Notes
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[1]
Nom de la région du nord-est en brésilien-portugais, c’est la zone la plus noire et la plus pauvre.
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[2]
Selon les informations du Grupo Gay da Bahía (GGB), dont on pourra consulter divers textes, articles et rapports sur internet : http://www.ggb.org.br.
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[3]
Selon le COLERJ, entretien avec les membres du groupe, mars 1999.
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[4]
Source : GGB.
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[5]
Source : COLERJ.
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[6]
On verra à ce sujet notamment le livre de Norma Mogrovejo (2000) et la présentation qu’en a fait NQF dans son numéro 20-3, 2000.
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[7]
Il s’agit d’une instance du gouvernement fédéral, qui possède ses « répliques » dans les différents États qui constituent le Brésil.
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[8]
Conférence sur les questions de population organisée en 1994 par l’ONU.
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[9]
Lors de la Ve rencontre féministe latino-américaine et des Caraïbes, en 1990.
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[10]
Par la suite, avec le groupe Identidad, elle a été une des organisatrices de la Première rencontre latino-américaine et caribéenne de femmes noires, qui s’est tenue en 1993 en République Dominicaine. Voir Ochy Curiel (2000).
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[11]
L’affiche représente deux femmes qui s’étreignent de manière très explicite.
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[12]
Au Brésil, la population considérée officiellement comme indienne représente à peine 1 ou 2 % de la population, et vit en majorité dans la forêt amazonienne, dans des « réserves » auxquelles l’accès est restreint. La population indienne souffre une discrimination particulièrement brutale.
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[13]
En l’occurrence, une manifestation contre le président Cardoso, la privatisation et le FMI, auxquelles certaines participantes à la rencontre lesbienne se sont unies, avec une banderole arc-en-ciel.
1Cette interview a été réalisée pendant la 5e Rencontre lesbienne latino-américaine et des Caraïbes, à Rio de Janeiro, en mars 1999. Neusa et Elizabeth, lesbiennes, féministes et noires, en ont été les deux principales organisatrices. Militantes de longue date, elles font partie du Collectif de lesbiennes de Rio de Janeiro (COLERJ), formé en 1995, et du CEDOICOM, Centre d’information Coisa de Mulheres, constitué en 1994, et travaillent principalement avec des femmes noires et des secteurs populaires. La publication de cette interview est un hommage à leur lutte, et plus particulièrement à celle d’Elizabeth Calvet, qui nous a quittées brusquement cette année : puissent ses idéaux faire écho auprès d’autres femmes !
2Neusa Das Dores Pereira et Elizabeth Calvet partagent ici leurs réflexions sur le mouvement féministe, le mouvement noir et le mouvement gay mixte au Brésil, ainsi que sur l’État et les agences financières internationales, et évoquent à chaud quelques points importants de la rencontre. On trouvera avant l’interview quelques éléments d’informations complémentaires sur le mouvement lesbien et gay au Brésil, ainsi que sur la 5e Rencontre lesbienne féministe latino-américaine et des Caraïbes.
3En préambule : lesbianisme et homosexualité au Brésil
4Le Brésil est un pays immense traversé de contrastes racistes et sociaux brutaux, où la misère des enfants des rues côtoie les gratte-ciel les plus futuristes. Et il y a loin de l’ambiance de tolérance et de tourisme du carnaval de Rio, où tous les travestissements sont souhaités, à la vie quotidienne d’une jeune lesbienne noire dans le Nordeste [1] du pays, où la corruption et la misère sont reines. Le pays détient le record mondial d’assassinats de lesbiennes, gays et travestis : 1700 en vingt ans, soit un assassinat tous les trois jours… Les victimes avaient entre 16 et 74 ans. Le plus jeune assassin avait 14 ans. Seulement 10 % des accusés passent en jugement, de ceux-là, 4 % sont condamnés [2].
5Pourtant, au Brésil, l’homosexualité n’est pas un crime. Aucune loi ne l’interdit, l’article 3 de la Constitution adoptée depuis le départ des militaires prévoit même de veiller « au bien de tous, sans préjugé d’origine, de race, de sexe, de couleur, d’âge ou quelque autre discrimination que ce soit ». Sous la pression du mouvement lesbien et gay, 73 municipalités et trois États (São Paulo, Mato Grosso et Sergipe) condamnent même explicitement la discrimination en fonction de « l’orientation sexuelle ». De sorte que les lesbiennes de Rio ont effectué l’année dernière dans le plus grand calme une action de visibilisation, avec kiss-in de lesbiennes et spectacle de travestis, sur le perron de l’hôtel de ville [3].
6Mais le Brésil est le plus grand pays catholique du monde : la morale y voit double. En 1446, la colonisation portugaise introduisait le péché : le premier Code civil condamne la sodomie comme l’un des pires. Puis les sinistres tribunaux de l’Inquisition prennent le relais : au XVIe siècle, Felipa de Sousa est condamnée pour sodomie « sur plusieurs femmes ». Avant d’être exécutée, « comme elle sait lire », on l’oblige à prier. En 1603, la sodomie devient même un crime de lèse-majesté ! Il faut attendre 1824 pour que s’éteigne l’Inquisition et que la discrimination légale disparaisse. Mais pour l’Église catholique et les multiples sectes évangélistes qui pullulent dans le pays, l’homosexualité reste le mal absolu : en juillet 1998 avait lieu à Belo Horizonte la troisième Rencontre chrétienne contre « l’homosexualisme » [4].
