1 Les cliniques du travail sont définies par des approches qui ont comme problématique centrale l’articulation entre travail et subjectivité. Elles visent, sur le plan éthico- politique, le développement de ressources psychosociales pour l’action dans les contextes de travail. Elles conçoivent le travail comme activité, comme action intentionnelle d’un sujet et d’un collectif en vue de la production simultanée d’objets et de soi-même. Elles constituent un domaine polysémique dérivé de la réélaboration de diverses traditions théoriques, comme la psychopathologie du travail, la psychanalyse, la psychologie sociale clinique, l’ergonomie, la tradition socioculturelle, ainsi que des conceptions philosophiques variées (Lhuilier, 2006a, 2006b, 2006c).
2 La transformation du sujet à partir de la prise de conscience des empêchements à la réalisation du travail, à partir du dépassement des résistances du réel au moyen d’un agir créatif et collectif, est un projet qui unit, bien que par des voies presque opposées, au moins deux des principaux représentants de ces cliniques : la psychodynamique du travail (Dejours, 1999, 2013) et la clinique de l’activité (Clot, 2006, 2008). Dans les termes de la clinique de l’activité, le réel de l’activité ne se réduit pas à ce que l’on fait dans le travail : il réside avant tout dans ce que l’on ne fait pas, ce que l’on est empêché de faire, dans l’effort sans succès pour faire, dans le désir ou la possibilité de faire sans y parvenir. Le réel surmonte ce que l’on est en train de faire et intègre le devenir. Il s’agit, selon les termes de la psychodynamique du travail, d’un hiatus, une dimension non totalement symbolisable qui incite le sujet à l’action et à la réflexion.
3 Bien que le réel soit un des concepts centraux des cliniques du travail (Lhuilier, 2010), la dimension à proprement parler réaliste de ces cliniques nous paraît faire encore l’objet de peu de discussions, notamment en ce qui concerne ses implications sur la compréhension du processus de production de la connaissance dans ce domaine. Cet article entend donner une contribution à ce débat. Pour ce faire, il établit un dialogue avec le réalisme critique dans la philosophie des sciences (Bhaskar, 1978, 1986, 1989, 1998). Par la voie de ce rapprochement, nous chercherons à réfléchir sur la question centrale suivante : dans quelle mesure le réalisme critique peut-il contribuer à penser la tension entre particulier et universel qui traverse les cliniques du travail ? Cette tension naît du fait que ces cliniques oscillent entre le respect du particulier, du clinique, du singulier, et l’exigence de formuler une théorie plus large qui puisse faire l’objet d’une application plus étendue, prenant en compte divers contextes et situations. Comment éviter de tomber dans un empirisme superficiel, propre aux projets relativistes, qui privilégient le singulier et le contingent ? Au contraire, comment éviter de tomber dans un empirisme inductif visant la généralisation du particulier (Bendassolli, 2014) ?
4 L’idée de rapprocher le réalisme critique et les cliniques du travail présuppose que ces deux perspectives partagent des problématiques similaires fondées sur une orientation ontologique impliquant que la production de la connaissance transcende le niveau de l’empirique, c’est-à-dire du strictement observable. Ainsi, celles-ci intègrent dans leur analyse la nécessité de manier des niveaux distincts de la réalité. Dans les cas des cliniques du travail, la réalité est appréhendée à partir de l’engagement matériel et symbolique (sémiotique) du sujet dans une activité. Donc, l’analyse proposée dans cet article prend le rapprochement entre réalisme critique et cliniques du travail comme point de départ pour penser le rôle médiateur de l’activité (ou du travail) : entre un sujet/collectif singulier et un sujet/collectif universel, entre l’activité réalisée et le réel de l’activité.
5 Afin d’atteindre notre objectif, nous discuterons d’abord le concept de réel dans les deux approches citées antérieurement : psychodynamique du travail et clinique de l’activité. Ensuite, nous définirons le réalisme et le réalisme critique proposé par Bhaskar (1978). Nous déboucherons alors sur un dialogue entre les cliniques du travail et le réalisme critique et nous examinerons ses implications sur le dépassement de la tension singulier/universel dans la production de la connaissance dans ce domaine. Nous conclurons notre article en réfléchissant sur quelques défis que doivent relever les cliniques du travail à partir des analyses développées ici.
