Notes
-
[1]
En Belgique, le délégué syndical est un représentant élu au sein d’une entreprise ou d’une organisation. Il y représente son syndicat mais n’est pas rémunéré : il demeure un travailleur de l’entreprise, soumis aux mêmes règles que les autres travailleurs, même si une partie plus ou moins importante de son temps doit être libérée pour assurer sa mission.
-
[2]
. Ces différentes missions sont reprises et développées, en droit belge, dans la CCT n° 5 du 24 mai 1971 conclue au sein du Conseil national du travail, qui règle le statut de la délégation syndicale du personnel des entreprises. Cette CCT a été modifiée par la CCT n° 5bis du 30 juin 1971, par la CCT n° 5ter du 21 décembre 1978 et par la CCT 5quater du 5 octobre 2011.
-
[3]
. Les citations directement extraites des analyses en groupe figurent entre guillemets dans le texte.
-
[4]
. Les groupes étaient composés sur une base sectorielle (le nombre de participants par groupe est précisé entre parenthèses) : hôpitaux et maisons de repos (9), commerce (7), enseignement (11), bâtiment : industrie/chimie (12), services non marchands (9), alimentation et services (9), transport et communication, dont les entreprises publiques (9), métal et textile (12), services publics (7), finance (8), interprofessionnel, dont les « jeunes », les « aînés », les « travailleurs sans emploi » et les « travailleurs migrants » (10).
-
[5]
Notamment : 66 % des participants étaient de sexe masculin ; 30 % avaient moins de 30 ans et 30 % plus de 50 ans ; 50 % des hommes et 25 % des femmes de l’échantillon avaient une expérience syndicale de dix ans ou plus.
-
[6]
Cette catégorisation, qui a émergé au fil de l’analyse transversale des récits, ne se veut pas originale. On y trouvera un écho à d’autres typologies, par exemple celle proposée par Guy Bajoit (2005) dans son analyse du travail social en institution.
-
[7]
Comme le rappelle Luc Boltanski (1990, p. 55), « critiquer c’est se désengager de l’action pour accéder à une position externe d’où l’action pourra être considérée d’un autre point de vue ».
1Pour un délégué syndical [1], militer au quotidien se joue sur de multiples fronts, notamment ceux du « terrain », de l’équipe et de l’organisation syndicale. Il s’engage, tout d’abord, à chacun de ces niveaux, dans un travail proprement politique en tant que représentant de son syndicat et des travailleurs de son organisation. Il le fait au travers de propositions, de revendications, de réclamations, dans le cadre de négociations et de conclusions d’accords locaux ou de conventions collectives, dans les propositions qu’il formule concernant les salaires, l’emploi, la formation ou les conditions de travail, en fait à chaque fois qu’il défend un « dossier » auprès de son employeur ou au sein de sa centrale [2].
2Il est, ensuite, un prestataire de services. Il peut se voir adresser, lors de ses permanences syndicales notamment, des demandes de nature plus administrative auxquelles il tâchera de répondre directement ou après consultation des services supports de la centrale (juridique et autre). Cette dimension du travail syndical semble, chez certains des militants que nous avons rencontrés, s’opposer à la première soit pour la valoriser, soit plus généralement pour dénoncer le recul de ce qu’ils jugent être le « véritable travail syndical [3] » ou le risque d’être mis « au service de problématiques individuelles » et non plus de causes collectives.
3Enfin, ces deux principales missions impliquent tout à la fois de se tenir à l’écoute des travailleurs et de les mobiliser, de mener une analyse permanente de la situation de travail et du contexte organisationnel, d’instruire, défendre et assurer le suivi des dossiers, de participer activement à différents lieux de concertation en entreprise ou au sein de la structure syndicale, de maintenir ses compétences et connaissances à jour, de se tenir prêt à réagir rapidement à un incident ou à une situation de conflit, d’assurer l’animation et le dynamisme de l’équipe syndicale, etc. C’est à ce « travail d’organisation »(Maggi, 2003 ; Dujarier, 2006) militant que s’intéresse particulièrement cet article.
