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Article de revue

Le socialisme français et la « classe ouvrière »

Pages 64 à 75

Notes

  • [1]
    J. Lojkine, L’Adieu à la classe moyenne, La Dispute, 2005.
  • [2]
    Voir par exemple Éric Conan, La Gauche sans le peuple, Paris, Fayard, 2004 ; et Henri Rey, La Gauche et les classes populaires. Histoire et actualité d’une mésentente, La Découverte, 2004.
  • [3]
    Chez les salariés du public, le candidat Jospin perd 14 points par rapport à 1995 (18 % contre 32 %), contre 7 points parmi les salariés du privé.
  • [4]
    Comme le note Jean-Paul Molinari, les catégories populaires continuent à « engager des disputes savantes à fort coefficient d’intérêts sociaux », « Ouvriers, classe ouvrière : entre déclin et redéploiement », dans P.Bouf-fartigue, Le Retour des classes sociales. Inégalités, dominations, conflits, La Dispute, 2004, p. 78.
  • [5]
    Voir sur ce point la mise en garde salutaire formulée par Michel Offerlé : « Se demander si un parti représente bien tel groupe ou incarne bien telle famille politique apparaît comme un faux problème. Ni pur fantasme ni réalité objective, la représentativité sociale d’un parti ou la figuration d’une famille (gaulliste ou autre) n’est que le résultat toujours précaire d’un travail de construction qui a permis aux entrepreneurs de faire croire tout à la fois en l’existence du parti comme un tout et du groupe auquel il se réfère et donc à les faire exister » (Les Partis politiques, PUF, 2002, quatrième édition, p. 109).
  • [6]
    « Entre tous les groupes dominés, la classe paysanne (…) est l’exemple par excellence de la classe objet, contrainte de former sa propre subjectivité à partir de son objectivation (et très proche en cela des victimes du racisme). (…) Affrontés à une objectivation qui leur annonce ce qu’ils sont et ce qu’ils ont à être, ils n’ont d’autres choix que de reprendre à leur compte la définition (dans sa version la moins défavorable) qui leur est imposée ou de se définir en réaction contre elle », Pierre Bourdieu, « Une classe objet », Actes de la recherche en sciences sociales, 17/18, 1977, p. 4.
  • [7]
    Stéphane Beaud, Michel Pialoux, « Pourquoi la gauche a-t-elle perdu les classes populaires? Petit détour par l’histoire », À Gauche!, La Découverte, 2002.
  • [8]
    Louis Chauvel, « Le renouveau d’une société de classes », dans P. Bouf-fartigue, Le Retour des classes sociales. Inégalités, dominations, conflits, op. cit., p. 62.
  • [9]
    La question de l’identité subjective et objective du monde ouvrier est éminemment complexe. Comme le note, Louis Chauvel, (op. cit., p. 65) : « la théorie de la fin des classes sociales s’est souvent développée en prenant l’affaiblissement idéologique et subjectif des classes comme point de départ, pour laisser croire que les structures objectives suivaient nécessairement la même pente, alors que ces deux dimensions sont sinon interdépendantes l’une de l’autre, en tout cas liées d’une façon non mécanique ».
  • [10]
    S. Beaud, M. Pialoux, Retour sur la condition ouvrière, Fayard, 1999. « Les sciences sociales en négligeant le champ de la recherche sur le “populaire” ont contribué à leur manière à la désobjectivation du groupe ouvrier. Au début des années 90, le taux des thèses de sociologie utilisant le mot “classe” dépassait à peine 1 % », L. Chauvel, Le Destin des générations, PUF, 1998.
  • [11]
    Ce retour du populaire conduit à des formes d’idéalisation rétrospective de ce qui était réellement et notamment une conception classiste de l’ensemble des ouvriers au principe sans doute d’un certain nombre de malentendus interprétatifs sur le vote Front national.Voir R. Cornu, « Nostalgie du sociologue. La classe ouvrière n’est plus ce qu’elle n’a jamais été » dans J. Deniot, C. Dutheil (sous la dir.), Métamorphoses ouvières, tome 1, L’Harmattan, 1995.
  • [12]
    Voir l’analyse approfondie du vote du premier tour des élections régionales menée par Dominique Goux et Éric Maurin, « L’anatomie sociale d’un vote », Le Monde, 14 avril 2004. Pour ces analystes, la question du vote des catégories populaires n’a pas vraiment de sens et il convient de distinguer les ouvriers de type industriel, les ouvriers des services aux entreprises… Leur étude les amène à la conclusion qu’« il n’y a pas des “votes populaires” qui seraient l’expression d’une seule “France populaire”, mais des expériences socioprofessionnelles différentes qui se traduisent par des votes différents, et même, à certains égards antagonistes ». Les ouvriers de l’agriculture, du bâtiment ou des services aux entreprises (nettoyeurs, chauffeurs, réparateurs, manutentionnaires…) sont les catégories les plus proches du Front national et celles où le retour à gauche est le moins net.
  • [13]
    Comme le montre Danilo Martucelli, les expériences contemporaines de la domination rendent cette dernière plus difficilement imputable à un acteur identifiable et doté d’une intention de domination. Elle passe par des processus complexes de responsabilisation individuelle. D. Martucelli, « Retour sur la domination », Recherches sociologiques volume 34, 2, 2003.
  • [14]
    Frédéric Sawicki, « Les partis comme entreprises culturelles », dans Daniel Cefaï (sous la dir.), Les Cultures politiques, PUF 2001.
  • [15]
    Aux législatives de 1978, le Parti socialiste recueille 27 % chez les ouvriers. En 1981, aux présidentielles, le candidat socialiste rassemble plus d’ouvriers que le candidat communiste (30 % contre 28 %). Aux législatives qui suivent, 44 % des ouvriers votent socialiste (24 % pour le PC). Aux législatives de 1986, 36 % des ouvriers votent encore pour le Parti socialiste et 42 % pour le candidat Mitterrand au premier tour de la présidentielle en 1988.Voir H. Rey, La Gauche et les classes populaires. Histoire et actualité d’une mésentente, La Découverte, 2004, pp. 33-38.
  • [16]
    J.Jaffré, « Comprendre l’élimination de Lionel Jospin », dans P. Perri-neau, CYsmal (sous la dir.), Le Vote de tous les refus, Presses de Science-Po, 2003, p. 225.
  • [17]
    On s’appuie surtout sur les déclarations de principe : La Revue de l’OURS Recherche socialiste a réédité les différentes déclarations de principes du Parti socialiste avec une présentation d’Alain Bergounioux (« Les déclarations de principes du Parti socialiste (1905-1999) », Recherche socialiste n° 7, juin 1999. On s’appuie aussi sur les textes réunis et mis en perspective par Maurice Braud (« Parti socialiste et salariat. Un aperçu (1971-2002) », Recherche socialiste n° 20, septembre 2002).
  • [18]
    La définition de la sociologie officielle du socialisme doit bien sûr être rapportée aux luttes internes dont elle constitue un des objets et aux propriétés sociales des acteurs en concurrence pour « dire » le socialisme légitime.
  • [19]
    Il faudrait bien sûr évoquer ici les transformations sociologiques qui affectent le Parti socialiste dans les années 70. Le poids des classes moyennes semble s’accroître au Parti socialiste dans les années 70. C’est en investissant le pouvoir local sur des bases nouvelles qu’il se produit pour partie comme organisation des classes moyennes. Son attractivité sociale nouvelle est en effet liée à l’offre d’espace politique, de pratiques sociales (associatives, militantes, délibératives…) et de discours qu’il propose à des groupes sociaux dotés de propriétés sociales spécifiques qui se reconnaissent en lui. L’autogestion et la démocratie locale sont, dans cette perspective, des « produits d’appel » politiques, censés attirer la petite bourgeoisie intellectuelle et technicienne qui aspire aux responsabilités et répondre à ses aspirations (poussée de l’idéologie du cadre de vie, afflux des demandes culturelles, montée de l’écologie urbaine et des « valeurs postmatérialistes »…). Si la thématique participative est récupérée (des Groupes d’action municipale), travaillée et prise en charge, c’est à la mesure de la rentabilité électorale que les dirigeants socialistes en escomptent. L’échelle municipale permet au Parti socialiste d’établir des relations avec des groupes sociaux en voie de cristallisation. Les « classes moyennes » ne se constituent pas, comme d’autres groupes, à partir des rapports de production mais se définissent à travers un ensemble de signes distinctifs et de pratiques sociales et culturelles qui se développent justement au niveau local. La visibilité que le Parti socialiste donne localement au phénomène associatif est un support politique à la promotion de ces couches sociales érigées en nouveau « sujet » historique, porteur de changement social.
  • [20]
    L’exposé de ces diverses caractéristiques est systématisé dans A. Bergounioux, G. Grunberg, Le Long Remords du pouvoir, le Parti socialiste français 1905-1992, Fayard, 1992.Voir la récente édition, L’Ambition et le Remords, Fayard, 2005.
  • [21]
    A. Bergounioux, B. Manin, Le Régime social-démocrate, PUF, 1989 et G. Moschonas, La Social-Démocratie, Montchrestien, 1994.
  • [22]
    G. Moschonas, La Gauche française (1972-1988) à la lumière du paradigme social-démocrate, thèse de doctorat de science politique, Paris-II, 1990.
  • [23]
    L. Olivier, Un Exemple de social-démocratie dans le socialisme français : la fédération du Nord de la SFIO de 1944 à 1958, thèse de doctorat de science politique, Lille-II, 1992.
  • [24]
    Dans l’entre-deux-guerres, le siège de la SFIO ne compte qu’une poignée de permanents.
  • [25]
    Alain Bergounioux et Gérard Grunberg distinguent trois sous-modèles au sein du socialisme européen : le social-démocrate, le travailliste et le socialiste (le socialisme français comme les pays d’Europe du Sud se rapportant au troisième). Voir A. Bergounioux, B. Grunberg, L’Utopie à l’épreuve. Le socialisme européen au XXe siècle, Editions de Fallois, 1995, p. 13. Sur le socialisme européen, on se reportera aussi à M. Lazar, « Invariants et mutations du socialisme en Europe », dans M. Lazar (sous la dir.), La Gauche en Europe depuis 1945, PUF, 1996.
  • [26]
    H. Portelli, Le Socialisme français tel qu’il est, PUF, 1980. Dans un ouvrage plus récent, l’auteur défend une thèse très proche (H. Portelli, Le Parti socialiste, Montchrestien, 1992).
  • [27]
    A. Bergounioux, G. Grunberg, Le Long Remords du pouvoir, op. cit.;J.-P. Brunet, Histoire du socialisme en France, PUF, « Que sais-je? », 1989; J. Moreau, Les Socialistes français et le mythe révolutionnaire, Hachette, 1998 ; et M. Sadoun, De la démocratie française, essai sur le socialisme, Gallimard, 1993.
  • [28]
    M. Sadoun (M.), De la démocratie française, essai sur le socialisme, op. cit., p. 62.
  • [29]
    Ibid., pp. 170 et 175.
  • [30]
    Ibid., p. 20.
  • [31]
    A. Bergounioux, G. Grunberg, Le Long Remords du pouvoir, op. cit.
  • [32]
    A. Bergounioux, B. Manin, La Social-Démocratie ou le compromis, PUF, 1979.
  • [33]
    A. Bergounioux, G. Grunberg, Le Long Remords du pouvoir, op. cit.
  • [34]
    L’exception du socialisme français tient peut-être beaucoup à la force de son rival communiste et aux contraintes qu’elle exerce sur lui.
  • [35]
    Pour une critique de la notion de culture politique, voir D. Cuche, La Notion de culture en sciences sociales, La Découverte, 1996.
  • [36]
    Alain Bergounioux et Gérard Grunberg cherchent par exemple à « mettre au jour une logique politique » qui a, selon eux, « commandé l’histoire du socialisme jusqu’à nos jours » (A. Bergounioux, B. Grunberg, Le Long Remords du pouvoir, op. cit., p. 17).
  • [37]
    F. Sawicki, Les Réseaux du Parti socialiste. Sociologie d’un milieu partisan, Belin, 1997.Voir aussi M. Sadoun, « Sociologie des militants et sociologie du parti, le cas de la SFIO sous Guy Mollet », RFSP, juin 1988.
  • [38]
    Sur la notion de « possibilités avortées », voir P.Veyne, Comment on écrit l’histoire,Le Seuil, 1996 (1re éd. 1971),p. 145.
  • [39]
    R. Lefebvre, Le Socialisme saisi par l’institution municipale (des années 1880 aux années 1980), thèse de science politique, Lille-II, 2001.
  • [40]
    Les municipalités ont permis en de nombreuses villes une symbiose avec les communautés ouvrières. Cette déclaration très éloquente d’un délégué au XXIIe Congrès national de la SFIO (Auray député de la Seine) en témoigne : « C’est dans l’ordre municipal qu’il faut chercher l’activité la plus utile et la plus féconde au parti, car c’est la vie municipale, plus que la vie parlementaire, qui se mêle à la vie elle-même. (…) La collaboration avec les masses ouvrières s’effectue là quotidiennement avec ses diverses organisations. (…) C’est dans ses rapports constants avec la masse ouvrière, nés des affaires communales, que le parti peut le mieux comprendre les aspirations et les besoins des travailleurs. » (Le Populaire, 25 février 1925).
  • [41]
    R. Lefebvre, « Le socialisme français soluble dans l’institution municipale. Emprise institutionnelle et forme partisane : le cas de Roubaix (1892-1983) », Revue Française de science politique, 2004.
  • [42]
    Voir notamment G. Grunberg, «Jospin et Blair en luttes sur les classes », Libération, le 7 septembre 1999. Pour l’auteur, le Parti socialiste adopte désormais une vision pluraliste de la société qui nécessite des alliances entre des classes dont les intérêts légitimes peuvent être divergents.
  • [43]
    P. Bacot, « L’atelier de Jospin avait-il oublié les ateliers? », Le Monde, 14 mai 2002.
  • [44]
    S. Beaud, « Portrait social de la France », Alternatives économiques, hors-série n° 49, 2001.
  • [45]
    M.Wievorka, « Les idées de la gauche ne sont pas de pures abstractions », Libération, 26 mars 2002.
  • [46]
    Le processus d’individuation ne peut se produire hors de puissants processus de socialisation et de constitution de « supports » sociaux.Voir R. Castel, C. Haroche, Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi, Fayard, 2001 et S. Le Lay « Individuation, individualisation, atomisation. Malentendus de classes », Mouvements n° 26, mars-avril 2003.
  • [47]
    Il y aurait un bel article à écrire sur la manière dont le « 21 avril » a été pensé notamment à travers des catégories d’entendement politologique de plus en plus structurantes au sein des élites socialistes.
  • [48]
    Plusieurs militants du Nouveau Parti socialiste nous confient pendant le congrès de Dijon : « Le 21 avril c’est notre fonds de commerce, il faut en entretenir la mémoire. »
  • [49]
    M. Aubry, « Les conditions de la reconquête des catégories populaires », La Revue socialiste, 11-12, 2003. page 104.
  • [50]
    Entretien dans Esprit, « Repenser l’avenir de la gauche »,janvier 2003, p. 170.
  • [51]
    Dans de nombreuses tribunes d’Alain Duhamel dans Libération.
  • [52]
    M.Wievorka, « Deux gauches face à trois droites », Libération, 21 juin 2002.
  • [53]
    Il en va de même deux ans plus tard au congrès du Mans.
  • [54]
    Étude réalisée par le club socialiste En temps réel, mars 2003.
  • [55]
    L’Hebdo des socialistes, 14 décembre 2002.
  • [56]
    Le « populaire » est devenu une ressource d’opposition au Parti socialiste. Il suffit de l’invoquer pour apparaître contestataire. Le Nouveau Parti socialiste invoque beaucoup les catégories populaires mais ne cherche pas à les promouvoir dans ses rangs qui en comptent peu.
  • [57]
    R. Lefebvre, F Sawicki, « Le peuple des socialistes. Ressorts sociaux et partisans d’une invisibilisation », dans F. Matonti (sous la dir.), La Démobilisation politique, La Dispute, 2005.
  • [58]
    Libération,25juin 2002.
  • [59]
    Annie Collovald, « Le national-populisme ou le fascisme disparu », dans Michel Dobry (sous la dir.), Le Mythe de l’allergie française au fascisme, Albin Michel, 2003.