7Le mouvement GLT (gay, lesbien et transsexuel) brésilien trouve son origine dans le journal O lampião da esquina (le réverbère du coin), qui paraît entre 1978 et 1981. Mais l’année clé est 1979, avec la naissance du premier groupe homosexuel, Somos (nous sommes), à São Paulo, très rapidement suivi d’un deuxième Somos à Rio. Apparaissent aussi le Groupe gay de Bahía, le Dialogay dans l’État de Sergipe, Atobá et le Triangle Rose à Rio, le Groupe de Lesbiennes féministes à São Paulo, Resistencia Asa branca (Résistance Aile blanche) dans le Ceará et plusieurs autres. Tant et si bien qu’en 1980, en pleine dictature militaire, a lieu la première rencontre homosexuelle nationale, à São Paulo. Pendant les années qui suivent, les énergies se concentrent pour obtenir la chute du régime militaire, et de nombreux groupes disparaissent : en 1985, il n’en reste que quatre. Cependant, à partir de 1986, le mouvement a connu un regain et tenu plusieurs rencontres nationales et régionales.
8Un des termes qui désignent les lesbiennes est sapatão, qui signifie grande chaussure. Les grandes chaussures s’organisent à l’intérieur du mouvement GLT, du mouvement féministe et de manière autonome. En 1999, il existait cinq groupes de lesbiennes dans le pays. Le plus connu et un des plus anciens est Um outro olhar (un autre regard) à São Paulo, qui publie une revue du même nom. Il existe un autre groupe également vétéran dans la ville, le Groupe de Lesbiennes féministes. À Rio, le COLERJ, plus récent et majoritairement composé de lesbiennes noires, était le principal organisateur de la 5e Rencontre lesbienne féministe latino-américaine et des Caraïbes de 1999. Enfin, on trouve deux groupes autonomes insérés dans une structure gay mixte : Sapho à Porto Alegre, dans le sud du pays, et le groupe de lesbiennes de Bahía, ville qui possède un fort et ancien mouvement homosexuel. Depuis 1994, les lesbiennes brésiliennes ont réalisé quatre rencontres nationales, et depuis 1997, elles ont choisi le 29 août comme date de célébration de la visibilité lesbienne [5].
9L’idée des Rencontres lesbiennes-féministes latino-américaines et des Caraïbes remonte à 1986, lorsque neuf latinas assistent pour la première fois à une rencontre d’ILIS (Système international d’information lesbienne, section féminine d’ILGA), à Genève. Elles décident alors de former un réseau, et une première rencontre lesbienne a lieu en 1987 au Mexique, juste avant la quatrième rencontre féministe continentale à laquelle sont venues assister la plupart des participantes [6]. Malgré les difficultés, cet espace lesbien – féministe – se révèle important et d’autres lesbiennes de la région relèvent le gant et organisent les rencontres suivantes, bien que le rythme de celles-ci se détache de celui des rencontres du mouvement féministe. Le contexte des différents pays est généralement très défavorable. La deuxième rencontre, qui a lieu au Costa Rica, doit affronter une persécution décidée par le président de la République en personne, qui va jusqu’à intimer aux fonctionnaires de la migration d’empêcher toute femme « non accompagnée » d’entrer sur le territoire ! La troisième rencontre a lieu en 1992 à Puerto Rico sans incident majeur ; cependant l’obligation d’avoir un visa nord-américain pour entrer sur le territoire n’était pas pour faciliter la participation des lesbiennes de la région. La rencontre suivante a eu pour siège l’Argentine, la cinquième, le Brésil.
10Plus d’une centaine de Brésiliennes et une quarantaine d’hispanophones du reste du continent (Argentine, Chili, Colombie, Costa Rica, Mexique, Porto Rico et République Dominicaine) ont participé à la 5e Rencontre lesbienne-féministe de Rio, en mars 1999. Pendant quatre jours, de nombreux ateliers et débats ont eu lieu, impliquant profondément le travail sur le corps, la spiritualité, notamment le candomblé, et la recherche culturelle, pour laquelle les organisatrices avaient dévolu une large part aux racines africaines. De fait, grâce à leur détermination, la participation et la visibilité des lesbiennes noires ont dépassé celles de toutes les rencontres antérieures.
11Parmi les débats et les activités qui ont eu lieu, on trouvait aussi bien des ateliers de confection de poupées de tissu, comme une alternative concrète de génération de revenus pour les femmes, qu’un débat sur la participation syndicale des lesbiennes au Chili, ou une brève présentation de l’expérience de l’élaboration de programmes de radio contre la lesbophobie, au Brésil. Plusieurs mères de lesbiennes étaient là pour manifester leur appui décidé au mouvement. La poésie noire, la musique et la danse de racines africaines étaient présentes du début à la fin de la rencontre, et la critique du racisme traversait les discussions ou les orientait résolument, notamment avec deux discussions sur la situation des Afro-brésiliennes, au Brésil et en Allemagne. Nombreuses aussi ont été celles qui racontaient leurs luttes pour leurs droits, bafoués de mille manières. Parmi les curiosités, on remarquait un atelier sur le druidisme, et plusieurs sur la psychanalyse. Le thème de la santé, et en particulier de la prévention du sida, a constitué une part importante des discussions. Enfin, pour la première fois, la violence domestique entre lesbiennes a été abordée. Malgré la tenue de plénières « spontanées », les discussions sur l’histoire du mouvement et surtout sur ses stratégies à venir n’ont pas porté tous les fruits qu’on aurait pu espérer. Les participantes se sont donné rendez-vous en 2001 au Chili – où le lesbianisme est un délit et où le divorce n’existe pas. Cependant, après consultation du mouvement, les Chiliennes ont décliné la proposition, laissant le Mexique comme siège alternatif. À l’heure actuelle, les lesbiennes mexicaines n’ont pas encore fait connaître leur position.
Interview de Neusa Das Dores Pereira et Elizabeth Calvet
12Comment voyez-vous la relation du mouvement féministe avec le mouvement lesbien, ici, au Brésil ?
