Notes
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[*]
François-René Lherm, doctorant et enseignant vacataire à l’escp Europe. flherm@escpeurope.eu
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[1]
Les éléments en italiques lors de leur première apparition dans le texte sont définis dans un glossaire présenté à la suite de la bibliographie.
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[2]
Section VI, art. 218 et suivants. La fonction de « commissaire aux sociétés », créée en France par la loi du 24 juillet 1867, ne s’est vue dotée d’une organisation professionnelle placée auprès du ministère de la Justice que par l’effet de la loi de 1966 (par le décret d’application du 12 août 1969).
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[3]
Être en mesure de calculer en pratique la probabilité d’existence d’une erreur significative dans les comptes audités, objectif ultime d’un audit scientifisé, permettrait de donner à l’auditeur une obligation de résultat. L’impossibilité d’un tel calcul explique que l’auditeur n’ait qu’une obligation de moyens.
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[4]
« We just received a message from Saddam Hussein. The good news is that he’s willing to have his nuclear, biological and chemical weapons counted. The bad news is he wants Arthur Andersen to do it. ».
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[5]
Des mesures équivalentes sont prises en France par la loi du 1er août 2003 dite de sécurité financière (jorf, 2003).
1Enron, crise des subprimes [1] puis de la dette publique, système financier et auditeurs : des sujets familiers dont on ne soupçonne pas, a priori, qu’ils puissent être aussi des objets de la psychosociologie. Pourtant cet article avance que, derrière son apparente technicité, l’audit financier est également une pratique quasi religieuse de légitimation qui affecte profondément la cohésion de notre société. En effet, par l’assimilation d’éléments fondamentaux de croyance collective, il conjure la peur d’une faillite du système financier qui la soutient.
2Deux perspectives de l’audit semblent d’abord s’opposer. D’une part, la majorité de la recherche et la totalité de sa régulation présentent l’audit comme une méthode efficace de réduction du risque d’erreur dans les comptes, que les attributs scientifiques d’universalité, d’objectivité et de neutralité rendent opposable aux tiers. D’autre part, la lecture sociologique prétend dévoiler les mécanismes de légitimation à l’œuvre derrière cette apparence technique, au point de comparer le fonctionnement de l’audit à un rituel sacrificiel. Elle ouvre ainsi la voie à l’interprétation symbolique de l’audit comme rituel de purification permettant le passage de l’information comptable du monde profane à l’enceinte sacrée des marchés chargés de dire la vérité de la valeur fiduciaire.
3Mais faut-il vraiment opposer scientifisation et sanctification ? En échos aux travaux de Douglas sur la souillure, la science n’est peut-être qu’un trait dominant de la structure sociale à quoi tout rituel de purification doit se rattacher pour faire sens. Dans les sociétés au sein desquelles l’audit a prospéré, sa scientifisation serait alors la condition nécessaire à sa sanctification, dans un même mouvement de « scienctification ».
4En conclusion, l’audit « scienctifié » apparaît tout autant comme résultant d’un effort collectif pour croire en notre système financier, que comme l’effort de l’audit pour s’imposer en tant qu’outil privilégié de l’élaboration de cette croyance. Finalement, en se rappelant Paul Veyne, ne croyons-nous pas en l’audit comme les Grecs ont pu croire à leurs mythes ?
L’efficacité de l’audit scientifisé
5Dans le cadre fondamentaliste d’un marché censé rechercher la valeur intrinsèque d’une entreprise en se fondant principalement sur l’analyse de ses comptes, l’audit se présente, depuis les années 1930, comme une activité quasi scientifique de réduction du risque d’erreur dans les comptes analysés. Sa méthode, son universalité, son objectivité et sa neutralité rendent l’audit normalisable par des régulateurs gouvernementaux.
Le rôle de l’audit dans le système financier : vérifier les comptes
6En théorie financière classique, les fondamentalistes avancent que les marchés donnent une estimation fiable de la valeur objective et intrinsèque du produit échangé (par exemple une action) avec une précision plus ou moins grande selon la disponibilité de l’information et la capacité des opérateurs à la traiter de façon rationnelle.