1La question du rapport des catégories populaires et des partis de gauche est à nouveau discutée depuis un certain nombre d’années. Les scores électoraux et la sociologie du FN, la défaite de 2002, le renouveau des études sociologiques sur les groupes populaires[1] et la montée des inégalités sociales ont contribué à remettre à l’agenda cette question.

2Le « divorce » entre les catégories populaires salariées (ouvriers et employés) et la gauche, et tout particulièrement le PS, a été construit comme un des enseignements saillants de l’élection présidentielle de 2002, tant dans les commentaires « à chaud » que dans les essais parus dans les mois qui ont suivi l’élection [2]. Le sens de ce scrutin a été pour partie fixé autour de cette thématique qui a constitué un des cadres interprétatifs les plus prégnants des commentaires journalistiques et politologiques. Les données de la sociologie électorale ont été largement utilisées à l’appui de cette thèse. La faiblesse historique du score de Lionel Jospin au sein des classes populaires (selon les sondages 12 % des ouvriers ont voté Jospin, contre 14 % Chirac et 26 % Le Pen) et son maintien chez les cadres (24 % contre 13 % pour Chirac et 8 % pour Le Pen) ont maintes fois été rappelés, de même que le succès corrélatif sans précédent des candidats trotskistes. Cette lumière portée sur le décrochage électoral des catégories populaires a conduit à laisser dans l’ombre d’autres érosions tout aussi significatives (chez les enseignants ou les salariés du public notamment [3]). Le Parti socialiste représente ou ne représente-il pas les catégories populaires ? Aborder la question de la représentativité sociale c’est déjà, d’un certain point de vue, prendre pied dans les luttes politiques dont elle constitue un enjeu (surtout dans la période critique de « refondation » de l’identité partisane que connaît le PS [4]). La question n’a sans doute par ailleurs pas beaucoup de sens sur le plan sociologique si on la formule de cette manière. Le rapport des partis et des groupes sociaux doit en effet être analysé de manière relationnelle (les partis font les groupes qui font les partis… [5]). Les électorats sont des construits sociaux et politiques. On peut d’ailleurs se demander ce que représentent les catégories populaires (c’est-à-dire ce qu’il y a à représenter). La consistance sociale et politique du groupe et son autonomie symbolique sont aujourd’hui très faibles, au point que l’on est en droit de se demander si, à l’instar de la paysannerie, les ouvriers ne sont pas devenus ce que Pierre Bourdieu nommait, dans le sillon du Marx du 18 brumaire, une « classe-objet », une classe dont les membres sont totalement dépossédés des ressources symboliques leur permettant de produire de façon autonome leur identité sociale [6]. De fait, dans l’espace public et les médias, la représentation des catégories ouvrières se raréfie ou se folklorise à l’instar de celle des paysans à partir des années 60. Les classes populaires arrimées traditionnellement au groupe ouvrier, longtemps en position centrale, sont ainsi de moins en moins représentées socialement et politiquement et tout se passe au fond comme si ces catégories étaient désormais comme invisibilisées [7]. Si divorce il y a, il n’est pas donc réductible à l’évolution du Parti socialiste. Il renvoie de manière plus générale à la déshérence des catégories populaires et ouvrières dans la société française. Certes les ouvriers constituent encore 28 % de la population active et « la classe populaire a connu depuis les années 60 une parfaite stabilité autour de 60 % de la population active [8] ». Mais l’identité ouvrière s’est érodée, chacun en convient [9], sous les effets conjugués du chômage de masse et de la précarisation. Elle s’appuyait sur la force de collectifs ouvriers enracinés dans une certaine communauté de conditions et une certaine communauté d’intérêts. Ces collectifs et ces solidarités collectives au travail se sont désagrégés. La crise de l’identité ouvrière se manifeste notamment dans le refus net de la majorité de jeunes d’utiliser le mot ouvrier pour s’autoqualifier. Le mot d’« opérateur » dont les connotations sont plus mélioratives lui est préféré [10]. Les catégories populaires sont ainsi entrées dans une spirale de dévalorisation sociale. La forte abstention des ouvriers renforce encore ce phénomène. Leur retrait de l’espace public en fait une simple force d’appoint pour les partis de gauche en place et tout particulièrement pour le Parti socialiste qui ne semble plus miser sur cette clientèle électorale devenue marginale. Les « catégories populaires » renvoient par ailleurs aujourd’hui à des réalités sociales plus hétérogènes que jamais [11]. Les ouvriers ne sont plus majoritaires dans les usines. Ils se sont tertiarisés et se sont dispersés dans des unités de production de petite taille et souvent dans la sous-traitance [12]. Ils ont parfois l’impression que leurs donneurs d’ordres ne sont plus leurs patrons mais leurs clients, d’où une haine qu’ils peuvent nourrir à l’égard de la société et qui peut contribuer à marquer à droite leurs opinions [13].