4C’est à ce niveau que se posent avant tout, pour les délégués syndicaux, les défis contemporains de la militance : qu’il s’agisse, comme le fait Françoise Piotet (2009), de constater les difficultés croissantes de mener une action critique dans un contexte de transformation globale de l’appareil productif (déclin des secteurs primaire et secondaire, fragmentation du champ entrepreneurial, etc.), de la population active (féminisation, élévation du niveau d’éducation, etc.), du contexte général (sous l’effet de la mondialisation) ou des modes de vie et des identités sociales (Lahire, 1998), les effets se traduisent, sur le terrain, par le biais de difficultés essentiellement opérationnelles. Par exemple, c’est au travers des contacts quotidiens qu’ils ont en entreprise ou en organisation ou lors de certaines actions syndicales que les militants constatent les difficultés qu’ils ont à affilier, à mobiliser, voire à conscientiser les travailleurs.
5Après avoir précisé les options méthodologiques de notre enquête et quelques enjeux généraux du militantisme syndical de terrain, nous développerons successivement, au travers des tensions qui s’y manifestent, les trois niveaux de déploiement du travail d’organisation militant : celui des difficultés locales, celui des interrelations avec la structure syndicale et celui de l’équipe syndicale accordant une place particulière à la question de l’intégration de nouveaux membres. Nous en déduirons, en conclusion, quelques enjeux.
Options méthodologiques
6Nous nous appuierons sur les données et analyses produites dans le cadre d’une vaste recherche-action (Cultiaux et Vendramin, 2011) menée, en 2009 et 2010, auprès d’un large échantillon de 103 délégués syndicaux répartis en 11 groupes représentant les différentes composantes du principal syndicat belge [4]. Ces groupes ont été constitués dans un souci non pas de représentativité statistique mais de diversité. L’analyse exigeant une confrontation entre les interprétations formulées par les participants, il était essentiel que des situations de militance différentes (par l’ancienneté, le genre ou l’âge des délégués, par la taille des délégations…) soient effectivement représentées, quitte à surreprésenter certaines catégories de militants par rapport aux proportions réelles (notamment les femmes dans certaines centrales ou les novices [5]).
7Nous inspirant des propositions méthodologiques de la méthode d’analyse en groupe (Van Campehoudt et coll., 2005), nous avons fait le choix d’une démarche compréhensive, participative et fortement inductive, destinée à mettre en lumière différentes facettes et problématiques liées à la pratique quotidienne du travail syndical de terrain. La méthode est, en premier lieu, fondée sur la sélection de récits d’expérience et de pratique par les participants. En deuxième lieu, « la caractéristique première du dispositif […] est d’associer les acteurs concernés à la construction de l’analyse sociologique de leurs expériences et de leurs pratiques » (ibid., p. 37). L’analyse n’est pas menée sur mais avec les participants et avec l’aide d’un animateur qui est avant tout garant du respect du cadre d’échange. Enfin, en troisième lieu, les conclusions de chaque analyse servent de base à la formulation de propositions pratiques.
8Il s’agit, en les mobilisant collectivement et en confrontant leurs expériences, de dépasser les limites d’une lecture essentiellement individualiste qui survaloriserait les dimensions subjectives au détriment d’une compréhension de l’action dans son contexte (Nicourd, 2009). Il fallait aussi éviter, dans notre approche de l’organisation du travail militant, de nous centrer sur la manière dont les engagements vis-à-vis d’une cause et d’une institution « tiennent » les individus et finissent par les socialiser, approche qui nous semble à la fois trop déterministe et trop partielle. Élaborer collectivement, entre militants et au départ de situations réelles, ce que signifie être militant syndical dans les entreprises et organisations d’aujourd’hui nous semblait permettre de contourner ces deux écueils.
9Les 100 récits proposés et les 32 récits retenus pour analyse peuvent être classés en trois catégories : ceux qui renvoient à des problématiques d’ordre « individuel » (sentiment de solitude ou d’impuissance…), ceux qui évoquent la « cause syndicale » (ses engagements, ses valeurs…) et ceux qui illustrent des problématiques « organisationnelles ». Le tiers des récits proposés (30) et la moitié des récits retenus pour analyse (15) s’inscrivent dans cette troisième catégorie.
