Couverture de NRP_022

Article de revue

Introduction. Sujets pluriels : la construction de la personne à l’articulation de différents milieux et temps de socialisation

Pages 7 à 20

Notes

  • [1]
    Le sujet pluriel objet de nos réflexions est à distinguer, dans le champ de la philosophie, du « sujet pluriel » dont Margaret Gilbert (1990) a élaboré la théorie et qui renvoie, quant à lui, à un sujet collectif.
  • [2]
    Historiquement, l’actuel laboratoire lps-dt, ea 1697 de l’université Toulouse Jean-Jaurès trouve son origine dans l’équipe de recherche en psychologie de Toulouse fondée en 1952 par Philippe Malrieu et devenue, en 1965, era-cnrs. Elle s’est transformée, en 1975, en laboratoire associé sous l’intitulé « Personnalisation et changements sociaux », puis « Psychologie du développement et processus de socialisation », de 2007 à 2016.

1 Qui dit je en nous ? «  Cette interrogation, dont l’écrivain Claude Arnaud a fait le titre d’un ouvrage (2006) dédié à une histoire subjective de l’identité, nous paraît à même d’introduire de manière très directe la problématique générale faisant l’objet de ce numéro de la Nouvelle revue de psychosociologie. D’emblée, elle pose la question de l’unité : l’unité d’un individu à propos duquel on peut se demander s’il ne convient pas mieux d’évoquer un « Nous » plutôt qu’un « Je », tant son expérience intime et sociale est tissée de désirs, aspirations, identifications, rôles et engagements multiples, souvent concurrents, sinon contradictoires. Somme toute, un individu « pluriel » ...

2 Sous la plume de l’écrivain, le dilemme existentiel est clairement formulé : face à cette diversité intimement vécue, comment devenir « quelqu’un » (Arnaud, 2006) ? Comment atteindre – à travers les avatars, aléas et événements de la vie – cette cohérence et cette fidélité à soi dont nos modèles identificatoires nous tendent l’image idéalisée à travers des biographies exemplaires ? Au prix de quels renoncements, de quels « oublis », de quels travestissements aussi, résoudre une multiplicité – une dispersion ? une incohérence ? – qui nous fait courir le risque de n’être « rien », d’être « personne » ? Claude Arnaud a tranché : « Je finis par me convaincre que je n’étais pas fait pour devenir quelqu’un en particulier, mais pour réaliser tous les êtres que je contenais » (ibid., p.18).

3 Si certains registres d’activités, tout particulièrement les activités artistiques – en ce cas précis, la littérature – se prêtent plus que d’autres à ce type d’accomplissement dans la pluralité, qu’en est-il dans nos vies ordinaires ? Dans quelles transactions et quel travail sur nous-mêmes sommes-nous engagés au quotidien pour nous construire à l’intersection d’appartenances, activités et expériences multiples dont les évolutions sociétales – technologiques, culturelles, socio-économiques, géopolitiques – semblent accroître la diversité et les possibilités à un rythme effréné et au-delà même de limites jamais imaginées ? Dans ce contexte, comment le travail – et ses figures contemporaines, transformées, recomposées, démultipliées – s’inscrit-il dans les entrelacs d’une socialisation plurielle qui relance sans cesse, pour les sujets et pour la société dans son ensemble, la question de sa centralité et de son rôle dans la construction et le devenir des personnes ?

4 En préambule à la présentation des contributions qui examinent ces questions dans ce numéro, nous proposons de dessiner les contours de cette problématique générale, aujourd’hui où s’interroger sur les figures de la pluralité en psychologie répond à des urgences existentielles, à des impératifs théoriques, à des enjeux politiques. Nous questionnerons tout d’abord l’identification d’une tendance actuelle à la pluralisation des cadres d’expérience et des devenirs possibles tendus aux individus par la société : quelles formes cette pluralisation prend-elle ? Doit-on la tenir pour acquise ? Nous repérerons ensuite, dans le champ des sciences humaines et sociales, la disponibilité de certains modèles et ancrages théoriques pour étayer la pensée d’un individu – ou d’un sujet – pluriel, parmi lesquels le modèle d’une socialisation plurielle et active qui sous-tend plusieurs des recherches présentées dans ce numéro. Nous terminerons alors cette introduction par la présentation des contributions des différents auteurs, organisées en deux volets selon qu’elles proposent des lectures de la pluralité orientées plutôt par une perspective d’analyse systémique des modalités selon lesquelles les sujets organisent les relations entre leurs différents domaines de vie ou par une approche temporelle et développementale de l’articulation, par ces mêmes sujets et dans un travail qui relève de la catégorie du biographique, des différents temps de leur socialisation.

