Couverture de NRP_021

Article de revue

Révéler sa maladie chronique au travail : pourquoi, comment, avec quels effets ?

Pages 169 à 180

Notes

  • [1]
    Katherine Portsmouth. katherine.portsmouth@club-internet.fr
    . Lesbian Gay Bisexual Transgender.

1 La question de la maladie chronique au travail est une question de santé publique. On estime à environ 20 % la population active concernée par la maladie chronique en France (Obrecht et Hittinger-Le Gros, 2010). La maladie se déclare dans 50 % des cas à l’âge actif (Knoche, Sochert, Houston, 2012) et le plus souvent vers 40-50 ans. Au vu de l’allongement de la vie active et de l’évolution des courbes démographiques, le pourcentage d’actifs touchés par la maladie chronique ne devrait qu’augmenter, au point que l’Europe s’en inquiète (ibid.). À l’ère du capitalisme libéral, où la recherche de la productivité est toujours plus grande (système Lean, toyotisme…), ceux qui sont considérés comme des maillons faibles, les personnes jugées diminuées, peuvent être écartés au nom du profit et de la rentabilité. L’idée que les personnes en situation de handicap seraient moins productives semble bien ancrée dans l’imaginaire social (rapport Scope, 2014). D’après l’insee, 6 % de personnes de 25 à 54 ans déclarent avoir subi des discriminations liées à la santé ou au handicap (Obrecht et Hittinger-Le Gros, 2010). Pour Joy E. Beatty et Rosalind Joffe (2006), les malades chroniques constitueraient même un groupe « diversité » à défendre à part entière, comme les seniors, les lgbt[1] ou les personnes de couleur. Il est donc important de faire un point sur cette population à la santé dite précaire (Célérier, 2008), souvent marginalisée, et de faire le lien entre la maladie chronique et le travail. Dans la perspective de Pierre Rosanvallon (2014), il est indispensable pour une société véritablement démocratique de donner une visibilité aux « invisibles » (Beaud, Confavreux, Lindgaard, 2006). La question de la maladie chronique paraît essentielle au plan économique pour maintenir une main-d’œuvre productive avec le vieillissement de la population. Aux plans politique, économique et social, il faut également se demander ce qui est le plus avantageux : écarter une population du monde du travail, et leur fournir des compensations sociales, ou les intégrer au monde du travail et aux processus de production ? Comment maintenir la santé au travail est une question d’actualité, et ce d’autant plus pour une population fragilisée par la maladie chronique. Quelles stratégies d’adaptation entrent en jeu lorsque la maladie n’est pas visible ? Comment maintenir son « pouvoir d’agir » lorsqu’on est affaibli ? A-t-on vraiment intérêt à révéler ses « failles » ?

Quelques définitions

La notion de santé

2 Revenons tout d’abord sur quelques définitions du concept de santé. Selon l’oms (Organisation mondiale de la santé), « la santé est un état complet de bien-être physique, psychique et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ». Cette définition plurielle qui englobe différents champs peut sembler quelque peu utopique. Elle élargit cependant la définition du dictionnaire Littré qui perçoit la santé d’un point de vue purement organique : « état de celui qui est sain, qui se porte bien ». Pour le corps médical, la santé est donc essentiellement un état, plus qu’un processus, un état idéal, auquel on peut revenir. Pour le Dr Leriche, la santé serait « la vie dans le silence des organes » (Canguilhem, 1966, p. 164).

3 Or, la santé peut aussi être une notion relative et non gravée dans le marbre. Si la maladie est contrôlée par un traitement, on peut se sentir en santé sans l’être objectivement. Le malade et le médecin peuvent diverger sur la définition de la santé. Lhuilier et Waser (2014, p. 3) vont plus loin : « Parce que l’activité individuelle convoque toujours autrui, la santé est une production collective. » Ces auteurs s’inscrivent dans la pensée de Georges Canguilhem selon laquelle l’homme est en santé s’il a « une certaine latitude, un certain jeu des normes de la vie et du comportement » (Canguilhem, 1966, p. 167). Dans cette perspective, l’homme n’est pas seul au monde, il s’inscrit dans un ensemble social.