Le réel et la connaissance dans les cliniques du travail
6 Dans la perspective de la psychodynamique du travail, le réel du travail est compris à partir de la relation entre le prescrit et ce qui a été effectivement réalisé. Le réel s’inscrit dans le hiatus qui s’ouvre irréductiblement entre le travail prescrit et le travail effectif. Un tel hiatus peut se manifester sous la forme de l’échec, du manque, de l’anomalie, de l’événement inattendu, de l’imprévu vis-à-vis duquel il n’existe pas de procédure connue ou pour lequel les procédures prescrites existantes sont insuffisantes (Dejours, 2009). Mais, paradoxalement, c’est ce hiatus, ce décalage, qui mobilise le sujet. Travailler, c’est en ce sens inventer des façons de maîtriser le réel, eu égard aux insuffisances des systèmes symboliques, instrumentaux, régulateurs et opératoires en vigueur, pour faire face à ce qui surgit d’une façon inattendue dans le quotidien : « […] le travail se définit comme ce que le sujet doit ajouter aux prescriptions pour pouvoir atteindre les objectifs qui lui sont assignés ; ou encore ce qu’il doit ajouter de soi-même pour faire face à ce qui ne fonctionne pas lorsqu’il s’en tient scrupuleusement à l’exécution des prescriptions » (Dejours, 2009, p. 21).
7 On peut également définir le concept de réel, dans la psychodynamique, par cela qui résiste. Selon les termes de Dejours : « […] le réel se fait connaître au sujet par sa résistance aux procédures, aux savoir-faire, à la technique, à la connaissance, c’est-à-dire par la mise en échec de la maîtrise. Le monde réel résiste. Il confronte le sujet à l’échec d’où surgit un sentiment d’impuissance, voire d’irritation, de colère ou encore de déception ou de découragement » (ibid., p. 21).
8 Dans une première lecture, la souffrance et le sentiment d’impuissance se présentent comme une conséquence du type de rapport que le sujet entretient avec le réel. Si ce rapport n’est pas médiatisé par un processus de transformation de la souffrance en plaisir, par la reconnaissance au sein des collectifs et par les possibilités sublimatrices, le réel se présente au sujet sous la forme de la paralysie, aussi physique que mentale, sous la forme de la violence, de quelque chose de « non symbolisable ». Mais, selon une autre lecture, le réel se révèle comme une épreuve, un obstacle à surmonter, un mystère à déchiffrer et à comprendre. Il entretient par conséquent un rapport intime avec la production de la connaissance à partir de la sagesse pratique du travailleur. Ainsi, le réel suscite l’imagination, le désir et la mobilisation psychique. C’est dans cette seconde acception que Molinier (2006, p. 76) affirme que « […] le sujet éprouve la vie en soi, il se sent vivant ».
9 Dans la perspective de la clinique de l’activité, la compréhension du réel se manifeste à travers la distinction entre l’activité réalisée et le réel de l’activité. Selon Clot (2008), les deux ne se recoupent pas. En ce sens, Clot propose d’aller au-delà de la distinction classique, en ergonomie, entre tâche prescrite et activité réelle. Ce saut conceptuel est réalisé avec l’appui de Vygotski, pour qui « l’homme est plein à chaque minute de possibilités non réalisées » (2003, p. 74). Ceci signifie que la part visible de l’activité, autrement dit ce que le sujet a fait (activité réalisée), n’est qu’une possibilité d’agir parmi une infinité d’autres, et de faire jouer des conflits vitaux du sujet. Il se trouve que ces infinies possibilités non réalisées continuent à apparaître dans les activités actuelles de ce sujet. Clot affirme ainsi que « le réalisé n’a pas le monopole du réel » (2008, p. 89). D’où l’émergence du concept de réel de l’activité : « […] c’est aussi ce qui ne se fait pas, ce qu’on cherche à faire sans y parvenir – le drame des échecs –, ce qu’on aurait voulu ou pu faire, ce qu’on pense pouvoir faire ailleurs. Il faut y ajouter – paradoxe fréquent – ce qu’on fait pour ne pas faire ce qui est à faire ; ce qui est à refaire et tout autant ce qu’on avait sans avoir voulu le faire » (Clot, 2008, p. 89).