Une pluralisation des expériences de vie et des devenirs possibles ?

5 La coexistence paradoxale du Un et du Multiple dans la définition de notre identité ne peut manquer de prendre un relief singulier quand nos vies s’inscrivent dans le flux d’une diversification croissante des possibles, à différents niveaux.

La pluralisation des sphères de sociabilité

6 Le développement des techniques de l’information et de la communication est le vecteur majeur d’une ouverture tous azimuts au monde et aux autrui qui le peuplent, offrant les ressources d’une communication immédiate et sans frontières, bien au-delà des cercles d’appartenance « classiques » (la famille, les collègues, les amis, le voisinage…). À l’heure du règne du réseau, les possibilités de nouer de nouvelles relations, d’expérimenter de nouvelles formes de lien à l’autre semblent devoir être infinies. S’ouvrent des espaces de communication où il devient loisible de jouer avec sa propre identité, d’en créer de nouvelles, de s’inventer des vies… comme de rendre visibles et de laisser, au jour le jour, les traces les plus triviales de soi sur les réseaux sociaux. Les scènes multiples où l’on s’expose ainsi offrent en retour une myriade d’images de soi, des plus valorisantes (cf. le rôle-clé de ces relations à l’adolescence) aux plus menaçantes (cf. les phénomènes de harcèlement sur Internet). Que font les sujets de cette diversité de soi qu’ils manipulent (à des fins d’exploration ou d’expression de soi), contrôlent plus ou moins et finissent parfois par subir ?

La pluralisation des registres d’activités

7 Même si la tendance s’inverse aujourd’hui, la réduction de la durée du temps de travail et l’abaissement de l’âge de départ à la retraite ont, au cours des dernières décennies, favorisé l’ouverture d’un temps disponible pour d’autres activités. Ainsi l’offre de loisirs s’est-elle particulièrement développée au point de rencontre d’intérêts commerciaux (l’industrie des loisirs) et d’une préoccupation des sujets (voire d’une injonction sociétale) orientée vers le développement et l’enrichissement de soi. Les pratiques culturelles, sportives, artistiques se sont diversifiées ainsi que les façons de les concevoir et de les signifier. Elles sont autant d’occasions de développer de nouvelles facettes de soi, d’actualiser des potentialités, de s’essayer à de nouveaux rôles, de créer sa propre façon d’être « voyageur », « musicien » ou « coureur de fond ». De même les activités sociales – les engagements associatifs, politiques –, diversifiées elles aussi à travers le développement des mouvements citoyens, contribuent-elles à enrichir les expériences du sujet et à nourrir ses débats, internes et avec autrui, autour de valeurs qui, dans ces sphères, peuvent entrer en dissonance avec celles développées dans d’autres domaines de leur vie.

La pluralisation des temporalités

8 Pluriel, le sujet l’est aussi dans la scansion des différents temps de sa socialisation car son unité se construit, se déconstruit, se reconstruit, dans l’articulation de ses conduites et expériences présentes avec ses conduites et expériences passées et projetées. Travail d’articulation temporelle continûment remis sur le métier, mais condition de l’élaboration d’un sentiment de continuité à travers les avatars de l’histoire de vie. Qu’advient-il de ce sentiment de continuité – et de ce travail de re-liance – quand les trajectoires de vie sont marquées par des bifurcations de plus en plus nombreuses, aussi bien dans le champ professionnel (carrières « nomades », reconversions professionnelles…) que dans le champ privé (divorces, familles recomposées…), par des ruptures, des incertitudes, des « temps suspendus » (pauses dans les études, caractère différé, par choix ou contrainte, de l’insertion professionnelle et/ou du départ du foyer parental, périodes de chômage…) ? Ce sont les rythmes de vie qui se diversifient, entre urgence et attente ; les événements (Giust-Desprairies et Lévy, 2015) qui se multiplient, défiant les programmes et reconfigurant les projets ; les possibles qui s’accroissent, favorables ou défavorables ; les anticipations du futur qui s’estompent ; les figures du risque qui se composent et se recomposent entre aventurisme et repli sécuritaire.

