Couverture de NQF_213

Article de revue

La lutte politique des femmes face aux nouvelles formes de racisme. Vers une analyse de nos stratégies

Pages 84 à 103

Notes

  • [1]
    Pour reprendre le système de pensée de l’auteure, pour qui, en espagnol, le mot « raza » est politiquement neutre, nous utilisons ici le terme de « race » (sociale) et ses dérivés, avec des guillemets, pour établir la continuité avec la notion de racisme en tant que système. Nous nous opposons évidemment à toute idée d’existence de « races » humaines biologiques (Ndt).
  • [2]
    Voir l’entretien réalisé par Jules Falquet (1999) : « Pour un féminisme qui articule race, classe, sexe et sexualité : interview avec Ochy Curiel », publié dans un numéro de Nouvelles Questions Féministes sur le thème « Féminisme d’Amérique latine et des Caraïbes », 20 (3), 39-62.
  • [3]
    « Midiendo la Globalización en base el Indice de Globalización de A.T. Kearney Inc. y de la Revista Foreign Policy », Este Pais, 122, mai 2001.
  • [4]
    Dans les dernières années, des changements sont survenus dans la Constitution de certains pays, afin d’y inclure la multiculturalité, notamment en Colombie (1991), au Brésil (1998) et en Équateur (1998).

1Le racisme, le sexisme et le classisme constituent trois systèmes de domination qui ne s’excluent pas mutuellement. L’analyse et la compréhension de leur articulation sont donc la base nécessaire de l’action politique visant à les combattre. En ce qui concerne les femmes noires, nous sommes nombreuses à bien connaître la manière dont ces phénomènes s’expriment. Cependant, bien que beaucoup de militantes et de théoriciennes noires aient largement montré leur articulation dans la vie concrète des femmes, il faut plus que jamais continuer à en chercher les indicateurs, de manière à démontrer la complexité de nos réalités.

2Le fait d’être des femmes noires nous place en situation d’oppression à la fois de genre, de « race » [1] et de classe : en plus d’être des femmes et définies « racinement » comme noires, la plupart d’entre nous font partie des couches sociales les plus appauvries. Malgré ce constat théorique, nous perdons parfois de vue l’articulation des formes de domination quand nous nous lançons dans l’action politique : nous nous contentons de superposer nos conditions de vie. Souvent, dans la pratique, nous en restons à la vieille discussion biaisée de savoir ce que nous sommes d’abord : noires, femmes ou pauvres. Ce qui amène notre mouvement à donner finalement au système des outils pour continuer à produire de la ségrégation sociale et une analyse partielle de la réalité.

3C’est pourquoi nous sommes aujourd’hui nombreuses à remettre en question certaines positions politiques. Face au contexte actuel de l’extension mondiale du capitalisme néolibéral, nous estimons nécessaire de donner à nos stratégies de lutte de nouvelles dimensions, car la globalisation économique, politique et culturelle rend plus brutales encore les expressions du sexisme, du racisme et du classisme.

4Les mouvements sociaux contre le racisme et le sexisme ont basé leur lutte sur la politique culturelle – la politique d’identité constituant de manière récurrente une des principales stratégies du mouvement des femmes noires comme du mouvement noir mixte. Cette stratégie s’est présentée comme une nécessité pour contrer les positions culturelles hégémoniques du système, où les « identités » différentes de l’identité légitimée (homme, blanc, hétérosexuel et solvable) ne sont pas reconnues, sont rendues illégitimes et marginalisées. Cependant, centrer l’action politique sur une « négritude » unique et monolithique, qui écrase les différences historiques, a deux défauts. D’une part, cela conduit à un essentialisme qui empêche d’introduire d’autres analyses sur la subordination et la marginalisation liées à d’autres formes d’oppression. D’autre part, cela renforce des dichotomies instituées (blanc versus noir) qui limitent la possibilité d’ouvrir l’éventail des rapports sociaux hors du schéma préétabli, et affaiblit l’analyse des rapports sociaux réellement existants. Surtout, nous en avons oublié les causes fondamentales du racisme – ses causes structurelles – qui, bien qu’elles passent par des éléments culturels, sont liées à l’exploitation et à l’expropriation économique de certains groupes par d’autres.

5Dans ce sens, est-il possible de continuer à défendre la stratégie politique de l’identité comme un élément rassembleur et contestataire produisant une proposition révolutionnaire contre le racisme, le sexisme et le classisme ? Qu’implique la revendication d’une identité, quand les rapports sociaux se définissent fondamentalement sur la base des rapports économiques ?

6Actuellement, la visibilisation et la défense des différences culturelles – et plus profondément encore, la construction d’identités – s’inscrivent dans la rhétorique de la tolérance et du respect à la diversité des groupes historiquement exclus (Noires et Noirs, Indiennes et Indiens, lesbiennes, gays, etc.). De nombreux mouvements sociaux, les États nationaux, l’ONU, la Banque mondiale et les agences de coopération internationale prennent des mesures et investissent d’importantes sommes d’argent pour « soi-disant » combattre le racisme et le sexisme sur la base du respect des diversités et des différences liées notamment à la « race », au genre et au choix sexuel. Telle est la proposition qui se profile dans différents milieux : la diversité comme paradigme de la rédemption des sociétés.

7Cependant, il vaudrait la peine de se demander si tout cela produit un changement réel dans les conditions de vie pratiques et quotidiennes des personnes affectées par la pauvreté, le racisme, le sexisme, la xénophobie, la lesbophobie et l’homophobie ? Quel sens cela a-t-il pour nos mouvements de revendiquer la diversité, le respect de la différence et des identités ? Et quelles sont les implications du fait que les organismes internationaux lancent de grandes conférences mondiales pour débattre de ces questions et apportent leur appui économique aux groupes sociaux qui revendiquent cette politique ?

8Dans cet article, et dans le cadre de l’actuel contexte politique, social, économique et culturel, je me propose d’ébaucher quelques pistes de réflexion sur nos pratiques politiques en tant que femmes noires, autour de cette question : vers où nous dirigeons-nous et quelle est réellement notre utopie ?

9Dans un premier temps, je signalerai un certain nombre d’indicateurs des formes contemporaines du racisme et montrerai comment le thème de l’ethnicité prend de l’importance dans différentes sphères de la vie sociale, politique et culturelle, en même temps qu’il perd de manière alarmante son contenu historique et politique.

10Je souhaite également apporter quelques éléments de réflexion sur la proposition de la tolérance : il s’agit pour moi d’un discours qui défend un intérêt politique clairement opposé à celui des groupes subordonnés, alors même qu’il prétend le contraire. J’aborderai ensuite la question de l’identité comme revendication politique, pour évoquer certaines critiques féministes qui contribuent à éclairer le thème et permettent de définir de nouvelles stratégies et de nouveaux discours politiques.