3Pour autant, ces réserves exprimées, la question du rapport du Parti socialiste aux « catégories populaires » mérite d’être analysée. D’abord parce que ces catégories ont longtemps constitué un référent sociologique et politique pour le socialisme. Si les partis politiques ne sont qu’un des vecteurs de production et de diffusion des identités sociales, ils n’en concourent pas moins, à côté des syndicats, des mouvements sociaux et des groupes d’intérêt, à les légitimer et à les politiser [14]. À travers leurs discours, mais aussi leurs pratiques et le personnel qu’ils promeuvent, ils contribuent à donner consistance à des identités sociales et à valoriser les individus susceptibles de les épouser. Le constructivisme en sciences sociales a bien établi que le processus de construction des groupes et des clivages sociaux est le résultat pour partie d’un double travail symbolique et politique. Les groupes populaires existent ainsi notamment à travers les discours et les représentations qui contribuent à les objectiver. Le groupe vit à travers la constitution et l’activation de représentations du monde et d’un langage commun face à ceux d’autres groupes. Il existe aussi à travers les porte-parole et les institutions qui parlent en son nom dans la confrontation avec d’autres groupes.

4Il faut néanmoins se déprendre de la « nouveauté » de la faiblesse de l’ancrage ouvrier du Parti socialiste. Si la rhétorique socialiste a pu longtemps être ouvriériste, le socialisme français n’a jamais été pleinement « ouvrier » (selon une vulgate de l’historiographie du socialisme que l’on discutera ici). Si elle s’est accusée lors des dernières élections présidentielles, l’érosion ouvrière du vote socialiste s’inscrit dans un temps électoral long [15]. Le décrochage à l’égard des catégories populaires avait déjà été très net en 1995 lors des élections présidentielles. Lionel Jospin ne recueille alors la voix que de 24 % des ouvriers tandis que son score atteint chez les cadres et professions intellectuelles plus 31 %. Comme l’observe Jérôme Jaffré, « ces mécanismes de recomposition avaient peu retenu l’attention en 1995 tant la performance de Lionel Jospin paraissait digne d’éloge après la déroute de 1993 [16] ». Les appréciations électorales sont toujours relatives. Le décrochage des catégories populaires avait été fortement souligné lors des dernières élections municipales où le PS avait plus séduit l’électorat « bourgeois » ou aisé de Lyon ou Paris que celui des quartiers populaires. On se propose ici de mettre en perspective historique cette question du rapport du socialisme français aux catégories populaires en s’attachant à l’évolution du discours socialiste et à la question des faiblesses ouvrières du socialisme.

5Une rhétorique longtemps ouvriériste. Comment le socialisme français a-t-il historiquement défini son rapport à la société? Quel rôle assigne-t-il, plus particulièrement, à la « classe ouvrière »? Comment la nomme-t-il, comment la délimite-il? C’est à ces questions que l’on s’attachera d’abord à répondre en mobilisant quelques textes fondateurs du discours socialiste [17] qui permettent de faire une généalogie rapide de la sociologie officielle du Parti socialiste et d’objectiver un certain nombre de glissements sémantiques.

6? L’unité socialiste et la sociologie originelle. Le Congrès de la salle du Globe en avril 1905 réalise l’unité des socialistes et crée la section française de l’Internationale ouvrière. Une Commission d’unification avait préalablement préparé l’organisation politique de ce congrès et avait, en décembre 1904, adopté un texte qui devient en 1905 la première déclaration de principes du Parti socialiste. Elle porte la marque des thèses « guesdistes » alors dominantes qui relèvent d’un marxisme appauvri. Il y est affirmé que le Parti socialiste est un « parti de classe » (le terme « prolétariat » est utilisé). Il a pour but de « transformer la société capitaliste en une société collectiviste ou communiste » par « l’organisation économique et politique du prolétariat ». La vocation révolutionnaire de la classe ouvrière est affirmée : « Par son but, par son idéal, par les moyens qu’il emploie, le Parti socialiste, tout en poursuivant la réalisation des réformes immédiates revendiquées par la classe ouvrière, n’est pas un parti de réforme mais un parti de lutte de classe et de révolution. » Quelques années plus tard, l’unité réalisée, dans les premiers volumes de l’Encyclopédie socialiste, Paul Louis chargé du volume sur le Parti socialiste en France prolonge cette conception : « En disant qu’il est un parti de classe, le Parti socialiste (…) se sépare de tous les autres partis.Ceux-ci, en effet, font appel à toutes les catégories sociales dont ils prétendent pouvoir concilier, harmoniser, défendre conjointement les intérêts. (…) À l’encontre des conservateurs, des radicaux, des progressistes, qui s’attachent à enrôler simultanément les grands capitalistes et les ouvriers les plus mal payés, pour mieux nier l’opposition des classes, le Parti socialiste s’affirme représentant de la classe ouvrière, ou plus exactement il est le prolétariat organisé sur le plan politique, pour conquérir son affranchissement, pour détruire le mécanisme de l’État capitaliste, pour transformer toute la structure de la propriété. » Le Parti socialiste n’est donc pas un parti interclassiste comme la plupart des autres organisations (un catch all party ou « parti attrape-tout » dirait aujourd’hui la science politique). Il a pour but de rassembler en vue d’un objectif politique déterminé (la prise du pouvoir) une catégorie particulière de salariés, les ouvriers qui constitue son référent sociologique central. Cette sociologie indigène, constitutive d’un véritable schéma d’interprétation du social, va néanmoins évoluer.

7? La Libération : changements et continuités. Après 1920 et la création de la section française de l’Internationale communiste, la SFIO conserve la déclaration de principes de 1905, ce qui est une manière de montrer, face au futur rival communiste, l’attachement de la « vieille maison » aux principes traditionnels du socialisme. Il faut en fait attendre la Libération pour que le Parti socialiste redéfinisse et reformule ses principes et donc sa sociologie. Léon Blum tente « une rénovation idéologique » et un virage vers le travaillisme en cherchant à substituer l’intérêt général à l’intérêt de classe. Il propose un projet de déclaration de principes et de statuts (dans la lignée de son ouvrage À l’échelle humaine) au congrès d’août 1945. Ce texte abandonne toute référence à « la dictature du prolétariat » et au « prolétariat » (il lui substitue « les travailleurs »). Le texte définit le parti non comme « de classe » mais comme « un parti essentiellement démocratique ». Le texte finalement adopté en 1946 qui conforte une certaine orthodoxie marxiste portée par Guy Mollet introduit des changements notables [18]. Le Parti socialiste a « pour action propre de grouper sans distinction de croyances philosophiques ou religieuses la masse des travailleurs en tout genre - travailleurs intellectuels ou manuels -sur le terrain politique, économique et doctrinal, en vue de la conquête des pouvoirs publics, condition non suffisante mais nécessaire de la transformation sociale ». La déclaration poursuit : « le Parti socialiste est un parti essentiellement révolutionnaire : il a pour but de réaliser la substitution au régime de la propriété capitaliste d’un régime où les richesses naturelles comme les moyens de production et d’échange deviendront la propriété de la collectivité et, où, par conséquent les classes seront abolies ». L’objectif est « de libérer la personne humaine de toutes les servitudes qui l’oppriment », c’est-à-dire « d’assurer à l’homme, à la femme, à l’enfant, dans une société fondée sur l’égalité et la fraternité, le libre exercice de leurs droits et de leurs facultés naturelles ». La SFIO demeure « un parti de lutte de classes fondé sur l’organisation du monde du travail » mais ce dernier n’est plus aussi homogène : différentes catégories de travailleurs y coexistent (travailleurs intellectuels ou manuels, hommes et femmes, adultes et enfants…)

8? Des années 60 aux années 90 : la progressive désouvriérisation. La déclaration de principes de 1969 (création du PS, fin de la SFIO) accuse l’orientation prise en 1946 : la vocation du Parti socialiste est de regrouper « travailleurs manuels et intellectuels » mais aussi ruraux et citadins. Cette déclaration marque surtout une étape intéressante par la volonté d’aller au-delà de la formule de « l’appropriation collective des moyens de production et d’échange » pour tenter de définir les modalités de la « démocratie économique » qui distingue, selon la déclaration de principes de 1969, le socialisme des autres familles idéologiques et politiques (la démocratie économique est considérée comme « le caractère distinctif du socialisme »). L’objectif des luttes est donc de parvenir à s’emparer et à instaurer « des pouvoirs démocratiques de gestion, de contrôle et de décision ». Il s’agit de concilier démocratie politique et démocratie économique. « Le Parti socialiste propose aux travailleurs de s’organiser pour l’action car l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. » Dans sa présentation du programme de gouvernement du Parti socialiste (1972), l’autogestion est définie comme « la finalité de la société socialiste dans la mesure où cette finalité signifie la disparition des classes antagonistes, l’abolition du salariat, l’instauration plénière de la démocratie ». Le programme de « nationalisations », analyse Maurice Braud, veut avancer concrètement dans la voie de l’abolition du salariat par un programme de collectivisation multiforme, « avec à la fois la défense dans certains secteurs de l’emploi salarié, dans d’autres le passage de l’état de salarié à celui de coopérateur, enfin pour une autre part de maintenir un statut de salarié tout en ouvrant la voie par l’extension de droits collectifs, en particulier par la représentation dans les instances de direction stratégique (CA) ou par l’élection - partielle ou non - de l’encadrement, à la transformation profonde de cet état de salarié ».

