Notes
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[*]
Philippe Douillet, responsable du projet « Prévention des risques psychosociaux », Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (anact), Lyon, p.douillet@anact.fr
-
[1]
Cf. loi relative au harcèlement moral de 2002.
-
[2]
Cf. pour ceux qui font expressément référence au « stress » : les modèles physiologique du stress de H. Selye en 1935, puis les modèles de Karasek (1979), Siegrist (1996)… mais aussi d’autres études et ouvrages en référence à ce concept dès les années 1980-1990, notamment ceux de N. Aubert, V. de Gaulejac et J.F. Chanlat.
-
[3]
Cf. « Accord-cadre sur le stress au travail » du 8 octobre 2004.
-
[4]
Cf. « Accord national interprofessionnel sur le stress au travail » du 2 juillet 2008 ; à noter que l’accord plus récent du 26 mars 2010 sur le harcèlement et la violence au travail évoque qu’il traite de ces deux sujets comme « deux aspects spécifiques des risques psychosociaux ».
-
[5]
Cf. rapport Nasse et Légeron (2008) : « Rapport sur la détermination, la mesure et le suivi des risques psychosociaux » ; rapport du collège d’expertise sur le suivi statistique des rps : « Indicateurs provisoires des facteurs de risques psychosociaux au travail » (2009) ; plan Darcos faisant largement référence à la prévention des « risques psychosociaux » (cf. circulaire du 15.10.2009, lettre aux entreprises de plus de 1000 salariés du 10.12.09) ; site du Conseil d’orientation des conditions de travail http://www.travailler-mieux.gouv.fr/Conseil-d-Orientation-sur-les.html qui évoque la prévention des « rps » ; Plan Santé Travail 20101-2014 fait référence à la prévention des « rps ».
-
[6]
Cf. sites des organisations syndicales : à l’exception de la cgc qui préfère nettement le terme de « stress », globalement, tous les termes habituels sur le sujet sont utilisés par les autres syndicats, parfois séparés (stress, harcèlement, violence, souffrance, mal-être, risques psychosociaux), parfois mélangés dans les mêmes rubriques. La plupart utilisaient essentiellement le « stress » dans les années 2000/2005, puis le terme « rps » est devenu de plus en plus fréquent dans les documents syndicaux actuels mais pas exclusif ; à noter aussi les titres et textes des accords d’entreprises signés depuis le Plan Darcos qui font, le plus souvent référence, à la prévention des « rps », à côté ou non du terme « stress ».
-
[7]
Cf. inrs : aussi évolution, utilisation essentiellement du terme de « stress », puis progressivement (2008) apparaît le terme de « rps » (« le stress fait partie des rps ») ; InVS : programme d’étude sur la « santé mentale ».
-
[8]
Cf. S. Journoud, Étude-action interne anact sur les pratiques des grandes entreprises (2008), voir www.anact.fr
-
[9]
Cf. travaux de la psychodynamique du travail, de la clinique de l’activité (Dejours, 1995 ; Clot, 2006).
-
[10]
Cf. réglementation sur l’évaluation des risques et le Document unique (art. L.4121 C.Tr. et textes pris en application).
-
[11]
Cf. titre du colloque icoh Québec 2008 : « 3e conférence internationale sur les facteurs psychosociaux au travail ».
-
[12]
Cf. réseau européen enwhp sur la santé mentale au travail (« mental health ») ; plus souvent, les organismes de prévention européens utilisent les concepts de « mental health », « psychosocial factors » ou « psychosocial disorders » ; voir www.mieuxvivreautravail.anact.fr
-
[13]
Cf. rapport Lachmann, Larose, Penicaud (2010), « Bien-être et efficacité au travail ».
-
[14]
Cf. pratiques d’entreprises tournées vers des actions sur l’hygiène de vie au travail ; cf. norme d’« entreprise en santé », Québec (www.bnq.qc.ca).
-
[15]
Cf. titre congrès icoh précité ; travaux oms et organismes santé publique.