10L’accent mis par les militants sur les questions opérationnelles pourrait en lui-même faire l’objet d’une analyse intéressante que nous n’aurons pas la possibilité de développer ici. Entre autres hypothèses, suggérons seulement que ce choix peut s’expliquer notamment par le fait qu’il peut paraître moins utile aux participants de s’attarder, lors des échanges en groupe, sur un contexte socioéconomique sur lequel ils ont finalement assez peu de prise ou sur le bien-fondé de l’action syndicale qui, pour la plupart, semble largement aller de soi. Les dimensions plus individuelles de l’engagement, quant à elles, constituent de manière générale un non-dit du militantisme (Gaxie, 2005). Il reste que, en dépit de ces explications, l’intérêt des délégués vis-à-vis des questions organisationnelles n’est pas un choix par défaut : ce sont bien elles qui, comme nous l’avons dit, sont au cœur de leurs préoccupations. L’hypothèse d’instrumentalisation du chercheur et de sa démarche pour adresser un message aux instances qui ont commandité l’enquête ne nous a pas non plus échappé.
Travail d’organisation et action syndicale de terrain
11Avant de développer cette thématique, il convient sans doute de préciser la conception de l’organisation qui est ici considérée. Une organisation ne se réduit jamais à un ensemble opératoire ou à l’agencement plus ou moins rationnel de moyens au service de fins. Elle est aussi, d’une part, un système culturel, symbolique et imaginaire et, d’autre part, le lieu de déploiement de dynamiques proprement groupales ou individuelles (Enriquez, 1992). L’organisation est un objet complexe qui requiert un travail particulier d’articulation des différentes logiques qui la traversent.
12Le « travail d’organisation » est, à ce titre, « un processus permanent d’actions et de décisions » (Maggi, 2003) qui a pour objectif de produire l’organisation du travail entendue comme un « ensemble dynamique de réponses à des contradictions » (Pagès et coll., 1979). Cette activité de médiation des contradictions n’est pas propre à l’un ou l’autre niveau de l’organisation. Marie-Anne Dujarier considère, dans le champ des services, pas moins de six principaux niveaux de déploiement (Dujarier, 2006), même si ce travail n’est pas toujours de même nature : à mesure que l’on descend les échelons de l’organisation et que l’on porte son attention aux niveaux plus opérationnels, le travail d’organisation tend à se traduire en comportements ou en actes parfois peu visibles et peu reconnus qui s’inscrivent dans la contingence de situations d’action particulière, sont faits de « petites choses », voire sont dissimulés car ils s’écartent des règles de fonctionnement formelles.
13Le travail d’organisation militant n’échappe pas à ce constat. Il y est aussi largement question de « bricolages » et d’apports personnels qui reposent sur les compétences, la personnalité ou le « métier » des militants qui peuvent aussi être ignorés, réprouvés, voire réprimés, par les instances syndicales, par les directions, par les travailleurs ou par d’autres militants (qu’ils soient ou non affiliés au même syndicat). Or, ils ont une importance particulière dans la militance au quotidien, d’où notre souhait ici d’insister sur les tensions spécifiques qui la traversent et au départ desquelles se déclinent les différentes dimensions et les enjeux du travail d’organisation. Par commodité, nous en considérerons trois principales, définies par les types d’acteurs avec lesquels s’élabore l’action syndicale de terrain [6] :
- entre les attentes des militants et celles des acteurs de terrain, notamment parce que s’engager dans un projet de progrès social et organisationnel à long terme peut ne pas correspondre aux attentes urgentes ou particulières des travailleurs, ni aux enjeux de rentabilité et d’efficacité des directions. Le travail d’organisation est nécessaire, à ce niveau, pour anticiper les problèmes, prendre en considération les enjeux plus transversaux de l’action syndicale et faire œuvre de pédagogie ;
- entre les attentes des délégués et celles des cadres du syndicat, parce que ces derniers sont dépositaires des enjeux et des contraintes d’une structure syndicale à la fois fortement bureaucratisée et orientée par une mission générale qui ne peut qu’imparfaitement prendre en considération les spécificités du terrain. Les enjeux du travail d’organisation, à ce niveau, sont d’aménager et d’assurer la continuité des conditions de coopération, c’est-à-dire, d’une part, une confiance et une reconnaissance mutuelle du travail et des efforts accomplis et, d’autre part, des moyens de coordination efficaces (Dejours, 1993) ;
- entre les militants engagés sur un même terrain, qu’ils soient ou non affiliés au même syndicat, car, si tous défendent a priori des valeurs proches et si un autre militant constitue toujours potentiellement une ressource, la coopération entre individus ne va pas de soi. L’enjeu, à ce niveau, semble être principalement de trouver les moyens de collaborer en dépassant les différences sociologiques (par exemple, liées à l’âge) ou politiques (entre visions différentes de l’action syndicale).