9 Au-delà de ce qui apparaît comme des constats généraux, faisant l’objet d’un consensus assez large, une problématisation de ces tendances et évolutions semble cependant nécessaire.

10 Tout d’abord pour interroger le principe même d’une pluralisation actuelle des expériences de vie et des devenirs possibles. Derrière le foisonnement multiforme que nous venons de décrire, assiste-t-on véritablement à une diversification de l’offre biographique tendue aux sujets ? La mondialisation et l’ère du tout-communication ne génèrent-elles pas, à l’inverse, une homogénéisation des modes de vie, des références et des modèles ? L’indétermination, censée élargir les perspectives temporelles, centrales dans la construction des images valorisées de soi (Dupuy, Le Blanc et Mègemont, 2006 ; Hirschi, 2011), ne se double-t-elle pas souvent d’une injonction paradoxale à définir des projets – dits personnels – que les prescriptions sociales rendent de moins en moins maîtrisables par les sujets, tant dans leurs contenus que dans leur profondeur et leur stabilité espérée ?

11 On peut de même s’interroger sur les effets d’une telle pluralisation de l’expérience et de ses cadres sur les processus de construction de soi. Agit-elle comme une source de questionnement propice au développement d’une intériorité active chez des sujets confrontés à des dissonances, des contradictions, des conflits dont ils doivent élaborer le dépassement ? Ou bien menace-t-elle le sujet sinon d’un « éclatement », tout au moins d’effets potentiellement délétères du clivage et du cloisonnement lorsque l’unité apparaît comme un idéal inatteignable ? Que devient cet idéal même d’unité à l’épreuve de la dispersion des espaces et temps de socialisation ?

12 À l’appui d’un examen de ces questions au relief actuel mais non entièrement nouvelles, les sciences humaines et sociales ont proposé des cadres de réflexion, plus ou moins récents, utiles pour penser le sujet pluriel. Nous en donnerons ci-après quelques exemples.

Des ancrages théoriques pour penser le sujet pluriel

13 Si l’on peut douter d’un sens univoque du mot « sujet » chez les philosophes, le concept apparaît néanmoins, le plus souvent, référé à la première personne du singulier – le « Je » – pour rendre compte d’un sujet à la fois « identifiable comme individu et présent dans le monde à la façon d’une puissance causale » (Descombes, 2004, p. 15). Pour autant, ce « Je » peut-il rendre compte d’un sujet pluriel [1] tel que nous nous efforçons de le définir ? Mieux qu’un pronom personnel, ce sont des métaphores qui, dans le champ de la philosophie, ont invité à penser un sujet pluriel.

14 Ainsi Michel Serres évoque-t-il le manteau d’Arlequin pour faire l’éloge de la diversité et du métissage comme trame de notre identité : « Ne défendez donc pas, bec et ongles, l’une de vos appartenances, multipliez-les au contraireÖ » (Serres, 1994, p. 210). Le manteau d’Arlequin est un patchwork représentant une identité dynamique et multidimensionnelle. Mais, s’il est bigarré, composé de mille et une pièces de formes et de couleurs différentes juxtaposées, cette juxtaposition n’en ouvre pas moins à une possible totalisation quand ces couleurs se fondent en un blanc qui les accueille toutes dans leur singularité.

15 Plus radicale dans sa conception de la pluralité est la métaphore du rhizome chez Gilles Deleuze et Félix Guattari (1976) lorsqu’ils recourent à l’image de ces plantes (iris, bambous, chiendent…) dont les tiges souterraines se déploient, à partir de n’importe quel point, en une prolifération horizontale, dépourvue de centre, de socle, de terme… Contre l’image de l’enracinement et des descendances, l’image de multiplicités qui n’ont nullement besoin de l’unité pour former un système, la conception d’une pluralité en mouvement, d’une horizontalité « fluide » et de devenirs comme autant de lignes de fuite. « Faites rhizome et ne plantez pas » : une autre conception du développement, loin de l’unité et de la stabilité ? À distance de toute forme d’unification, y compris narrative telle que la conçoit Paul Ricœur à travers le « récit de soi » (Ricœur, 1990) ?