7Bien que les formes et le type d’informations utilisées soient de plus en plus diversifiées (conférences de presse des directeurs financiers, information sociale et environnementale…), l’analyse de la valeur et de la situation financière d’une entreprise est principalement fondée sur des ratios et des comparaisons intra et intersectorielles, construits à partir des états financiers des entreprises (désormais « les comptes » par simplification). Ces comptes représentent donc un enjeu majeur pour les marchés financiers. Or, comment s’assurer que des comptes ne comportent pas d’erreurs significatives, intentionnelles ou non, c’est-à-dire d’erreurs de nature à faire évoluer la décision des investisseurs si elles avaient été détectées et corrigées ? C’est là une des tâches de l’auditeur : il a l’obligation de mettre en œuvre les moyens suffisants pour pouvoir certifier que les comptes présentés par l’entreprise sont établis en respectant le référentiel comptable applicable.
8En France, la mission légale des auditeurs financiers, appelés « commissaires aux comptes » et délégataires d’une mission d’intérêt public, est définie au premier alinéa de l’article L. 823-9 du Code de commerce (jorf, 2005) : « Les commissaires aux comptes certifient, en justifiant de leurs appréciations, que les comptes annuels sont réguliers et sincères et donnent une image fidèle du résultat des opérations de l’exercice écoulé ainsi que de la situation financière et du patrimoine de la personne ou de l’entité à la fin de cet exercice » (art. L823-9 CCom)
9L’importance-clé du rôle que jouent les commissaires aux comptes a justifié que le législateur rassure les lecteurs de comptes quant à la fiabilité de leur vérification en prévoyant des contrôles périodiques et ad hoc, effectués par les pairs jusqu’en 2003, puis par une instance régulatrice rattachée au ministère de la Justice, le Haut Conseil au Commissariat aux comptes, ainsi que par l’Autorité des marchés financiers (respectivement H3C et amf, articles L821-7, jorf, 2008 et L821-9 du Code de commerce, jorf, 2012).
10Les auditeurs ont donc la tâche de certifier aux lecteurs la fiabilité des comptes émis par les entreprises. Ce rôle primordial est fortement réglementé. Comment se présente-t-il ?
L’audit efficace et le processus historique de scientifisation de l’audit
11Donner aux auditeurs une obligation de moyens nécessite de définir l’audit en référence à ces moyens. La qualité d’un audit ne se mesure donc pas tant à la qualité de l’appréciation d’un homme, le commissaire aux comptes, qu’à l’application méthodique et opposable aux tiers de techniques universelles, ou en tout cas généralement acceptées, de vérification des comptes. Cette approche normative est une constante dans l’évolution de l’audit depuis les années 1930.
12Ramirez (2003) rappelle comment le scandale de la fraude McKesson et Robbins en 1938, entreprise dont les dirigeants ont exploité les failles de l’audit pour en gonfler artificiellement l’actif, a pour conséquence l’établissement des premières normes professionnelles prétendant garantir la qualité de l’audit. Par ailleurs, Power (1992) précise que, si les auditeurs confrontés à l’impossibilité de vérifier une à une les millions d’écritures comptables de leurs clients ont toujours eu recours à une sélection des écritures contrôlées, ce n’est que durant les années 1930 qu’ils ont eu recours à l’échantillonnage statistique par lequel la sélection aléatoire remplaçait le choix de l’auditeur expérimenté.
13Dans The Philosophy of Audit, Mautz et Sharaf proposent en 1964 que, bien que l’audit soit irréductible à sa méthode, il est nécessaire pour faire face aux doutes des lecteurs de comptes de minimiser le plus possible la subjectivité de l’auditeur, notamment en ayant systématiquement recours à l’échantillonnage statistique et en rassemblant des éléments objectifs et probants pour étayer le jugement professionnel. Les auteurs y posent également les fondements de ce qui deviendra, au début des années 1990, l’approche ensembliste par les risques, par laquelle l’auditeur ajuste ses procédures en fonction de son analyse des risques inhérents, de contrôle et de détection.
14Cette évolution historique aboutit à un audit caractérisé aujourd’hui par les attributs quasi scientifiques de méthode, d’universalité, d’objectivité et de neutralité qui, s’appuyant sur des techniques comme l’approche ensembliste des risques et l’échantillonnage statistique, le rendent opposable aux tiers. Cette approche a fait la fortune du modèle professionnel anglo-saxon (Ramirez, 2003) et a facilité en France l’affirmation des auditeurs financiers en tant que profession dépositaire d’une mission d’intérêt public avec la loi sur les sociétés commerciales du 24 juillet 1966 [2]. Elle doit permettre de détecter l’ensemble des erreurs significatives « avec un fort degré de certitude » (isa 530).