Surmonter des difficultés locales multiples
15Le cœur du travail syndical est l’action quotidienne menée, dans les entreprises et les organisations, en réponse aux besoins du moment et avec les moyens disponibles. La légitimité accordée au délégué ou à l’équipe syndicale vient, en priorité, de la reconnaissance de leur « base ». C’est elle qui, au travers des élections, mandate les délégués. C’est elle encore qui, en apportant son soutien lors d’actions (arrêts de travail, grèves, etc.), donne l’appui nécessaire pour infléchir des décisions. Cette confiance qu’accordent les travailleurs aux délégués n’est pas posée a priori. La construire et l’entretenir au travers d’actions syndicales impose de tenir compte d’une large variété de paramètres. Les réalités, la « culture syndicale » de l’organisation (la présence syndicale est-elle un fait établi ou une contrainte dont la reconnaissance est en soi problématique ?), les difficultés opérationnelles à surmonter… font de l’action de terrain une activité toujours spécifique, liée aux méthodes de travail, aux outils disponibles, aux règles en vigueur, aux jeux de pouvoir internes, à la situation des travailleurs dans l’entreprise (travailleurs précaires, sous-traitants, etc.) ou encore à la configuration de l’activité (sites éclatés). Il n’y a, par conséquent, pas une manière de militer.
16La définition d’un « intérêt général », référence centrale de l’action militante syndicale de terrain, peut s’en trouver compliquée. L’hétérogénéité de la base – liée, entre autres facteurs, aux différences générationnelles, à la fois objectives (conditions de travail et statuts) et subjectives (attentes, choix, priorités) – rend difficile le dégagement d’une vision univoque des enjeux et des actions à mener. Ajoutons encore que travailleurs et délégués n’occupent pas la même place dans l’organisation et, par conséquent, n’ont pas toujours le même point de vue sur les événements. L’action locale des délégués est ainsi généralement nourrie des informations et contraintes patronales (ce sont les partenaires de négociation) mais aussi des idéologies et stratégies syndicales (qui amènent à penser au-delà du local et du présent). Dès lors, « comment s’en sortir, trouver une solution quand on est face à des personnes qui ont toutes des bonnes intentions, un argumentaire correct ? ».
17Les attentes respectives des délégués et des travailleurs concernant les actions à entreprendre peuvent ne pas se rencontrer. Les demandes de mobilisation formulées par les délégués ne sont pas suivies par les travailleurs parce que ces derniers sont convaincus qu’elles ne mèneront à rien ou encore parce qu’ils ont peur de subir des représailles. À l’inverse, l’équipe syndicale peut décider de ne pas intervenir sur une situation ou de privilégier le dialogue par rapport aux actions plus rudes que réclament les affiliés. Les motivations des délégués peuvent, à cette occasion, échapper aux travailleurs et risquer de laisser place à la suspicion ou à l’apathie. Le délégué se retrouve alors dans cette position inconfortable (qui peut aussi être considérée comme paternaliste) de devoir « faire le bien des gens malgré eux ».