-
[16]
Cf. par exemple manque d’autonomie, conflits de rôle, surcharge permanente de travail, etc. Cf. modèles du stress et de la santé psychique.
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[17]
Cf. principes généraux de prévention du Code du travail.
-
[18]
Cf. colloque université Paris 1 Ergonomie et écologie humaine, juin 2009 et notamment communication de F. Hubault, http://www.epi.univ-paris1.fr
-
[19]
Cf. régulation : pour cette notion, nous nous appuyons sur les concepts de régulation développés par les travaux de J.D. Raynaud et G. de Terssac notamment, et plus récemment ceux de S. Caroly (2001) et ceux de M. Detchessahar sur le rôle du management (2010).
-
[20]
Cf. démarche d’intervention proposée par l’anact, voir publications et site http://www.anact.fr
-
[21]
Par exemple, éloignement du management, impossibilité d’exprimer et de débattre des difficultés, coopération devenue impossible, non-prise en compte de l’expérience…
1La question du rapport entre le travail et la construction de la santé psychique est déjà ancienne et a été travaillée par divers courants de la sociologie et surtout de la psychologie. Pour autant, ce n’est que depuis une dizaine d’années que le sujet a pris une très grande ampleur, non seulement dans les milieux de la recherche mais aussi dans les milieux de la prévention et dans les préoccupations des acteurs sociaux et des entreprises. Plusieurs catégories de termes ont alors été utilisées pour évoquer ce sujet en France dans cette dernière période (Lerouge, 2009). La catégorie du « harcèlement moral » a constitué une étape importante, dans les années 1998-2000, pour rendre visibles des souffrances d’ordre psychique dont s’estimaient victimes des salariés. Elle a permis des avancées non négligeables en termes de droit [1] et de reconnaissance de certaines pathologies liées au travail. Pour autant, cette expression qui, elle seule dans ce domaine, a trouvé des définitions par la réglementation puis la jurisprudence, ne semblait pas recouvrir toutes les situations de souffrance psychique liées au travail. Par ailleurs, ont été montrés, et les ambiguïtés de cette notion, et les risques d’une approche « psychologisante » des situations (Davezies, 2004) ne permettant pas l’analyse des facteurs de causalité dans les organisations du travail.
2Parallèlement, la notion de « stress » déjà utilisée dans le langage courant, mais aussi plus anciennement par la recherche [2] (Aubert, Pages, 1989 ; Davezies, 2001) s’est fortement développée. Polysémique, elle semblait pourtant permettre de faire facilement écho aux questions posées par l’évolution du travail et ses effets sur la santé. Tant au niveau européen qu’au niveau national, cette notion de stress a alors pris le dessus : notion reprise dans les travaux des experts européens, dans l’accord des partenaires sociaux au niveau de l’Union européenne en 2004 [3] ; puis, en France, avec l’accord de juillet 2008 [4]. Celui-ci reprend, comme l’accord européen, le terme « stress » – et seulement celui-là – et il en donne une définition, celle retenue par l’Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail, construite sur un modèle de perception individuelle d’un écart entre les exigences de la tâche et les ressources disponibles de l’individu, concept largement issu du modèle de Cooper et Lazarus. Le corps du texte de l’accord français renvoie cependant à des situations et contextes plus diversifiés que cette seule approche du stress. Dans la même période, on constate la présence montante, puis la quasi-adoption de l’expression « risques psychosociaux » pour parler des questions du travail et de la santé psychique [5]. Sans éclipser totalement [6] le terme de « stress », l’omniprésence progressive de l’expression « risques psychosociaux » interroge. Quelles significations porte cette expression pour les acteurs qui l’emploient ? Quels enjeux de compréhension et d’action apparaissent sous cette expression ? Malgré le flou des définitions, en quoi permet-elle d’agir sur le travail, ses représentations et, surtout, sa transformation ?