10 Par cette reconnaissance de l’activité non réalisée, Clot (2006, 2008) élargit les domaines de l’activité. Contrairement à d’autres projets de connaissance, l’empirique (l’activité réalisée dans ce cas) n’est pas considéré comme le dernier niveau de réalité. Au contraire, Clot propose l’analyse des conflits existants entre le visible et le possible, entre le déjà fait et le encore à faire, entre les choix passés/présents et les ouvertures et inventivités possibles, découlant des activités suspendues. De tels conflits stimulent le développement de l’activité et par conséquent la possibilité de la connaissance. Pour Clot (2004, p. 31), « c’est seulement en provoquant le développement qu’on peut l’étudier ».
11 Ainsi, dans la clinique de l’activité, l’accent est mis sur l’analyse des différents destins des conflits de l’activité (par exemple, les activités suspendues, ou concurrentes, ou empêchées). Un de ces destins peut être, comme dans le cas précédent, la souffrance. Un autre destin peut résider dans le développement psychologique et le plaisir, lorsque le sujet surmonte l’épreuve subjective représentée par l’activité et parvient à réaliser ce qui est à faire. Ce destin renvoie à la notion de santé dans cette approche. La santé consiste plus dans la découverte par le sujet de ce qu’il aurait pu être (grâce à son ouverture au réel de l’activité) que dans la préservation de ce qui a déjà été conquis (ses activités réalisées). Et Clot conclut que quand on ignore le poids du réel (de l’activité retirée, occultée ou repliée) dans notre compréhension de l’activité, cela « revient à extraire artificiellement ceux qui travaillent des conflits vitaux dont ils cherchent, eux, à s’affranchir dans le réel » (Clot, 2008, p. 89).
12 En somme, tant dans la psychodynamique du travail que dans la clinique de l’activité, le réel ne s’épuise pas ou ne se confond pas avec le plan empirique tout court. C’est là une différence par rapport à des projets de construction de la connaissance inspirés par des courants philosophiques plus larges – par exemple, l’empirisme. Dans une certaine mesure, on admet que le réel du travail ne peut pas être appréhendé en tant que tel, comme une « chose en soi » kantienne. Son existence, en termes de connaissance, est présupposée ou inférée – comme échec, mise à l’épreuve, devenir, potentialité. Ontologiquement, ces deux cliniques du travail semblent reconnaître l’existence de quelque chose qui ne peut pas être totalisé symboliquement ou établi a priori. Le réel ne se réduit pas à la théorie. Ainsi, dans la mesure où ces cliniques s’ouvrent à la reconnaissance du réel dans ces termes, elles se rapprochent du réalisme dans le domaine de la philosophie des sciences. Et c’est, comme nous chercherons à le démontrer plus loin, par cette même voie qu’elles peuvent faire avancer la discussion sur la tension singulier/universel contenue dans l’idée même de « clinique » et de « travail ».
Réalisme et réalisme critique
13 Selon Bhaskar (1986), la conception réaliste affirme en principe l’existence d’entités indépendantes de la perception qu’on en a. Philosophiquement, le réalisme peut être de trois types : prédicatif, qui défend l’existence d’universaux (Platon) ou de propriétés de la matière (Aristote) ; perceptif, qui pose l’existence d’objets matériels localisés dans le temps et l’espace ; scientifique, qui distingue « objets réels » et « objets reconnus » (Koppe, 2012). En termes plus spécifiques, le réalisme scientifique est fondé sur deux postulats : i) la croyance que les objets dont traite la science possèdent une existence indépendante des scientifiques qui les étudient, ii) la croyance que la connaissance produite sur l’objet possède un référent indépendant de sa théorisation – d’où la possibilité, par exemple, d’un phénomène que Quine (1981) décrit comme sous-détermination de la théorie par l’évidence.
14 Le réalisme cherche à se distancier autant de l’empirisme que du rationalisme. L’empirisme et le rationalisme s’appuient en dernière instance sur un réalisme empirique dans le sens où les objets réels de l’investigation scientifique sont définis en termes d’expérience sensorielle réelle, ou alors en termes d’expérience possible, dans les limites de la raison et de l’activité humaines. La conception de Bhaskar (1978, 1986) s’oppose au réalisme empirique. Il propose à sa place un réalisme critique. Selon l’auteur, ce type de réalisme adopte le point de vue selon lequel la réalité est intransitive/indépendante, mais peut être connue. Ainsi, l’objectif de l’activité scientifique est de se rapprocher de cette réalité à travers la construction de ponts, la démarcation de phénomènes, événements, et par les théories qui les expliquent. Cependant, il n’y a pas d’identité ontologique complète entre le phénomène, la théorie qui l’explique et la réalité. De là, l’activité scientifique est une entreprise toujours inachevée.