18Cette difficulté à élaborer et à légitimer un cadre d’action est évidemment d’autant plus flagrante lorsque l’on considère la position patronale ou managériale avec laquelle il faudra également négocier. Elle est tout autant source de tensions, premièrement parce qu’exercer un rôle critique au sein d’une organisation fait également courir au délégué le risque de s’exposer à l’incompréhension, voire à l’hostilité, de ceux qui incarnent l’autorité. Des représailles peuvent être orchestrées contre l’empêcheur de tourner en rond : surcroît de travail ingérable, mauvais horaires, déqualification… Même si le délégué est, de fait, protégé par son statut, faire valoir ce droit l’engage de façon continue, c’est-à-dire même lorsqu’il n’endosse pas une position syndicale, dans un rapport de force qui peut être violent. Plusieurs cas de harcèlement moral ont ainsi été évoqués.
Militer pour une structure syndicale parfois opaque et contradictoire
19Le travail syndical de terrain se définit également au travers des interrelations régulières avec la structure syndicale, à tous les niveaux et en divers lieux. Le délégué de terrain est dans un dialogue constant avec « son syndicat » et il s’y engage avec une vision des rôles, droits et devoirs et dans un agenda qui lui sont à la fois propres et imposés. Comme dans tout échange entre deux parties, il y a des périodes d’entente et de tension, des routines et des non-dits, des incompréhensions. Les difficultés évoquées à ce niveau concernent, en premier lieu – et majoritairement –, les relations au permanent syndical, salarié du syndicat, chaînon qui relie le délégué à la structure syndicale. Il est une ressource d’information, un coach et parfois un gendarme pour le délégué et pour l’équipe syndicale. Il intervient également lors de conflits plus durs ou dans certains contextes où les délégués se trouvent particulièrement démunis ou exposés. Ces derniers en attendent donc beaucoup et peuvent naturellement être déçus, tout en reconnaissant que « ce travail est loin d’être simple ». Au quotidien, ce sont sa disponibilité (face à des situations d’intervention urgentes) et ses compétences (pour analyser la situation) qui en feront un atout central pour le travail de terrain.
20À un autre niveau, sans doute aussi moins incarné, les militants évoquent les contraintes de fonctionnement des centrales syndicales, ou ce qu’ils en perçoivent, comme des facteurs potentiels de complication du travail de terrain. Son opacité est particulièrement mise en cause. Ils dénoncent, par exemple, la surcharge structurelle de travail des permanents. Les délégués évoquent aussi la difficulté qu’ont les permanents à concilier leur rôle opérationnel et leur rôle politique. Dans certaines situations, le permanent se révèleimpuissant,car il « n’a pas les mains libres pour agir comme il le souhaiterait » et parce qu’il est lui-même « soumis à sa hiérarchie qu’il doit suivre en se taisant […] sous peine d’être sanctionné ».Plus généralement, l’organisation syndicale apparaît « complexe » à l’image d’une « usine à gaz » qui peine souvent à apporter une réponse efficace et rapide à la multitude des questions qui se posent sur le terrain.
21Le travail des permanents et la dynamique syndicale sont, de fait, porteurs des limites propres à une grande bureaucratie dont les articulations avec les logiques de mouvement social et d’action collective sont loin d’être automatiques (Neveu, 2005). Cette déconnection induit des représentations confuses de cette réalité, parfois même contradictoires : sorte d’administration composée de travailleurs « nommés à vie » et « déconnectés des réalités du terrain » pour les uns, certaines de ses options stratégiques la font apparaître, pour les autres, comme une « grande entreprise comme les autres », avant tout attentive au « rendement de ses délégués et de ses permanents »(en termes d’affiliation, notamment). Dans tous les cas, et cela est particulièrement interpellant pour une organisation fondée sur l’idéal de représentation des travailleurs, elle semble pour certains délégués hors d’atteinte de la critique.
22La dynamique de professionnalisation dans laquelle elle est également engagée, pour précisément répondre à certains enjeux d’efficacité, est également source de projections contradictoires et à l’origine d’une nostalgie à l’égard d’un « âge d’or » du syndicalisme au cours duquel « on pouvait toujours déranger le permanent », « où l’écoute primait » et « où le permanent était avant tout un militant ». Aujourd’hui, le cadre syndical est parfois perçu « avant tout comme un professionnel » dont « le diplôme prime sur la connaissance du terrain et de l’action syndicale. […] Ce sont des bac + 10 mais ils ne connaissent rien ».