9Avec le Projet socialiste pour la France des années 80, l’idée d’abolition du salariat, naguère systématiquement évoquée avec l’autogestion, disparaît. Le travailleur est principalement un salarié, et le nouveau statut qui devient le sien par les réformes de structure proposées n’est pas explicité. Plus présente qu’hier, la figure du cadre est renvoyée à celle d’un salarié comme les autres, et donc susceptible lui aussi de rejoindre les rangs socialistes [19]. Dans les 110 propositions du candidat François Mitterrand, la perspective autogestionnaire n’est plus citée sans être formellement abandonnée et le statut du travailleur (salarié, indépendant, …) n’est jamais précisé. Avec l’exercice du pouvoir dans les années 80, les références à l’autogestion, à « la rupture avec le capitalisme » et à l’abolition du salariat disparaissent complètement. Les termes de « démocratie économique » ou de « démocratie sociale » sont peu à peu abandonnés, les textes du parti évoquant plus volontiers la « citoyenneté dans l’entreprise » qui nécessite le développement de l’information et une représentation accrue des salariés dans les instances décisionnelles de l’entreprise. La figure de l’exclusion apparaît dans le discours socialiste qui prend peu à peu acte de la « fragmentation du salariat ». La déclaration de principes de 1990 définit le Parti socialiste en ces termes : « Parti de rassemblement, il met le réformisme au service des espérances révolutionnaires. Il s’inscrit ainsi dans la démarche historique du socialisme démocratique. » Certes, le Parti socialiste entend demeurer « un parti ancré dans le monde du travail ». La conflictualité sociale n’a pas disparu : « Les mutations incessantes et profondes des sociétés contemporaines n’ont pas éliminé les oppositions des classes et des groupes sociaux. C’est pourquoi les socialistes participent au combat pour le progrès de toute la société, ils sont particulièrement attentifs aux intérêts des salariés et au développement de toutes leurs capacités d’action. » Mais le terme « ouvrier » disparaît. « Particulièrement attentif aux intérêts des salariés et au développement de toutes leurs capacités d’action, le parti entend surtout servir l’ensemble de la société française dans sa diversité. » Penser la diversité de la société, fondamentalement hétérogène, et penser à l’intérieur de celle-ci la coordination et l’agrégation des intérêts des différentes catégories de travailleurs, tel est le principal tropisme sociologique du Parti socialiste des années 90. La fragmentation sociale a pris le pas sur l’unité de classe. La sociologie du Parti socialiste s’assouplit, devient plus incertaine.

10Des assises ouvrières fragiles. Si l’on considère le corpus des travaux consacrés à l’histoire du Parti socialiste français, ce n’est pas cette désouvriérisation, souvent perçue comme inéluctable dans une perspective évolutionniste, qui a attiré l’attention des chercheurs mais son caractère tardif. L’originalité du socialisme serait à trouver dans un parti ouvriériste mais peu ouvrier. De nombreux travaux s’attachent à démontrer la spécificité, voire « l’exceptionnalité » du socialisme français au regard du développement des partis « sociaux-démocrates » européens notamment.

11? L’« exception » socialiste française. Trois caractéristiques principales sont ainsi communément dégagées [20]. La première serait la faiblesse de son enracinement social. Nombreuses sont les analyses qui insistent sur l’absence de liens « organiques » du socialisme avec le monde ouvrier et les syndicats et plus généralement sur les faiblesses de son ancrage sociétal. Le Parti socialiste ne s’est jamais, à l’échelle du pays, constitué en contre-société ou en parti « milieu de vie ». Sa faiblesse organisationnelle constituerait une deuxième particularité. Jamais la structure « social-démocrate » n’est parvenue à s’imposer en France [21]. Elle apparaît introuvable à ceux qui tentent de la repérer [22] (ou alors très limitée géographiquement [23]). Appareil peu étoffé, bureaucratie partisane quasi inexistante [24], forte décentralisation, faible pouvoir du centre sur la périphérie et surtout inexistence d’un militantisme puissant et intégré, dit de « masses » spécifient le parti comme organisation et le différencient de ses homologues allemand, anglais ou scandinaves [25]. Hugues Portelli s’appuie sur cette structuration lâche pour considérer que le Parti socialiste a toujours été un parti de notables et de comités locaux reproduisant le modèle organisationnel du parti radical (dont il tendrait d’ailleurs à supplanter la place dans le système politique) [26]. La SFIO n’aurait jamais été en ce sens un parti ouvrier.

12Enfin, le socialisme français aurait cultivé une relative extériorité par rapport aux règles du jeu politique et n’aurait que tardivement accepté, de manière pleine et entière, son intégration dans le système politique [27]. L’antériorité de la République par rapport au socialisme et une constante méfiance à l’égard des principes de la démocratie représentative seraient ici en cause. Les socialistes ne se sont pas identifiés à la lutte pour l’élargissement du suffrage à laquelle ils n’ont pas pris part, n’étant pas encore constitués en parti. Les contradictions auxquelles le Parti socialiste est régulièrement confronté au cours de son histoire résideraient dans les arbitrages toujours douloureux qu’il doit opérer entre « une conception incarnative du social » (celle du « parti-classe [28] » qui tend à l’émancipation de la population ouvrière) et une conception représentative de la politique qui vise à l’émancipation de tous grâce au plein exercice des droits de chacun. Le dilemme historique du socialisme et sa contradiction matricielle et longtemps insurmontable tiendraient en une difficulté permanente à articuler « l’absolu du parti au relatif de la démocratie parlementaire » et pluraliste qui le condamnerait doctrinalement et pratiquement à « bricoler des formules mixtes [29] ». Cette logique de « l’entre-deux » fait du socialisme « un obscur objet de l’histoire [30] ». Le Parti socialiste, taraudé par « le remords du pouvoir », a longtemps ainsi été réfractaire à toute « culture de gouvernement », contraire aux principes qui fondent son identité partisane, et n’a jamais assumé l’exercice des responsabilités dans le cadre politique « bourgeois »,les désillusions induites par l’exercice du pouvoir réactivant sans cesse l’esprit de parti [31]. « Le compromis social-démocrate » lui est ainsi resté étranger [32]. Ce n’est que tardivement qu’il a opéré son « Bad Godesberg » et a renoncé statutairement à sa vocation révolutionnaire [33]. Ce « Bad Godesberg » serait rampant, l’idéologie du parti relevant toujours de bricolages peu stabilisés. L’aggiornamento idéologique douloureux des années 80 témoigne d’un rapport longtemps ambivalent aux cadres définis à la fois par l’économie de marché et la démocratie pluraliste.

13Ces divers traits typiques, fortement intriqués, font système et dessinent un modèle d’analyse relativement cohérent rendant compte de la solidité et de la permanence dans le temps de « l’exception » socialiste française. La prédilection pour l’idéologie et la constance de l’intransigeance doctrinale fonctionnent ainsi, par exemple, comme un moyen de conjurer sa faible représentativité ouvrière et sa fragilité organisationnelle. Dans cette perspective, ce qui relie les membres du parti et fonde leur lien et leur engagement est moins une appartenance sociale commune que l’adhésion partagée à un discours revendiquant une transformation profonde de l’ordre social. La rigidité doctrinale constitue en somme le principal support de l’identité partisane qu’elle réassure en permanence.

14? Les limites du modèle. Routinisées, ces caractéristiques historiques du socialisme français méritent à la fois d’être dépassées puis contrastées et réintérrogées à l’aune de perspectives nouvelles, d’échelles d’analyse plus diversifiées et d’approches théoriques renouvelées. Ce modèle explicatif est insatisfaisant en l’état pour plusieurs raisons. D’abord, il laisse une énigme non résolue. Il ne permet pas en effet de comprendre la manière dont le Parti socialiste a assuré sa pérennité (voire sa survie) et sa place, constante même si évolutive, dans le système politique, alors même qu’il a subi de nombreuses crises et perturbations (deux guerres, de très nombreuses scissions, plusieurs régimes politiques…) et qu’il a été confronté à la concurrence très vive du Parti communiste (dont la puissance en France n’a guère d’équivalent dans les autres pays européens [34]). Le Parti socialiste français, par-delà ses avatars successifs et les réalités très différentes que le sigle partisan subsume historiquement, est marqué par une forte continuité historique. Dès lors on peut se demander comment un parti si faible et si dépourvu de ressources politiques et de soutiens sociaux a pu se maintenir, même avec des fortunes diverses, tout au long, du siècle, à la faveur de contextes si troublés. La question reste ouverte et appelle investigation. Elle invite à remettre l’ouvrage historique sur le métier.

15En deuxième lieu, ces analyses participent d’une certaine forme de culturalisme toujours enclin à déceler et à décliner, en matière de socialisme comme en d’autres, les formes de « l’exception française [35] ». Centrées sur les arènes partisanes nationales, les débats idéologiques et le rapport au pouvoir d’État qui ordonne la mise en récit, elles méconnaissent, par leur approche surplombante et générale, les réalités locales et historiques très diverses sur lesquelles le phénomène socialiste s’est appuyé. Elles tendent en cela à expliquer « le politique par le politique » et à en surestimer l’autonomie [36]. Dans une large mesure, elles font l’impasse sur l’histoire sociale du socialisme. Ainsi Frédéric Sawicki a bien montré que la diversité synchronique et diachronique du socialisme a été méconnue et que le Parti socialiste est trop souvent décroché par ses analystes de son environnement social [37]. En le réencastrant dans des rapports sociaux concrets et en étudiant les milieux sociaux divers qui sont au principe de sa structuration et de son influence, il a analysé comment, sous le même label socialiste, coexistent des fédérations renvoyant à des pratiques et des réalités très distinctes. Le socialisme français a ainsi, ici et là, pu être très ouvrier, on y reviendra.

16Pour autant, l’approche localisée, « par le bas », ne saurait mettre en cause, même si elle en affine les conclusions et les réquisits, la validité globale des caractéristiques historiques prêtées au socialisme français. Ces dernières ne sauraient être occultées et doivent être prises au sérieux. Le comparatisme à l’échelle européenne permet de les établir et individualise de manière assez indiscutable le « cas » français. Une certaine méfiance à l’égard des règles du jeu politique constitue de manière peu douteuse un fond irréductible de « la culture socialiste ». Reste néanmoins à véritablement expliquer ces singularités. Les processus historiques et les dynamiques sociopolitiques qui les ont fixés tendent à être en effet complètement naturalisés. Devenues des « boîtes noires » constitutives d’un sens commun largement partagé (par les acteurs politiques eux-mêmes) et guère discuté, ces caractéristiques sont souvent plus postulées que véritablement analysées, plus invoquées et mobilisées que minutieusement explicitées et élucidées. Que l’on songe ici tout particulièrement aux relations entre le parti et les syndicats. Tout se passe au total comme si on avait fait l’économie de l’étude précise des conditions historiques et sociopolitiques qui ont présidé à leur genèse et à leur permanence. L’histoire qui a cristallisé et objectivé ces traits typiques n’était pas « écrite » et elle reste, à notre sens, à être mise en intrigue. Il aurait pu en être autrement et « les possibles non advenus », scénarios historiques avortés [38], méritent d’être repérés et appréhendés pour mieux comprendre de manière précise et concrète les processus divers et complexes qui ont établi les particularités du Parti socialiste.