11Je veux me situer ici comme sujet historique, à partir de ma condition de femme afrodominicaine qui doit quotidiennement échapper à la paranoïa provoquée par le racisme et le sexisme. Pour ne pas m’enfermer dans les dichotomies et l’auto-ségrégation, je veux remettre en question mes positions et mes actions politiques, aussi bien sur le plan personnel que sur celui de la lutte collective. Malgré ce qu’il en coûte politiquement et matériellement, subvertir le système est mon éthique de survie quotidienne.

12Mes références fondamentales seront la Casa por la Identidad de las Mujeres Afro (Maison pour l’identité des femmes afro) [2], le projet autonome Las Chinchetas en République Dominicaine et le Réseau de femmes afrodominicaines et afrocaribéennes. C’est ma participation active dans ces trois espaces qui m’a conduite aux réflexions et aux interrogations abordées ici.

Nouveau contexte et manifestations contemporaines du racisme

13Réduisant espace et temps, la globalisation du monde nous arrache à nos espaces locaux. Le capitalisme néolibéral se mondialise à une vitesse telle, et avec des mécanismes apparemment si implacables, qu’il est difficile d’échapper à sa logique.

14Bien que la globalisation du capitalisme ne soit pas véritablement un phénomène nouveau, nous pouvons affirmer qu’elle a aujourd’hui un ensemble de traits distinctifs. L’une de ses caractéristiques est le déplacement des économies nationales par les grandes transnationales qui meuvent le capital à travers le monde grâce aux réseaux de communication et d’information produits par la révolution technologique, télématique et digitale. Il s’agit d’un pouvoir global qui fait du monde un « village global » pour l’accumulation, tout en provoquant simultanément un accroissement de la pauvreté sur toute la planète.

15Le capital globalisé, qui reste concentré entre peu de mains, bouleverse l’appareil productif et crée du chômage, non seulement à l’intérieur des frontières nationales, mais d’un pays à l’autre. Le phénomène s’appuie sur les secteurs conservateurs des États nationaux qui, tout en défendant idéologiquement le nationalisme, mettent en pratique les politiques néolibérales favorables aux grandes transnationales – dont beaucoup sont d’importants actionnaires.

16Au cours de ce processus, le rôle politique de l’État a changé. De bienfaiteur-protecteur (investissement dans les biens sociaux : sécurité sociale, santé, éducation publique, etc.), il est devenu administrateur des politiques néolibérales. L’État se fait plus répressif envers les droits individuels et collectifs, en appliquant un ensemble de mesures sécuritaires et de contrôle des mouvements migratoires, basées fondamentalement sur l’appareil policier et militaire. La formation de blocs économiques comme la Communauté économique européenne (CEE) et l’union USA-Canada-Mexique régulée par le Traité de libre commerce (TLC), ou le pouvoir du Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale, constituent les exemples les plus évidents de la manière dont les intérêts des États s’articulent pour défendre le grand capital.

17En Amérique latine et aux Caraïbes, le vol des terres et des territoires des peuples indiens et des descendant·e·s d’Africain·e·s sert la stratégie des mégaprojets des multinationales, déprédatrices des forêts et autres ressources non renouvelables. Ces mégaprojets sont menés grâce à l’exploitation constante de main-d’œuvre bon marché et désarticulent les projets politiques alternatifs, même dotés de bases territoriales solides. C’est ainsi que les peuples indiens du Mexique et de l’Amérique centrale se verront sérieusement affectés par la mise en œuvre du Plan Puebla-Panama, un exemple particulièrement clair pour illustrer comment le capitalisme néolibéral continue à arracher leurs terres aux groupes les moins favorisés et à écraser leurs luttes.

18Les politiques néolibérales ont approfondi et polarisé la brèche entre les pays du centre et ceux de la périphérie, tout autant qu’entre les classes sociales, les groupes « raciaux » et les sexes.

19Dans ce contexte, le racisme prend de nouveaux visages. La problématique « raciale » a changé de dimensions. Fruit de la crise économique et des changements sociaux, la marginalisation en constitue l’expression principale. Constituant la main-d’œuvre la moins chère dans l’espace domestique comme sur le marché du travail formel et informel, symboliquement et réellement dépossédées de leur corps, auquel l’imaginaire social n’accorde aucune valeur, les femmes sont les premières et les plus constamment affectées par l’exploitation, en particulier les Noires et les Indiennes en ce qui concerne l’Amérique latine et les Caraïbes. La violence économique et sociale, la prostitution, le racisme et la lesbophobie augmentent de jour en jour, bien que différents mouvements sociaux de femmes et féministes dans le monde entier, imités même par certains organismes internationaux, aient dénoncé cette situation depuis des années.

20La globalisation apporte également des changements sur le plan culturel. De nouvelles frontières, de nouveaux imaginaires et de nouvelles identités constituent d’importants produits de cette nouvelle période historique, tout comme les fondamentalismes religieux, ce qu’on a appelé le « nettoyage ethnique », la xénophobie et les nationalismes.

21De fait, le nationalisme a pris aujourd’hui une autre dimension pour devenir une nouvelle expression du racisme. Le nationalisme a perdu son sens de position politique courageuse face à l’envahisseur étranger venu nous coloniser à nouveau. Il s’agit maintenant purement et simplement de rejeter certains groupes hors du projet de nation qu’ont préparé dans chaque pays les secteurs les plus conservateurs – le plus souvent d’extrême droite. Être nationaliste, vouloir conserver « la patrie et la république », c’est s’opposer à ce que « d’autres », étrangères et étrangers, s’installent dans « la nation », par crainte qu’elles et ils n’en modifient les traditions et n’en altèrent la culture. Le préjugé qui veut que cela déstabilise et appauvrisse les nations part d’une vision monolithique de la culture qui nie les diversités culturelles au sein de chaque pays.

22Alors que l’augmentation de la pauvreté suscite d’importantes vagues de migration à l’échelle mondiale, la violence raciste et xénophobe contre les migrant·e·s et les réfugié·e·s augmente. Elle s’alimente des politiques migratoires restrictives, de l’irresponsabilité des gouvernements à l’heure de protéger les réfugié·e·s, de l’illégalisation des migrant·e·s, de la stigmatisation des réfugié·e·s comme « faux demandeurs d’asile ». Migrant·e·s et réfugié·e·s sont utilisé·e·s comme boucs émissaires, accusé·e·s d’être la cause du chômage et criminalisé·e·s.

23La République Dominicaine en constitue un bon exemple : le nationalisme s’y base sur l’anti-haïtianisme. Nous sommes Dominicain·e·s parce que nous ne sommes pas d’Haïti, pays d’où provient la majorité de nos migrant·e·s, qui sont la plupart du temps illégalisé·e·s. Les Haïtien·ne·s viennent en République Dominicaine pour la coupe de la canne à sucre et, depuis quelques années, pour l’industrie de la construction et la cueillette du café. La plupart sont recruté·e·s dans le cadre d’accords économiques entre les deux États. Leurs logements sont les bateyes, ensemble de cahutes précaires, indignes, situées en bordure des champs de canne à sucre et qui rappellent sinistrement les lieux où vivaient les esclaves à l’époque coloniale.