4 Canguilhem ajoute une autre dimension à la définition de la santé, celle de capacité d’agir : « Je me porte bien dans la mesure où je me sens capable de porter la responsabilité de mes actes, de porter les choses à l’existence et de créer entre les choses des rapports qui ne leur viendraient pas sans moi » (Canguilhem, 2002, dans Clot, 2012, p. 22).

Qu’est-ce que la santé au travail ?

5 Dans cette lignée, et pour situer la santé dans le contexte du travail, on peut retenir la définition d’Yves Clot (2010) : « La santé est affaire de situations recréées, de développements inattendus, de devenirs imaginables. » L’activité serait au centre même de la notion de santé : elle ouvre la voie à une redéfinition de normes, ou à la normativité telle que l’entend Canguilhem. La normativité étant à l’opposé de la normalisation au sens de conformisation aux normes existantes. « La santé au travail n’est pas le conformisme, mais, au contraire, le développement de son pouvoir d’agir individuel et collectif sur la situation en la recréant. » Clot se situe à l’opposé de la définition modèle de l’oms : « La santé n’est sûrement pas un comportement “modèle” dans un environnement “modèle” comme semble le croire l’oms. La stricte conservation de soi s’oppose à la santé » (Clot, 2008, p. 96).

La notion relative de la maladie

6 Le pendant de la santé est la maladie et on retrouve les mêmes divisions théoriques dans la manière de l’aborder. Pour le dictionnaire Littré, la maladie est « altération dans la santé », elle sert à désigner des affections. La maladie est considérée d’un point de vue purement biologique et encadré strictement. Nous opterons plutôt pour la définition de Canguilhem (1966, p. 166), pour qui « la maladie, l’état pathologique, ne sont pas perte d’une norme mais allure de la vie réglée par des normes vitalement inférieures ou dépréciées du fait qu’elles interdisent au vivant la participation active et aisée, génératrice de confiance et d’assurance, à un genre de vie qui était antérieurement le sien et qui reste permis à d’autres ». La maladie est conçue par rapport à un ensemble de normes de vie qui obligent le malade à vivre dans un « monde rétréci » (ibid., p. 167). Pour vivre à l’état pathologique, l’homme va créer d’autres normes et tenter d’être « plus que normal » (ibid.). Gabriel Fernandez (2009) rejoint la conception de Canguilhem en disant que c’est « l’anomalie et la diminution, voire la disparition, du pouvoir créatif sur son milieu et sur soi, organisme compris, qui ensemble font la maladie » (Fernandez, 2009, p. 60).

Les contours de la maladie chronique

7 La maladie chronique se distingue de la maladie aiguë. Selon l’oms, il s’agit d’« affections de longue durée qui en règle générale évoluent lentement ». On peut ajouter qu’une maladie chronique est souvent associée à une invalidité et à la menace de complications graves. Pour l’oms et la Sécurité sociale, la maladie chronique est bien définie, encadrée. La Sécurité sociale a établi une liste de trente pathologies ald (affection longue durée), regroupant les maladies les plus fréquentes et les plus graves – peut-être aussi les plus médiatisées ? Toujours est-il que d’autres maladies chroniques existent, non incluses dans cette liste officielle. Ainsi, le débat a longtemps fait rage autour des addictions : doivent-elles être reconnues comme maladies mentales ? Mêmes controverses autour des tms (troubles musculo-squelettiques). Seule une très faible proportion est reconnue comme relevant de la maladie professionnelle et donc incluse dans un référentiel officiel. Se pose alors la question de la reconnaissance des maladies et des maladies professionnelles en particulier. Dans les cas de maladie due au travail, les malades doivent lutter contre la maladie, mais aussi contre le déni de la responsabilité du travail dans l’apparition des troubles. La maladie, lorsqu’elle accède à la reconnaissance de cette étiologie, n’est plus une affaire individuelle mais collective. A contrario, son défaut de reconnaissance joue non seulement sur les répercussions sociales, mais sur les actions de prévention mises en place ou non (Messin, Neis, Dumais, 1995).