15Mais que signifie « un fort degré de certitude » ? D’après Christensen et coll. (2012), il s’agit d’atteindre une probabilité inférieure à 5 % qu’une erreur significative n’ait pas été détectée. Ce chiffre précis et rassurant, tiré du postulat d’une distribution gaussienne des erreurs significatives, est incalculable en pratique [3]. À refuser de croire en l’auditeur, n’a-t-on pas été amenés à croire en l’audit ?
La légitimité de l’audit sanctifié
16Dans le cadre conventionnaliste d’un marché attribuant des valeurs conventionnelles aux entreprises, l’audit s’impose par sa capacité à donner confiance. Pour la sociologie de l’audit, son vrai talent serait de savoir se rendre légitime auprès des récipiendaires de la confiance qu’il crée. Pourtant, véritable bouc-émissaire lors des scandales financiers, l’audit semble également tenir un rôle symbolique de passeur entre le monde profane et l’enceinte sacrée des marchés chargés de dire la vérité de la valeur fiduciaire. Soumis à des interdits forts qui l’immunisent contre la contagion, capable de distinguer le pur de l’impur, l’audit est sanctifié.
Le rôle de l’audit dans le système financier : donner confiance dans les comptes
17En théorie financière, les conventionnalistes comme Orléan (2008) avancent que les marchés donnent une valeur non pas objective et intrinsèque du produit échangé (par exemple une action), comme le prétendent les fondamentalistes, mais au contraire une valeur extrinsèque, résultant des interactions des opérateurs de marché. Un comportement rationnel ne consiste donc pas à déterminer indépendamment des autres opérateurs la valeur fondamentale d’un produit, mais à anticiper l’évolution du prix de ce produit sur le marché. En d’autres termes, il consiste, pour chaque opérateur, à anticiper le prix que les autres opérateurs vont eux-mêmes anticiper comme étant le prix d’équilibre du marché. Finalement, le prix sur lequel le marché s’accorde n’est autre qu’une convention, à laquelle le marché parvient d’autant plus facilement qu’il existe une règle généralement acceptée de détermination de la valeur.
18Tout autant que dans la théorie fondamentaliste, une information fiable est indispensable pour que les opérateurs puissent anticiper la réaction des autres opérateurs. Et, de la même manière, ce sont les auditeurs qui sont chargés d’établir la fiabilité de l’information. Cependant, il ne s’agit plus pour l’audit de mettre en œuvre des moyens pseudo-scientifiques universellement valables pour diminuer objectivement le risque d’erreur significative dans les comptes d’une entreprise. Il s’agit, en donnant son blanc-seing à des comptes émanant de l’entreprise, de créer la première des conventions sur lesquelles repose l’activité du marché : la fiabilité des comptes audités. Plus simplement : il s’agit de créer de la confiance en les comptes parmi les opérateurs du marché.
19Ainsi, dans une plaquette actuelle, la Compagnie nationale des commissaires aux comptes (cncc) met en avant ses affiliés en tant que « créateurs de confiance » (cncc, 2013). Dans le programme des assises de la cncc de 2011, le président Cazes pose ce rôle symbolique comme valeur ajoutée de l’auditeur : « Le commissaire aux comptes est un créateur de confiance. Ce faisant, il […] offre des conditions de croissance » (cncc, 2013, p. 3).
20Cet apport de confiance, assumé et voulu par la profession, est essentiel : bien que les sommes en jeu dans les marchés financiers soient considérables, il ne s’agit que de « valeurs fiduciaires, c’est-à-dire qui n’ont d’autre réalité que celle que nous leur accordons » (Gide, 1941, p. 66). Comment se présente alors l’audit ?
L’audit légitime comme fonction symbolique sacrée
L’audit légitime plutôt qu’efficace
21Sommé d’apporter de la confiance afin de permettre aux marchés d’utiliser sereinement les informations émanant des entreprises mêmes qu’ils évaluent, l’audit aurait ainsi pour première fonction d’établir la légitimité de sa pratique. Dans la société du risque (Beck, 1992), l’audit est d’abord chargé de rassurer en traitant l’incertitude de façon organisée (Power, 1997, 2007). Rendre « auditable » (Power, 1996) des états financiers, c’est alors avant tout s’inspirer des attentes collectives énoncées à un niveau supérieur de réglementation de façon à rendre compte d’un traitement jugé adéquat des risques significatifs perçus.