16 Les sociologues ont développé des approches plus empiriques et systématiques de ce qu’ils désignent et étudient quant à eux comme une « pluralisation de l’acteur ». En 1995, Philippe Corcuff repère ce mouvement comme « encore naissant » dans la discipline, même si ses étayages historiques sont consistants. Plusieurs auteurs font office de référence sur ce thème : George Herbert Mead pour qui il existe une grande diversité de soi correspondant aux différentes relations sociales que nous entretenons, aux différents rôles sociaux que nous endossons, et qui écrit : « Une personnalité multiple est en un sens normale » (Mead, 1934, p. 121) ; Erving Goffman, chez qui la multiplicité des « cadres de l’expérience » (Goffman, 1974) soutient une vision fragmentée de l’individu ; Jon Elster qui, dans « The Multiple Self » (1985), décrit différentes figures de la division des soi ; et, à partir des travaux de Luc Boltanski et Laurent Thévenot (1991), tous les tenants d’une sociologie des régimes d’action qui s’attache à étudier l’hétérogénéité interne de l’action.

17 Plus récemment, dans L’homme pluriel, Bernard Lahire (1998) récuse toute théorie de l’unicité de l’acteur en se référant à la multiplicité des répertoires sociaux, des systèmes d’habitudes incorporés liés aux différents domaines d’existence et univers sociaux que nous traversons (Lahire, 1998, p. 27) et qui peuvent constituer autant de ressources pour les acteurs. Ce qui pose néanmoins la question de la part active du sujet dans la mobilisation de cette pluralité, interne et externe, face aux situations qu’il rencontre… Lahire pense qu’en dernier ressort le choix de cette mobilisation échappe au sujet : « Dans la majorité des cas, c’est la situation qui décide » (ibid., p. 62). La position de François Dubet (1994) est sensiblement différente, pour qui « la pluralité de l’expérience » engendrerait « une distance et un détachement, un quant-à-soi porteur d’une activité critique qui empêcherait l’individu d’être totalement son rôle ou sa position […] [C’est alors] le regard subjectif porté sur le Moi qui est en mesure de donner sens et cohérence à une expérience par nature dispersée » (Dubet, 1994, cité par Corcuff, 1995, p. 103-104). Nous ne sommes pas loin ici de la conception d’un « travail de sujet » tel que des psychologues peuvent s’attacher à le définir.

18 Au croisement de la psychologie du développement et de la psychologie sociale, nous présenterons ici les grandes lignes du modèle théorique d’une socialisation plurielle et active (Malrieu, 1973, 1977, 1989, 2003) auquel nombre d’articles de ce numéro se réfèrent et qui propose une approche de la personnalisation comme travail d’intersignification, par les sujets, des conduites et expériences liées à leurs multiples appartenances, milieux et temps de socialisation.

Le modèle théorique d’une socialisation plurielle et active

19 Le modèle d’une socialisation plurielle et active proposé par Philippe Malrieu soutient, depuis ses premières formulations et à travers ses développements (Baubion-Broye, Dupuy et Prêteur, 2013) et sa mise à l’épreuve continue dans les travaux du laboratoire de Psychologie de la socialisation – Développement et travail (lps-dt[2]) de l’université Toulouse Jean-Jaurès, l’étude des processus d’interstructuration du sujet et des institutions (Malrieu, 1977), d’étayage réciproque des changements personnels et des changements sociaux (Malrieu, 1989).

20 Malrieu, comme Wallon et Meyerson, considère comme déterminantes, dans le développement de la personne, la pluralité des milieux de vie et des groupes d’appartenance des sujets ainsi que la « polyphonie » des classes d’œuvres auxquelles ils sont confrontés. « Le sujet peut jouer de son inscription dans une classe (travail, savoir, art, religion) pour objectiver les phénomènes qui se produisent dans une autre, les considérer sous un autre angle, se situer de façon nouvelle par rapport à eux. La personne est le lieu d’où nous interrogeons les actes et les œuvres d’une classe en les confrontant à ceux d’une autre classe, les représentations d’une époque à celles d’une autre époque. Elle est le lieu où s’imaginent les possibles de la société et les possibles du moi, ainsi que les expériences où pourront être évaluées les voies de leur réalisation » (Malrieu, 1996).