8 Avec des définitions aussi imprécises, il est difficile de cerner le périmètre d’étude des maladies chroniques et de les étudier au niveau épidémiologique. C’est peut-être une des raisons pour lesquelles la recherche s’est souvent orientée vers des études par type de maladie, cancer et sida notamment. La différenciation des maladies chroniques peut par ailleurs sembler problématique, car on ne vit pas de la même manière un cancer, un diabète, un vih ou une maladie psychique. Isabelle Baszanger pointe cependant deux traits communs, la durée de la maladie et le « problème de gestion » (Baszanger, 1986, p. 4). Les malades chroniques formeraient « un monde social dont l’ordre spécifique est négocié » (ibid., p. 5). Les normes sociales sont remises en question. Elle souligne qu’une des particularités des maladies chroniques est qu’elles ne sont pas toujours des maladies spectaculaires, dont les symptômes « éclatent ». L’apparition des symptômes peut être « rampante ». Dans ce contexte, la durabilité de la maladie bouscule le « médico-centrisme » parce que « la crise se routinise » (ibid, p. 8). La durée de la maladie chronique inscrit la maladie dans un processus, et non plus dans un état, processus au cours duquel le malade participe activement, y compris dès le diagnostic, la lecture même de la maladie, en interaction avec le médecin et son milieu. Dans ce monde social, le malade a un rôle actif : le « malade-acteur » ne se cantonne plus au « rôle de malade » tel que décrit par Parsons (Parsons, 1955, dans Célérier, 2008).

La révélation de la maladie au travail : une mise à distance ?

Discrimination

9 La révélation de la maladie sur le lieu de travail peut avoir de multiples répercussions sur la vie professionnelle. En premier lieu, elle peut susciter diverses formes de stigmatisation (Goffman, 1963). Les personnes malades chroniques ont la particularité d’avoir des maladies en grande partie invisibles. Selon Guy Tisserant (2012, p. 34), 80 % des handicaps sont invisibles. Les signes extérieurs ne sont pas toujours évidents et ce sont les comportements ou d’autres signes qui seront à décrypter par l’entourage. La stigmatisation peut donner lieu à de la discrimination. Selon le rapport Scope (2014, p. 13), 76 % des personnes handicapées ont rencontré des problèmes d’attitude de leur employeur. Malgré l’obligation de recruter 6 % de l’effectif auprès des travailleurs handicapés, nombreux sont les employeurs qui préfèrent payer une contribution financière. Et, dans bien des cas, la révélation de la maladie est un frein à l’embauche. Selon Olivier Obrecht et Claude Hittinger-Le Gros (2010, p. 26), aucun entrepreneur n’a donné suite à un entretien d’embauche durant lequel une personne avait mentionné sa séropositivité.

Jugement moral

10 Au regard de la hiérarchie et des collègues de travail, la maladie chronique est une déviance qui induit forcément un jugement moral (Dodier, 1983). La réalité même de la maladie est questionnée. Le malade doit donner la preuve que « ce n’est pas du cinéma » (Huyez-Levrat et Waser, 2014, p. 6). Selon le rapport Scope (2014, p. 9), 49 % des personnes handicapées ont parlé à des personnes qui n’ont pas cru à leur handicap. On pourrait ainsi faire le parallèle entre le malade et le pauvre tel que le décrit Hannah Arendt : « On ne le désapprouve pas, on ne lui reproche rien ; simplement on ne le voit pas » (1967, citée par Revault d’Allonnes, 2008). D’un point de vue gestionnaire, l’imprévisibilité inhérente à la maladie chronique, sa variabilité, peut être mal jugée : elle introduit du désordre et de la contradiction avec la stabilité souhaitée par le manager qui est dans une logique de prévision, de stratégie et d’objectifs. Elle peut remettre en cause la crédibilité professionnelle de la personne (Beatty et Joffe, 2006, p. 188).

Déclassement et placardisation

11 Joy E. Beatty et Rosalind Joffe (2006, p. 186) parlent de leur côté d’un risque de « sous-emploi » (underemployment), soit parce qu’une évolution professionnelle n’est pas proposée, soit parce que la personne malade préfère un travail stable, en-dessous de ses capacités, afin de se maintenir en emploi. Les chercheuses parlent alors de « job-lock », une situation dans lesquelles les personnes s’autocensurent en quelque sorte afin de préserver un certain statu quo, et notamment des droits à une couverture médicale.