22Ainsi, tout comme la notion de convention a fait apparaître les implications rationnelles de représentations socialement construites parmi les opérateurs de marché, la norme d’audit est réinterprétée par la sociologie de l’audit comme le résultat d’un consensus parmi émetteurs et lecteurs de comptes autour de l’efficacité présumée de certaines pratiques pour prévenir les risques induits par une activité donnée. Ainsi, l’audit ne saurait se prévaloir de son adéquation à une rationalité universelle quasi scientifique.
23S’il rend la pratique légitime, l’établissement du consensus n’est pas pour autant efficace en soi. En effet, « rendre auditable » est inefficient, car cela mobilise la majeure partie des ressources disponibles, et potentiellement dangereux, car cela confère un sentiment de sécurité exagéré à l’organisation qui s’est conformée aux attentes et va donc à l’encontre de la capacité d’une organisation à réagir aux risques de type « fort impact, faible probabilité » (Power, 2007). Ainsi, bien que l’audit jouisse d’une légitimité forte qui lui confère un caractère normatif (puisque les organisations non auditables n’ont pas, ou moins, accès aux capitaux), il apparaît structurellement incapable de faire face aux maux dont on l’accuse : les gigantesques faillites frauduleuses ou l’éclatement d’une bulle financière entraînant la faillite d’une grande banque.
24Idéal de précision culturel, historiquement situé et non fonctionnel, la pratique de l’audit travaille à sa propre légitimation (Power, 2003) sans jamais être en mesure de prévenir les risques par l’existence desquels il se justifie. Yves Gendron et Henri Guénin-Paracini (2010) poussent ce raisonnement jusqu’à interpréter l’auditeur comme un bouc émissaire, introduisant de la sorte le caractère sacré de l’audit.
L’auditeur bouc émissaire
25Cherchant à expliquer l’étonnante résilience de l’audit aux différents scandales qui ponctuent son histoire, ces deux auteurs interprètent la condamnation morale des auditeurs suite à chaque scandale financier comme un rituel sacrificiel tel que René Girard (1982) en a décrit. Les auditeurs, en tant que victimes sacrificielles, sont d’abord dénoncés comme démoniaques avant d’être à nouveau révérés comme étant à l’origine de l’ordre ramené. Ainsi l’audit maintiendrait-il sa légitimité morale et technique non pas envers et contre les scandales financiers, mais bien au moyen de ces scandales qui forment des éléments essentiels d’un processus de mythification. Comme ils le résument eux-mêmes, « au risque de trop simplifier, le libéralisme génère des scandales financiers ; les scandales financiers génèrent la persécution publique des auditeurs ; leur punition rétablit l’ordre et sauve le libéralisme de l’implosion ; les auditeurs s’en trouvent sacralisés et se voient pourvus d’un statut professionnel du fait de leur supposé pouvoir salvateur » (Gendron et Guénin-Paracini, 2010, p. 156).
26L’étude du scandale de la faillite frauduleuse d’Enron illustre ce propos. On y retrouve les cinq étapes décrites par Girard pour aboutir à la résolution d’une crise par le recours aux boucs émissaires : un événement violent cause une crise de grande ampleur ; du fait d’un simple soupçon, un individu présentant des signes victimaires concentre les attaques de tous : le punir ramène l’ordre et il peut alors être réhabilité au point qu’on le révère pour avoir été en mesure de sauver la communauté du danger que représentait la crise.
27Le principal signe victimaire de l’auditeur, sa monstruosité, provient du fait que sa mission n’est pas commerciale mais professionnelle. Il est d’ailleurs soumis à des interdits, comme de ne pouvoir acheter les actions d’une entreprise qu’il audite. Bien que partie intégrante du système financier, il en est donc en retrait.
28L’événement violent qui a causé une crise de grande ampleur survient le 2 décembre 2001 lorsque Enron, un fleuron du Dow Jones montré en exemple pour avoir su réinventer le modèle d’affaires du secteur énergétique, reconnaît avoir procédé à une falsification de ses comptes en vue de diminuer frauduleusement ses pertes.
