moreau, exprimant en cela une préoccupation très actuelle des critiques féministes, plaide pour une prise en compte plus généreuse des dimensions littéraires que sont l’esthétique, l’imaginaire et la rhétorique, et met en garde contre la réduction de la littérature à ses idées. Leah Price fait état de la difficulté qu’ont les autrices à dépasser le système des rapports sociaux de sexe (gender) inhérent à l’organisation des genres littéraires. Même celles qui parviennent à dépasser les contraintes imposées par des genres littéraires implicitement construits comme féminins ou masculins sont vite remises à leur place, ce que nous montre Price à travers l’exemple de George Eliot, une des rares romancières, certes, à avoir été consacrée avant l’avènement de la critique féministe, mais dont la renommée s’est toujours accompagnée d’une réputation de pédante. Stéphanie Janin examine la double discrimination subie par le théâtre des suffragettes anglaises, en tant que production dite « militante » et en tant qu’écriture dite « féminine ». Les pièces en question furent jusqu’à récemment exclues des anthologies du New Drama, alors qu’elles comportent des innovations formelles importantes. L’article de Florence Boissenin que nous présentons dans le « Champ libre » prolonge ces analyses. En s’attardant sur des difficultés de compréhension posées par la lecture d’un poème de l’Allemande Gertrud Kolmar, Boissenin suggère que celle-ci s’efforce d’élaborer une autre vision du poète, qui s’oppose à celle du poète homme développée par Charles Baudelaire, fondée sur la transcendance et le désintéressement.

16En complément à ces études viennent quelques contributions sur la mise en valeur de l’écriture des femmes. Dans l’entretien qu’elle nous a accordé, Janet Todd, qui a joué un rôle central dans la réédition de plusieurs écrivaines anglaises du XVIIIe siècle, évoque ses motivations et son rôle par rapport à l’essor de la critique féministe anglo-saxonne, dont elle relève aussi les limites et les contradictions. Dans la rubrique « Collectifs », Nadine Barreiro, Isabelle Boisclair et Suzan Van Dijk esquissent l’importance de la presse féministe, des nouvelles technologies de l’édition et des réseaux de chercheuses dans la promotion et la dissémination des écrits de femmes. Enfin, une fois n’est pas coutume, nous attirons l’attention sur la rubrique des comptes rendus dans laquelle Catherine M. Müller, à propos de La quenouille et la lyre (1998), nous donne un aperçu de l’état de la recherche sur les écrivaines de la Renaissance. À travers le texte de Jules Falquet, nous nous associons aux hommages rendus à Monique Wittig et saluons la mémoire d’une écrivaine féministe.

Bibliographie

Références

  • Armstrong, Nancy (1986). « Introduction : Literature as Women’s History ». Genre 19, 347-69.
  • Caine, Barbara (1997). English Feminism, 1780-1980. Oxford : Oxford University Press.
  • DeJean, Joan (1991). Tender Geographies : Women and the Origins of the Novel in France. New York : Columbia University Press.
  • Ezekiel, Judith (1996). « Anti-féminisme et anti-américanisme : un mariage politiquement réussi ». Nouvelles Questions Féministes 17 (1), 59-76.
  • Guillory, John (1993). Cultural Capital : The Problem of Literary Canon Formation. Chicago : The University of Chicago Press.
  • Harries, Elizabeth Wanning (2001). Twice Upon a Time : Women Writers and the History of the Fairy Tale. Princeton : Princeton University Press.
  • Planté, Christine (1989). La petite sœur de Balzac. Essai sur la femme auteur. Paris : Seuil.
  • Planté, Christine (1997a). « Ce qu’on entend dans la voix. Notes à partir de Marceline Desbordes-Valmore ». La Licorne 41, 86-105.
  • Planté, Christine (1997b). « Marceline Desbordes-Valmore : le cri entre rhétorique et poésie ». In Alain Vaillant (Éd.), Écriture/Parole/Discours : littérature et rhétorique au XIXe siècle (pp. 187-98). Saint-Étienne : Éditions Printer.
  • Robinson, Lillian (1986). « Treason our Text : Feminist Challenges to the Literary Canon ». In Elaine Showalter (Ed.), The New Feminist Criticism (pp. 105-21). London : Virago.
  • Robinson, Lillian (1992). « Canon Fathers and Myth Universe ». In Karen R. Lawrence (Ed.), Decolonizing Tradition (pp. 23-36). Urbana : University of Illinois Press.
  • Scott, Bonnie Kime (1990). « Introduction ». In Bonnie Kime Scott (Ed.), The Gender of Modernism (pp. 1-18). Bloomington, Indiana : Indiana University Press.
  • Showalter, Elaine (1977). A Literature of their Own : British Women Novelists from Brontë to Lessing. Princeton : Princeton University Press.
  • Warner, Marina (1994). From the Beast to the Blonde : On Fairy Tales and their Tellers. London : Chatto and Windus.
  • Woolf, Virginia (1992 [1929]). A Room of One’s Own ; Three Guineas. Ed. Morag Shiach. Oxford : Oxford University Press.

Notes

  • [1]
    Autrice de Married Love (1918), un des premiers ouvrages à l’intention des femmes à traiter ouvertement du désir sexuel féminin, Marie Stopes fonda en 1921 la Mother’s Clinic for Constructive Birth Control. La réflexion de cette pionnière du droit des femmes à la contraception est néanmoins marquée, comme celle de plusieurs de ses contemporai·ne·s, par le contexte eugénique de l’époque. A Room of One’s Own fait référence, entre autres, à un de ses romans, Love’s Creation (1928). Voir la note de Morag Shiach (Woolf, 1992 [1929] : 420, N° 104).
  • [2]
    Voir l’analyse de ce débat dans Judith Ezekiel (1966).
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