21 Malrieu défend ainsi l’idée que la socialisation peut être active parce qu’elle est plurielle : c’est parce que le sujet est inscrit dans une pluralité de milieux, de groupes d’appartenance et d’institutions, parce qu’il y est confronté à des normes, modèles et valeurs divers et souvent divergents, que le procès de sa socialisation ne peut se réduire au seul versant d’une démarche d’acculturation où priment les apprentissages et la mise en conformité avec les modèles proposés. La socialisation est biface : elle comporte aussi un versant de « personnalisation » en cela que la pluralité de ses inscriptions offre au sujet des possibilités de déplacement, de prise de recul, de questionnement, de critique et de dégagement. Les contradictions et les conflits existant entre des investissements, des modèles et des influences multiples l’introduisent dans des processus : d’objectivation de ces conflits et contradictions ; de hiérarchisation de buts et d’engagements concurrents ; de délibération, de choix, voire de renoncement ; de tentatives de dégagement et de dépassement des conflits et contradictions ; d’invention et de création – toujours en lien avec des autrui multiples eux aussi – de nouvelles valeurs, nouveaux buts et nouvelles conduites permettant d’opérer ces dépassements.

22 La socialisation plurielle introduit donc le sujet dans un processus d’interrogation sur le sens de ses conduites et dans un travail d’intersignification de ces mêmes conduites ; démarches qui sont la marque même de la personnalisation. En effet, « le sujet n’est pas la personne, bien qu’il en soit l’origine » (Malrieu, 1986) : si le sujet relève de la conscience de soi (construite dans la relation moi-autre) en tant que centre objectivable d’intentionnalité et d’action, distinct d’autrui, « devenir personne consiste à amener (ses conduites) à s’intersignifier, à s’étayer entre elles » (Malrieu, 2003, p. 171). Pour Malrieu, l’intersignification des conduites réside dans le fait que « le comportement dans un domaine de vie est régulé par la signification que le sujet lui accorde dans d’autres domaines de vie » (Malrieu, 1979, p. 3).

23 Cette intersignification s’opère sur deux plans (Almudever, Le Blanc et Hajjar, 2013) : sur un plan synchronique, à travers les liens que les sujets instaurent (ou inhibent) entre leurs différents domaines de vie (professionnel, familial, social, personnel et de loisirs) ; sur un plan temporel, à travers les liens que les sujets instaurent (ou inhibent) entre les différents temps de leur socialisation (passé, présent et à venir) et les perspectives temporelles qu’ils y attachent.

24 La présentation très (trop !) synthétique de ce modèle nous permet néanmoins d’introduire ici des concepts – socialisation plurielle, personnalisation, intersignification des conduites – que le lecteur verra mobilisés dans plusieurs des articles de ce numéro et qu’il pourra mettre en perspective – en débat – avec, dans d’autres articles, des angles d’approche du sujet pluriel différents. Sur la notion même de sujet, elle nous aura permis d’avancer quelques jalons pour définir une position qui différencie le « sujet » de l’» individu » – le sujet est, par essence, et de manière première, défini dans et par la relation à autrui, là où les modèles de l’individu font souvent de celui-ci une monade qui ne s’ouvre que secondairement à l’autre : le premier vise l’autonomie, l’idéal du second est souvent formulé en termes d’indépendance – comme elle différencie le « sujet » de la « personne » : le « passage du sujet à la personne » (Malrieu, 2003, p. 25) ne peut se faire « sans une interrogation sur la valeur de l’engagement, sur ce qu’il ìreprésenteî non seulement pour le moi des relations concrètes, mais aussi pour l’Homme en moi » (ibid., p. 24).