13Neusa : La relation avec le mouvement féministe est pour ainsi dire courte, coupée, assez difficile. Je ne sais pas pourquoi, ça a toujours été comme ça. Le mouvement féministe en général a toujours été très fermé par rapport à la question raciale et à la question lesbienne. Petit à petit, il a incorporé la question raciale, mais cela a été douloureux. Aujourd’hui encore, au sein du mouvement féministe, c’est compliqué quand on doit discuter de la question raciale. « Ah ! les Noires discutent de quelque chose », et aucune Blanche ne s’approche pour participer. « C’est un problème qui concerne les Noires, alors que les Noires aillent en parler », et pendant ce temps-là les Blanches continuent à débattre d’autres sujets. Les choses ne sont pas intégrées. Et les atelier des lesbiennes, pareil : seulement pour les lesbiennes… Du coup, le mouvement féministe n’atteint jamais une véritable intégration.
14[Dans le cas concret de la Ve Rencontre lesbienne féministe LAC], nous avons envoyé des courriers de demande d’appui et d’invitation à participer à de nombreuses organisations de femmes, notamment au Conseil du Droit de la Femme national [7] et à celui de l’État de Rio, mais elles n’ont jamais répondu. Les organisations féministes, les ONGs, ne nous ont pas aidées non plus, seulement certaines féministes à titre personnel, mais pas le mouvement en tant que tel.
15Elizabeth : Je pense qu’il existe un grand manque de solidarité, de précaution et de respect. Beaucoup de lesbiennes, mais qui sont féministes, se sont institutionnalisées, dans ces ONGs qui au Brésil sont devenues presque toutes de véritables entreprises privées ! Les personnes vont là, elles s’asseyent derrière leur bureau, avec leur téléphone, et elles ne veulent pas entendre parler du mouvement, le mouvement n’existe plus. Alors les institutions qui travaillent encore avec le mouvement, comme nous – en tout cas c’est ce que nous avons l’intention de faire toute notre vie — ne sont pas respectées… Nous n’avons pas la même valeur, parce que nous n’avons pas un local spacieux, avec un bar, un salon, une salle de réunion, nous n’avons pas de secrétaire pour amener le café, alors nous ne sommes rien. Malheureusement, c’est ce qui se passe.
16Neusa : Par ailleurs, pour nous, par exemple, le fait qu’Elizabeth ait été élue au Conseil du Droit de la Femme de l’État de Rio, en mars de cette année, en tant que lesbienne, a représenté une victoire. Certaines nous disent que nous sommes passées du côté des institutions, mais nous voyons les choses autrement. C’est un espace que nous avons ouvert, pour parler des questions lesbiennes avec le mouvement féministe, car le seul endroit où l’on rencontre ces femmes, c’est là, dans cet espace formel. Nous avons mis le pied dans la porte et nous allons rentrer. D’ailleurs plusieurs femmes noires sont entrées aussi au Conseil.
17Et je parlais tout à l’heure de la difficulté du mouvement féministe à incorporer la question raciale. Aujourd’hui, elles font déjà quelque chose en invitant les femmes noires. Mais elles les appellent quand tout est déjà prêt. Ce n’est pas comme si elles convoquaient les femmes noires pour faire le chemin ensemble, définir ensemble les objectifs et les postures de négociation. Par exemple, elles reviennent de la Conférence du Caire [8] et elles nous appellent en disant : « Au fait, au Caire on a décidé ceci. » Dans un but de légitimation. Mais elles ont déjà été au Caire, elles ont déjà voyagé, elles ont déjà reçu les informations. Elles sont déjà responsables de quelque chose. Elles nous appellent et elles nous prêtent une chaise pour qu’on s’asseye et qu’on remplisse les objectifs qui ont déjà été définis par elles. Nous ne supportons plus ça : ras le bol, ras l’utérus !
18En ce qui concerne les lesbiennes, c’est pareil. Dans les rencontres féministes nationales, les lesbiennes doivent à chaque fois se tailler leur propre espace. Lors de la dernière rencontre féministe, à Bahia, nous avons organisé au pied levé quatre ateliers, parce qu’il n’y avait rien de prévu. Rien. Sept cent femmes de tout le Brésil et rien sur les lesbiennes ! Le fait est que notre groupe travaille sur tous les sujets, mais nous sommes connues comme lesbiennes – ce qui est une manière de réduire notre travail, soit dit en passant, car nous ne voulons pas être connues seulement en tant que lesbiennes. Mais partout où nous allons, si le thème n’est pas abordé, il faut bien que nous le posions. Donc nous avons fait quatre réunions pendant la rencontre féministe à Bahia, avec une participation énorme. Maintenant, je suis curieuse de voir s’il va se passer la même chose qu’en Argentine [9]. Là-bas, le plus grand mouvement a été celui des femmes noires et des femmes lesbiennes. Mais dans le compte-rendu, il n’y a pas un mot sur les ateliers les plus importants qui ont eu lieu : celui des Noires, impulsé par Sergia Galván, de République Dominicaine [10], et ceux des lesbiennes.
19Elizabeth : De nouveau, c’est l’invisibilité. Nous sommes invisibles de toutes les manières : les femmes noires et les lesbiennes sont rendues invisibles, même par les femmes avec qui nous travaillons. C’est incroyable ! Comme dit Neusa, pour moi c’est une victoire de faire partie du Conseil du Droit de la Femme de Rio, et donc du forum du réseau féministe de santé. Comme nous étions déjà engagées jusqu’au cou dans cette folie de l’organisation de la rencontre [lesbienne], nous n’avons pu aller qu’à deux réunions. La première, nous y avons été pour connaître la situation. La deuxième, nous y avons été pour nous battre, parce que dans la première, nous avons vu que les gens parlaient, parlaient, parlaient et ne disaient rien sur les lesbiennes. Aucune action en vue. Nous leur avons dit : nous n’avons pas de temps à perdre, nous sommes en train de préparer la rencontre et nous avons passé l’âge pour ces choses-là, nous nous ne sommes plus des gamines qui jouent à faire de la politique. Si c’est ça, ça ne nous intéresse pas : nous sommes là pour nous battre. Donc nous avons commencé à lutter pour que le réseau féministe de santé se mette à travailler sur la santé des lesbiennes. Pourquoi est-ce qu’on n’en parle pas, alors qu’on sait qu’il y a des lesbiennes dans le réseau ?