24Les enfants de parents haïtiens nés en République Dominicaine ne bénéficient pas de la nationalité dominicaine, alors même que l’article 11 de la Constitution du pays stipule qu’est dominicaine « toute personne née sur le territoire dominicain ».

25Certains secteurs de la société dominicaine et haïtienne ont dénoncé cette situation d’abus et de traitement indigne, attirant l’attention des cours de justice internationales. Cependant, la situation ne s’est nullement améliorée. Au contraire, les tensions montent entre les deux peuples.

26La Commission internationale des droits de la personne a dénoncé cette situation au plan international, grâce aux informations fournies par différentes organisations civiles de défense des droits de la personne dans les deux pays. Son dernier rapport, de 2001, signale :

27

« Une grande quantité d’Haïtien·ne·s tentent de rester en République Dominicaine, à la recherche de meilleures conditions de vie. Les autorités dominicaines réalisent des opérations massives contre ces personnes afin de les renvoyer en Haïti. Les gens sont capturés en fonction de la couleur de leur peau : les autorités embarquent aussi bien des ressortissant·e·s haïtien·ne·s que des ressortissant·e·s dominicain·e·s à la peau foncée. Ces déportations sont généralement réalisées de manière violente. Les déportations d’Haïtien·ne·s réalisées en République Dominicaine dépassent de beaucoup les 10 000 par an, pour tendre plutôt vers 30 000. »
(Human Rights Watch, 2001 : 21)

28Masquant la diversité ethnoculturelle, le métissage constitue un autre mécanisme important du nationalisme en Amérique latine et aux Caraïbes. Plus que de constituer une expression d’intégration « raciale », ce métissage se base sur la discrimination.

29Le métissage n’est généralement pas conçu comme une interrelation entre différentes cultures pour créer des cultures nouvelles, mais bien plutôt comme la « bonne » manière de s’assimiler au modèle hégémonique.

30La métisse, le métis, apparaissent comme la proposition idéale d’intégration à la culture du pouvoir, car, dans ce projet de nation qui prétend être le seul valable, la pression idéologique les amène généralement à prendre fait et cause pour les normes et règles des secteurs dominants. En ce sens, la culture subordonnée ne représente pas un danger, au contraire, la culture hégémonique vise à son extinction. Le métissage, tel qu’il est conçu jusqu’à maintenant, permet à ces mêmes secteurs de prétendre qu’il existe une « démocratie raciale », ce qui est fondamentalement faux puisque le pouvoir reste concentré dans les mêmes mains et les mêmes poches. Les paramètres culturels considérés comme légitimes continuent à être ceux que certains groupes imposent aux autres – généralement les groupes plus blancs et en meilleure position économique, qui dominent sur le plan idéologique grâce à un ensemble d’institutions comme la famille, l’école, les médias, la religion et l’État lui-même.

31Il est évident qu’aujourd’hui, il existe de plus en plus de rapports entre différents groupes culturels, du fait de la globalisation économique, territoriale, des valeurs et des normes, sans compter les processus migratoires et la mobilité géographique et sociale qui leur sont liés. C’est pourquoi le métissage fait partie d’une dynamique sociale réelle, et à ce titre, il faudrait le considérer autrement, dégagé de l’hégémonie blanche, des privilèges et de l’exploitation, comme un métissage créateur de rapports nouveaux qui prennent en compte la diversité. Ce qui implique de donner leur juste valeur à toutes les cultures, de manière à articuler les éléments positifs de chacune et d’en créer de nouvelles. Dans ce sens-là, des politiques de reconnaissance des différentes cultures sont viables dans nos sociétés.

32La technologie de l’information constitue une autre des formes contemporaines de racisme : loin de rendre les messages plus « neutres », elle se transforme toujours plus en un instrument idéologique qui fomente le racisme. Ainsi, par rapport aux exigences de la structure de pouvoir, les médias apparaissent comme fonctionnels, en produisant des univers symboliques qui deviennent de véritables références pour les sociétés. Internet est maintenant l’un des principaux médias qui diffusent l’idéologie d’une société globale : la revue Foreign Policy montre qu’en l’an 2000, cent mille millions de connexions ont été effectuées, avec une population de plus de deux cent cinquante millions d’internautes [3]. Tout porte à croire que ces chiffres ne cessent d’augmenter. Or, il existe environ 5000 sites internet, entre pages et salles de discussion, qui fomentent activement le racisme. Nombre d’entre eux se rassemblent sous le slogan « Haine sur le Net », comme le Ku Klux Klan, White Arian Resistance et le Parti national britannique. Leur langage commun : la supériorité des Blancs (Lesback, 2001 : 1).

Racisme et représentation symbolique

33L’anthropologie a clairement établi que les « races » humaines n’existent pas : les migrations incessantes qui ont eu lieu depuis le début de l’histoire de l’espèce humaine ont provoqué une série de transformations et un métissage génétique toujours plus grand. Pourtant, en plus d’être un phénomène structurel, le racisme continue à prendre comme référence des représentations phénotypiques et à se baser sur des éléments biologiques pour établir des différences et définir des hiérarchies sociales. C’est pourquoi, bien qu’il soit impossible de parler de « races » biologiques, je crois juste de poser qu’il existe ce que j’ai appelé des « races sociales » (Curiel, 1998), c’est-à-dire des constructions symboliques, culturelles et surtout politiques, faites à partir de critères biologiques.

34Alors que la globalisation bat son plein, la proximité ou la distance par rapport au modèle esthétique dominant – qui combine des éléments phénotypiques et certaines expressions visuelles de la culture – pèsent toujours très lourd sur la place que chacun·e occupe et la manière dont elle ou il est défini·e dans la société. La représentation symbolique de ces éléments continue à produire préjugés, stéréotypes et discriminations. Une grande partie des femmes noires et d’autres groupes culturels sont particulièrement touchés par ce phénomène : l’idéologie patriarcale et raciste voudrait que nous reproduisions une esthétique occidentale blanche, la seule reconnue comme valable. La couleur de la peau et l’aspect des cheveux en sont deux exemples.