17On peut émettre que la force du municipalisme a constitué un des aspects de l’exception socialiste française. Prendre en compte la force du socialisme municipal conduit à « repenser » la « faiblesse » du socialisme [39]. Les socialistes ici et là ont noué et établi des liens souvent durables sur des bases municipales avec des groupes sociaux divers et notamment les catégories ouvrières. Si le socialisme ne s’est pas constitué en contre-société, sur le mode d’autres partis socialistes européens, il n’en a pas moins fait souvent corps avec les sociétés locales, ouvrières notamment, en se faisant producteur d’identités à base territoriale et en épousant les formes communautaires de la vie locale. L’observation locale au niveau communal montre que le municipalisme a été une des modalités de l’ancrage ouvrier du socialisme français. Plus qu’on le prétend, dans les villes du Nord mais aussi ailleurs, les socialistes ont établi des liens avec les populations ouvrières en prenant en charge leurs intérêts [40]. Grâce aux municipalités, leurs besoins ont pu accéder à une forme de représentation. Le socialisme ne s’est pas attaché le soutien des communautés ouvrières, lorsque ce fut le cas, uniquement sur la base d’un projet de transformation sociétale à long terme et d’une téléologie mais sur la foi d’un socialisme « possibiliste » prenant en charge ses intérêts sociaux et incarné dans des réalisations tangibles. On peut faire l’hypothèse que « les liens générateurs » d’adhésion socialiste sont municipaux et que les liens immédiats et pratiques créés par les municipalités sont à l’origine de puissantes matrices d’adhésion même si le clientélisme municipal n’a pas favorisé les mobilisations idéologiques et la constitution de puissantes identités collectives à base de classe.

18? Le contre-modèle du socialisme septentrional. Dans ce modèle général du socialisme français, la fédération du Nord (et celle du Pas-de-Calais) fait exception. C’est historiquement une fédération ouvrière dans un parti qui ne l’est pas (de manière globale). D’où sa valorisation, voire sa dimension mythique dans le parti. Si la fédération du Nord a toujours été un modèle pour le parti, une caution ouvrière, cette fédération est en fait une figure inversée du parti. Dans le Nord, pour aller vite, le socialisme est historiquement puissant, militant, fortement connecté au monde ouvrier et au syndicalisme, dans une région, qui, rappelons-le, est très industrielle et ouvrière. Les socialistes du Nord entretiennent un rapport identitaire avec le monde ouvrier dès la fin du XIXe. Le mouvement ouvrier se structure dans le Nord dans les années 1870 et surtout 1880. Ces premiers leaders socialistes sont connus : Gustave Delory à Lille, Henri Carrette à Roubaix, ouvriers ou anciens ouvriers, souvent licenciés pour activisme politique et obligés d’ouvrir des estaminets pour vivre et continuer leur œuvre de propagande. Les trois quarts des élus du conseil municipal élus à Roubaix en 1892 sont cabaretiers mais sont issus du monde ouvrier. Le guesdisme, marque organisationnelle du socialisme septentrional, tire sa force des liens que ses leaders entretiennent avec le monde ouvrier. Il se manifeste par un souci de l’organisation et un fétichisme du parti qui confine à un certain formalisme. Les socialistes du Nord ont ainsi tout particulièrement « l’esprit de parti ». Mais c’est surtout à partir des années 1920 que les socialistes vont développer un mode d’implantation qui assure de forts liens avec le monde ouvrier. On retrouve ce modèle dans les villes ouvrières du Nord qui deviennent de véritables bastions (Roubaix, Lille, Dunkerque…). C’est celui d’une véritable « contre-société » socialiste qui, à l’instar du modèle communiste, encadre, protège, « enveloppe » la classe ouvrière, lui donne dignité et fierté. Ce dispositif d’implantation est fondé sur quatre pôles : la section, le syndicat, la coopérative, la municipalité. La section est active et en prise avec les ouvriers qui contrôlent les élus. Elle est en lien avec le monde syndical même si cette proximité n’est pas systématique (on mesure ici les limites du guesdisme). À Lille ou Roubaix, on observe souvent un cumul des fonctions partisanes et syndicales qui facilite les rapprochements organisationnels. Le mouvement coopératif est une dimension importante du mouvement ouvrier. La coopérative fonde l’autonomie ouvrière. Grâce à elle, le socialisme pénètre le monde quotidien des ouvriers. Les ouvriers achètent, parfois à prix coûtant, leurs produits dans les coopératives, ce qui crée des liens puissants (parce que pratiques). Cet esprit de solidarité est renforcé par le municipalisme socialiste qui est une dimension essentielle du socialisme dans le Nord.

19Le socialisme s’ancre dans le monde ouvrier par ses municipalités [41]. Roubaix est socialiste dès 1892, Lille en 1896. Le nombre de mairies ne cesse de progresser à partir des années 1910 : 40 mairies en 1908,107 en 1919 (le chiffre reste à peu près stable par la suite). La gestion municipale se veut une gestion de classe au service de la classe ouvrière. On peut parler d’une véritable commune providence. À travers l’œuvre municipale, il s’agit d’améliorer la condition ouvrière mais aussi de préparer la classe ouvrière à jouer son rôle historique, à œuvrer à son émancipation. Le socialisme municipal est une propédeutique à l’action révolutionnaire. La première municipalité tente de mettre en œuvre à partir de 1892 à Roubaix le programme municipal dont s’est doté un an plus tôt le parti ouvrier. Les cantines, les crèches et le sanatorium constituent les innovations ayant l’écho le plus important. Plusieurs articles du programme se heurtent aux veto préfectoraux ou à la mauvaise volonté du pouvoir central qui veille scrupuleusement au respect de la tutelle pour éviter que l’expérience roubaisienne ne fasse tâche d’huile. L’interventionnisme municipal s’approfondit et se systématise dans l’entre-deux-guerres avec la municipalité Lebas. Roubaix incarne le modèle de la municipalité socialiste. Le contrôle de la vie quotidienne ouvrière devient un enjeu central de la concurrence entre la municipalité et les industriels. Si le niveau municipal est toujours présenté comme « un terrain limité », un principe de quasi-universalité des compétences municipales s’impose de fait. Le municipalisme maladroit des mandats de Henri Carrette (premier maire socialiste de Roubaix) devient scientifique, méthodique et rationnel. La continuité et la longévité de l’expérience municipale permettent la constitution d’une véritable œuvre municipale, consacrée par la presse nationale socialiste comme un modèle de socialisme municipal. Construction d’écoles, consultation des nourrissons, sanatorium, école de plein air, colonies, sport ouvrier, hygiènisme, piscine à eau chaude… : Roubaix-socialiste n’usurpe pas son titre de « cité radieuse » ou de « ville sainte » du socialisme. En toute matière, les socialistes cherchent l’exemplarité. À Roubaix, l’initiative locale devance très souvent l’obligation légale. La vie quotidienne fait l’objet d’une prise en charge de plus en plus systématique. La ville socialiste devient ainsi une grande entreprise de services collectifs et l’institution prend corps dans une figure bienfaitrice. Elle devient l’instance protectrice, du berceau à la tombe, à tous les âges de la vie, de la population ouvrière, celle qui l’assiste face à la pauvreté et la préserve des « malheurs du temps » qui l’accablent (le chômage, la maladie, la misère…). La municipalité ne privilégie pas les luttes sociales ou l’action contre le pouvoir économique (même si elle soutient les grèves). Elle n’attaque pas « les sources de la misère », accusent les communistes. Elle s’attache avant tout à en prévenir les effets ou en soulager les manifestations et à soustraire la population ouvrière de l’emprise patronale. Le socialisme à Roubaix est « bon » pour l’ouvrier et sa classe parce qu’il le protège et lui garantit un certain bien-être. Par les diverses politiques menées, l’institution exerce par là même une emprise très forte sur la population. Les politiques municipales fondent la popularité des grands élus dans le monde ouvrier. L’élu socialiste devient un bienfaiteur, une figure protectrice d’autant qu’il est en prise avec la sociabilité ouvrière qu’il patronne par sa présence. Lebas ou Salengro jouissaient ainsi d’une grande popularité dans le monde ouvrier. Le clientélisme qui revêt une dimension de classe est au principe des bastions que les socialistes se constituent. Ce dispositif est encore renforcé par les liens noués avec le monde associatif et le monde laïc. Les instituteurs sont des vecteurs de la parole socialiste dans le monde ouvrier. La défense de la laïcité s’inscrit dans un combat de classe. La fédération du Nord des œuvres laïques a longtemps été la première de France. Les responsables d’associations laïques occupent souvent des fonctions partisanes centrales. Albert Denvers, maire de Gravelines, est président du secteur laïc de Dunkerque. Le sport ouvrier ou « travailliste » joue un rôle très important dans l’implantation du socialisme. Il permet la prise en charge des ouvriers, leur contrôle, qui s’exerce par les corps et sur les corps. La fédération sportive et gymnique du Nord compte dent cents clubs et regroupe mille cinq cents jeunes en 1949. On peut dire, au total, que le socialisme dans le Nord est plus communautaire qu’idéologique. L’adhésion des ouvriers est moins fondée sur l’idéologie que sur la base des liens pratiques et immédiats que génère le parti et qui assurent sa force. La conviction socialiste des ouvriers se ressource et se renforce plus dans la convivialité, dans l’entre soi que le partage de valeurs idéologiques (même si le parti diffuse sa conception classiste de la société par l’éducation populaire, les causeries…). La convivialité ouvrière se ressource dans les moments festifs comme la fête de Phalempin qui dans les années 50 rassemblait de 50 à 70 000 personnes ou dans celle des cafés où les militants se retrouvent autour de la belote. Cet ouvriérisme pratique va ainsi de pair avec un certain anti-intellectualisme. La fédération du Nord n’a pas produit de grands « idéologues » sans doute parce que les classes populaires ont un sens du concret et du particulier qui les éloigne des schémas trop théoriques (voir les travaux de Richard Hoggart). Cet ouvriérisme va de pair avec la culture de l’unanimisme. On n’a jamais tort contre son parti, disait Salengro. Les socialistes ne sauraient être divisés parce que les intérêts de la classe ouvrière ne peuvent être qu’homogènes. Augustin Laurent, opposé aux courants, s’exprime ainsi en 1954 au moment de la CED : « Nous ne sommes pas un parti bourgeois, il ne peut s’agir de conscience individuelle troublée, il s’agit de la conscience collective du parti. Le seul cas de conscience qui existe est la division du parti. » La composition socioprofessionnelle des adhérents est nettement ouvrière. En 1954, plus de la moitié (51 %) des adhérents de la fédération du Nord sont ouvriers alors que la moyenne du parti s’élève à 33 %. Près de 70 % des militants peuvent être considérés comme appartenant à la classe ouvrière. La section de Lille est ouvrière à 41 %, celle de Roubaix à 64 % (en 1954 toujours). Ces chiffres ne cessent de baisser à partir des années 50 (même si les données disponibles pour l’établir sont souvent peu nombreuses). À Roubaix dans les années 70, la part des militants ouvriers passe en dessous des 50 %. Une enquête du Cevipof au milieu des années 80 établit à 15 % le pourcentage de militants ouvriers dans le Nord. Le chiffre est trompeur parce que l’origine ouvrière et la valorisation de la culture ouvrière restent fortes. En 1985,37 % des militants ont un père ouvrier contre 27 % en moyenne dans le parti. Reste que la désouvriérisation affecte le bastion nordiste et l’affaiblit. Le discours socialiste accélère autant qu’il traduit ces évolutions sociologiques.