29Les blâmes dont fait état la presse restent diffus jusqu’au 9 janvier 2002, date à laquelle Arthur Andersen, l’auditeur qui avait certifié les comptes d’Enron, reconnaît avoir détruit des documents avant que les enquêteurs ne procèdent à la perquisition de leurs bureaux. Dès cet instant, le cabinet devient la cible principale des attaques : c’est le combat de tous contre un seul, motivé par le seul soupçon et en l’absence d’une quelconque preuve. Georges W. Bush, alors Président des États-Unis, déclare publiquement dès janvier 2002 : « Nous venons de recevoir un message de Saddam Hussein. La bonne nouvelle, c’est qu’il accepte le décompte de ses armes nucléaires, biologiques et chimiques. La mauvaise nouvelle, c’est qu’il veut que ce soit Arthur Andersen qui le fasse [4]. »
30La profession dans son ensemble est présentée comme ayant cédé à l’appel du profit en oubliant sa mission d’intérêt public, notamment en vendant des missions de conseil aux clients qu’elle audite : en 2000, 27 millions de dollars ont été payés à Arthur Andersen par Enron au titre de conseil, contre 25 millions au titre de l’audit.
31Arthur Andersen s’effondre dès 2002. Bien qu’il ait été innocenté à l’unanimité par la Cour suprême des États-Unis en 2005, la confiance ébranlée des clients rend impossible la reprise des affaires du cabinet moribond. Quant à la profession dans son ensemble, la loi Sarbanes-Oxley lui impose un régulateur fédéral américain [5] et l’interdiction d’exercer des missions de conseil pour les clients d’audit.
32Cependant, la loi Sarbanes-Oxley oblige également les entreprises cotées à faire vérifier par les auditeurs leur système de contrôle interne (dont la section 404 prévoit les modalités). Cette disposition sera une source de revenus importante pour les grands cabinets d’audit, et marque la confiance renouvelée dans leur capacité à assurer la probité de l’information financière, capacité nécessaire pour sortir de la crise.
Croire en l’audit sanctifié
33Le déroulé de la mise en cause d’Arthur Andersen dans l’affaire Enron interpelle par sa correspondance précise avec les étapes d’une résolution de crise par le recours au bouc émissaire. Pour notre propos, cette correspondance souligne l’irrationnel dont la société investit l’audit. Il n’est pas aisé de comprendre le lynchage sur la place publique d’un auditeur ayant en tout point rempli ses obligations légales si l’on refuse de considérer que l’audit est également investi d’une fonction symbolique. À la fois primordiale et impossible, cette fonction relève du sacré.
34L’entremêlement des conventions multiples qui régissent le bon fonctionnement du marché par un « jeu de l’autovalidation des croyances » (Orléan, 2008, p. 127) est fragile et fonctionne de façon « autoréférentielle » (Orléan, 2008, p. 125) : donc en monde clos sur lui-même. Afin de procéder à l’allocation de milliers de milliards d’euros dans le cas des marchés d’actions, ce monde clos décide de la valeur des entreprises en majeure partie sur les informations comptables préparées par ces mêmes entreprises. La tentation pour l’entreprise évaluée de falsifier l’information qu’elle émet est évidente. Au vu des montants en jeu et de la complexité de l’information formulée, le risque d’une erreur non intentionnelle est également élevé. Il est donc primordial de donner confiance aux marchés dans l’information qui leur est transmise. Mais c’est également impossible, ne serait-ce que parce que la quantité d’écritures comptables effectuées par une entreprise cotée empêche physiquement la vérification détaillée de chacune de ces écritures et que, par conséquent, il n’existe pas d’assurance a priori que des comptes soient fiables avec certitude – rappelons que l’audit scientifisé ne prétend d’ailleurs parvenir qu’à une probabilité de 5 % (et non 0 %) qu’une erreur significative n’ait pas été détectée.
35Pour nos sociétés dites développées, dont la cohésion tient beaucoup au postulat de la capacité des marchés financiers à allouer le capital de façon efficiente, cette impossible nécessité de la pureté de l’information pose rien de moins que le risque de leur effondrement. Est-ce d’ailleurs un hasard si les fraudes comptables de grande envergure sont qualifiées de scandale, c’est-à-dire au sens premier de remise en cause de l’existence du divin ?
36Face au risque présenté par la souillure de l’information pour la cohésion de la société, les réactions irrationnelles au scandale Enron montrent qu’elle a investi l’audit d’une fonction sacrée : être le passeur entre le monde profane de la production et l’enceinte sacrée des marchés chargés de dire la vérité de la valeur.