Pour le Réseau anact qui l’utilise actuellement comme la plupart des autres organismes publics de prévention [7], cette expression n’est pas dénuée d’ambiguïté sur l’approche de la santé au travail. Pour autant, notre expérience d’interventions sur ce problème nous montre qu’il est possible, à certaines conditions d’utilisation de l’expression, d’agir, de mobiliser les entreprises sur les enjeux de santé psychique du travail avec une approche large et organisationnelle. Nous nous placerons ici essentiellement du point de vue du caractère opérant de l’expression « risques psychosociaux » pour les acteurs d’entreprises en charge d’agir sur les conditions de travail. Ce point de vue est à comprendre avec trois caractéristiques d’opérationnalité : la capacité de cette notion à permettre une expression large du vécu au travail, à permettre l’échange sur le sujet et la compréhension entre les divers acteurs d’entreprises et, enfin, à favoriser l’action en vue d’améliorer les situations de travail.
Pour faire cette analyse, nous devrons d’abord porter un regard critique sur l’histoire du contexte mouvant qui a entouré le développement de la préoccupation autour des « rps » et nous montrerons alors comment cette expression, plus que celle du stress, a permis de favoriser la prévention collective et organisationnelle de la prévention. Nous indiquerons néanmoins les limites de cette expression et, du coup, à quelles conditions d’utilisation en intervention en entreprise, elle peut effectivement bien s’inscrire dans l’approche constructive et collective de la santé que porte le Réseau anact.
Le « stress » : une expression connotée pour la prévention individuelle
3Lors de la période de développement de la question des « rps » (2000-2005 environ), l’expression « stress » était dominante. Mais au-delà du terme, il convient d’examiner quelle représentation porte le terme et comment il oriente l’action (Loriol, 2000 ; Buscetto, Loriol, Weller, 2008). La façon dont quelques grandes entreprises avaient commencé à travailler cette question [8] était alors significative : une dominante d’approches centrées sur l’individu avec des actions en prévention tertiaire (lignes d’écoute, appui psychologique individuel…) ou secondaire, visant à favoriser le développement de ressources pour les individus afin qu’ils soient en capacité de « gérer » les situations de travail « difficiles ». Cette approche n’était pas sans rapport avec une offre très riche de services de consultants majoritairement marqués par cette approche de « gestion du stress », au sein de laquelle les notions de « bons et mauvais stress » étaient très présentes. Bref, la place était largement prise pour une approche centrée sur l’individu, à la fois « cause » principale des phénomènes de stress à « traiter » et « cible » essentielle des actions de prévention.
Dépasser les limites de l’approche par la gestion du stress…
4À l’inverse, l’expression de « rps » permettait de favoriser une autre approche. Le Réseau anact s’est alors résolument positionné pour appuyer une vision plus conforme à notre conception des relations santé-travail et à notre mission centrée sur la transformation des organisations. Le terme de « psychosocial » permettait tout d’abord d’insister sur la dimension sociale de la santé en mettant en valeur les relations individu-collectif et les conditions de la construction de la santé en référence à de nombreux travaux de la psychologie [9]. Il favorisait donc, à l’inverse de la tendance dominante, une approche non exclusivement centrée sur l’individu. L’utilisation du terme « risques » permettait lui de centrer le regard sur les causes et non sur les effets, et de faire prévaloir ainsi une origine professionnelle des manifestations pathologiques, sortant ainsi de la logique individuelle. Elle permettait, par ailleurs, de renvoyer à un concept plus familier pour les entreprises et de faire le lien avec les « risques professionnels » dont il incombe à l’employeur d’assurer la prévention et ainsi avec la réglementation sur l’évaluation des risques qui était en train de se mettre en place dans les entreprises [10]. Enfin, l’expression « rps » paraissait plus large que celle de « stress » dont la définition dominante a été rappelée plus haut ; ou même celle largement répandue et validée du modèle de Karasek qui met en valeur certains facteurs de risques très pertinents mais dont on sait aussi les limites. Elle permettait ainsi d’englober des contextes de travail dégradés beaucoup plus variés que nous rencontrions, des contextes de souffrance pas seulement liés à l’écart contraintes/ressources ou demande psychologique/autonomie, mais aussi à des conflits de valeurs, à des pertes de sens dans le travail et de repères, à une impossibilité de faire un travail de qualité (Clot, 2008), à une augmentation des exigences contradictoires (Ughetto, 2007), de la charge émotionnelle…, entraînant des manifestations diverses (stress, violences, harcèlement, conflits interpersonnels, tensions entre groupes…, pathologies psychiques mais aussi physiques) mais qui avaient toutes en commun la médiation par une perception négative du travail.