Lectures de la pluralité

25 Avec toutes les limites que peut présenter la démarche même de catégorisation, nous proposons d’introduire ici la lecture des articles de ce numéro en les rangeant sous deux volets. Dans le premier, intitulé « Des travailleurs qui ne sont pas que travailleurs : perspectives systémiques », sont regroupés quatre articles. Ils interrogent principalement (mais pas seulement) les relations instaurées par les sujets, au plan synchronique, entre leurs différents domaines de vie, au regard des investissements particuliers qu’ils font de leur sphère professionnelle à un moment donné de leur existence. Comment s’organisent et se réorganisent, se signifient et se resignifient les liens entre différents registres d’activités et de sociabilité quand la sphère professionnelle voit sa place et ses contours redéfinis sous l’effet : d’une imbrication des plus étroites du travail et de la sphère familiale dans des pratiques professionnelles d’accueil familial (article de Mazza Mainpin, Minary et Boutanquoi) qui conduisent à restructurer tant l’espace de vie que les différents rôles au sein de la famille ? D’un investissement au travail qui devient « hypertravail », au risque de réduire à peau de chagrin les autres investissements des sujets (article de Gauthier, Fournier et Almudever, sur l’exemple des salariés de l’informatique et du multimedia) ? D’une pluriactivité – ou polyactivité – dont on peut se demander si elle est véritablement choisie – comme stratégie de socialisation – et/ou subie comme figure de la précarisation (par de jeunes cadres de grandes entreprises devenus « intermittents du travail », dans l’article de Pérez ; par de jeunes diplômées vietnamiennes, dans l’article de Dupuy et Bui) ? Les situations de travail singulières rapportées dans ces contributions, référées aux évolutions sociétales qui en définissent le cadre, ne manquent pas d’ouvrir la question de l’élaboration – en cours – de nouveaux modes de vie, définis à l’articulation des « bricolages » que chacun opère dans son quotidien pour organiser et arbitrer la pluralité de ses investissements, et de nouveaux modèles sociétaux adossés à de nouvelles normes (de flexibilité, de mobilité, d’» intermittence »Ö).

26 C’est dans une perspective systémique – explicite ou dessinée en filigrane – que ces contributions abordent la question de l’impact de ces remaniements des relations entre sphères de vie sur la santé psychique des sujets : quels sentiments de reconnaissance professionnelle ou de déni de reconnaissance pour l’assistante familiale, mais aussi pour le père et les enfants accueillants ? Quelle réalisation de soi et/ou quels renoncements, voire quelle aliénation, dans l’adoption de conduites d’hyper-travail ? Quelles surcharges ou quels états de « vacance » débilitants, mais aussi quels conflits et quelles contradictions au cœur de la pluriactivité ?

27 Au point de se demander si certains de ces modes de vie ne seraient pas « meilleurs » que d’autres, plus favorables en tout cas à la construction d’une unité du sujet qui puisse accueillir sa pluralité.

28 Ces articles invitent au débat, tant sur les concepts retenus pour rendre compte de la construction de soi au travail (« professionnalisation », « personnalisation », « faire sujet ») que sur la conception de contextes et modes de vie qui pourraient être porteurs en eux-mêmes de risques et/ou de chances pour le développement de la personne. Car apparaît de manière très claire, dans ces recherches, le rôle-clé des relations aux autrui significatifs de l’entourage (individus ou groupes) dans l’appropriation, par les sujets, de ces situations professionnelles. Et ce à travers des dialogues et un travail de délibération concertée sur les valeurs, les visées et les modes d’investissement à privilégier dans les différents domaines de vie.

29 Dans le second volet, intitulé « Une expérience de travail qui dépasse l’ici-et-maintenant du travail : perspectives temporelles », sont regroupés quatre articles qui mettent l’accent, quant à eux, sur les dynamiques temporelles en jeu dans la personnalisation. Ces dynamiques temporelles sont appréhendées à travers : l’étude de la construction des perspectives temporelles dont Demarque, Beder, Calvayrac, Passédat et Le Blanc étudient les difficultés et les possibilités de développement auprès de sujets en situation de précarité ; l’analyse du travail réflexif mobilisé par les candidats à la vae (validation des acquis de l’expérience) pour articuler, dans une démarche rétrospective et prospective, les différents temps de leur socialisation (article de Croity-Belz et Cazals-Ferré) ; l’effort de compréhension, dans la diachronie d’un parcours de vie, du sens que revêtent certaines transitions-clés dans la sphère professionnelle (vieillissement et fin de carrière pour les enseignants étudiés par Cau-Bareille ; mobilité ascendante pour les salariés auxquels s’intéressent Martin et Mègemont).