37L’audit se présente alors comme un rituel de purification face à la souillure d’une information entachée de l’intérêt de l’entreprise qui la prépare à destination de sa propre évaluation (Douglas, 1971). L’auditeur est d’essence terrestre, mais s’est élevé au point de pouvoir faire le lien entre le monde profane et l’enceinte sacrée des marchés dont le jugement sur la valeur fiduciaire ne souffre aucun appel. Il est soumis à de nombreux interdits qui évitent la contagion avec la souillure de l’entreprise auditée : par exemple, l’auditeur ne peut être de la famille d’un dirigeant de son client, ni même en détenir des actions. Dans les grands cabinets soumis à des réglementations drastiques en la matière, chaque collaborateur doit déclarer chaque année l’absence de lien avec tout client du cabinet, qu’il travaille directement ou non pour ce client. Ainsi sanctifié, l’auditeur est en mesure, aux yeux de la société, de distinguer le pur de l’impur dans l’information comptable destinée aux marchés, de la prononcer comme correctement ordonnée, rangée, ce qui d’ailleurs est le principe même de la comptabilité : « Être saint, c’est distinguer soigneusement les différentes catégories de la création, c’est élaborer des définitions justes, c’est être capable de discrimination et d’ordre » (Douglas, 1971, p. 30).
38La perspective d’un audit sanctifié semble nous avoir emmenés bien loin de la rhétorique objective et neutre de l’audit scientifisé. En apparence seulement, car scientifisation et sanctification de l’audit forment, depuis les années 1930 et jusqu’à aujourd’hui, un seul et même mouvement.
L’audit « scienctifié » entre efficacité et légitimité
39Pour Douglas, Fraser et Malinovski ont eu tort d’avancer que ceux qu’ils appelaient les primitifs croyaient en la magie : en effet, le rituel n’est pas le miracle. Un rituel de purification trouve toujours son sens dans une structure sociale. Or, c’est par la science que vient le pouvoir des sociétés occidentales du xxe siècle : la science est un trait dominant de la structure sociale des sociétés qui ont vu naître et prospérer l’audit sous la forme professionnelle anglo-saxonne que l’on connaît aujourd’hui. La « scienctification » de l’audit exprime donc par un néologisme ce double mouvement inséparable d’une sanctification de l’audit par sa scientifisation.
40Ce mouvement est daté. Le caractère fondateur des scandales des années 1930 a été mentionné plus haut. Ce n’est bien sûr pas dans les années 1930 qu’apparaissent les faillites frauduleuses, dont le xixe siècle est déjà secoué de part en part. Cependant, c’est bien à partir des années 1930 que ces faillites constituent des « scandales » qui mettent en danger l’ordre et la cohésion de la société qui repose de plus en plus sur le recours aux marchés financiers, dont les dysfonctionnements ont amené en 1929 un désordre marquant pour les contemporains – on se souvient des éleveurs déversant des milliers de litres de lait aux alentours de Seattle afin d’en faire baisser les cours alors que la population y souffrait de la faim.
41Avant les années 1930, l’audit tirait une bonne partie de sa légitimité de l’expérience de l’auditeur. Les scandales des années 1930 ont amené la déshumanisation progressive de la légitimité de l’audit qui n’a pu se maintenir comme fonction incontournable qu’en se parant des attributs de la science méthodique, objective et neutre, et en éliminant autant que possible l’allusion à la compétence humaine. On lit désormais différemment que c’est dans les années 1930 qu’on commence à préférer l’échantillonnage statistique plutôt que la sélection par l’auditeur expérimenté (Power, 1996).
42Pour être efficace, il faut et il suffit à l’audit d’être légitime. Il y parvient en se parant des attributs de la science. Cependant, les conditions de cette légitimité sont évolutives, et des évolutions récentes marquent peut-être un tournant dans ce mouvement de scienctification. Confronté à une évolution sensible de la comptabilité qui lui impose désormais fréquemment de se prononcer sur la valeur non pas historique (par exemple le coût d’achat d’une machine diminué du coût de l’usure du temps) mais économique (par exemple la capacité de cette même machine à générer des revenus dans le futur), l’auditeur est appelé par ses régulateurs à faire preuve d’esprit critique (pcaob, 2012) qui est un attribut exclusivement humain. Pour y parvenir, il semble donc nécessaire, à terme, de rendre l’audit à l’auditeur, et de préférer parer la fonction des attributs de l’humain plutôt que de ceux de la science.