20La déconflictualisation du discours socialiste. L’ouvriérisme a aujourd’hui largement disparu du discours socialiste. Les années 90 ont marqué, on l’a vu, une inflexion assez nette dans la mobilisation de référents sociologiques. La nouvelle déclaration de principes adoptée en 1991 ne définit plus le Parti socialiste comme « un parti de classe » mais comme « un parti ancré dans le monde du travail ». L’individu tend à devenir la figure centrale du discours socialiste, l’individualisme étant posé comme le fait social majeur et une donnée intangible même si elle est peu discutée et problématisée sociologiquement.

21? Une sociologie incertaine marquée par la figure de l’individu. Lors de l’université d’été de la Rochelle des socialistes en septembre 1999, Lionel Jospin propose certes « une nouvelle alliance » entre les exclus, les classes populaires et les classes moyennes qui est alors largement commentée. Ce discours témoigne de la persistance dans le discours socialiste d’une lecture de la société en termes de classes sociales par opposition au travaillisme blairiste anglais notamment, marqué par la disparition de ses principes de classement de la réalité sociale [42]. Mais les contours de cette alliance sont restés flous et trois ans plus tard force est de constater, à la lecture du programme socialiste lors des présidentielles, l’absence de toute production et de mobilisation d’une vision clivée du monde social. La conflictualité sociale a disparu de la rhétorique socialiste qui ne s’ordonne plus autour de lignes de force sociologiques saillantes. Les textes du Parti socialiste, produits pour affronter les échéances électorales, décrivent un monde « irénique » et « virtuel » seulement « peuplé de non-salariés et de certains salariés moyens et supérieurs » où la figure ouvrière a disparu [43]. Le discours socialiste n’offre plus une base de politisation des identités et de l’expérience sociales des catégories les plus modestes. Elle peine à administrer un sens politique s’articulant sur le vécu social. Ce constat renvoie à l’analyse de Stéphane Beaud lorsque ce dernier affirme qu’« en même temps que disparaît la société industrielle de la France du XXe siècle s’opère, à travers des luttes symboliques, le vieillissement des mots sociaux qui servent à la décrire : ouvrier, patronat, classe ouvrière [44] ». Le discours socialiste révèle cette obsolescence autant qu’il la consacre. Il met hors-champ une partie de la société française.

22S’il néglige la figure ouvrière, le projet socialiste n’apparaît pas pour autant complètement désociologisé. Il s’adosse en effet à la vision d’une société d’individus aspirant à l’autonomie personnelle et accorde une large place aux thématiques dites « postmatérialistes » dans la continuité des mesures prises par Lionel Jospin comme le PACS, la parité… Le projet socialiste rédigé sous l’égide de Martine Aubry porte à l’évidence la marque des intellectuels qui ont contribué à son élaboration et de ce que Michel Wievorka appelle « les politiques du sujet personnel [45] ». Ces orientations méconnaissent les inégalités sociales devant le processus d’individuation et l’aspiration de nombreuses catégories populaires à plus de protection alors que la stabilité des statuts professionnels et les structures d’encadrement traditionnelles s’affaiblissent [46]. Le discours socialiste contribue par là même à son niveau au processus à l’œuvre de désobjectivation du groupe ouvrier. Il n’est sous-tendu par aucune tentative d’unification des catégories populaires et de mise en sens de leurs expériences sociales. Les socialistes ne produisent pas un discours pouvant donner sens à l’accroissement des inégalités qui s’accompagne paradoxalement d’un affaiblissement du sentiment d’appartenir à une classe sociale.

23? Après la défaite : le « retour » discursif des catégories populaires. La question des catégories populaires est réinscrite à l’agenda socialiste après la double défaite de 2002, devenant en quelque sorte une problématique imposée. Le populaire, investi dans les luttes symboliques qui se cristallisent après la défaite, resurgit dans le discours socialiste. La défaite du « 21 avril » a fait l’objet de deux interprétations stratégiques qui se sont stabilisées et opposées lors des débats préparatoires au congrès de Dijon [47]. D’un côté, les opposants à la ligne majoritaire (Nouveau Monde et Nouveau Parti socialiste, courants nés de la défaite) construisent l’événement comme (re)fondateur et comme un révélateur particulièrement saillant de phénomènes structurels [48] : la dérive « social-libérale » du parti, les dysfonctionnements du parti, son absence de renouvellement, autant de phénomènes attestés par le décrochage des catégories populaires… Les entrepreneurs du changement et de la rénovation se sont tout particulièrement saisis de la problématique des couches populaires. De l’autre, les partisans de la direction du parti, regroupés dans la motion A lors du congrès, pressés d’« en finir » avec le 21 avril (l’expression est de François Hollande) et d’en neutraliser le potentiel mobilisateur, tentent, à des degrés divers selon les positionnements des uns et des autres, de limiter la portée de la défaite mettant en avant des facteurs plus conjoncturels et accidentels et « le bon bilan » du candidat Jospin. C’est un certain rapport au populaire et une représentation du monde social que font affleurer les débats.

24La Revue socialiste ouvre ses colonnes à de nombreux sociologues et consacre en mars 2003 un dossier intitulé « reconquérir les catégories populaires ». Sept dirigeants du parti s’expriment sur cette question. Même si une tonalité autocritique domine dans les textes, le rapport au populaire est corrélé au positionnement occupé dans l’espace politique par leurs auteurs. On observe ainsi un continuum dans les analyses. Pour Henri Emmanuelli, « le contraste est saisissant entre d’une part le développement extrêmement fort des clivages entre classes sociales et d’autre part l’absence de conscience de cette communauté de destin au sein des catégories populaires (…) Reconquérir les classes populaires doit impérativement s’appuyer sur la définition de mots d’ordre unifiant les salariés victimes de la crise, par-delà la diversité de leurs situations individuelles » (p. 127). Pour Jean-Luc Mélenchon, il faut « partir de l’évidence sociologique qui fournit au projet socialiste contemporain la plus large base sociale dont il a jamais pu disposer dans l’histoire : en effet la quasi-totalité de la population active est sous statut salarial, l’écrasante majorité est ouvrière ou employée et la quasi-totalité de la population vit en milieu urbain ou rurbain » (p. 162). Martine Aubry cède à une forte autocritique : « Nous avons pris conscience trop tardivement du malaise des classes populaires [49]. » Les propos de Laurent Baumel, Laurent Fabius et Jean-Marie Le Guen sont plus nuancés : la prise en compte nécessaire des catégories populaires ne saurait conduire et être le prétexte à une radicalisa-tion idéologique du Parti socialiste qui doit assumer « un réformisme décomplexé ». Pour Laurent Baumel, « il est clair que nous payons l’impuissance longtemps acceptée, voire théorisée, face à la question centrale du chômage. Le volontarisme politique mis en œuvre par Lionel Jospin a certes permis de rétablir dans les années 1995-1998 une certaine confiance. Mais il y a, dans ce domaine, un phénomène d’hystéréris. La dose accumulée de méfiance, de rejet vis-à-vis du monde politique était trop forte pour espérer regagner en quelques années tout le terrain perdu » (p. 108). « Chaque catégorie, et à la limite chaque individu, a désormais ses problèmes, ses attentes, ses revendications singulières et spécifiques » (p. 109). « La vieille solidarité de classe fait de plus en plus place, notamment dans les milieux populaires, à une logique de concurrence généralisée où “l’adversaire” est parfois, de façon paradoxale, le plus proche socialement » (p. 111). « Cette nouvelle réalité sociale, “objective” et “subjective” a, à l’évidence, des conséquences politiques et électorales. Elle ne permet plus non plus de mobiliser notre base électorale avec les mêmes leviers, de miser sur un réflexe “campiste” (“tu es ouvrier donc tu votes à gauche”) puisque chacun se sent différent, singulier, potentiellement porteur d’une identité multiple et complexe. » Laurent Fabius ne peut accepter « cette mise en congé du prolétariat » (p. 130) : « Les ouvriers continuent de représenter 26 % de la population active. Les familles ouvrières constituent le principal groupe social en France, tout comme le salariat d’exécution. La question ouvrière n’est pas une question périphérique, elle reste une question majeure. » Mais Laurent Fabius analyse l’attente des catégories populaires non pas « comme une demande d’idéologie, le fameux “plus à gauche que moi tu meurs” étant rejeté par les classes populaires elles-mêmes » mais « une demande de projet ». Il cite dans son article un sondage Ipsos de janvier 2003 qui indique qu’« une majorité des personnes issues de milieux populaires ou défavorisés considèrent qu’une orientation plus radicale de la politique du gouvernement de Lionel Jospin n’aurait rien changé au scrutin du 21 avril, voire l’aurait aggravé » (p. 134). Pour Jean-Marie Le Guen, « la gauche n’a jamais été et ne pourra être l’expression “organique” des classes laborieuses. C’est bien dans le sens de la reconstitution d’une offre politique, d’un projet, d’un contrat, d’une forme d’organisation et de représentation politiques et non pas dans la gestion d’une soi-disant demande que nous devons travailler. Cette question ne peut être résolue par un retour à un âge d’or “plus socialiste” et “plus populaire” que nous ressusciterions par une plus grande radicalité de notre discours » (p. 143). Jean-Christophe Cambadélis appelle, quant à lui, dans la revue Esprit, à repenser la société et à abandonner d’anciennes catégories : « La matrice sociologique qui rendait lisible la société est en miettes. On faisait de la politique à partir de ce monde sensible : ce n’est plus possible. L’hétérogénéité de la demande a disloqué l’offre. Se fonder sur la matrice sociologique d’hier, c’est vouloir répondre à des demandes contradictoires : c’est une offre globale qu’il faut proposer. Il ne faut pas être l’otage de notre sociologie d’hier [50] ». Le néo-ouvriérisme socialiste, qui a pu être typifié comme « molletiste [51] », est moqué par certains intellectuels proches du Parti socialiste. Michel Wievorka, qui entend prendre part à la rénovation de la gauche, écrit : « L’aggiornamento de la gauche ne se fera pas à partir des attentes légitimes, mais désormais sans portée universelle, qui proviennent du monde ouvrier (…) Contre le gauchisme ouvriériste, il faut affirmer que le souffle du renouveau, à gauche, ne proviendra guère des usines et des ateliers [52]. »