23Ces questions ne sont pas propres au champ syndical, notamment l’opposition militant/professionnel qui renvoie de manière large aux dynamiques de professionnalisation du secteur non marchand. Toutefois, si l’opposition relevée ici entre expérience et expertise est somme toute assez classique, elle peut aussi indiquer une incertitude par rapport aux attentes de l’organisation à l’égard des individus et par rapport aux valeurs qu’elle privilégie, comme si l’organisation se trouvait « au milieu du gué », à la croisée d’attentes contradictoires. Ces contradictions pèsent nécessairement sur la conduite du travail syndical, mais également sur le vécu des militants, l’engagement se trouvant parfois concurrencé par un sentiment de non-reconnaissance lorsque les options générales contreviennent à leur analyse des situations locales, de déni lorsque des demandes répétées restent sans réponse, d’irritation lorsque l’impression de surplace domine alors que « l’autre camp » nous oppose une « expertise toujours renforcée » ou encore d’incompréhension face à des propos ou des agissements qui semblent relever d’une logique de concurrence, en interne à l’égard d’autres composantes de la même structure syndicale ou vis-à-vis d’autres syndicats.
Faire équipe en dépit des diversités
24Enfin, la vie d’équipe syndicale a régulièrement été abordée à la fois comme une ressource essentielle du travail militant de terrain (on ne peut pas faire sans les autres), mais aussi comme un vecteur possible de complication du travail syndical (il faut composer avec d’autres). Nous sommes ici face à un problème plus que classique, celui de la coopération, déjà largement élaboré par la psychosociologie. C’est pourquoi nous nous contenterons d’identifier une question spécifique, choisie en raison de la récurrence avec laquelle elle s’est posée dans les échanges : l’intégration de nouveaux militants et en particulier de jeunes militants.
25Pour le militant nouvellement élu, prendre place dans l’équipe syndicale déjà instituée est à la fois une nécessité et une source possible de tensions et de frustrations. D’un côté, s’intégrer revêt des enjeux forts : celui de participer à une action qui dépasse les enjeux quotidiens du travail, de s’inscrire dans un mouvement critique, etc., mais cela requiert aussi, d’autre part, de s’affronter au réel et à l’invitation qui lui est faite de « prendre patience » et de « se donner le temps de comprendre et d’apprendre le travail syndical » et le fonctionnement de son équipe.
26Toute équipe syndicale a une histoire dont hérite le nouveau venu et s’engager dans un syndicat et dans une équipe syndicale, c’est tout d’abord reconnaître l’existence de règles du jeu souvent implicites ; les transgresser, même involontairement, c’est risquer de se retrouver « hors jeu ». En ce sens, « un jeune délégué ne doit pas vouloir faire la révolution dans le fonctionnement de l’équipe ». Il doit avant tout faire ses preuves sur le terrain et admettre que les idéaux qui le motivent « ne correspondent pas toujours à la réalité de ce qu’il va y observer ». Cette réalité peut évidemment être vécue de manière très négative par celui qui a décidé de franchir le pas et qui arrive avec toute sa motivation et son envie de changer les choses. Il peut ne pas comprendre la « passivité » de ses collègues face à certains enjeux ou ce qu’il perçoit comme « un manque de soutien et manque d’écoute » à l’égard des propositions qu’il peut formuler.
27« On ne peut pas agir seul et courir derrière toutes les injustices […]. Il faut combattre ensemble en se mettant d’accord sur les enjeux qui en valent la peine », précise un délégué chevronné. Cela signifie qu’il faut aussi admettre que l’équipe prime sur l’individu et que c’est en fonction des intérêts collectifs et des règles mises en place par le groupe qu’il faut fonctionner en tant que délégué. Être solidaire au sein de l’équipe, c’est accepter de privilégier certains enjeux et en abandonner d’autres, même s’ils sont légitimes et tiennent à cœur. Mettre à l’écart les initiatives d’un délégué débutant peut parfois être le prix à payer pour atteindre des objectifs plus ambitieux.