« Risques psychosociaux » : à défaut d’autres expressions opérantes ?
5Ainsi, cette construction du concept a donc d’abord été une marque d’opposition à d’autres concepts qui limitaient l’approche de la santé au travail. Mais ce fut aussi une construction par défaut car beaucoup d’autres termes s’avéraient insuffisants. Ainsi, par exemple, parler des « facteurs psychosociaux [11] » nous paraissait insuffisant car mettant l’accent sur les processus psychologiques individuels de construction de la santé sans renvoyer suffisamment aux contextes organisationnels. Dans les pays, pour la plupart anglo-saxons, qui l’utilisent, ce concept renvoie largement à des dimensions individualisées de la santé [12]. Autre exemple : évoquer la « santé mentale » centre trop l’analyse sur la santé et donc les effets alors que notre propos est bien de travailler sur les causes à l’origine des manifestations pathologiques. Mais c’est aussi sans compter l’importance des manifestations, par somatisation, dans le corps des individus ; l’ampleur des tms est bien là pour nous rappeler les liens étroits entre des pathologies physiques et la souffrance psychique. Il importe dans ce contexte, si porteur sur le thème des rps, d’éviter un découpage artificiel entre les différentes dimensions de la santé au travail des individus. On pourrait encore évoquer la « souffrance psychique » au travail, mais cette expression est trop réductrice de la vision du travail, mettant l’accent sur la seule dimension négative de la santé ; elle ne favorise pas du tout la mobilisation des entreprises et des directions notamment, alors que nous savons que leur implication est une des conditions de l’action (Brun, 2007). À l’inverse, travailler sur le « bien-être » au travail pour évoquer les difficultés actuelles peut s’avérer ambigu et les pratiques d’entreprises nous interrogent. Même si certaines perspectives intéressantes sont ouvertes par ce concept [13], les entreprises ont tendance à orienter trop exclusivement l’action vers la gestion des comportements individuels [14] : elles s’éloignent d’une analyse portant sur les facteurs organisationnels.
« Risques psychosociaux » : les limites du concept
6Le concept de « risques psychosociaux » comporte pourtant des ambiguïtés majeures. Il importe pour nous, acteurs de la transformation en entreprises, d’en être pleinement conscients pour éviter des dérives d’interprétation qui seraient contraires aux données scientifiques sur la santé psychique et à nos objectifs de transformation sociale. L’association des termes « psycho » et « social » ne nous semble pas l’objet majeur du débat. Même si celle-ci est sans doute trop rapide et sous-entendant un lien par trop exclusif, le concept de « psychosocial » est utilisé dans divers travaux de santé publique ou de santé au travail [15] ; il est surtout en phase avec des apports essentiels de la psychologie sur le rôle du collectif dans la construction de la santé. C’est une approche d’une grande pertinence s’agissant de traiter de la santé au travail et d’intervenir sur le milieu du travail.
7La notion de « risques » d’une part, et surtout son apposition au terme de « psychosocial » d’autre part, sont en revanche beaucoup plus problématiques. Toutes les approches de la santé auxquelles nous nous référons montrent que le « psychosocial » n’est pas un « risque » et ne peut en aucun cas être posé en référence à cette catégorie ; il est au contraire une dimension consubstantielle à la vie des personnes au travail et il ne peut être approché que comme une donnée même de la vie sociale en entreprise. Le terme de « risques » dans ce domaine est très ambigu. Il repose largement sur une approche classique de la prévention, issue de cette discipline construite dans l’univers industriel du xixe et début du xxe siècle, qui sous-tend des notions largement inopérantes s’agissant de la construction de la santé psychique ou des phénomènes qui l’obèrent au contraire.