12 Le label « handicapé », le fait d’appartenir à un groupe « diversité », comme le suggèrent Beatty et Joffe, peut conduire à une ghettoïsation, avec une relégation de tous les handicapés sur des « zones d’affectation prioritaire » ou un même genre de poste dévalué (Huyez-Levrat et Waser, 2014, p. 8 ; rapport Scope, 2014, p. 15). Le déclassement social vient amplifier les inégalités sociales : il sera tendanciellement encore plus prononcé chez les ouvriers que chez les cadres (Lanna, Marchand, Thébaud-Mony, 2010, p. 10). Annie Thébaud-Mony parle même de « mortalité différentielle » à propos du cancer comme « maladie inégalitaire » (2008, p. 238).

13 Le milieu de travail peut chercher à mettre de côté, à reléguer, voire à cacher la vulnérabilité ontologique, qui s’oppose à l’individualisme, l’autonomie, l’autosuffisance prônée par la société. Ce peut être une sorte de défense, comme l’écrit Dominique Lhuilier : « La catégorisation de personnes vulnérables, c’est-à-dire en difficulté dans l’exercice et leur relation au travail, sert essentiellement, après celle de “handicapés” explorée par Claude Veil, à fabriquer de l’altérité et ainsi à se défendre du négatif » (Veil, 2012, p. 45). Peuvent survenir alors des phénomènes de placardisation (Lhuilier, 2002). Une mise à l’écart, un déclassement peuvent ensuite rajouter au problème initial de santé une altération de la santé psychique (Obrecht et Hittinger-Le Gros, 2010, p. 24).

Chômage

14 Plus radicalement, la maladie est associée à un risque de chômage. On pense à l’injustice subie par l’avocat brillant du film Philadelphia, qui malgré des compétences avérées est éloigné de son travail. Le personnage n’avait pas déclaré sa maladie, ne l’avait pas mise en visibilité, mais il y avait « perceptibilité » de la maladie (Goffman, 1963, p. 65). Sa situation est bien différente de celle d’une personne qui quitte volontairement son emploi pour préserver sa santé, ce que Valentine Hélardot (2006, p. 77) qualifie de « bifurcation positive ». Un changement de trajectoire professionnelle pourra ainsi être décrit comme « fermant » ou « ouvrant » (ibid., p. 78). Toujours est-il que les malades chroniques sont touchés par un taux de chômage deux fois plus élevé que la moyenne nationale (Obrecht et Hittinger-Le Gros, 2010).

Dire la maladie chronique : pour quelle reconnaissance ?

La reconnaissance juridique et sociale : le cas des maladies professionnelles

15 Dans le cas des maladies professionnelles, la reconnaissance juridique et sociale de la maladie, même constatée et révélée par le corps médical, n’est pas acquise d’emblée. L’exemple des tms est à ce sujet parlant. Bien que signalés depuis plusieurs décennies, les tms n’ont été intégrés à un tableau officiel de maladies professionnelles que dans les années 1970. Les médecins sont à même de faire le lien avec l’exercice du métier, mais, en l’absence de tableau correspondant, le malade peut passer à côté de la reconnaissance officielle (Hatzfeld, 2009a). Aujourd’hui encore, alors que les tms sont au premier rang des problèmes de santé au travail (ibid.), les maladies péri-articulaires sont très difficiles à faire admettre par l’Assurance maladie. Il y a un « immobilisme de la décision » (Hatzfeld, 2009b, p. 50), qui est l’un des facteurs de la sous-déclaration des pathologies. Il se conjugue avec la crainte des employés de perdre leur travail, la pression des employeurs, des médecins du travail démunis, la méconnaissance des milieux de travail des médecins traitants. Pourtant, les connaissances relatives à ces pathologies peuvent enclencher une réflexion sur les causes biomécaniques ou d’organisation du travail essentielles pour une meilleure prévention. La maladie peut agir comme « événement sentinelle » (Thébaud-Mony, 2008, p. 243). Si reconnaissance il y a eu finalement, c’est grâce aux actions des médecins du travail, des syndicalistes, d’actions médiatisées, même si les tms ne sont pas des « grandes tueuses » (Hatzfeld, 2009a, p. 178).