28L’intégration d’un nouveau venu prend ainsi souvent la forme d’un parcours d’épreuves destiné à « s’assurer de la motivation du jeune », mais aussi à « lui faire comprendre dans quel type de fonctionnement il s’inscrit ». Les analyses de groupe convergent, à ce niveau, sur le fait que s’intégrer à une équipe syndicale et y prendre une part active ne va jamais de soi. C’est au contraire « un processus progressif et lent qui implique que les uns et les autres s’investissent ».
29De leur côté, les équipiers doivent accepter de miser sur le nouveau venu même si, au départ, rien ne garantit que la personne s’investira activement dans le travail syndical. « Il ne faut pas croire que tous les gens élus sont motivés […]. Certains se mettent sur les listes pour faire plaisir et poussent un soupir de soulagement lorsqu’ils constatent qu’ils ne sont pas élus […]. Ceux-là, vous ne les voyez jamais dans le travail syndical. Tous n’ont pas toujours une attitude positive en formation. Ils voient ça comme un jour de congé et ne s’investissent pas du tout. » Intégrer un nouveau militant est un investissement potentiellement à perte mais l’enjeu est de taille. Il se pose en termes de développement, de continuité et de renouvellement de l’action syndicale de terrain. Le nouveau venu apporte du « sang frais » à une délégation qui, sans lui, court le risque d’être « trop bien installée dans l’institution » et de délaisser ses enjeux premiers (la défense des travailleurs et le renouvellement de l’équipe) au profit de stratégies internes qui visent essentiellement à maintenir le système de pouvoir tel qu’il est au sein de la délégation. C’est le cas de ces « vieilles délégations dans lesquelles les appétits syndicaux s’émoussent » par la force de l’habitude ou par le fait qu’à force de se côtoyer quotidiennement une certaine familiarité risque de s’installer avec la direction.
Conclusions : les enjeux valorisables du travail d’organisation
30Comme nous l’avons fait par ailleurs (Cultiaux et Vendramin, 2011), les questions relatives au travail d’organisation militant doivent naturellement être replacées dans le cadre d’une analyse plus large qui prend également en considération les contraintes et réalités imposées par le contexte socioéconomique et politique ainsi que les dimensions individuelles et idéologiques de l’engagement. Notre propos était bien prioritairement de souligner l’importance des dimensions les plus opérationnelles de l’action syndicale de terrain, dans un champ d’étude qui nous semble avant tout questionner les dimensions individuelles ou idéologiques de l’engagement et n’accorder, au final, qu’une faible reconnaissance à cet aspect opérationnel pourtant essentiel.
31L’identification des espaces de tension qui se déploient dans l’action syndicale de terrain permet ainsi de mettre en évidence des enjeux centraux et valorisables du travail d’organisation militant. Parmi ceux identifiés par les participants, trois nous paraissent particulièrement transversaux aux différentes situations analysées. En premier lieu s’impose la nécessité d’initier ou de développer localement une véritable « culture syndicale », c’est-à-dire de construire et de soutenir la légitimité de l’action syndicale aux yeux des travailleurs et des directions, mais aussi aux yeux de la structure syndicale. À chacun de ces niveaux, ce sont moins les coups d’éclat que les petites victoires et les réalisations concrètes qui vont permettre d’asseoir progressivement la crédibilité d’une délégation syndicale, d’où l’importance d’opter pour « des dossiers à sa portée » plutôt que de viser des combats spectaculaires mais impossibles à gagner. En retour, tout délégué sait qu’une « confiance difficilement gagnée se perd rapidement en cas d’erreur ». Militer, c’est assumer ses propres erreurs et l’ingratitude et cela est sans doute vrai au-delà du champ syndical. Agir ne suffit pas. Reste encore à exercer ses habilités de communication et de pédagogie pour rendre visible, auprès des travailleurs, des directions et du syndicat, la portée de ses actions, pour expliquer ses choix et pour sensibiliser au projet syndical et aux valeurs qu’il défend.