8Première notion sous-entendue : celle de « danger ». S’agissant des contextes en cause à l’occasion des actions sur les « rps » et des pathologies associées, aucun danger ne peut être identifié en tant que tel. Nous savons que les causes sont multiples, se combinent à l’infini. Des facteurs d’organisation ont bien été mis en évidence comme favorisant des situations pathogènes [16], mais il n’existe pas a priori une ou des situations de « danger » ou un type « d’organisation dangereuse » pouvant dans une relation univoque de type « cause-effet », sur le modèle de la prévention classique, provoquer des effets pathogènes sur la santé des salariés.
9Dans le même ordre d’idée, le concept de « risques » sous-entend la notion de « seuil » limite d’exposition. Là aussi, tant l’expérience d’intervention que les données scientifiques montrent l’incohérence de cette notion, s’agissant de contextes éminemment variables dans le temps et l’espace, de causes multiples, d’individus avec leur subjectivité.
10Enfin, dernier pilier de cette approche préventive classique sous-entendue par le concept de risques, celui relatif à l’action de prévention : la prévention vise logiquement à éliminer les risques ou, à défaut, les réduire notamment par des dispositifs d’éloignement ou de protection par rapport aux contextes dangereux [17] ; et ceci, souvent, par des processus de normalisation de ces contextes ou de normes d’hygiène du comportement (Clot, 2008). Là aussi, cette approche est largement mise en défaut sur ce thème [18]. L’approche du Réseau anact privilégie le point de vue que le travail est d’abord une opportunité essentielle pour construire sa santé par opposition à l’idée d’un travail d’abord « porteur de risques ». C’est dans le travail, en affrontant ses difficultés – et notamment au travers de la résolution des problèmes liés à l’écart entre le prescrit et le réel – que l’individu peut développer ses capacités, ses relations aux autres et ainsi construire sa santé. L’utilisation en intervention des concepts de « tensions » et de « régulation » (Sahler, 2007) met bien en avant les difficultés du travail comme inhérentes à la situation professionnelle, mais sont tout autant déterminantes les réponses individuelles et collectives des salariés comme modes de construction de la santé, dans un processus plutôt de type « chaotique » et dont le résultat n’est jamais acquis de façon définitive. L’objet de l’action en entreprise sur ce thème devient moins alors la « réduction de risques » que la recherche du développement de moyens de « régulation [19] » des difficultés et de la création d’environnements de travail (Falzon, 2007) qui permettent aux salariés de développer leurs capacités. Cette approche s’inscrit alors moins dans une approche « réductrice des risques » que dans une approche dynamique et constructrice de la santé en agissant sur les capacités des organisations, cibles principales de l’action, à favoriser des processus vertueux tant pour des raisons de santé au travail que de performance. On est loin aussi des processus de normalisation surtout lorsqu’ils portent sur les comportements des individus.
Ainsi, nombreuses sont les ambiguïtés autour des « risques psychosociaux », sur la notion elle-même, mais plus généralement sur ce qu’elle infère. Pour autant, notre expérience d’intervention nous permet, en utilisant cette expression, d’agir et d’appuyer des transformations en entreprise qui s’ouvrent plutôt vers cette conception large et constructrice de la santé défendue plus haut. Des conditions s’avèrent alors nécessaires pour favoriser cette approche.