20Neusa : Dans la réunion qu’évoque Elizabeth, j’ai dit : « Le mouvement féministe du Brésil est majoritairement fait par les lesbiennes. » Je crois que c’est comme ça dans le monde entier, d’ailleurs. Et une femme a répondu : « Tu parles comme les hommes. Les hommes accusent le mouvement féministe d’être majoritairement fait par des lesbiennes. Mais moi je n’accuse pas, je ne veux pas être de ce côté-là. » Cela veut dire que pour elle, être lesbienne est une accusation, c’est quelque chose de très grave. En fait, je ne parlais pas comme les hommes, je parlais en tant que femme et je faisais une constatation. Je vis dans le mouvement depuis bien longtemps. Quand tu regardes, la majorité des féministes sont des lesbiennes — ou en tout cas on peut avoir l’espoir qu’elles le deviennent. Elles sont lesbiennes et craignent d’être accusées de l’être. Et elles disent que le mouvement féministe n’est pas d’accord avec les lesbiennes parce qu’elles reproduisent beaucoup les rôles traditionnels. Bien sûr, nous devons débattre de cette question, parlons-en. Mais les lesbophobes du mouvement féministe ne veulent pas être confondues avec nous. Beaucoup de compagnes lesbiennes du mouvement féministes, y compris des femmes qui sont des lesbiennes visibles dans le mouvement, n’assument pas de positions lesbiennes, au niveau politique.
21Comment voyez-vous les relations avec le mouvement Noir ?
22Neusa : Je dirais que c’est assez semblable, même si la situation est différente selon les États. Ici, à Rio, après un travail très important, les femmes noires ont gagné un certain respect. Au commencement, les gens disaient de nous : « Ah ! c’est un mouvement de gouines, de fumeuses de joints, d’alcooliques. » Au début, nous nous défendions. Nous disions que nous n’étions pas ci, que nous n’étions pas ça. Mais au bout d’un moment, nous nous sommes plantées là et nous avons dit : « Oui, nous sommes tout ça ! » Et quand nous avons commencé à travailler toutes ces questions avec eux, nous leur avons dit qu’eux aussi ils étaient tout ça. Nous sommes le reflet de la société dans laquelle nous vivons. À l’intérieur, il y a des gouines, des alcooliques, des fumeuses de joints, des taulardes : il y a de tout ! Comme dans le mouvement Noir, comme dans le mouvement féministe. Après avoir posé tout ça, nous avons commencé à travailler ces questions avec les hommes du mouvement Noir. Aujourd’hui, ils n’en pensent peut-être pas moins, mais ils se taisent. Ils n’ont plus l’audace de rien nous dire. Aujourd’hui, devant n’importe quel leader du mouvement Noir, je dis : « Voilà ma fiancée, et traite-la bien sinon je vais draguer la tienne ! » Ils ont peur mais ils nous traitent de manière plus respectueuse, en tout cas devant nous ils n’osent rien dire.
23Mais nous affrontons une double impasse : dans le mouvement féministe, nous ne sommes pas prises en compte en tant que Noires. Dans le mouvement Noir, nous ne sommes pas prises en compte en tant que femmes. Donc nous devions faire un mouvement de femmes noires. Et nous l’avons fait, en utilisant les connaissances des deux mouvements qui nous ont précédées. Le mouvement Noir a apporté des instruments très importants sur la question raciale, le mouvement féministe nous a apporté cette identité comme femmes qui est aussi très importante.
24Quels sont les objectifs principaux du mouvement lesbien brésilien, et du mouvement de lesbiennes noires ?
25Neusa : Nous en sommes encore aux premiers balbutiements. Je crois qu’on ne peut pas encore parler de mouvement, c’est quelque chose de trop petit encore. Pour l’instant, l’objectif principal, c’est de former cet ensemble d’idées, cette parole de lesbiennes et de lesbiennes noires, qui ont toujours été muettes. Muettes dans le mouvement féministe, muettes dans le mouvement Noir, muettes dans le mouvement syndical. Pour moi, le principal objectif, c’est de faire que ces femmes parlent et disent ce qu’elles ont à dire. Je n’ai pas encore cette parole, mais je veux la construire. Je veux faire en sorte qu’émergent nos revendications, d’abord pour nous-mêmes.
26Elizabeth : Je suis tout à fait d’accord avec ce que dit Neusa sur la parole. Quand nous disons que notre travail est un travail de formation, qui consiste à donner des instruments pour l’apparition de possibles groupes et stratégies, je pense que c’est ça : nous construisons ensemble cette parole, ce discours, ce chemin, pour que nous puissions ensuite avoir plusieurs propositions lesbiennes dans tout le pays et plusieurs groupes de lesbiennes qui veulent changer la société, qui veulent que nos préoccupations soient visibles et que nous puissions être respectées comme citoyennes.
27Que pensez-vous d’une revendication comme le droit de se « marier » ?
28Neusa : Je ne crois pas que ce soit quelque chose qui intéresse les lesbiennes, je pense que cela concerne principalement les gays. Chez les lesbiennes, cette discussion n’a pas encore eu lieu. Il existe des positions personnelles, mais nous n’avons pas de position en tant que groupe.
29Quelles sont vos relations avec le mouvement gay mixte ?