15 Dans la pratique, le scientifique crée une méthode pour appréhender un phénomène déterminé. Ce serait là le premier pont. Il construit une théorie (modèle) pour expliquer ce phénomène en escomptant créer une identité entre les deux. Ce serait là le deuxième pont. Cependant, le réel n’est pas atteignable, selon le réalisme critique, car il est intransitif. Ainsi, mécanismes, structures et processus existent indépendamment de la perception humaine, le rôle de la démarche scientifique, en tant qu’activité intentionnelle et sociale, étant de s’approcher de cette réalité intransitive. Comme résultat de ces deux ponts, le chercheur construit, au moyen de la méthode, et interprète au moyen de la théorie une dimension transitive qui se présente comme le scénario où se manifeste le phénomène en question. Ce scénario est une approche possible du réel, puisque ce dernier n’est jamais appréhendé pleinement et définitivement.
16 Ainsi, la croyance en l’existence d’un monde intransitif, indépendant et réel, dont le scénario créé par le scientifique pour l’étudier n’est pas une réponse totalement correspondante ou isomorphe, transforme la science en un processus de « découverte », ouvrant un espace à une multiplicité d’interprétations. On parle de découverte, car la conception réaliste affirme que des lois ou des séquences nécessaires règlent le fonctionnement des structures, mécanismes et processus du monde réel, y compris le monde social. Cependant, il revient au scientifique d’appréhender les séquences accidentelles de ces mécanismes, structures et processus. Encore une fois, on admet le caractère inachevé des méthodes et scénarios créés pour capter les vestiges du réel sur le plan des phénomènes théoriquement et méthodologiquement élaborés.
17 C’est dans ce contexte théorique que Bhaskar (1978, 1996) suggère qu’il existe une stratification de la réalité en trois domaines interdépendants : le réel, comprenant les structures, mécanismes et processus ; le factuel, qui renvoie à un « réel fabriqué », la capture de l’objet par le scientifique au moyen de méthodes et techniques permettant d’identifier des séquences accidentelles ; et l’empirique, c’est-à-dire l’expérience. L’expérience se présente comme le dernier test de réalité, car elle permet, dans le cadre du scénario créé par le chercheur, de se rapprocher du réel. Les phénomènes, théories et événements sont eux-mêmes transitifs, car ils peuvent exister sans l’activité humaine du scientifique. En ce sens, on peut dire qu’il existe une séparation entre d’un côté la réalité du monde (intransitivité) et, de l’autre, la relativité de notre connaissance (dimension transitive et épistémologique). Et la qualité des théories est évaluée à partir de jugements de valeur, c’est-à-dire à partir d’accords et de reconnaissance par la communauté scientifique de la plus ou moins « finesse » du scénario transitif créé pour capter le réel.
18 C’est justement à partir de la discussion sur ces trois domaines de la réalité que le réalisme critique peut dialoguer avec le réel dans les cliniques du travail. En assumant la stratification du réel et le caractère inachevé et provisoire de la science, nous pouvons comprendre que le rapprochement avec le niveau du réel n’est possible que par le biais de la construction transitive de ponts. Ces ponts établissent un chaînon entre l’expérience, qui est singulière et contingente, le factuel, le scénario où émerge le phénomène postulé par le chercheur (avec l’aide de la méthode et de la théorie), et le monde des innombrables possibilités réelles (dimension du réel). Comme nous le verrons par la suite, ces considérations nous ouvrent des perspectives pour penser la question centrale de cet article : le dépassement de la tension entre singulier et universel dans le processus de construction de la connaissance dans les cliniques du travail.
Réalisme critique et cliniques du travail : un dialogue possible
19 Comme cela a été énoncé dans l’introduction de cet article, une bonne part du projet de scientificité des cliniques du travail repose sur la reconnaissance des implications liées à l’existence de niveaux ontologiques distincts dans l’appréhension du travail : le travail prescrit, l’activité réalisée, d’un côté, et le travail réel, le réel de l’activité, d’un autre. Le réel, par conséquent, dépasse ce qui se donne (expérience) et incorpore le devenir ; il dépasse l’expérience vers un troisième domaine de stratification, le monde des possibles infinis. Mais il faut, pour ce faire, la médiation du factuel. Ce factuel est créé par le chercheur en clinique du travail dans la mesure où il favorise l’analyse du processus de travail avec le travailleur au moyen de méthodes et techniques qui permettent d’inférer des séquences causales « accidentelles ».