Conclusion
43Nous avons abordé successivement deux mouvements de l’audit financier. D’une part, l’audit scientifisé s’est construit autour de la rhétorique d’une certification méthodique, universelle, objective et neutre, parant ainsi sa pratique des attributs de la science. D’autre part, l’audit sanctifié est pourvu d’une fonction symbolique primordiale : en purifiant l’information souillée des intérêts de l’entreprise dont elle émane, il fait office de passeur entre le monde profane et l’enceinte sacrée des marchés chargés de dire la vérité sur la valeur de cette entreprise. Ces deux mouvements n’en font qu’un, qu’exprime le néologisme « scienctification » : dans les sociétés occidentales du xxe siècle, dont la cohésion a dépendu de façon croissante des marchés financiers, comme l’atteste le souvenir traumatique de la crise de 1929 à partir de laquelle les faillites frauduleuses ont fait office de scandale, seule la scientifisation de l’audit a permis sa sanctification en reliant le rituel à la science, trait dominant de la structure sociale.
44La psychosociologie a certainement beaucoup à apporter à cette compréhension de l’audit et du système financier, qui n’est pas sans impact pratique. Présenter l’histoire de l’audit depuis les années 1930 comme un mouvement de « scienctification » amène à penser d’abord l’audit comme une fonction quasi religieuse de notre société dont la prétention scientifique n’est qu’une expression située dans le temps. Être capable de s’adapter aux exigences du croire parmi les lecteurs de comptes, voilà la permanence qu’on trouve dans l’audit comptable et financier. En d’autres termes, il ne s’agit pas de voir l’audit pour croire en la fiabilité des comptes : il s’agit de croire en l’audit pour voir la fiabilité des comptes. Cette inversion peut expliquer pourquoi les auditeurs ne sont pas libres de faire évoluer leur pratique malgré leur volonté affichée de privilégier le fond (l’analyse des comptes) sur la forme (la constitution de dossiers pointilleux opposables aux tiers) : in fine, ce n’est pas la nécessité d’une analyse objective, mais plutôt les conditions du croire parmi les lecteurs de comptes qui constituent ce qui doit être considéré comme « le fond » d’un audit.
45Ainsi, nous croyons en l’audit comme les Grecs ont cru à leurs mythes (Veyne, 1983), car c’est par lui que la société conjure son angoisse face à cette impossible nécessité par laquelle elle prétend s’organiser et assurer sa cohésion : l’attribution efficiente et indiscutée des ressources entre ses membres par l’appréciation de la valeur au sein des marchés financiers. Si la croyance ne peut être maintenue dans le système fiduciaire, un « palais de la culture » (Veyne, 1983, p. 132) devra céder la place à un autre, et « la société de l’audit » (Power, 1997) apparaîtra demain à nos successeurs aussi déraisonnable que les mythes des Grecs apparaissent aujourd’hui à nos contemporains.
Glossaire
46Arthur Andersen : l’un des cinq grands cabinets internationaux d’audit avant sa faillite. Bien qu’innocenté à l’unanimité par la Cour suprême en 2005, Arthur Andersen ne se remettra pas de la perte de confiance engendrée par la révélation de la faillite frauduleuse de son client Enron en décembre 2001.
47Compagnie nationale des commissaires aux comptes (cncc) : fondée par le décret d’application du 12 août 1969 suite à la loi sur les sociétés du 26 juillet 1966, la Compagnie nationale est l’organe professionnel des commissaires aux comptes, placée auprès du ministère de la Justice.
48Comptes : plus précisément « états financiers », ils sont établis notamment par une entreprise afin de communiquer, par obligation légale ou nécessité pratique, sur son état financier et sur l’impact de son activité sur cet état. Ils sont composés du bilan, du compte de résultat et des annexes.
49Compte de résultat : présentation ordonnée des produits (+) et des charges (-) sur une période donnée, appelée exercice.
50Crise des subprimes (~2007-2008) : aux États-Unis, des intermédiaires rémunérés en fonction de la quantité de crédits hypothécaires accordés ont permis l’accès à la propriété à des millions d’Américains dont la situation financière ne le permettait pas. Les engagements émanant de cet endettement massif, qui a contribué à la hausse artificielle des prix de l’immobilier (la fameuse « bulle spéculative immobilière »), étaient rassemblés en produits dérivés (par exemple les Collateralized Debts Obligations – cdo) dans l’optique de répartir les risques. Les premiers défauts réels sur crédits hypothécaires ont créé une méfiance généralisée sur la nature des cdos et sur l’identité des détenteurs, qui s’est répercutée sur l’économie réelle en amenant la contraction de l’offre de liquidité interbancaire. L’asphyxie de Lehman Brothers, une banque fortement engagée dans ces instruments dérivés, a été partiellement imputée à ses auditeurs qui n’auraient pas suffisamment attiré l’attention sur une pratique légale mais douteuse (dite « Repo 105 »).