La reconnaissance administrative

16 Révéler, et enclencher le « traitement juridique de la maladie » (Célérier, 2008, p. 2), donne aussi des droits et permet l’accès aux arrêts maladie, aux aménagements d’horaire, à l’inaptitude, à l’invalidité, à la rqth (Reconnaissance de travailleur handicapé), à l’obligation des employeurs d’emploi des travailleurs handicapés, à l’aide du sameth (Service d’aide au maintien dans l’emploi des travailleurs handicapés). Il faut alors peser le pour et le contre, car si ces droits sont sans aucun doute des protections, ils comportent aussi des risques : qualifier quelqu’un d’invalide, c’est l’invalider (Veil, 1968, p. 146) et l’inaptitude peut être vécue comme une inactivité forcée. La frontière entre handicapé et valide est par ailleurs délicate à cerner. En effet, « on peut observer qu’un handicapé n’est pas nécessairement inadapté (il peut compenser ou surcompenser son handicap). Mais encore, les « inadaptés » sont-ils réellement inadaptés ? […] Il ne serait pas difficile de donner des exemples de situations où une prétendue inadaptation est en réalité une conduite d’adaptation à des conditions extrinsèques exceptionnelles, ou une conduite légitime et socialement positive de refus de conditions sociales insatisfaisantes. […] Et force est bien de constater que, s’il est incontestable que les notions de handicap et d’inadaptation sont loin de se recouvrir mutuellement, elles sont tout aussi loin de s’exclure réciproquement ou de s’opposer » (Veil, 2012, p. 40). Le handicap est toujours relatif à une situation, à la référence à une norme sociale : « Il n’existe pas de handicap pur » (ibid., p. 187).

17 D’autre part, en son for intérieur, le malade ne se reconnaît pas facilement ce label de « handicapé » dans la construction de son identité personnelle (Mezza, 2014). Peut-être parce que, « lentement constitué, le handicap se glisse dans la personnalité » (Veil, 1968, p. 121). Mais on peut penser aussi que les personnes malades chroniques ont intérêt « à courir en peloton » (Veil, 2012, p. 189) et parfois à accepter ces étiquettes pour faire reconnaître leurs droits et exister en société. Les travailleurs de l’amiante auraient-ils réussi à faire valoir la reconnaissance de leur maladie professionnelle s’ils ne s’étaient pas associés, s’ils n’avaient pas été soutenus par les enseignants de Jussieu ?

Le double tranchant de la reconnaissance-compassion

18 La reconnaissance sociale de la maladie peut être à double tranchant. Le malade peut avoir la tentation de se retrancher dans son « rôle » de malade et de victime. La compensation financière accordée par une pension d’invalidité, par exemple, est une « politique de la pitié » (Revault d’Allonnes, 2008, p. 57). La pitié serait une « compassion pervertie » (ibid., p. 55) qui n’appelle pas la réciprocité : le don/contre-don est impossible. Être paria est un privilège qui a « un envers : les parias sont déchargés du “souci du monde”. Et cela se paie cher : le prix à payer, c’est “la perte en monde”. Autrement dit, la perte de la bonne ou de la juste distance qui permet aux êtres humains de penser et d’agir dans un monde commun » (ibid., p. 26). On voit bien comment la pitié a ici « partie liée avec la soif de pouvoir » (ibid., p. 59) ; elle fait plutôt la promotion de « l’individu souffrant au détriment de l’individu agissant » (ibid., p. 100).

Ajustements, normalisations, modulations, régulations, réadaptations, aménagements… Comment maintenir la santé au travail avec une maladie chronique ?

19 Selon qu’on ait révélé ou non sa maladie, les stratégies et modes de compensation pour vivre en santé au travail ne seront pas les mêmes. En obtenant la reconnaissance administrative, un malade chronique pourra bénéficier d’une aide pour se maintenir au travail. Mais cette reconnaissance ne sera qu’une mesure conservatoire : elle permettra une réadaptation au sens de la définition de santé de l’oms, mais elle ne donne pas accès à la santé comme normativité au sens de Canguilhem, ou à la santé au sens de créativité comme la définit Winnicott (1988). De plus, une réadaptation « réussie » au travail peut être délétère au niveau familial (Kirchgässler, Matt, Laroche, 1987). Il convient donc de prendre en compte les différents domaines de vie et non seulement la sphère professionnelle.