20 Les sciences sociales et humaines, malgré un certain discours relativiste dominant, ont affaire à une réalité régie par des « lois », lesquelles expliquent les relations entre événements dans une séquence temporelle qui définit le phénomène étudié. La différence par rapport à d’autres sciences, c’est que ces lois se présentent sous la forme de raisons ou intentionnalités fonctionnant comme des « causes émergentes » qui rendent inintelligibles un phénomène donné opérant dans des conditions concrètes spécifiques. Elles sont émergentes, car elles sont le fruit d’interactions complexes entre les propriétés concrètes/physiques et les propriétés sociales. Les causes sociales ne sont par conséquent pas réductibles à des causes physiques. Elles ont leur autonomie propre. En effet, l’origine de l’action humaine ne peut s’expliquer que par la référence aux propriétés sociales, et les effets des actions humaines ne peuvent être expliqués que par la référence à l’effet causal des croyances. C’est là une discussion fondamentale dans la philosophie des sciences, qu’on retrouve dans des œuvres importantes comme celle du philosophe Donald Davidson (2002 – par exemple, la question de l’irréductibilité du mental au physique). En d’autres termes, les structures sociales, à la différence des structures naturelles, n’existent pas indépendamment des activités qui les gouvernent, des conceptions des agents à propos de ce qu’ils font dans leurs activités.
21 La relation que le sujet établit avec son travail, autrement dit, avec le niveau de l’expérience empirique, l’ouvre à un monde de possibilités, qui se réfère à ce qu’il peut faire et ce qu’il est empêché de faire. La santé, comme on l’a déjà développé dans les cliniques du travail (Clot, 2006, 2008 ; Dejours, 2013 ; Lhuilier, 2010), découle de la découverte de ce qui peut être fait, un élargissement du pouvoir d’agir, de l’astuce pratique dans la maîtrise du réel. Il est en effet possible de penser que la connaissance dans les cliniques du travail advient par la découverte (Bhaskar, 1986, 1989), car il y a un « réel de possibilités » auquel on tente d’accéder. L’imposition d’un supposé réel du système de production est toujours médiatisée par l’action et l’expérience empirique du sujet qui réalise son travail. C’est dans cet acte de médiation qu’émerge une nouvelle strate, le factuel.
22 À ce titre, l’une des tâches des cliniques du travail consiste à comprendre les mécanismes de causalité qui émergent à partir du plan factuel, un plan de médiation entre le réel du travail (ou activité réelle) et le prescrit. Le factuel est le produit de l’exercice par lequel une clinique de travail est réalisée. Par exemple, en incitant le travailleur à réfléchir sur son activité par la voie d’un scénario comme celui de « l’autoconfrontation croisée » ou de « l’instruction au sosie » (Clot, 2006, 2008), l’analyste crée les conditions permettant à ce même travailleur d’explorer, de manière critique et clinique, les possibilités infinies contenues dans le réel du travail – et maintes fois cachées ou occultées par l’organisation (Lhuilier, 2010). Cependant, comment faire pour que ce scénario, qui s’appuie sur l’expérience empirique singulière d’un sujet ou d’un collectif, donne lieu à la généralisation présupposée dans l’élaboration théorique qui existe nécessairement comme pont avec le scénario du factuel ?
23 Une réponse peut être cherchée du côté du réalisme critique, qui pose l’existence de séquences et mécanismes de causalité relativement stables. Si ces mécanismes étaient totalement volatiles, la généralisation de la connaissance ne serait pas possible et à la limite la démarche théorique elle-même ne le serait pas. De manière similaire, assumer l’instabilité totale de ces mécanismes impliquerait d’accepter que la réalité sociale, y compris le travail, soit volatile, et n’est pas ce qu’on observe dans le quotidien. La réalité est constituée de niveaux liés entre eux, intercalant changement et stabilité. Dans le cas des cliniques du travail, admettre une instabilité totale du phénomène étudié compromettrait la viabilité de l’expérience clinique elle-même, fondée sur l’existence d’un sujet singulier traversé par une transpersonnalité – du genre (Clot, 2008) ou de la culture du métier, qui ne laisse pas de posséder une nature relativement stable (Clot et Gollac, 2014).