35Ainsi, dans certains lieux de travail, l’exigence d’une « bonne présentation » constitue une discrimination flagrante pour les femmes qui n’entrent pas dans les paramètres de beauté définis par la culture blanche occidentale ; or, la plupart de ces femmes sont Noires. L’industrie de la beauté continue à promouvoir de manière préoccupante une série de produits destinés à éclaircir la couleur de la peau et à défriser les cheveux, poussant les femmes noires à essayer continuellement de ressembler au modèle blanc occidental. Il existe toujours des clubs sociaux prestigieux qui interdisent l’entrée aux personnes à la peau foncée. Comme nous le dit l’Afro-Brésilienne Sueli Carneiro :

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« Ce qu’on pourrait prendre pour des vieilles histoires ou des réminiscences de la période coloniale continue en réalité à posséder une grande force dans l’imaginaire social – sous d’autres déguisements et avec d’autres fonctions – dans un ordre social supposément démocratique qui maintient intacts les rapports de sexe, selon la couleur ou la ‹ race ›, institués pendant la période esclavagiste. »
(Carneiro, 2001 : 1)

37Quant à la publicité, elle inclut aujourd’hui des Noir·e·s. Mais dans quels rôles ? Domestiques, chauffeurs… Certaines entreprises, comme Benetton, projettent sur leurs affiches la diversité ethnique : le « noir » est devenu objet de consommation. Il s’agit d’une expression visuelle de la « tolérance », qui transforme le multiculturalisme en objet de consommation lui aussi. Le basketteur Michael Jordan, le joueur de football brésilien Ronaldinho, la top-modèle Naomi Campbell promeuvent désormais les produits des multinationales comme Coca et Pepsi, sans que les stéréotypes changent d’un iota : les hommes noirs sont de bons sportifs, le corps exotique des femmes noires se prête à l’exploitation sexuelle. À ce propos, la féministe afro-américaine Bell Hooks affirme dans son article « Dévorer l’Autre » :

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« Le monde de la mode lui aussi a fini par comprendre que la vente de produits augmente avec l’exploitation de ‹ l’Autre. »
(Hooks, 1996 : 25)

39Enfin, le racisme symbolique s’exprime aussi sur Internet. En faisant une recherche sous le terme « femmes noires », la plupart des sites concernent le sexe et la prostitution. Le corps exploité des femmes noires devient toujours plus un produit de consommation à l’échelle globale, via la technologie. La globalisation n’a rien changé aux contenus de la représentation symbolique : au contraire, elle maintient les stéréotypes et les préjugés intacts, tandis que ces imaginaires contribuent au renforcement des discriminations et de la ségrégation.

Quand l’ethnicité entre en scène

40Parallèlement à cette globalisation néolibérale, on a assisté à partir des années 80 à la montée en puissance du thème de l’ethnicité, dans le monde entier. De plus en plus de groupes et de collectifs formulent des revendications identitaires basées sur l’ethnicité. Différentes luttes politiques ont été menées pour que les gouvernements et les institutions internationales débloquent des ressources dans ce sens et élaborent des politiques qui tiennent compte des différences ethnoculturelles.

41« Le culturel » croît en importance, et dans de nombreux pays, il est passé à l’ordre du jour social et politique. Le zapatisme, par exemple, a rendu visibles les Indien·ne·s du Mexique. Leurs revendications jouissent d’une indéniable sympathie. Dans différents pays, les secteurs sociaux victimes du racisme ont même défini des stratégies pour obtenir des législations sur les droits des groupes ethniques [4]. Récemment a eu lieu la « IIIe Conférence mondiale contre le racisme, la discrimination ‹ raciale ›, la xénophobie et les formes connexes d’intolérance ». Autrement dit, sur le plan international, se crée un climat favorable qui, d’une certaine façon, peut nous donner l’impression d’une certaine « ouverture démocratique » visant à inclure les personnes « différentes ».

42Mais que cache cette apparente ouverture ? Bien sûr, il faut reconnaître que de nombreux changements ayant mis le racisme et l’identité à l’ordre du jour sont le résultat des pressions de différents groupes sociaux pour se rendre visibles et pour exiger les droits que l’hégémonie blanche leur a toujours refusés. Cependant, « le système ne se suicide pas », comme dit la sagesse populaire : d’une certaine manière, cette acceptation relative fait partie d’un mécanisme qui garantit la légitimité du système en le présentant comme « démocratique et respectueux de la participation citoyenne ».

43Et de fait, l’ethnicité ne se présente pas de manière séparatiste ou transgressive, ce qui en ferait une menace pour l’intégrité nationale et amènerait probablement l’État à changer de stratégie. Au contraire, en revendiquant le droit à la diversité, il s’agit de participer pleinement à la construction d’une société pluriethnique et multiculturelle qui ne remet pas en cause la logique du racisme. Les transformations qui ont lieu sur le plan culturel se font à l’intérieur des règles du système, sans affecter les inégalités économiques, sociales et politiques. En même temps que l’ethnicité semble ouvrir une brèche, les politiques néolibérales de la Banque mondiale et du FMI frappent de plus belle ces mêmes groupes qui revendiquent le droit à la reconnaissance et à la légitimité de leur culture.

44Dans le mouvement de femmes noires, j’ai vu avec angoisse comment nous sommes entrées ces dernières années dans la logique des politiques néolibérales. À l’heure actuelle, la Banque mondiale elle-même distribue des financements pour des projets « de développement » en notre faveur. Cette même Banque mondiale qui, avec le FMI et avec l’appui de l’ONU, définit les politiques qui conduisent la majorité de la population de la planète à la misère, et en particulier les femmes noires.

45La preuve ? La IIIe Conférence de l’ONU contre le racisme, tenue à Durban en septembre 2001, qui rassemblait en un ballet bien réglé différents secteurs des mouvements sociaux luttant contre le racisme, reconnaît elle-même ses liens avec la Banque mondiale et la Banque interaméricaine de développement (BID), et encourage leur politique. Ainsi, la deuxième partie du plan d’action issu de la IIIe Conférence dit :

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« Nous encourageons les institutions financières internationales, en particulier la Banque mondiale et la Banque interaméricaine de développement, à inclure dans leurs rapports périodiques à leurs assemblées exécutives, des informations sur leur contribution à la promotion de la participation en leur sein des afrodescendants, des peuples indiens et des autres groupes marginalisés, ainsi que des informations sur leurs efforts pour faciliter la participation des minorités ‹ raciales ›, ethniques, religieuses, culturelles et autres minorités, à la vie économique, sociale, politique et culturelle de chacun des pays. »

47Lors de cette Conférence, ces organismes, au lieu d’être remis en cause, reçoivent des félicitations, y compris de la part du mouvement social. Or, qu’impliquent leurs projets de développement ? D’abord, ils restent marqués par une vision du tiers monde conçu comme « l’autre ». Ensuite, ils proviennent d’experts occidentaux du développement et, bien entendu, exigent une acceptation totale, sans permettre la moindre critique des intérêts réels qui les sous-tendent.

48Ces derniers temps, notre mouvement s’est rallié à la tendance de la majorité des organisations non gouvernementales de la région : efficacité, technicité et gestion de projets. Nos principales stratégies politiques se résument à fournir des indicateurs précis sur nos résultats, à réaliser une bonne administration des fonds, à pratiquer le lobbying et la négociation – toute cette politique se situant à l’intérieur du cadre défini par l’ONU.