51Crise de la dette publique (~2008 -) : une des origines de la crise de la dette publique est l’endettement massif, quoique partiellement ponctuel, des États et des banques centrales qui ont dû faire face à la pénurie de liquidité engendrée par la crise des subprimes et recapitaliser certaines banques ou organismes de crédits hypothécaires étant trop exposés aux crédits dangereux.
52Enron : courtier en énergie américain porté aux nues par les acteurs des marchés financiers internationaux jusqu’à la découverte d’une fraude de grande ampleur (relative à un montage déconsolidant à travers l’établissement de Special Purpose Vehicles – spv). Son auditeur Arthur Andersen a été montré du doigt pour n’avoir pas su révéler la fraude, et perdu toute confiance et donc tous ses clients, avant d’être innocenté à l’unanimité en 2005 par la Cour suprême des États-Unis.
53Erreurs significatives : erreurs de nature à faire évoluer la décision des investisseurs si elles avaient été détectées et corrigées.
54Livre vert : dans le cadre de cet article : consultation lancée le 13 octobre 2010 par la direction de la concurrence de la Commission européenne et son Commissaire Michel Barnier afin d’engager une réflexion sur l’encadrement législatif de l’audit au niveau européen. La Commission a argumenté, à cette occasion, que résoudre des dysfonctionnements de l’organisation de l’audit était une étape nécessaire à se prémunir contre de future crise du type de la crise des subprimes.
55Marché d’actions : marché virtuel permettant la rencontre quasi instantanée de l’offre et de la demande d’actions cotées. Une entreprise dont l’action est cotée doit répondre à un certain nombre d’obligations, l’une d’entre elle étant la certification de ses comptes par un tiers habilité, c’est-à-dire en France le commissaire-aux-comptes.
56Obligation de moyens du commissaire aux comptes : le commissaire-aux-comptes n’a pas une obligation de résultat mais une obligation de moyens. Il doit tout mettre en œuvre, dans le respect des normes d’exercice professionnelles, pour détecter les erreurs significatives au sein des comptes de l’entreprise auditée, mais ne peut être tenu pour responsable d’une erreur qu’il n’aurait pas détectée malgré la mise en œuvre de ces moyens.
57Risque inhérent : le risque d’existence d’une erreur significative si l’on ne tient pas en compte des contrôles mis en place par l’entreprise.
58Risque de contrôle : le risque que, s’il existe une erreur significative, elle ne soit pas détectée par le contrôle mis en place par l’entreprise.
59Risque de détection : le risque que l’auditeur, s’il existe une erreur significative, ne parvienne pas à la détecter correctement.
60Risque d’audit : L’intersection des risques inhérent, de contrôle et de détection.
Bibliographie
Bibliographie
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Notes
-
[*]
François-René Lherm, doctorant et enseignant vacataire à l’escp Europe. flherm@escpeurope.eu
-
[1]
Les éléments en italiques lors de leur première apparition dans le texte sont définis dans un glossaire présenté à la suite de la bibliographie.
-
[2]
Section VI, art. 218 et suivants. La fonction de « commissaire aux sociétés », créée en France par la loi du 24 juillet 1867, ne s’est vue dotée d’une organisation professionnelle placée auprès du ministère de la Justice que par l’effet de la loi de 1966 (par le décret d’application du 12 août 1969).
-
[3]
Être en mesure de calculer en pratique la probabilité d’existence d’une erreur significative dans les comptes audités, objectif ultime d’un audit scientifisé, permettrait de donner à l’auditeur une obligation de résultat. L’impossibilité d’un tel calcul explique que l’auditeur n’ait qu’une obligation de moyens.
-
[4]
« We just received a message from Saddam Hussein. The good news is that he’s willing to have his nuclear, biological and chemical weapons counted. The bad news is he wants Arthur Andersen to do it. ».
-
[5]
Des mesures équivalentes sont prises en France par la loi du 1er août 2003 dite de sécurité financière (jorf, 2003).