30Neusa : Les gays sont des hommes. Donc ce sont les mêmes relations qu’avec les hommes, je pense qu’il n’est pas nécessaire de donner plus de détails. Certaines femmes se sentent mieux dans les groupes mixtes, elles ne veulent pas les quitter, mais elles ont beaucoup de difficultés. Ce que nous disons, c’est qu’en tant que lesbiennes, elles sont toujours invisibles. Ce sont elles qui accomplissent toutes les tâches matérielles : elles collent les affiches, elles préparent la salle, elles préparent la réunion, elles font les secrétaires de la réunion. Mais au moment de décider, elles ne sont plus là. Elles ne connaissent pas l’état des finances, le numéro du compte, elles ne peuvent pas signer les chèques. « Ah ! tu es directrice ? Tu peux me signer un chèque ? Non ? Alors tu n’es directrice de rien. Tu es directrice pour pouvoir dire au mouvement qu’il y a des directrices, mais tu n’es pas directrice. » Par exemple, récemment, le directeur d’une institution gay est allé à une réunion au Canada. Mais pour la rencontre lesbienne, qui allait avoir lieu ici même, à Rio, une lesbienne de cette même association n’a même pas pu nous prêter 70 reales [30 euros] que je lui avais demandés.
31Quels sont vos rapports avec l’ILGA ? (Association internationale lesbienne et gay)
32Neusa : Personnellement, je n’aime pas travailler avec les hommes. Nous avons « suivi » jusqu’à la XVIIe conférence de 1995, à laquelle il y a eu une participation très importante, nous étions là comme Coisa de mulheres. C’est à cette époque que nous sommes nées : Coisa de mulheres en 94 et le COLERJ en 95. Mais nous ne naissions pas pour préparer cette rencontre, nous n’avions rien à voir. Quand nous avons monté le collectif de lesbiennes, nous ne savions même pas qu’ILGA existait, ni qu’elle allait se réunir ici. Nous avons commencé le collectif de lesbiennes en février 95, parce qu’une amie à nous, qui vit aux USA, nous a raconté qu’elle avait été à une rencontre dans le sud du Brésil, à Curitiba, et qu’il n’y avait aucun espace pour que les lesbiennes discutent, même pas un téléviseur pour passer un film, rien. Elle est revenue indignée, elle m’a appelée et elle m’a dit : « Il faut que nous parlions ! » Comme c’est une personne très intéressante, j’ai invité quelques amies pour discuter avec elle. Et dans cette discussion informelle, nous avons décidé de nous revoir chaque semaine : c’est comme cela que tout a commencé.
33Le groupe s’est formé, il a grandi, grandi, et en juin commençait la préparation de la rencontre d’ILGA. Dans notre groupe, certaines fréquentaient les groupes mixtes. Elles disaient que comme elles recevaient des financements, elles devaient participer. Elizabeth et moi, nous étions très réticentes. Mais elles faisaient pression : « Nous sommes un groupe, il faut y aller, c’est important, nous voulons être là. » C’était une rencontre chère, notre groupe n’avait même pas 10 reales (5 euros), nous commencions. Elles ont été s’inscrire, elles ont commencé à travailler, elles ont écrit des textes, dans le groupe, j’ai écrit un travail qui est, je pense, un des plus importants qui a été fait à cette occasion, sur l’homosexualité, le féminisme et la négritude. La discussion sur la question raciale – que l’ILGA avait déjà entreprise – a été très intéressante. Au Brésil, elle commençait à peine.
34Pendant la Conférence, il y a eu une pression très forte pour que nous assumions le secrétariat continental d’ILGA. Tout le monde était enchanté à l’idée que se formait un groupe de femmes noires, populaires, au Brésil, et tout le monde voulait que ce groupe assume le secrétariat d’ILGA. [Malgré nos réticences, nous avons fini par accepter, en tandem avec un autre groupe aux reins plus solides, dans l’espoir de transformer le secrétariat. Cependant, nous avons eu de nombreuses difficultés avec cet autre groupe.] Et finalement, quelle n’a pas été notre surprise quand, un jour, la compagne qui consulte les e-mails nous lit un message qui dit que notre groupe n’existe plus ! Nous étions mortes ! Et pour cette raison, le secrétariat des femmes de l’ILGA passait aux mains de l’autre groupe. L’ILGA ne nous avait avisées de rien. Immédiatement, nous avons fait une lettre pour dénoncer ce manque de respect. Nous avions été élues, élues ! Je dirais même plus, c’est notre groupe qui avait été élu en propre, l’autre groupe avait été placé comme « marraines », mais c’est nous qui avions été élues. Nous avons dit ça à l’ILGA, et nouvelle surprise : ils nous ont demandé des preuves de notre existence ! On les a envoyés paître… Tout ça ne nous a jamais intéressées, et à partir de là, encore moins ! Et nous avons commencé notre travail dans la rue, il est là pour qui veut le voir, depuis quatre ans. Notre engagement est là. Nous n’avons pas besoin de l’ILGA, pas du tout. D’ailleurs tu sais ce qu’ils avaient proposé ? Deux cents dollars pour toute l’année pour les deux groupes. C’est beaucoup d’argent, n’est-ce pas ? Alors allez au diable, vous jouez avec les gens, nous n’avons pas besoin de vous.
35Et quelles relations avez-vous avec les agences financières internationales ?
36Neusa : Les agences financières, en général, sont européennes ou nord-américaines. Quand elles financent des femmes brésiliennes, dans leur esprit elles pensent qu’elles financent des femmes noires. C’est ce qu’elles comprennent. Pour elles, les Brésiliennes sont noires. « Voilà : nous finançons tel groupe, ce sont des Noires, voyons, puisqu’elles sont brésiliennes. » Or ce n’est pas vrai. La situation de la négritude au Brésil passe par la couleur de la peau. Des femmes qui peuvent être vues comme noires aux États-Unis ou en Europe, ici au Brésil elles sont blanches, elles adoptent des postures de Blanches, parfois pire que les Européennes et bien pire que les Nord-Américaines. Donc il est nécessaire que les agences de financement fassent cette distinction, entre les groupes de femmes populaires, de femmes noires, et les groupes de femmes blanches, qu’elles considèrent comme Noires mais qui au Brésil sont considérées comme Blanches, qui agissent comme des Blanches. Les groupes qui sont financés n’ont pas, dans leurs structures, de groupes de femmes noires discutant de ces questions, ni de lesbiennes.