Les limites du non-dit

20 S’il n’y a pas eu de reconnaissance officielle, le malade aura d’autant plus de mal à argumenter avec son supérieur hiérarchique un aménagement nécessitant une prise en charge financière. La non-déclaration de la maladie comporte également le risque de surinvestissement dans le travail au détriment de la santé et un coût psychique élevé lié à la gestion permanente des signes de la maladie. Coût d’autant plus important que la gestion de la maladie chronique est une « gestion sans fin » (Strauss, 1992, dans Célérier, 2008). En restant « invisible », on risque par ailleurs de maintenir des sentiments de honte, d’échec personnel, d’isolement et de résignation (Beaud, Confavreux, Lindgaard, 2006) ou d’entretenir un ressentiment néfaste, car le « coût somatique mais aussi psychique de la simulation-dissimulation est à l’origine d’un ressentiment qui peut altérer les relations de travail » (Lhuilier et coll., 2010, p. 21).

21 Une méthode de compensation individuelle et relativement invisible parce que cantonnée au gré à gré, non institutionnalisée, peut être précaire si l’on change de supérieur hiérarchique. Ce qui aura été acceptable pour l’un ne le sera pas nécessairement pour l’autre. La retenue d’informations personnelles pourra également freiner des relations interpersonnelles de confiance au travail, nécessaires au développement de la carrière (Beatty et Joffe, 2006, p. 186-187). Si un malade exerce sa capacité de « modulation » (Dodier, 1983, p. 259) pour se ménager sans en expliquer les raisons, il pourra paraître fainéant vis-à-vis de ses collègues : « Limiter la visibilité sociale de la maladie […] c’est accepter alors un autre risque, celui d’être pris pour un tire-au-flanc » (Lhuilier et Waser, 2014, p. 10). Nicolas Dodier illustre comment un ouvrier préfère passer pour fainéant que tuberculeux (1986, p. 618). Œuvrer dans l’ombre, c’est oublier que « la renormalisation engage non seulement le sujet singulier mais aussi les autres dans la construction et définition des règles de travail » (Lhuilier et Waser, 2014, p. 6). On peut penser qu’il est alors bénéfique de s’engager dans des stratégiques d’ajustement plus visibles.

Une nécessaire négociation collective

22 La hiérarchie d’un salarié malade va bien sûr être concernée par les aménagements et les compensations à trouver, mais le regard des collègues de travail a également son rôle à jouer. Ce qui paraît « raisonnable » à un niveau gestionnaire doit l’être également au niveau collectif. Des arrangements soutenables sur la durée demandent une mise en visibilité collective, pour éviter par exemple des phénomènes de ressentiment (Beatty et Joffe, 2006, p. 188). Guy Tisserant écrit : « Il est essentiel que la notion de raisonnabilité soit également évaluée par le collectif de travail et par la personne concernée pour être vivable dans la durée » (Tisserant, 2012, p. 119). Les ajustements « ne seront toutefois pérennes que si la compensation mise en œuvre pour une personne est comprise, acceptée et perçue par le collectif comme la réduction d’un désavantage, et non comme une “faveur” » (ibid., p. 161). Ainsi, une salariée portera une attelle autour du poignet, bien visible, pour justifier de la recommandation officielle de ne pas porter de charges lourdes (Huyez-Levrat et Waser, 2014, p. 6). De plus, en échange de la reconnaissance de ses difficultés, elle sera souple au niveau de ses temps de pause, proposera de l’aide en anglais. Alors, « l’avantage » se transformera par la réciprocité en « avantage mutuel » (ibid., p. 14). Ces arrangements sont toutefois précaires. Ainsi, Dodier (1983, p. 267) signale qu’« un dépassement du fonds toléré d’arrêts maladie et de morbidité peut conduire à la rupture d’un équilibre ».

Le travail autrement

23 La question du sens du travail va se trouver majorée par la maladie. Les malades chroniques vont chercher à se dégager de tâches à dominante physique ou être plus pointilleux sur leurs choix de missions. Ils peuvent souhaiter réduire leur temps de travail ou se reconvertir… Ils se consacreront volontiers au monde associatif, qui pourra être « un espace de restauration identitaire » (Lhuilier et coll., 2010, p. 15). La priorité sera alors de « privilégier l’usage de soi par soi, au service d’un développement de soi ». Mais cette aspiration devra composer avec la marge de manœuvre donnée ou à créer, celle-ci étant aussi bien souvent fonction des situations sociales et économiques (Chassaing et Waser, 2009 ; Lhuilier et coll., 2010).