49Jules Falquet, dans un article sur « Femmes, féminisme et ‹ développement › : une analyse critique des politiques des institutions internationales », explique comment ces institutions ont réussi à démobiliser et dépolitiser le mouvement des femmes :

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« Certes, le processus de transformation des mouvements sociaux en ONGs possède ses logiques internes. Cependant, il est intéressant de voir comment il est aussi le résultat d’une politique délibérée de l’ONU pour susciter des ‹ partenaires ›, une ‹ société civile › – bien moins menaçante qu’un mouvement social, politique ou révolutionnaire – qui puisse l’aider dans la mission qu’elle s’est fixée. Dans cette mise en place d’une administration mondiale globale, on assiste à une bureaucratisation généralisée qui rapproche l’énorme administration onusienne et le tissu associatif, dans une inégale association. Les ONGs deviennent peu à peu des ‹ sous-traitantes › pleines de créativité et de savoir-faire, et peu onéreuses, qui exécutent, expérimentent et renouvellent sans cesse les politiques internationales de l’ONU. »
(Falquet, à paraître)

51La plupart des actions que notre mouvement a réalisées ces dernières années se sont situées dans le cadre de l’agenda de l’ONU, de ses conférences mondiales et des processus de suivi de ces conférences. La société civile, avec l’État, se présente comme la grande coalition capable de produire des changements profonds. Pourtant, les résultats démontrent exactement l’inverse : mettre en pratique la rhétorique des conférences et les engagements pris, qui remplissent d’énormes dossiers, impliquerait des changements profonds dans les politiques publiques, que la plupart des gouvernements se gardent bien de réaliser. Il faudrait un réel changement idéologique, une transformation structurelle et une véritable volonté politique pour investir l’argent nécessaire à la satisfaction des besoins fondamentaux de la population et définir des stratégies qui permettent de combattre toutes les discriminations, qu’elles soient racistes, sexistes, liées à la sexualité ou à l’âge par exemple.

52Alda Facio, féministe costaricaine et ex-consultante de l’ONU, commence apparemment à remettre en cause les stratégies féministes de ces dernières années par rapport aux conférences de l’ONU et aux institutions internationales. Elle écrit, dans son article « Féminisme et globalisation » :

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« La globalisation, en survalorisant l’intangible, est parvenue à convaincre la majorité des gens de se contenter de discours dépourvus d’action. L’incorporation du discours de genre dans les institutions de l’oligarchie internationale comme la Banque mondiale, la BID et le FMI, leur a permis de poursuivre leurs plans d’ajustement structurel sans rencontrer l’opposition du mouvement féministe : ne le font-ils pas avec une ‹ perspective de genre › ? Cinq ans après Pékin, les femmes dans le monde entier sont plus pauvres, souffrent davantage de violence et sont plus marginalisées qu’avant des lieux de pouvoir réel. Pourtant, nous disons que nous avons avancé, parce que nous sommes mentionnées dans le discours des puissants et que la perspective de genre est incluse dans la plupart de leurs projets politiques. Une stratégie centrale du féminisme a été, et continue à être, l’incorporation de la perspective de genre dans l’ensemble des agissements humains, pas comme un discours, mais comme une manière d’éliminer l’inégalité de pouvoir entre les sexes. »
(Facio, 2001)

54Malgré cela, beaucoup de féministes continuent à croire qu’en entrant dans la logique de ces systèmes internationaux, nous parviendrons à changer la mentalité et les actions des États. Mais le système se contente de jeter quelques miettes aux groupes subordonnés, sans permettre de réformes substantielles – le thème de l’ethnicité se prêtant particulièrement bien à ce jeu. Comme le rappelle l’Afro-Américaine Audre Lorde : « Les outils du maître ne détruiront jamais la maison du maître. »

55Sur le plan juridique, les Conférences produisent de très nombreuses recommandations. Beaucoup de pays ont voté des lois qui pénalisent la discrimination « raciale » – ce que je considère comme extrêmement important – mais les institutions juridiques sont toujours si déficientes que la plupart de ces lois sont inapplicables. Sans parler du fait que la majorité des actes racistes ne sont pas dénoncés, l’idéologie raciste nous ayant habitué·e·s à les percevoir comme de simples éléments de folklore national, « normaux ».

56Les « actions affirmatives » à l’égard des Noires et des Noirs, qui se développent actuellement dans certains pays latino-américains, notamment au Brésil et en Uruguay, constituent un autre exemple de ces politiques. Or, l’expérience du mouvement noir et du mouvement des femmes noires, surtout aux États-Unis, a bien montré que les actions affirmatives, au lieu de produire des changements importants en vue de l’élimination des discriminations racistes, permettent à l’État d’accorder, de manière isolée, certaines « possibilités » à une poignée de personnes. Il offre quelques bourses d’études, quelques postes dans l’administration. Mais la plupart du temps, les personnes ne sont pas portées là par des mouvements sociaux, ce qui fait de l’action affirmative une stratégie pour séparer ces « privilégié·e·s » de la lutte politique, tout en créant des rivalités dans la communauté noire, en permettant à certain·e·s seulement une ascension sociale (relative).

57Une anecdote rapportée par Joss Parr, qui retrace une discussion dans une école nord-américaine, donne une idée du résultat :

58

« - Rien ne peut se comparer à quatre cents ans d’esclavage, dit le garçon noir.
» - Tu veux dire que le génocide, ce n’est rien peut-être, répond d’un air de défi l’Indien nord-américain.
» L’objet de cette discussion était de gagner le titre de ‹ celui qui a le plus le droit d’être en colère contre les Blancs ›, et de recevoir tous les bénéfices imaginaires qui en découlent : bourses, pages dans les livres d’histoire, assistance publique, quarante acres et une mule, n’importe quoi. C’est une idée qui remonte au jour où l’ardeur libérale blanche a produit les programmes d’action affirmative. Au lieu de faire front contre un ennemi commun, les ‹ opprimés › ont fini par se battre entre eux. »
(Parr, 1998)

La tolérance : un discours intéressé

59L’année 2001 a été déclarée par l’Assemblée générale des Nations-Unies « Année du dialogue entre les civilisations », et placée sous le signe de la tolérance et de la diversité.

60Au cours de ces dernières années, le concept de tolérance a pénétré dans différentes couches de la société. Aussi bien les gouvernements que l’ONU, la Banque mondiale et les institutions nationales et internationales, et même les mouvements sociaux, les partis et l’Eglise, s’en sont servis pour exprimer, d’une certaine manière, le respect des différences. Or que signifie tolérer ? Supporter, souffrir, permettre, consentir, admettre, résister (Larousse, 1994).

61Deux problèmes apparaissent dans le discours de la tolérance. D’un côté, ce discours suggère que tout est possible, que tout peut être permis, accepté. Il justifie ainsi qu’on tolère dans différents endroits du monde certaines pratiques culturelles qui subordonnent les femmes, sous prétexte qu’elles font partie de traditions qu’il faudrait respecter. De même, il faudrait tolérer des discours fascistes ou d’un racisme extrême, comme cela se produit aujourd’hui dans de nombreux pays, parce qu’il faut écouter et « permettre » que tout le monde s’exprime. De l’autre, le discours de la tolérance suppose l’existence de « l’altérité ». Tout groupe ou individu·e qui n’est pas semblable au modèle hégémonique (j’insiste : homme, blanc, hétérosexuel et aisé) devient, dans l’idéologie du pouvoir, « l’autre ».