25Si, dans les débats, les catégories populaires sont réapparues, le mot ouvrier a bien disparu. Une analyse lexicographique des cinq motions soumises aux militants lors du congrès de Dijon établit que le vocable ouvrier n’est utilisé que quinze fois seulement (sur 102 797 mots). Le terme est absent du texte de François Hollande [53]. Le mot « travailleurs » revient à trente reprises dans les motions. Le terme de salariés est par contre utilisé cent quarante-trois fois [54]. De plus, les catégories populaires ont été, dans les débats, plus « parlées » qu’écoutées. Devant la recrudescence des références aux catégories populaires, Gérard Lindeperg note : « Beaucoup d’entre nous se réfèrent aux “couches populaires”. Eh bien, parlons-en. Mais commençons par les rencontrer et par les écouter [55]. »

26Ces débats montrent à quel point les groupes populaires demeurent des enjeux internes importants au sein du Parti socialiste et constituent des « objets » de positionnement, en particulier dans un contexte d’opposition. Les groupes populaires sont devenus des groupes « objets » dont on parlent (au Parti socialiste ou ailleurs) mais qui « parlent » de moins en moins. Ils sont donc susceptibles de tous les usages, notamment les plus instrumentaux [56], d’autant plus qu’est déniée à ce groupe toute forme de compétence. La réflexion sur les catégories populaires s’est pour l’essentiel inscrite dans un registre doctrinal et idéologique. La question des pratiques politiques, des conditions sociales et organisationnelles de la prise en compte des intérêts populaires et de la réception dans ces milieux sociaux du discours socialiste n’a guère été posée dans les arènes du Parti socialiste. L’audience du discours socialiste est pourtant sans doute d’autant plus limitée dans les catégories populaires que ceux qui l’énoncent en sont socialement éloignés [57]. Les élites socialistes par leur recrutement sociologique se révèlent imperméables aux attentes d’un monde social qu’elles ignorent dans une large mesure d’abord parce qu’elles n’en sont pas issues. Si les suites du congrès de Dijon ou la composition des listes aux élections régionales ont été marquées par la promotion de militants d’origine étrangère et tout particulièrement maghrébine, aucune promotion de militants d’extraction modeste ou d’origine populaire n’a été mise en œuvre. Tout se passe comme si le Parti socialiste avait renoncé à toute politique volontariste en la matière. Aucune résistance organisationnelle n’est opposée à la tendance à la technocratisation. La culture ministéraliste est devenue dominante avec la pratique répétée du pouvoir. Si on veut bien accepter la métaphore de la « représentation », il est permis d’écrire que le Parti socialiste ne représente pas ou plus les catégories populaires aux trois sens du terme : il ne donne plus forme à ce groupe, il n’est plus à son image, il n’est plus à même de porter ni de défendre ses intérêts. En ce sens, si les « classes laborieuses » n’existent plus, le plus souvent, qu’entre guillemets dans la bouche des porte-parole du Parti socialiste, ce n’est pas seulement parce qu’ils pensent que ce discours n’est pas efficace électoralement, mais parce que le désajustement entre ce qu’ils sont socialement et l’usage d’un idiome de classe empêcherait probablement la magie sociale du discours d’opérer. En ce sens, la « prise de conscience » qui a suivi la défaite de 2002 avait bien peu de chances d’être suivie d’effets tant les routines organisationnelles, les contraintes du calendrier électoral et les intérêts sociaux constituent des obstacles à une remise en cause des pratiques et des discours. Il est significatif qu’un certain nombre de propositions lancées après la défaite de 2002 soient ainsi restées lettre morte. La proposition de J.-C. Cambadélis en juin 2002 de mettre en place « une convention nationale des quartiers populaires » avec pour objectif que ces acteurs soient représentés dans les prochaines élections n’a pas eu de suite [58]. Pour reprendre les termes d’Annie Collovald,le peuple est désormais moins pour le PS « une cause à défendre » qu’un « problème à résoudre [59] ».