32En deuxième lieu, mener des actions ambitieuses mais réalistes et assumer cet effort soutenu de communication bénéficie largement du/au développement d’une dynamique de coopération et d’équipe. Son animation constitue un deuxième enjeu essentiel du travail d’organisation militant.
33En troisième lieu, tout délégué doit pouvoir renforcer son rôle dans la régulation de l’organisation du travail. Cela passe, notamment, par la nécessité de légitimer l’action syndicale sur base d’une position collective, d’un « intérêt » général, c’est-à-dire en montant en généralité vers des causes [7]. Notons que celles-ci peuvent, tout simplement, être d’ordre réglementaire. Cela signifie que le délégué doit donc non seulement connaître et maîtriser ce cadre de régulation organisationnel, mais il doit aussi contribuer à le développer et à le rendre plus robuste pour réduire l’espace ouvert aux comportements arbitraires (certaines actions entreprises par le management sont – volontairement ou non – illégales), ce qui peut être plus difficile dans certains contextes organisationnels moins formalisés (notamment dans les petites entreprises ou dans le secteur non marchand).
34Par rapport à chacun de ces enjeux, l’analyse contribue de fait à une vision plus complexe de l’action militante de terrain. Elle révèle que, pour mener son action locale, le délégué syndical ne peut demeurer un simple « contestataire éclairé ». Si la tenacité et si la vision politique sont des composantes incontournables de son habitus, il doit aussi, tour à tour, endosser les habits d’un expert, d’un animateur d’équipe, d’un médiateur, d’un pédagogue…, c’est-à-dire d’un opérateur de tiercéité. Dans une conception dans laquelle le tiers ne doit pas être réduit à son incarnation en une personne (Six, 1990 ; Denis, 2001), l’acteur syndical de terrain, par son action, contribue (ou devrait contribuer) à la structuration de sujets et au maintien du lien social (Lebrun et Volckrick, 2005) dans l’entreprise et dans l’organisation.
Bibliographie
Bibliographie
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Notes
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[1]
En Belgique, le délégué syndical est un représentant élu au sein d’une entreprise ou d’une organisation. Il y représente son syndicat mais n’est pas rémunéré : il demeure un travailleur de l’entreprise, soumis aux mêmes règles que les autres travailleurs, même si une partie plus ou moins importante de son temps doit être libérée pour assurer sa mission.
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[2]
. Ces différentes missions sont reprises et développées, en droit belge, dans la CCT n° 5 du 24 mai 1971 conclue au sein du Conseil national du travail, qui règle le statut de la délégation syndicale du personnel des entreprises. Cette CCT a été modifiée par la CCT n° 5bis du 30 juin 1971, par la CCT n° 5ter du 21 décembre 1978 et par la CCT 5quater du 5 octobre 2011.
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[3]
. Les citations directement extraites des analyses en groupe figurent entre guillemets dans le texte.
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[4]
. Les groupes étaient composés sur une base sectorielle (le nombre de participants par groupe est précisé entre parenthèses) : hôpitaux et maisons de repos (9), commerce (7), enseignement (11), bâtiment : industrie/chimie (12), services non marchands (9), alimentation et services (9), transport et communication, dont les entreprises publiques (9), métal et textile (12), services publics (7), finance (8), interprofessionnel, dont les « jeunes », les « aînés », les « travailleurs sans emploi » et les « travailleurs migrants » (10).
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[5]
Notamment : 66 % des participants étaient de sexe masculin ; 30 % avaient moins de 30 ans et 30 % plus de 50 ans ; 50 % des hommes et 25 % des femmes de l’échantillon avaient une expérience syndicale de dix ans ou plus.
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[6]
Cette catégorisation, qui a émergé au fil de l’analyse transversale des récits, ne se veut pas originale. On y trouvera un écho à d’autres typologies, par exemple celle proposée par Guy Bajoit (2005) dans son analyse du travail social en institution.
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[7]
Comme le rappelle Luc Boltanski (1990, p. 55), « critiquer c’est se désengager de l’action pour accéder à une position externe d’où l’action pourra être considérée d’un autre point de vue ».