62Envers qui faut-il être tolérant·e ?

63Pour les secteurs de pouvoir, ce discours concerne les Noir·e·s, les Indien·ne·s, les lesbiennes et les gays, les personnes handicapées, les personnes âgées… C’est-à-dire les groupes qui ne font pas partie du modèle hégémonique du pouvoir et qui ne sauraient être des références « légitimes ».

64Pour les groupes opprimés, la tolérance consiste à accepter ces secteurs du pouvoir qui, sur la base d’un discours supposé « démocratique » et de la cooptation, prétendent dans leur rhétorique être incluants. Pourtant, rien ne change dans les causes de l’exploitation : paradoxalement, il s’agit simplement de tolérer ces mêmes secteurs qui volent la sueur et le travail des groupes opprimés. Ainsi, le discours de la tolérance maintient les groupes subordonnés dans une attitude complaisante face aux responsables du système.

65La tolérance a surtout permis que les groupes dominants maintiennent leur intransigeance face à des changements réels, tout en continuant à se poser comme seul paradigme légitime. Elle laisse intacts les rapports de pouvoir et l’imaginaire sexiste et raciste, sans permettre d’identifier les raisons de l’inégalité et de l’oppression. Le véritable fond des différentes pratiques culturelles n’est jamais explicité.

66Ce n’est nullement un hasard si un tel discours a surgi d’organismes comme l’ONU, institution internationale à deux visages : d’un côté, l’ONU se présente comme la défenderesse des droits sociaux et politiques des femmes, des Noir·e·s, des Indien·ne·s, des lesbiennes et des homosexuels, etc., créant des mécanismes bureaucratiques pour élaborer des rapports à ce sujet dans les différents pays. De l’autre, l’ONU est composée de ces mêmes États qui créent et appliquent les politiques néolibérales. Le discours de la tolérance est donc celui qui sied le mieux à l’ONU : il lui permet d’être l’organisme visible qui arrondit les angles des contradictions sociales, en même temps que de rester un des principaux responsables de l’existence de ces contradictions qui produisent la pauvreté, l’exclusion et la guerre dans le monde entier.

Les politiques de la différence et de l’identité : questionnables ou nécessaires ?

67

« Nous devons garder à l’esprit la profonde et ambivalente fascination du postmodernisme pour la différence : différence sexuelle, différence culturelle, différence ‹ raciale › et surtout différence ethnique. Le postmodernisme global n’aime rien tant qu’un certain type de différence, une pincée d’ethnicité, un zeste d’exotisme… Au fond, il s’agit d’une différence qui n’exprime pas de manière réelle les inégalités, ni leurs causes. C’est un genre de différence qui n’indique aucune différence. »
(Stuart Hall, 2001 : 1)

68La stratégie politique de la revendication des différences a fait couler beaucoup d’encre. D’un côté, certaines personnes font le pari de construire une société qui reconnaisse les différences et la diversité des groupes qui la composent, dans le sens de la pluralité et de la pluriethnicité. D’autres, en revanche, affirment que la politique de la différence préserve les privilèges et l’exclusion, qu’elle n’est donc pas souhaitable et peut même constituer une erreur politique qui nous éloigne de l’émancipation.

69Comment apparaissent les différences ? Qui les définit, qui les crée ? Qui les nomme ?

70La féministe Iris Marion Young affirme à ce sujet (2000) :

71

« La piste de la différence nous place devant un double risque : celui d’être trop attentive à ces différences, ou celui de les ignorer. »

72L’auteure insiste sur les conséquences oppressives du fait d’ignorer les différences, qu’elle résume en trois points. D’abord, nous dit-elle, le processus d’assimilation incorpore les groupes exclus à la forme de vie centrale généralisée, cachant les différences entre ces groupes, dont l’expérience culturelle et les capacités socialement construites diffèrent de celles des groupes privilégiés. Ensuite, le fait que l’humanité soit définie sur la base de l’universalité masculine, sans la différence, permet aux groupes privilégiés d’ignorer leur propre spécificité. Enfin, le mépris construit autour des groupes exclus les amène à s’autodévaloriser.

73Dans la proposition de Young, on constate que les différences entre les groupes sociaux doivent cesser d’être vues comme des « déviations » par rapport à un modèle unique, pour être considérées comme des variations culturelles. Ainsi, loin d’en finir avec la différence, elle propose sa préservation et son affirmation. La bataille pour la reconnaissance est juste car elle s’inscrit dans une lutte contre « l’impérialisme culturel », qui se base sur l’oppression. Pour Young, cette oppression doit être comprise comme :

74

« … des processus institutionnalisés qui empêchent certaines personnes d’acquérir et d’utiliser des capacités satisfaisantes pour telle ou telle scène socialement reconnue, ou qui font obstacle à la capacité des personnes pour jouer, communiquer avec les autres ou exprimer leurs sentiments et points de vue dans un ensemble de contextes sociaux où d’autres peuvent être écoutées. »
(Young, 2000 : 38)

75Cependant, Young ne précise pas pour quelles raisons certaines personnes ne peuvent acquérir certaines capacités, ni pourquoi seules d’autres peuvent être écoutées. La fillette noire du quartier populaire de Villa Mella, à Saint-Domingue, ne va pas à l’école parce qu’elle n’a pas de chaussures ni de cahier ; sa mère, célibataire, se saigne aux quatre veines pour envoyer son frère à l’école. La petite aide sa mère à vendre des empanadas pour survivre.

76Dans son récent ouvrage, Justice interrompue. Réflexions critiques d’un point de vue postsocialiste, la féministe nord-américaine Nancy Fraser fait le commentaire suivant sur les positions de Young :

77

« La politique de la différence proposée par Young reflète une conception de l’émancipation particulièrement adaptée aux groupes ethniques. Là où les différences concernent les cultures ethniques, il est a priori normal et juste de les affirmer et de promouvoir la diversité culturelle. Là où, au contraire, les différences culturelles sont liées à des positions sociales différentes voulues par l’économie politique, une politique de la différence peut être erronée. »
(Fraser, 1997 : 261)

78Fraser identifie trois types de différences : d’abord, celles qui sont produites par l’oppression et appellent comme réponse politique l’abolition, l’exemple étant les différences de genre. Ensuite, celles qui ont trait au nationalisme culturel, comme l’afrocentrisme, et qui devraient être réévaluées, mais non pas célébrées comme différences. Enfin, les variations culturelles, dont il faut jouir.

79Beaucoup de féministes continuent à revendiquer la différence de genre, affirmant qu’il est important de re-symboliser les éléments de la féminité afin de les revaloriser socialement. Cependant, la subordination des femmes n’est pas causée par les stéréotypes ou les préjugés, ceux-ci n’étant que des effets d’une société sexiste et patriarcale dont la base fondamentale est la division sexuelle du travail. Réaffirmer ces différences nous conduirait à perpétuer la subordination au lieu de l’abolir.