24 Dès lors que l’on admet que l’expérience singulière du travailleur exprime l’expérience du genre de travailleurs dans des contextes qui présentent une certaine stabilité factuelle (structure et espace organisationnel, conditions de travail, normes, consignes, système économique et politique plus large, etc.), il est possible d’accéder à une généralisation des mécanismes communs d’explication du processus de concaténation entre l’activité réalisée et le réel de l’activité/travail réel. Si le réel est inatteignable ou insaisissable dans sa plénitude, l’accès à celui-ci ne pouvant se réaliser qu’au moyen des scénarios transitifs, alors on peut conclure que le développement théorique constitue un enjeu fondamental pour les cliniques du travail. En recourant à la médiation par la méthode et la théorie (le factuel, deuxième domaine du réel), les ponts créés par le scénario constitué par le chercheur et le travailleur (co-analyse) pour accéder à la dimension du réel (troisième domaine du réel) permettent d’appréhender les invariants et les séquences causales communes à l’expérience de l’homme dans son travail (premier domaine du réel).
Considérations finales
25 Dans cet article, nous avons fait dialoguer la dimension réaliste présente dans les cliniques du travail avec la conception philosophique du réalisme critique. Le résultat de cette rencontre est la mise en évidence de deux aspects de ce rapprochement : i) ontologique, car tous deux soutiennent qu’il existe un domaine de réalité qui dépasse le factuel et l’empirique, le réel étant un monde de possibilités inconnues ; ii) épistémologique, car tous deux conçoivent la méthode scientifique et la construction théorique comme des ponts permettant un accès indirect à ce monde de possibilités du réel.
26 Le projet scientifique des cliniques du travail comporte deux enjeux : construire des théories qui expliquent les mécanismes, processus et structures impliqués dans l’activité humaine « générique », et qualifier l’expérience d’un sujet ou collectif singulier. Dans la clinique d’activité, par exemple, la proposition de concevoir le métier comme personnel, interpersonnel, impersonnel et surtout transpersonnel abonde dans ce sens (Clot, 2006, 2008). De la même manière, lorsque, toujours dans la clinique d’activité, on discute la « stylisation » du genre professionnel, on ne parle pas d’autres choses que de la relation singulier/universel, particulier/général. Ce qui soutient, du point de vue épistémologique, des théorisations comme celles-ci, c’est la reconnaissance, bien qu’implicite, de mécanismes, processus ou structures, qui concernent la nature même du travail et du sujet.
27 Dans l’optique des discussions développées dans cet article, nous pensons que l’un des enjeux importants des cliniques du travail réside dans le fait de concilier la conception réaliste et un projet émancipateur. En effet, l’intervention de la méthode vise non seulement à créer une dimension factuelle d’approche du réel, mais prétend également être une voie à travers laquelle le sujet cherche à assumer le domaine de la transformation de l’activité ou du travail. En ce sens, le sujet livre un combat entre le factuel forgé par sa relation avec le clinicien du travail (co-analyse) et le factuel imposé par l’organisation. Par exemple, le travailleur, prisonnier d’un niveau factuel forgé par l’organisation, peut penser qu’il n’existe pas d’autres manières de faire son travail au-delà des formes prescrites et légitimées par l’organisation. L’expérience d’une clinique du travail cherche à opposer à ce « factuel organisationnel » un autre factuel, capable de mettre l’expérience du sujet (son action) en mouvement, dialoguant et s’ouvrant au réel – comme pourrait le dire Lhuilier (2010), « désoccultant » le réel. Ce faisant, le sujet et les collectifs de travail produisent une connaissance (qui est appropriée au clinicien du travail), mais se transforment également, se chargent de nouvelles significations et se développent psychologiquement.
28 Deuxième défi des cliniques du travail : conférer du sens et connecter l’activité du travailleur. Autrement dit, trouver les « causes » d’une activité et les conditions dans lesquelles elles se développent. Ainsi, le projet scientifique de l’événement social singulier (clinique) ne trouve pas appui sur la généralisation empirique, car le social n’est pas toujours prédéterminé. Le monde (réel) est un système ouvert où opère l’action transformatrice. Ceci nous conduit à penser que le développement des cliniques du travail ne sera pas fondé sur un saut inductif du cas singulier au cas général, mais sur un effort analytique de compréhension des événements et des expériences, dans le but d’avoir accès aux mécanismes et structures naturelles et sociales (intercalant stabilité et changement) qui les activent et leur donnent sens. Le développement de ces cliniques viendra de la tentative de chercher le général dans le singulier et non d’une extraction du singulier par une généralisation procédant par abstraction.