37[Ce n’est pas pour rien que] nous avons remis en question les critères des agences financières. Nous n’acceptons pas l’argent juste comme ça : nous discutons avec les agences de la relation que nous voulons établir. Nous n’oublions jamais que les agences financières ne nous font aucunement une faveur. Nous maintenons avec elles une relation d’échange : après tout, nous donnons du travail à beaucoup de femmes, dans le monde entier, dans les agences financières, donc nous n’avons pas envers elles une attitude de soumission.
38Avez-vous participé au processus de Pékin, qui a été abordé dans cette 5e rencontre lesbienne ?
39Neusa : Personnellement, je n’ai pas été à Pékin parce que je n’ai pas voulu, je ne suis pas d’accord avec ces grandes conférences de l’ONU qui ne mènent à rien et je pense que l’argent pourrait être bien mieux utilisé à autre chose. Cependant, nous sommes très démocratiques. À l’intérieur du collectif, Elizabeth et moi nous pensons de cette manière. Mais nous transmettons toutes les informations qui nous parviennent aux autres compagnes qui veulent être dans l’ILGA, qui veulent participer à Pékin, et si nous en avons les moyens, nous les aidons à y aller, parce que leurs idées comptent autant que les nôtres.
40La question de Pékin et de l’ILGA font partie des thèmes de cette 5e rencontre, à la demande de certaines des participantes elles-mêmes, de certaines lesbiennes liées à ces institutions. Qu’est-ce qu’on peut y faire ? Cela n’a rien à voir avec ce que je pense personnellement, ni avec ce que pense Elizabeth, ni même avec la rencontre. Cela a à voir avec le mouvement.
41Matériellement, comment avez-vous organisé cette 5e rencontre lesbienne ?
42Elizabeth : Cela fait un an que nous préparons la rencontre et nous avons affronté toutes sortes de difficultés, la pire étant la financière. À l’origine, nous imaginions une rencontre de mille femmes, et nous pensions qu’il faudrait beaucoup d’argent pour pouvoir aider toutes ces femmes à venir. Nous avons envoyé 75 projets de financement dans le monde entier, mais nous avons eu à peine trois réponses positives, pour des petites sommes. Donc nous avons dû réduire la rencontre à 300 femmes et de fait la rencontre a été pratiquement autofinancée. Nous avons dû demander des frais d’inscription, à contrecœur. Par manque de moyens, nous avons dû renoncer à inviter certaines femmes qui étaient très intéressées à venir. Mais malgré toutes ces difficultés, la rencontre a eu lieu, avec plus de 200 femmes, et les participantes ont l’air très satisfaites. Elles sont venues ici ouvertes, pour échanger, pour débattre, principalement des stratégies d’organisation, de la visibilité et de la santé : pour nous, l’objectif principal a été atteint.
43Neusa : Je veux dire une chose qui est très importante pour nous : cette rencontre est un acte de courage et de rage. Parce que quand nous avons décidé de l’organiser, nous n’avions pas la moindre perspective de local, nous n’avions ni fax, ni téléphone, ni ordinateur. Nous n’avions rien. Mais nous avons dit : nous allons faire cette rencontre parce que nous avons de l’aide dans notre ville, ici nous avons un grand pouvoir d’articulation. Nous savions que nous pouvions utiliser l’ordinateur de quelqu’un, utiliser le fax d’une autre personne, le téléphone d’une autre, nous arranger pour faire les photocopies gratuitement. Évidemment, ça a été de la folie, mais nous étions sûres que nous pouvions y arriver. Nous avons réussi à monter une structure minimum, dans un salon, chez moi, avec un ordinateur, un fax, un téléphone, et nous avons cherché qui pouvait nous aider à maintenir cette structure initiale. Nous avons approché le SEPE, qui est le syndicat de l’éducation primaire et complémentaire. Ce n’est pas un syndicat universitaire, c’est un syndicat de travailleurs et de travailleuses de l’éducation qui inclut les professeurs et le personnel de service – et on sait comment ces lieux-là sont conservateurs. Pourtant, c’est là que nous avons trouvé la première porte ouverte, et je crois que c’est une première et une victoire de cette rencontre. Le syndicat nous a aidées avec un peu d’argent pour les premières factures de téléphone et de courrier. Et je crois que le plus important, ça a été l’appui structurel, politique à notre travail.
44Ici, au Brésil, nous ne connaissons pas en profondeur les discussions [du mouvement féministe et lesbien hispanophone du reste du continent]. Nous savons qu’il existe des discussions très importantes entre les femmes qui reçoivent des financements et celles qui n’en reçoivent pas. Mais ici, nous ne sommes pas à ce stade de la discussion. Je ne veux pas dire que nous soyons plus en retard ou plus en avance, simplement que pour un ensemble de raisons, notre processus est différent et nous voyons les choses autrement. Par exemple, nous n’avons aucun problème [de conscience] à recevoir du financement de l’État ou du gouvernement fédéral, parce que ces financements ne nous lient pas au gouvernement, le gouvernement ne nous impose aucune condition. Aucune. Nous proposons un travail, et notre travail est maintenu intégralement comme nous le proposons, rien n’est changé. Par exemple, notre affiche a été faite par la mairie, et on peut dire qu’elle est « osée » [11].
45Une représentante du Ministère de la santé a participé à la rencontre, mais elle est ici en tant que participante, pas pour savoir si nous faisons bien ou mal, mais pour connaître les revendications du mouvement. Ici, nous avons des revendications très fortes dans le domaine de la santé. Les lesbiennes brésiliennes ne se soignent pas, par manque d’information, par peur d’aller chez le médecin, par peur de devoir révéler leur orientation sexuelle, parce que les médecins ne connaissent pas la réalité des lesbiennes. Donc une des tâches que nous devons réaliser, au Brésil, concerne la santé des lesbiennes. Pour nous, avoir un lien, avoir cet échange avec le ministère, c’est très important. Et par rapport au financement, nous considérons que cet argent est à nous : c’est l’argent de nos impôts, de notre travail. Le ministère ne vit pas d’autre argent que de l’argent public. Nous n’avons aucun problème à recevoir cet argent : il nous appartient et nous devons l’utiliser de la meilleure manière possible. Mais s’il y avait la moindre interférence du ministère, nous ne l’utiliserions pas. Par exemple, nous n’accepterions jamais de l’argent du FNUAP (Fonds des Nations Unies pour la Population), ni de l’USAID (Agence interaméricaine pour le développement, agence gouvernementale de coopération des États-Unis), ni de la Fondation Ford, ni de la Fondation Rockefeller, parce que nous avons un engagement politique.