30 Ici aussi, les concepts et les modèles théoriques convoqués pour mener ces analyses sont mis en discussion, situés dans des controverses scientifiques, qu’il s’agisse : de mettre en évidence la portée heuristique du concept de perspective temporelle – proposé par Lewin en 1942 et au centre de travaux très récents – ; de confronter des approches et conceptions contrastées de « l’orientation et la formation tout au long de la vie » pour saisir les enjeux, pour les sujets, de leur engagement dans ces dispositifs ; de croiser des regards (celui de l’ergonomie et d’une approche de psychologie sociale du travail opérationnalisée dans le modèle du système des activités) pour mieux appréhender le rôle du genre dans le vieillissement au travail ; de promouvoir une approche développementale du conflit pour affirmer son rôle moteur dans la personnalisation, là où dominent des conceptions négatives de ses effets.

31 À travers ces quatre contributions, le rôle central d’autrui dans l’élaboration de telles transactions temporelles et biographiques est une nouvelle fois affirmé. Une focale est proposée, dans deux de ces articles, sur des dispositifs institutionnels où les autrui significatifs mis en avant sont les professionnels de l’accompagnement. Dans le dispositif plie (Plans locaux pluriannuels pour l’insertion et l’emploi) comme dans le dispositif de la vae (évoqués respectivement par Demarque et coll. et Croity-Belz et Cazals-Ferré), les pratiques d’accompagnement ne peuvent ignorer l’enjeu, pour le bénéficiaire, d’un travail actif d’intersignification de ses expériences et ancrages pluriels, passés, présents et à venir. C’est en l’engageant dans ce travail – et en s’y impliquant – que l’action des professionnels de l’accompagnement pourra soutenir l’élargissement des perspectives temporelles et la construction de projets réellement investis par la personne.

32 Les deux articles consacrés aux transitions professionnelles de fin de carrière et de mobilité ascendante attirent, quant à eux, l’attention sur des pratiques managériales ou des attitudes de supérieurs hiérarchiques qui tendraient à « gommer » des dimensions importantes de ces transitions, minorant par exemple le rôle du genre dans l’usure au travail en fin de carrière ou encore, comme nous l’avons évoqué plus haut, le rôle du conflit dans le dépassement des transitions. Ces réflexions questionnent directement les pratiques de socialisation organisationnelle.

33 Les deux ensembles d’articles ici distingués – mais dont on percevra aussi les recouvrements quant aux processus qu’ils analysent – démontrent, par leur degré de proximité ou de distance, l’importance des choix théoriques concernant la conception du sujet pluriel qui sous-tend l’analyse des conduites étudiées. Le lecteur notera une certaine communauté de références théoriques, notamment autour d’une approche active de la socialisation professionnelle, mais aussi des nuances dans les analyses, voire des divergences, propices, nous l’espérons, à son propre positionnement. Nous avons relevé que la plupart des articles ouvrent sur une réflexion quant aux significations et appropriations possibles des résultats d’études dans le champ des pratiques de terrain. Si elles ne constituent pas l’apport principal des travaux, certaines perspectives critiques et recommandations sont avancées à ce niveau. La plupart d’entre elles se fondent sur une conception développementale et constructiviste des activités d’accompagnement des sujets au travail par des psychologues qui, dans une perspective psychosociale fondée sur le principe de l’interconstruction de l’individuel et du social, peuvent soutenir la formation et la reconnaissance de sujets pluriels à même de s’approprier leurs milieux de vie – et de contribuer à leur transformation – pour mieux y inscrire et y faire valoir leurs multiples places, acquis d’expériences, valeurs et aspirations.

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Date de mise en ligne : 24/11/2016

https://doi.org/10.3917/nrp.022.0007

Notes

  • [1]
    Le sujet pluriel objet de nos réflexions est à distinguer, dans le champ de la philosophie, du « sujet pluriel » dont Margaret Gilbert (1990) a élaboré la théorie et qui renvoie, quant à lui, à un sujet collectif.
  • [2]
    Historiquement, l’actuel laboratoire lps-dt, ea 1697 de l’université Toulouse Jean-Jaurès trouve son origine dans l’équipe de recherche en psychologie de Toulouse fondée en 1952 par Philippe Malrieu et devenue, en 1965, era-cnrs. Elle s’est transformée, en 1975, en laboratoire associé sous l’intitulé « Personnalisation et changements sociaux », puis « Psychologie du développement et processus de socialisation », de 2007 à 2016.

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