80Dans le cas de la lutte contre le racisme, je pense toujours, personnellement, qu’il est juste de reconnaître un ensemble de cultures délégitimées. En ce sens, les politiques culturelles doivent viser à ne pas laisser perdre ces cultures, à les reconnaître et à les revaloriser. Je crois par contre que la lutte contre le racisme ne doit pas se fonder sur l’exaltation des différences censées fournir une base identitaire.

81Pour beaucoup d’entre nous, affirmer notre négritude était devenu une forme de résistance politique. Nous avions utilisé l’identité dans une perspective historique qui tienne compte de siècles de subordination et d’exploitation, parce que nous avons compris l’importance de re-symboliser ce que le système a défini comme négatif, en le mettant en positif, pour désactiver une partie de la stratégie de domination.

82Dans ma propre pratique politique, j’avais conçu cela comme une manière de créer un sentiment d’appartenance à un groupe de semblables, comme une façon de nommer et de rendre visibles les inégalités, je dirais même comme une stratégie de survie et de réaffirmation, qui permette de répondre à la question : « Qui suis-je ? » Ou plus exactement, comme dirait Liz Bondi (1996) : « Où suis-je ? » Ce qui me transforme en sujet, en me situant comme le produit de rapports sociaux quotidiens.

83La plupart des collectifs et des groupes de femmes noires ont travaillé principalement dans deux directions :

84– La visibilisation du racisme, dans la mesure où la plupart des pays de la région en nient l’existence.

85– L’amélioration de l’estime de soi des femmes noires à travers un travail de prise de conscience et d’acceptation positive et consciente « d’être noires » – et en ce sens, nous avons fait appel à la politique de l’identité.

86À l’heure actuelle, je me demande si la politique de l’identité est capable de produire les transformations sociales dont les victimes du racisme ont besoin, et quelles sont vraiment les conséquences de la politique de l’identité.

87Yuderkys Espinosa, dans son article « A quoi nous servent les identités ? », signale à ce propos que :

88

« Le système de construction binaire des identités a fonctionné au détriment de la possibilité de choix des personnes et de la nécessité de recherche et de construction de subjectivités différentes et multiples. Il a constitué une camisole de force empêchant l’expression réelle de la diversité et le respect envers celle-ci : seules certaines identités prédéterminées par le système sont acceptées et permises. Disons-le ainsi : les identités luttent pour sortir d’un système qui ne les accepte pas, qui ne reconnaît même pas leur existence. Du coup, la socialisation, le processus idyllique de constitution d’identités de genre, de « race », ethnique, etc., se transforme en un véritable exercice de répression, de régulation et de sujétion des sujets. »
(Espinosa, 1999 : 3)

89Non seulement les identités créent des dichotomies et nous détournent vers la recherche de définitions, mais surtout, elles ne nous permettent pas de mettre en relief les différents contextes historiques existants – l’esclavage, la colonisation, la migration, etc. –, elles nous font croire que nous sommes toutes et tous égaux, sur la base d’éléments phénotypiques qui sont ceux-là mêmes que le système a utilisés historiquement pour justifier le racisme.

90La question devrait être : Noires pourquoi ? Qui nous définit et pourquoi nous a-t-on définies de cette manière ? En tant que femmes noires, sommes-nous victimes du racisme du fait de la couleur de notre peau ou du fait de l’exclusion économique et sociale qui traverse nos vies depuis le temps de l’esclavage ?

91La réalité d’une femme noire est complexe et variable, selon ses origines géographiques, ses origines familiales, son histoire. La situation d’une femme noire issue des processus d’esclavage et de colonisation est différente de celle d’une Africaine issue d’une autre histoire. Par ailleurs, le métissage lui-même introduit entre les « femmes noires » une importante et mouvante diversité culturelle.

92À l’échelle mondiale, le mouvement noir avance deux grandes propositions qui, selon moi, éloignent la possibilité d’en finir avec le racisme. La première est l’affirmation que nous devons former une « nation » noire ; la seconde est que « nous sommes toutes et tous Africain·e·s ».

93Or, ces propositions politiques débouchent sur une plus forte ségrégation. D’une part parce que l’idée de nation est comprise comme une unité monolithique qui empêche de prendre en compte les éléments positifs du métissage. Ceci est éminemment paradoxal dans la mesure où, dans la vie quotidienne, il n’existe pas de groupe culturellement plus intégré que les Noir·e·s, tout au moins aux États-Unis, en Amérique latine et aux Caraïbes. L’idée de nation est donc ambiguë et très éloignée de la réalité.

94D’autre part, affirmer que nous sommes toutes et tous Africain·e·s manifeste une claire ignorance de ce que nous sommes d’un point de vue historique. La majorité des Noir·e·s d’Amérique latine et des Caraïbes ne connaissent pas l’Afrique, l’idéologie dominante ne nous ayant pas enseigné l’histoire : même si nos ancêtres ont été arraché·e·s de force au continent africain par l’esclavage et la colonisation, c’est donc un doux rêve de penser que nous, leurs descendant·e·s, devons retourner à notre « Terre Mère ». Il est de notre responsabilité politique de chercher à connaître l’Afrique, dans sa diversité, tout autant que de connaître l’histoire d’autres pays où l’esclavage a également existé, et surtout, de connaître le processus historique de la colonisation, dont les effets sur nos vies se font sentir jusqu’à aujourd’hui.

95En ce sens, plus que nous baser sur les identités, dans l’idée que nous sommes toutes et tous identiques, je pense que pour en finir avec le racisme, nous devons orienter notre lutte vers l’abolition des conditions concrètes qui affectent la majorité des femmes et des hommes noir·e·s, du fait du racisme, du sexisme et du classisme, mais qui n’affectent pas ces groupes de manière exclusive. Il s’agit d’abolir la division « raciale » (si le terme fait sens) et sexuelle du travail, d’en finir avec l’exploitation et avec les privilèges.

96Tout cela suppose de posséder une vision globale des effets des politiques néolibérales aujourd’hui et de voir le racisme au-delà des discriminations liées à la couleur de la peau, pour viser une transformation des structures sociales, économiques, politiques et culturelles qui marginalisent de nombreux groupes humains et perpétuent le racisme.