46Les deux rencontres lesbiennes féministes LAC avaient décidé de ne pas accepter la présence de lesbiennes non-latinas. Que pensez-vous de ce débat récurrent ? Et qu’en est-il de la participation à la rencontre de femmes qui ne sont pas lesbiennes ?
47Neusa : Nous travaillons la visibilité, et pour nous, femmes lesbiennes noires d’Amérique latine et des Caraïbes, cette visibilité est extrêmement importante, dans le monde entier, pas seulement entre nous, en Amérique latine et aux Caraïbes. Souvent, on parle de visibilité, mais on pense vis-à-vis de la société. Or la visibilité doit exister aussi à l’intérieur du mouvement, et notamment la visibilité raciale. C’est un thème que le mouvement lesbien ne pose pas. Nous, nous voulons l’aborder.
48Pour ce qui est de la participation de femmes qui ne sont pas lesbiennes, c’est une question difficile. Nous avons décidé assez rapidement que puisqu’on parlait de visibilité, cette rencontre était ouverte à toutes les femmes : nous n’avons pas de moyens de savoir qui sont les lesbiennes d’aujourd’hui, les lesbiennes futures ou les lesbiennes d’hier. Nous avons dans la rencontre beaucoup de femmes qui ne sont pas lesbiennes aujourd’hui, mais qui peuvent l’être demain. Nous avons beaucoup de femmes qui travaillent avec les petites filles des rues, parmi lesquelles il y a des lesbiennes. Des maîtresses d’école qui ont des lesbiennes dans leurs classes et qui ne savent pas comment faire. C’est nous qui devons leur apprendre quoi faire avec ces filles dans les écoles, dans la rue. Ça ne sert à rien que nous nous enfermions entre nous et que nous discutions seulement de ce qui « nous » concerne ; au contraire, il est nécessaire que cette rencontre soit ouverte à la discussion avec l’ensemble de la société. À mon sens, une autre avancée très importante, c’est l’atelier de pères et mères de lesbiennes qui a eu lieu pendant la rencontre. Je pense que c’est positif, je crois que c’est la première fois qu’un tel atelier a lieu : des parents de lesbiennes discutant de la santé, de la visibilité et de stratégie d’organisation. Il y avait un homme inscrit, je ne sais pas s’il est venu, mais sa fille est dans la rencontre. En tout cas, c’est comme cela que nous comprenons la visibilité : la visibilité entre nous est insuffisante. La visibilité est quelque chose de large.
49Elizabeth : Oui, d’ailleurs la visibilité entre nous devrait déjà exister. Or nous nous rendons compte que ce n’est pas le cas, quand on constate toute cette fermeture par rapport à la participation d’autres personnes sensibles. Il y a eu des mécontentements, au début de la rencontre, à cause de la participation de personnes que nous avions invitées pour travailler et qui n’étaient pas lesbiennes. Mais nous sommes très tranquilles par rapport à cela, parce qu’ici, à Rio, nous faisons un travail constant, permanent, nous savons qui sont les personnes qui ont un engagement réel avec nous, et ces personnes, nous les invitons à n’importe quel travail que nous réalisons. Parce qu’en plus d’être des personnes sensibles, elles sont un pont entre le mouvement et le gouvernement de cet État pour transformer la politique de santé ou de droits de la personne.
50Il y a eu une forte participation de femmes noires dans la rencontre, et plusieurs organisaient des ateliers. Comment a été abordé le racisme ?
51Neusa : Il y a eu un atelier de femmes noires travaillant la poésie comme lutte contre la discrimination. Il y a eu une très forte participation et c’était un atelier très réussi. Et il y a eu un autre atelier sur l’homosexualité chez les afro-brésiliennes. Les deux ont travaillé la question de la discrimination.
52Elizabeth : Les deux ateliers ont été organisés par des femmes noires qui militent depuis des milliers d’années. Ce sont des femmes très politiques, et dans n’importe quel travail qu’elles réalisent, le racisme constitue toujours un point principal de discussion.
53Neusa : Je pense aussi que tout notre travail, ici à Rio, est toujours organisé dans l’optique noire, et il ne pourrait pas en être autrement dans la mesure où les intégrantes du groupe sont toutes Noires. Pour moi, la mise en discussion ne se fait pas seulement en paroles, mais aussi avec des actes et avec la présence. Il y a eu une forte participation de femmes noires à cette rencontre. La fête d’ouverture a été une fête noire. Donc, tout le temps notre culture passe. Pas une femme ne sortira de cette rencontre un peu plus « noircie ». Et c’est une attitude politique : pas seulement la discussion, le bla-bla-bla, mais la présence. D’ailleurs c’était une de nos craintes, si cette rencontre était complètement autofinancée : que seules puissent venir jusqu’ici des femmes blanches, latino-américaines, qui ont l’argent pour payer. Et que nous, nous ne puissions pas participer. Avec le financement que nous avons eu du ministère, nous avons pu faire venir pratiquement toutes les femmes du Brésil dont nous souhaitions la présence. Par exemple, il y a des femmes du Marañon ou du Rio Grande do Sul. Et justement des femmes populaires, des femmes extrêmement pauvres. Nous avions très peur que ce soit une rencontre de « lesbiennes chic ». Heureusement, ce n’est pas ce qui s’est produit : nous sommes là, il y a des travailleuses domestiques, des femmes protestantes, des femmes catholiques, des femmes pauvres, des femmes de classe moyenne, des femmes riches. Il y a des femmes semi-analphabètes et des universitaires. C’est une rencontre du mélange, pour moi cette rencontre est extrêmement politique, du fait des discussions bien sûr, mais au-delà, principalement du fait de ce mélange.