24 Valentine Hélardot (2006, p. 75) souligne que la bifurcation biographique, dans notre cas ici, l’irruption de la maladie chronique, peut entraîner « une transformation objective et subjective du rapport au travail et à l’emploi […] allant dans le sens d’une meilleure préservation des enjeux de santé ». La maladie chronique entraîne souvent une « réévaluation des projets de vie » (Lhuilier et coll., 2010, p. 21). L’identité sociale de malade chronique ne se limite pas à la sphère du travail et sa santé « n’est pas un état, mais un processus arrimé à l’ensemble des activités humaines » (Lhuilier et Waser, 2014, p. 14). L’identité professionnelle va s’articuler avec d’autres identités, familiales et sociales. Une réévaluation des sphères de vie peut s’opérer « pour éviter un effet de contagion » entre les domaines de vie (Hélardot, 1986, p. 61). Ceci se traduira peut-être par un changement dans la manière de s’investir au travail. Le malade aura alors tendance à relativiser davantage les problèmes suscités par le travail et à prendre de la distance. Le travail prendra une autre valeur, aura besoin de prouver son sens et sera le lieu de recréation de normes (Chassaing et Waser, 2009).

25 Il peut y avoir une modification des ambitions professionnelles (ibid.). La réévaluation de la valeur travail et de la mesure de la réussite d’une carrière passera par un déplacement d’une évaluation objective vers une évaluation subjective (Beatty et Joffe, 2006, p. 187). Le travail pourra également donner lieu à une réflexion sur une réorientation professionnelle, une formation, avec deux types de projet, soit dans la continuité, soit dans le changement (Mezza, 2014). Un transfert de compétences peut s’opérer car « la perception, la sensibilité à l’éprouvé sont aiguisées et ces compétences peuvent être déplacées et activées dans l’élaboration de nouveaux engagements associatifs ou professionnels » (Lhuilier et coll., 2010, p. 19). La création de sa propre activité et le choix d’un travail en libéral, par exemple, peut être une manière de vivre en santé au travail et d’acquérir une nouvelle liberté (Chassaing et Waser, 2009 ; Lhuilier et coll., 2010).

Conclusion

26 Il n’y a pas une manière de gérer le dilemme de dire ou taire sa maladie au travail, mais des manières, qui dépendront à la fois de l’individu, du contexte social dans lequel il s’inscrit, de sa relation au travail et de l’organisation de travail dont il dépend. Dans un monde idéal, il faudrait sans doute pouvoir être en confiance, pouvoir révéler, pour exister et créer, « pour vivre et non survivre » (Clot, 2012, p. 16), ne pas seulement être sur la défensive. Pour vivre en société, car « se donner la peine de vivre ne peut jamais se faire seul » (ibid., p. 19).

27 Sans tomber dans la maladie-étendard, qui serait alors presque un métier, il faudrait, pour reprendre Paul Ricœur (cité par Revault d’Allonnes 2008, p. 64), « pouvoir dire », « pouvoir faire », « pouvoir raconter et se raconter » afin de rendre visible une invisibilité sociale, pour rendre possibles d’autres possibles, pour mettre en lumière des modèles positifs et déstigmatiser les malades. Claude Veil dit bien que la personne handicapée « a besoin de modèles d’identification » (Veil, 2012, p. 189). Au-delà des recommandations institutionnelles et managériales (Knoche, Sochert, Houston, 2012, p. 21), on peut suivre l’idée de Beaud, Confavreux et Lindgaard (2006, p. 15) selon laquelle on doit repenser la place du citoyen malade comme « usager critique et responsable des institutions ». Cette conception semble proche de l’idée de la position du malade de Tosquelles, capable de « soigner l’institution », en l’occurrence, le travail (Tosquelles, 2009, dans Clot, 2012, p. 20).

28 Pour Pierre Rosanvallon (2014), « l’invisibilité a aussi un coût démocratique » et « alimente le désenchantement vis-à-vis du politique » (ibid., p. 11). Nous soutiendrons comme lui que révéler sa maladie au travail, c’est « sortir de l’ombre et de l’anonymat, c’est assurément pouvoir inscrire sa vie dans des éléments de récit collectif ; affirmer sa singularité et en même temps se découvrir participant d’une communauté d’expérience, lier son je à un nous ; retrouver en même temps dignité et capacité d’action » (ibid., p. 24).

Notes

  • [1]
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