Mise en ligne 01/01/2008

https://doi.org/10.3917/nf.001.0064

Notes

  • [1]
    J. Lojkine, L’Adieu à la classe moyenne, La Dispute, 2005.
  • [2]
    Voir par exemple Éric Conan, La Gauche sans le peuple, Paris, Fayard, 2004 ; et Henri Rey, La Gauche et les classes populaires. Histoire et actualité d’une mésentente, La Découverte, 2004.
  • [3]
    Chez les salariés du public, le candidat Jospin perd 14 points par rapport à 1995 (18 % contre 32 %), contre 7 points parmi les salariés du privé.
  • [4]
    Comme le note Jean-Paul Molinari, les catégories populaires continuent à « engager des disputes savantes à fort coefficient d’intérêts sociaux », « Ouvriers, classe ouvrière : entre déclin et redéploiement », dans P.Bouf-fartigue, Le Retour des classes sociales. Inégalités, dominations, conflits, La Dispute, 2004, p. 78.
  • [5]
    Voir sur ce point la mise en garde salutaire formulée par Michel Offerlé : « Se demander si un parti représente bien tel groupe ou incarne bien telle famille politique apparaît comme un faux problème. Ni pur fantasme ni réalité objective, la représentativité sociale d’un parti ou la figuration d’une famille (gaulliste ou autre) n’est que le résultat toujours précaire d’un travail de construction qui a permis aux entrepreneurs de faire croire tout à la fois en l’existence du parti comme un tout et du groupe auquel il se réfère et donc à les faire exister » (Les Partis politiques, PUF, 2002, quatrième édition, p. 109).
  • [6]
    « Entre tous les groupes dominés, la classe paysanne (…) est l’exemple par excellence de la classe objet, contrainte de former sa propre subjectivité à partir de son objectivation (et très proche en cela des victimes du racisme). (…) Affrontés à une objectivation qui leur annonce ce qu’ils sont et ce qu’ils ont à être, ils n’ont d’autres choix que de reprendre à leur compte la définition (dans sa version la moins défavorable) qui leur est imposée ou de se définir en réaction contre elle », Pierre Bourdieu, « Une classe objet », Actes de la recherche en sciences sociales, 17/18, 1977, p. 4.
  • [7]
    Stéphane Beaud, Michel Pialoux, « Pourquoi la gauche a-t-elle perdu les classes populaires? Petit détour par l’histoire », À Gauche!, La Découverte, 2002.
  • [8]
    Louis Chauvel, « Le renouveau d’une société de classes », dans P. Bouf-fartigue, Le Retour des classes sociales. Inégalités, dominations, conflits, op. cit., p. 62.
  • [9]
    La question de l’identité subjective et objective du monde ouvrier est éminemment complexe. Comme le note, Louis Chauvel, (op. cit., p. 65) : « la théorie de la fin des classes sociales s’est souvent développée en prenant l’affaiblissement idéologique et subjectif des classes comme point de départ, pour laisser croire que les structures objectives suivaient nécessairement la même pente, alors que ces deux dimensions sont sinon interdépendantes l’une de l’autre, en tout cas liées d’une façon non mécanique ».
  • [10]
    S. Beaud, M. Pialoux, Retour sur la condition ouvrière, Fayard, 1999. « Les sciences sociales en négligeant le champ de la recherche sur le “populaire” ont contribué à leur manière à la désobjectivation du groupe ouvrier. Au début des années 90, le taux des thèses de sociologie utilisant le mot “classe” dépassait à peine 1 % », L. Chauvel, Le Destin des générations, PUF, 1998.
  • [11]
    Ce retour du populaire conduit à des formes d’idéalisation rétrospective de ce qui était réellement et notamment une conception classiste de l’ensemble des ouvriers au principe sans doute d’un certain nombre de malentendus interprétatifs sur le vote Front national.Voir R. Cornu, « Nostalgie du sociologue. La classe ouvrière n’est plus ce qu’elle n’a jamais été » dans J. Deniot, C. Dutheil (sous la dir.), Métamorphoses ouvières, tome 1, L’Harmattan, 1995.
  • [12]
    Voir l’analyse approfondie du vote du premier tour des élections régionales menée par Dominique Goux et Éric Maurin, « L’anatomie sociale d’un vote », Le Monde, 14 avril 2004. Pour ces analystes, la question du vote des catégories populaires n’a pas vraiment de sens et il convient de distinguer les ouvriers de type industriel, les ouvriers des services aux entreprises… Leur étude les amène à la conclusion qu’« il n’y a pas des “votes populaires” qui seraient l’expression d’une seule “France populaire”, mais des expériences socioprofessionnelles différentes qui se traduisent par des votes différents, et même, à certains égards antagonistes ». Les ouvriers de l’agriculture, du bâtiment ou des services aux entreprises (nettoyeurs, chauffeurs, réparateurs, manutentionnaires…) sont les catégories les plus proches du Front national et celles où le retour à gauche est le moins net.
  • [13]
    Comme le montre Danilo Martucelli, les expériences contemporaines de la domination rendent cette dernière plus difficilement imputable à un acteur identifiable et doté d’une intention de domination. Elle passe par des processus complexes de responsabilisation individuelle. D. Martucelli, « Retour sur la domination », Recherches sociologiques volume 34, 2, 2003.
  • [14]
    Frédéric Sawicki, « Les partis comme entreprises culturelles », dans Daniel Cefaï (sous la dir.), Les Cultures politiques, PUF 2001.
  • [15]
    Aux législatives de 1978, le Parti socialiste recueille 27 % chez les ouvriers. En 1981, aux présidentielles, le candidat socialiste rassemble plus d’ouvriers que le candidat communiste (30 % contre 28 %). Aux législatives qui suivent, 44 % des ouvriers votent socialiste (24 % pour le PC). Aux législatives de 1986, 36 % des ouvriers votent encore pour le Parti socialiste et 42 % pour le candidat Mitterrand au premier tour de la présidentielle en 1988.Voir H. Rey, La Gauche et les classes populaires. Histoire et actualité d’une mésentente, La Découverte, 2004, pp. 33-38.
  • [16]
    J.Jaffré, « Comprendre l’élimination de Lionel Jospin », dans P. Perri-neau, CYsmal (sous la dir.), Le Vote de tous les refus, Presses de Science-Po, 2003, p. 225.
  • [17]
    On s’appuie surtout sur les déclarations de principe : La Revue de l’OURS Recherche socialiste a réédité les différentes déclarations de principes du Parti socialiste avec une présentation d’Alain Bergounioux (« Les déclarations de principes du Parti socialiste (1905-1999) », Recherche socialiste n° 7, juin 1999. On s’appuie aussi sur les textes réunis et mis en perspective par Maurice Braud (« Parti socialiste et salariat. Un aperçu (1971-2002) », Recherche socialiste n° 20, septembre 2002).
  • [18]
    La définition de la sociologie officielle du socialisme doit bien sûr être rapportée aux luttes internes dont elle constitue un des objets et aux propriétés sociales des acteurs en concurrence pour « dire » le socialisme légitime.
  • [19]
    Il faudrait bien sûr évoquer ici les transformations sociologiques qui affectent le Parti socialiste dans les années 70. Le poids des classes moyennes semble s’accroître au Parti socialiste dans les années 70. C’est en investissant le pouvoir local sur des bases nouvelles qu’il se produit pour partie comme organisation des classes moyennes. Son attractivité sociale nouvelle est en effet liée à l’offre d’espace politique, de pratiques sociales (associatives, militantes, délibératives…) et de discours qu’il propose à des groupes sociaux dotés de propriétés sociales spécifiques qui se reconnaissent en lui. L’autogestion et la démocratie locale sont, dans cette perspective, des « produits d’appel » politiques, censés attirer la petite bourgeoisie intellectuelle et technicienne qui aspire aux responsabilités et répondre à ses aspirations (poussée de l’idéologie du cadre de vie, afflux des demandes culturelles, montée de l’écologie urbaine et des « valeurs postmatérialistes »…). Si la thématique participative est récupérée (des Groupes d’action municipale), travaillée et prise en charge, c’est à la mesure de la rentabilité électorale que les dirigeants socialistes en escomptent. L’échelle municipale permet au Parti socialiste d’établir des relations avec des groupes sociaux en voie de cristallisation. Les « classes moyennes » ne se constituent pas, comme d’autres groupes, à partir des rapports de production mais se définissent à travers un ensemble de signes distinctifs et de pratiques sociales et culturelles qui se développent justement au niveau local. La visibilité que le Parti socialiste donne localement au phénomène associatif est un support politique à la promotion de ces couches sociales érigées en nouveau « sujet » historique, porteur de changement social.
  • [20]
    L’exposé de ces diverses caractéristiques est systématisé dans A. Bergounioux, G. Grunberg, Le Long Remords du pouvoir, le Parti socialiste français 1905-1992, Fayard, 1992.Voir la récente édition, L’Ambition et le Remords, Fayard, 2005.
  • [21]
    A. Bergounioux, B. Manin, Le Régime social-démocrate, PUF, 1989 et G. Moschonas, La Social-Démocratie, Montchrestien, 1994.
  • [22]
    G. Moschonas, La Gauche française (1972-1988) à la lumière du paradigme social-démocrate, thèse de doctorat de science politique, Paris-II, 1990.
  • [23]
    L. Olivier, Un Exemple de social-démocratie dans le socialisme français : la fédération du Nord de la SFIO de 1944 à 1958, thèse de doctorat de science politique, Lille-II, 1992.
  • [24]
    Dans l’entre-deux-guerres, le siège de la SFIO ne compte qu’une poignée de permanents.
  • [25]
    Alain Bergounioux et Gérard Grunberg distinguent trois sous-modèles au sein du socialisme européen : le social-démocrate, le travailliste et le socialiste (le socialisme français comme les pays d’Europe du Sud se rapportant au troisième). Voir A. Bergounioux, B. Grunberg, L’Utopie à l’épreuve. Le socialisme européen au XXe siècle, Editions de Fallois, 1995, p. 13. Sur le socialisme européen, on se reportera aussi à M. Lazar, « Invariants et mutations du socialisme en Europe », dans M. Lazar (sous la dir.), La Gauche en Europe depuis 1945, PUF, 1996.
  • [26]
    H. Portelli, Le Socialisme français tel qu’il est, PUF, 1980. Dans un ouvrage plus récent, l’auteur défend une thèse très proche (H. Portelli, Le Parti socialiste, Montchrestien, 1992).
  • [27]
    A. Bergounioux, G. Grunberg, Le Long Remords du pouvoir, op. cit.;J.-P. Brunet, Histoire du socialisme en France, PUF, « Que sais-je? », 1989; J. Moreau, Les Socialistes français et le mythe révolutionnaire, Hachette, 1998 ; et M. Sadoun, De la démocratie française, essai sur le socialisme, Gallimard, 1993.
  • [28]
    M. Sadoun (M.), De la démocratie française, essai sur le socialisme, op. cit., p. 62.
  • [29]
    Ibid., pp. 170 et 175.
  • [30]
    Ibid., p. 20.
  • [31]
    A. Bergounioux, G. Grunberg, Le Long Remords du pouvoir, op. cit.
  • [32]
    A. Bergounioux, B. Manin, La Social-Démocratie ou le compromis, PUF, 1979.
  • [33]
    A. Bergounioux, G. Grunberg, Le Long Remords du pouvoir, op. cit.
  • [34]
    L’exception du socialisme français tient peut-être beaucoup à la force de son rival communiste et aux contraintes qu’elle exerce sur lui.
  • [35]
    Pour une critique de la notion de culture politique, voir D. Cuche, La Notion de culture en sciences sociales, La Découverte, 1996.
  • [36]
    Alain Bergounioux et Gérard Grunberg cherchent par exemple à « mettre au jour une logique politique » qui a, selon eux, « commandé l’histoire du socialisme jusqu’à nos jours » (A. Bergounioux, B. Grunberg, Le Long Remords du pouvoir, op. cit., p. 17).
  • [37]
    F. Sawicki, Les Réseaux du Parti socialiste. Sociologie d’un milieu partisan, Belin, 1997.Voir aussi M. Sadoun, « Sociologie des militants et sociologie du parti, le cas de la SFIO sous Guy Mollet », RFSP, juin 1988.
  • [38]
    Sur la notion de « possibilités avortées », voir P.Veyne, Comment on écrit l’histoire,Le Seuil, 1996 (1re éd. 1971),p. 145.
  • [39]
    R. Lefebvre, Le Socialisme saisi par l’institution municipale (des années 1880 aux années 1980), thèse de science politique, Lille-II, 2001.
  • [40]
    Les municipalités ont permis en de nombreuses villes une symbiose avec les communautés ouvrières. Cette déclaration très éloquente d’un délégué au XXIIe Congrès national de la SFIO (Auray député de la Seine) en témoigne : « C’est dans l’ordre municipal qu’il faut chercher l’activité la plus utile et la plus féconde au parti, car c’est la vie municipale, plus que la vie parlementaire, qui se mêle à la vie elle-même. (…) La collaboration avec les masses ouvrières s’effectue là quotidiennement avec ses diverses organisations. (…) C’est dans ses rapports constants avec la masse ouvrière, nés des affaires communales, que le parti peut le mieux comprendre les aspirations et les besoins des travailleurs. » (Le Populaire, 25 février 1925).
  • [41]
    R. Lefebvre, « Le socialisme français soluble dans l’institution municipale. Emprise institutionnelle et forme partisane : le cas de Roubaix (1892-1983) », Revue Française de science politique, 2004.
  • [42]
    Voir notamment G. Grunberg, «Jospin et Blair en luttes sur les classes », Libération, le 7 septembre 1999. Pour l’auteur, le Parti socialiste adopte désormais une vision pluraliste de la société qui nécessite des alliances entre des classes dont les intérêts légitimes peuvent être divergents.
  • [43]
    P. Bacot, « L’atelier de Jospin avait-il oublié les ateliers? », Le Monde, 14 mai 2002.
  • [44]
    S. Beaud, « Portrait social de la France », Alternatives économiques, hors-série n° 49, 2001.
  • [45]
    M.Wievorka, « Les idées de la gauche ne sont pas de pures abstractions », Libération, 26 mars 2002.
  • [46]
    Le processus d’individuation ne peut se produire hors de puissants processus de socialisation et de constitution de « supports » sociaux.Voir R. Castel, C. Haroche, Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi, Fayard, 2001 et S. Le Lay « Individuation, individualisation, atomisation. Malentendus de classes », Mouvements n° 26, mars-avril 2003.
  • [47]
    Il y aurait un bel article à écrire sur la manière dont le « 21 avril » a été pensé notamment à travers des catégories d’entendement politologique de plus en plus structurantes au sein des élites socialistes.
  • [48]
    Plusieurs militants du Nouveau Parti socialiste nous confient pendant le congrès de Dijon : « Le 21 avril c’est notre fonds de commerce, il faut en entretenir la mémoire. »
  • [49]
    M. Aubry, « Les conditions de la reconquête des catégories populaires », La Revue socialiste, 11-12, 2003. page 104.
  • [50]
    Entretien dans Esprit, « Repenser l’avenir de la gauche »,janvier 2003, p. 170.
  • [51]
    Dans de nombreuses tribunes d’Alain Duhamel dans Libération.
  • [52]
    M.Wievorka, « Deux gauches face à trois droites », Libération, 21 juin 2002.
  • [53]
    Il en va de même deux ans plus tard au congrès du Mans.
  • [54]
    Étude réalisée par le club socialiste En temps réel, mars 2003.
  • [55]
    L’Hebdo des socialistes, 14 décembre 2002.
  • [56]
    Le « populaire » est devenu une ressource d’opposition au Parti socialiste. Il suffit de l’invoquer pour apparaître contestataire. Le Nouveau Parti socialiste invoque beaucoup les catégories populaires mais ne cherche pas à les promouvoir dans ses rangs qui en comptent peu.
  • [57]
    R. Lefebvre, F Sawicki, « Le peuple des socialistes. Ressorts sociaux et partisans d’une invisibilisation », dans F. Matonti (sous la dir.), La Démobilisation politique, La Dispute, 2005.
  • [58]
    Libération,25juin 2002.
  • [59]
    Annie Collovald, « Le national-populisme ou le fascisme disparu », dans Michel Dobry (sous la dir.), Le Mythe de l’allergie française au fascisme, Albin Michel, 2003.
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