54Il n’y a pas de femmes indiennes ?
55Neusa : Au Brésil, c’est compliqué. Si on parle de femmes indiennes, on parle de femmes des tribus [12]. Ici, il y a beaucoup de descendantes d’Indiennes, principalement parmi les femmes du Nordeste – il y a beaucoup de femmes du Nordeste dans cette rencontre. Mais avec les femmes des tribus, nous n’avions aucun contact. Nous avions des contacts avec des femmes du Mouvement des sans terre (MST), mais elles ne sont pas venues.
56Elizabeth : Non pas parce qu’elles n’étaient pas intéressées, mais parce qu’elles organisaient un autre événement qui a eu lieu hier ici à Rio et qui se répète ces jours-ci dans d’autres villes du pays [13]. Elles ont eu beaucoup de travail. Mais je veux ajouter quelque chose à ce qu’a dit Neusa : la difficulté pour faire venir des femmes indiennes ou d’autres femmes qui ne sont peut-être pas présentes à cette rencontre est due aussi à la question financière. Parce que les femmes, les Latinas, les Brésiliennes encore pire, n’ont pas d’argent. Alors si on ne leur fournit pas de quoi payer l’hôtel et le billet, elles n’ont aucun moyen de venir. Et malheureusement, le financement du ministère, qui a été annoncé il y a deux mois, n’est arrivé qu’hier, alors que la rencontre a commencé avant-hier ! Nous avons fait venir des femmes, y compris de l’étranger, en leur payant le billet, sans avoir encore l’argent…
57Neusa : Avec la crise, tout a été dollarisé. Avant, un real valait un dollar, maintenant il ne vaut qu’un demi-dollar. Alors par exemple, quand nous avons demandé de l’argent pour les billets des femmes brésiliennes du Nord et du Nordeste au Ministère de la santé, nous avions demandé 4000 reales, ce qui était assez pour payer vingt billets. Aujourd’hui, ça ne fait plus que six billets. Pour qui ne le sait pas, le Brésil est un pays de la taille d’un continent. Donc c’est presque aussi cher que de faire venir des femmes du Nordeste du pays que des Caraïbes. Et c’est plus cher que de faire venir des femmes des États-Unis : c’est le double ! Or pour nous, la participation des femmes du Nord et du Nordeste était très importante. Tout est incroyablement cher. Même le courrier postal, que nous devons utiliser, parce qu’ici le courrier électronique est un luxe, très peu de femmes y ont accès. Et en même temps, c’est un problème : beaucoup de lesbiennes dans la région veulent garder l’anonymat, et dans certains pays, par exemple dans les Caraïbes, leur courrier est ouvert. Donc nous n’avons presque pas d’adresses postales de lesbiennes dans les Caraïbes. Du coup, il faut utiliser le téléphone, le fax, entrer en contact directement avec elles. Et ça rend toute la rencontre très chère.
58Elizabeth : Grosso modo, je crois que nous avons organisé la rencontre avec 50 000 reales [25 000 euros]. Mais pour pouvoir privilégier une participation plus large, si nous avions eu des financements depuis plus de temps, il y aurait eu certainement ici plein d’Indiennes, nous aurions été mille ! Donc cette question financière a vraiment gêné l’organisation, et tu peux croire que si ça avait été d’autres personnes qui l’avaient organisée, la rencontre n’aurait certainement pas eu lieu…
Bibliographie
Références
- Mogrovejo, Norma (2000). Un amor que se atrevió a decir su nombre. La lucha de las lesbianas y su relación con los movimientos homosexual y feminista en América Latina. México : Plaza y Valdés.
- Curiel, Ochy (2000). « Pour un féminisme qui articule race, classe, sexe et sexualité : Interview avec Ochy Curiel. » Nouvelles Questions Féministes, 20 (3), 39-62.
Notes
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[1]
Nom de la région du nord-est en brésilien-portugais, c’est la zone la plus noire et la plus pauvre.
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[2]
Selon les informations du Grupo Gay da Bahía (GGB), dont on pourra consulter divers textes, articles et rapports sur internet : http://www.ggb.org.br.
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[3]
Selon le COLERJ, entretien avec les membres du groupe, mars 1999.
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[4]
Source : GGB.
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[5]
Source : COLERJ.
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[6]
On verra à ce sujet notamment le livre de Norma Mogrovejo (2000) et la présentation qu’en a fait NQF dans son numéro 20-3, 2000.
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[7]
Il s’agit d’une instance du gouvernement fédéral, qui possède ses « répliques » dans les différents États qui constituent le Brésil.
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[8]
Conférence sur les questions de population organisée en 1994 par l’ONU.
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[9]
Lors de la Ve rencontre féministe latino-américaine et des Caraïbes, en 1990.
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[10]
Par la suite, avec le groupe Identidad, elle a été une des organisatrices de la Première rencontre latino-américaine et caribéenne de femmes noires, qui s’est tenue en 1993 en République Dominicaine. Voir Ochy Curiel (2000).
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[11]
L’affiche représente deux femmes qui s’étreignent de manière très explicite.
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[12]
Au Brésil, la population considérée officiellement comme indienne représente à peine 1 ou 2 % de la population, et vit en majorité dans la forêt amazonienne, dans des « réserves » auxquelles l’accès est restreint. La population indienne souffre une discrimination particulièrement brutale.
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[13]
En l’occurrence, une manifestation contre le président Cardoso, la privatisation et le FMI, auxquelles certaines participantes à la rencontre lesbienne se sont unies, avec une banderole arc-en-ciel.