29 La compréhension de la relation de l’homme avec son travail est une entreprise qui implique l’action du travailleur dans son travail et la conscience et réflexion critique sur les conditions où cet agir est activé concrètement. Comme le monde est un système ouvert, le travailleur, en agissant, transforme son expérience immédiate, interférant indirectement sur le réel du monde. La médiatisation de la production de la connaissance s’opère par l’élaboration théorique du « si » et « quand » cet agir dans le travail se produit et se manifeste comme une expérience donnée. C’est cela qui caractérise la dimension transitive de la connaissance du monde et rend viable une épistémologie du particulier, car c’est la théorie des mécanismes qui activent les événements et phénomènes (action du travailleur), assurant la compréhension de ce donné particulier.
30 Pour conclure, nous pouvons dire que les cliniques du travail semblent faire l’objet d’un dilemme : d’un côté, adhérer à un projet scientifique consistant à théoriser les mécanismes et processus généraux de l’action de l’homme au travail, où l’expérience personnelle particulière d’un sujet est traitée comme un point de départ et non d’arrivée ; d’un autre côté, souscrire à un projet d’émancipation du travailleur à travers l’application d’une méthode où la transformation de l’activité du sujet devient le point d’arrivée, et non de départ. C’est là un défi pour le projet scientifique des cliniques du travail. La première option conçoit le réalisme comme un horizon. La deuxième, comme une toile de fond.
Bibliographie
Bibliographie
- Bendassolli, P.F. 2014. « Reconsidering theoretical naivete in psychological qualitative research », Information sur les sciences sociales, 53, 163-179.
- Bhaskar, R. 1978. A Realist Theory of Science, Brighton, Harvester.
- Bhaskar, R. 1986. Scientific realism & human emancipation, Verso, The Thetford Press.
- Bhaskar, R. 1989. The Possibility of Naturalism, New York, Harvester Wheatsheaf.
- Bhaskar, R. 1998. « Philosophy and scientific realism », dans R. Bhaskar, M. Archer, A. Collier, T. Lawson, A. Norrie (sous la direction de), Critical Realism, Routledge, 48-103.
- Clot, Y. 1995. Le travail sans l’homme ?, Paris, La Découverte.
- Clot, Y. 2004. « Action et connaissance en clinique de l’activité », Activités, 1, 23-33.
- Clot, Y. 2006. La fonction psychologique du travail, Paris, Puf.
- Clot, Y. 2008. Travail et pouvoir d’agir, Paris, Puf.
- Clot, Y. 2010. Le travail à cœur, Paris, La Découverte.
- Clot, Y ; Gollac, M. 2014. Le travail peut-il devenir supportable ?, Paris, Armand Colin.
- Davidson, D. 2002. Essays on Actions and Events, Oxford, Oxford University Press.
- Dejours, C. 1999. « Psychologie clinique du travail et tradition comprehensive », dans Y. Clot (sous la direction de), Les histoires de la psychologie du travail : approche pluridisciplinaire, Toulouse, Octarès, 195-219.
- Dejours, C. 2013. Travail vivant, Paris, Bayard.
- Dejours, C. ; Molinier, P. 1994. « Le travail comme énigme », Sociologie du travail, hors-série n° 94, 35-44.
- Koppe, S. 2012. « A moderate eclecticism : ontological and epistemological issues », Integrative Psychological and Behavioral Science, 46, 1-19.
- Lhuilier, D. 2006a. Cliniques du travail, Toulouse, érès.
- Lhuilier, D. 2006b. « Cliniques du travail », Nouvelle revue de psychosociologie, 1, 179-193.
- Lhuilier, D. 2006c. « Cliniques du travail : enjeux et pratiques », Pratiques psychologiques, 12, 205-219.
- Lhuilier, D. 2010. « L’invisibilité du travail réel et l’opacité des liens santé-travail », Sciences sociales et santé, 28, 31-63.
- Molinier, P. 2006. Les enjeux psychiques du travail, Paris, Payot.
- Quine, W.V. 1981. Theories and Things, Cambridge, Harvard University Press.
- Vygotski, L. 2003. Conscience, inconscient, émotions, Paris, La Dispute.
Mots-clés éditeurs : clinique d’activité, Clinique du travail, psychodynamique du travail, réalisme critique
Mise en ligne 11/05/2016
https://doi.org/10.3917/nrp.021.0131