97Ce qui doit nous unir dans la lutte politique sont donc les conditions concrètes de marginalisation et d’exclusion, et surtout un projet politique construit ensemble, une utopie qui nous permette de visualiser un futur de liberté, sans marginalisation, sans identités préétablies – sans quoi nous continuerons à créer de nouvelles frontières et de nouveaux ennemis. Les identités ne doivent nous servir que comme composantes nous permettant d’identifier différentes histoires et situations, et non pas constituer notre objectif politique. C’est ainsi que je comprends la fameuse phrase : « Oublie que je suis Noire, mais n’oublie jamais que je suis Noire ! »

98Si nous ne prenons pas en compte les causes qui provoquent chaque jour l’augmentation de la pauvreté, de la xénophobie et du racisme, si nous ne décidons pas d’actions plus radicales, en identifiant nos véritables ennemis, si nous nous contentons de revendications tièdes comme l’exaltation de la culture, nous n’arriverons jamais à construire cette société utopique dont beaucoup d’entre nous rêvent, cette société sans racisme, sans sexisme et sans classes. En ce sens, je m’associe aux propos de Bell Hooks (1995) :

99

« Le seul espoir qui existe pour transformer la vie matérielle des Noir·e·s, c’est de réclamer la redistribution des richesses et des ressources, ce qui n’est pas seulement une critique au capitalisme, mais un défi complet au capitalisme. »

100Dans cet article, je n’ai fait que présenter quelques réflexions qui ne sont ni achevées, ni définitives ; j’ai seulement voulu mettre en évidence certaines dimensions dont je pense qu’elles doivent être prises en compte dans notre action politique.

101Les conséquences de la globalisation et des politiques néolibérales impliquent de nouveaux défis politiques. Le racisme, loin de disparaître, prend des formes plus complexes et plus cruelles. Les concepts, discours et pratiques que nous considérions jadis comme transgresseurs, sont utilisés aujourd’hui par des secteurs qui veulent se présenter comme nos alliés, comme l’ONU, le FMI et la Banque mondiale, responsables de l’accroissement la pauvreté dans nos pays et qui, avec le discours de la tolérance, cherchent à redorer leur image. Ce discours, au lieu de permettre une réelle transformation des rapports sociaux, continue à maintenir les mêmes références comme légitimes et à promouvoir la vision et l’idéologie des groupes dominants. Il est conçu à partir des privilèges détenus par les secteurs de pouvoir traditionnels, qui sont finalement ceux-là mêmes qui ont causé la marginalisation historique de nombreux groupes sociaux.

102Combattre le racisme, le sexisme et le classisme devient chaque jour plus difficile dans ce monde postmoderne où tout est possible à condition de ne pas transgresser le système en profondeur. Ce postmodernisme nous pousse à modifier le maquillage et les formes, au lieu de réfléchir aux causes profondes des inégalités.

103Comme mouvement de femmes noires, nous devons plus que jamais nous interroger sur nos stratégies politiques contre le racisme et le sexisme. Nous devons définir des actions politiques et des réflexions de fond qui nous permettent de répondre aux questions : « Où suis-je ? Où sommes-nous ? » Qui nous permettent de nous situer dans les diverses contradictions produites par les luttes politiques, et ainsi d’identifier – de manière critique – les forces adverses.

104Simultanément, comme femmes noires, nous devons définir nos alliances avec le reste du mouvement des femmes et du féminisme, et en particulier avec les groupes de femmes les plus subordonnées et discriminées, notamment les Indiennes et les lesbiennes. Nous devons réfléchir très sérieusement sur la meilleure manière d’établir des rapports entre femmes, dans quelles perspectives et sur la base de quelles positions politiques.

105Il est important de comprendre que le racisme, le classisme et le sexisme sont des systèmes de domination qui ne s’excluent pas mutuellement et qui proviennent de l’exploitation économique, sociale, sexuelle, culturelle et politique de certains groupes par d’autres, à l’intérieur du système général qu’est le capitalisme patriarcal raciste dans sa phase néolibérale. C’est pourquoi, si nous continuons à nous donner comme objectif politique la construction d’une nation noire, le culte des identités et l’exaltation de la culture, nous contribuons à perpétuer le racisme.

106Nos luttes politiques doivent être plus radicales, moins tièdes, nous devons identifier les secteurs qui nous poussent à la misère, nient nos droits, nous rendent l’hétérosexualité et la maternité obligatoires, nous stéréotypent, nous marginalisent, et nous proposent de l’argent en échange de notre silence et de leur impunité.

107Savoir où nous nous situons dans le monde, finalement, doit nous aider à décider où aller, avec qui, et quand.

108Février 2002.

Bibliographie

Références

  • Bondi, Liz (1996). « Ubicar las políticas de la identidad ». Debate Feminista, Año 7, Vol. 14 (octobre). México.
  • Carneiro, Sueli (2001). « Ennegrecer al Feminismo ». Exposé présenté lors d’un séminaire au Brésil : « La situacion de la Mujer negra en America latina, desde una perspectiva de genero ».
  • Curiel, Ochy (1998). La interrelación de las variables género, raza y clase. Una visión feminista. Santo Domingo : Casa por la Identidad de las Mujeres Afro.
  • Espinosa, Yuderkys (1999). Hasta dónde nos sirven las identidades ? Santo Domingo : Casa por la Identidad de las Mujeres Afro.
  • Facio, Alda (2001). « Feminismo y Globalizacion ». Boletina IX Encuentro Feminista de America latina y El Caribe. Costa Rica.
  • Falquet, Jules (à paraître). « Femmes, féminisme et ‹ développement › : une analyse critique des politiques des institutions internationales ». Paris.
  • Fraser, Nancy (1997). Iustitia Interrupta. Reflexiones críticas desde la posición postsocialista. Universidad de los Andes. Bogotá, Colombia : Siglo Hombre Editores.
  • Hall, Stuart (2001). « Qué es lo negro en la cultura popular negra ? » Article sur internet.
  • Hooks, Bell (1998). « Devorar al Otro : deseo y resistencia ». Debate Feminista, Año 7, Vol. 13 (avril). México.
  • Hooks, Bell (1995). « Desafio del Capitalismo y El patriarcado. Third Word Viewpoint ». Z Magazine, décembre.
  • Lesback (2001). « El racismo ataca en el internet ». Article sur internet. Golldsmith College. Londres.
  • Parr, Josh (1998). « Cuando ‹ Multiculturalismo › significa pelearse por las sobras ». Jinn Magazine. San Francisco.
  • Young, Iris Marion (2000). La justicia y la política de la diferencia. Madrid : Ediciones Cátedra.

Notes

  • [1]
    Pour reprendre le système de pensée de l’auteure, pour qui, en espagnol, le mot « raza » est politiquement neutre, nous utilisons ici le terme de « race » (sociale) et ses dérivés, avec des guillemets, pour établir la continuité avec la notion de racisme en tant que système. Nous nous opposons évidemment à toute idée d’existence de « races » humaines biologiques (Ndt).
  • [2]
    Voir l’entretien réalisé par Jules Falquet (1999) : « Pour un féminisme qui articule race, classe, sexe et sexualité : interview avec Ochy Curiel », publié dans un numéro de Nouvelles Questions Féministes sur le thème « Féminisme d’Amérique latine et des Caraïbes », 20 (3), 39-62.
  • [3]
    « Midiendo la Globalización en base el Indice de Globalización de A.T. Kearney Inc. y de la Revista Foreign Policy », Este Pais, 122, mai 2001.
  • [4]
    Dans les dernières années, des changements sont survenus dans la Constitution de certains pays, afin d’y inclure la multiculturalité, notamment en Colombie (1991), au Brésil (1998) et en Équateur (1998).
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