« Risques psychosociaux » : un concept pour agir et transformer en entreprise
11En premier lieu, un temps de formation et d’échanges important en début d’intervention [20]. Cette étape est essentielle pour le succès de l’intervention. Il permet alors de faire exprimer les représentations des différents acteurs sur le sujet – direction, encadrement, représentants du personnel notamment – et de favoriser un dialogue sur les éléments les plus caractéristiques de la situation de l’entreprise au regard de la santé au travail et du vécu des salariés. L’expression, certes floue, de « rps », a le mérite d’être large : elle permet ainsi d’exprimer, sans difficulté ni restriction, des sentiments variables du vécu au travail et d’évoquer des manifestations de divers ordres (fatigue, stress, démobilisation, désengagement, pertes de repères, violences, conflits, harcèlement…). Comme les effets en termes de santé psychique des individus ou en termes collectifs sont divers, la première expression du vécu négatif au travail doit être large, ouverte, sans restriction ; et elle doit permettre une expression en cohérence avec les spécificités de l’entreprise et du travail qui s’y effectue. Il nous appartient alors, en tant qu’intervenants, d’aider les acteurs à préciser leur expression, à mieux séparer ce qui semble être du domaine des causes et des effets, à mieux comprendre ce à quoi renvoie chacune des catégories de termes annoncés. Mais, en tous les cas, cette première possibilité d’expression large est nécessaire pour évoquer les différents aspects de la situation propre de l’entreprise. C’est parce que cette étape est réalisée qu’un dialogue entre acteurs et partenaires sociaux est alors possible. Ainsi, l’expression « rps » a rempli la première fonction d’un concept telle que celle évoquée auparavant : permettre l’expression de ressentis divers et favoriser une compréhension mutuelle sur ces phénomènes.
12La formation associée à la phase d’expression permet aussi de mieux comprendre et de partager des notions sur les fondements de la santé au travail ; ainsi, ce qui aura été annoncé dans le temps d’échanges prendra peu à peu sens pour les acteurs en référence à des données des sciences humaines. Après une phase de recherche d’indicateurs, de signaux faibles et d’orientation de l’action vers tel ou tel secteur, métier, etc., nous poursuivons, avec les acteurs de l’entreprise, la recherche des causes des phénomènes évoqués en première expression.
13L’approche du Réseau anact doit favoriser un examen des causes portant essentiellement sur l’analyse des configurations organisationnelles qui ont favorisé les contextes pathogènes (anact, 2007). Par un processus d’intervention participatif, au travers d’une approche centrée sur les conditions concrètes d’exercice du travail, et notamment par l’analyse de « situations-problèmes », situations précises de travail repérées et triées par les salariés dans des groupes de travail homogènes, nous travaillons à la recherche des déterminants majeurs de ces situations pathogènes. Nous sommes alors très attentifs à repérer ce qui « pose problème » mais aussi ce qui est – ou a été un certain temps – « facteur de cohésion » tout comme les éléments de « régulation » en défaut [21]. Les notions de « tensions » et « régulation » sont des appuis importants dans notre approche, permettant ensuite de poser l’ensemble des facteurs potentiels de causes, et notamment ceux du domaine de l’organisation de l’entreprise, du travail, de la conduite des changements, etc. Cette approche permet aux acteurs – qui ont souvent une première explication des difficultés de vécu au travail centrée sur les personnes et les conflits interpersonnels – de montrer comment celles-ci renvoient à des évolutions de l’organisation qui n’ont plus permis que le travail se réalise dans toutes ses dimensions individuelles et collectives. Elle met ainsi en valeur des risques liés aux configurations organisationnelles au détriment de mise en exergue de défauts des personnes ou des collectifs. L’expression « rps » permet donc, à certaines conditions, de traiter les questions de santé psychique avec une orientation favorisant les transformations de l’organisation du travail.
14L’approche par la réglementation de « l’évaluation des risques », à la charge de l’employeur, qui s’appuie largement sur les concepts classiques de la prévention, pourrait ainsi paraître en défaut par rapport à ce que nous avons énoncé des caractéristiques avec lesquelles nous pensons devoir traiter des questions de santé psychique. En réalité, aux conditions d’échanges et de dialogue ci-dessus énoncées, notamment sur les situations concrètes d’exercice de l’activité, cette obligation peut bien être une opportunité de parler du travail et d’agir sur des domaines de causes touchant à l’organisation du travail. La cible prioritaire des plans d’actions devient alors les contextes organisationnels analysés à partir de situations concrètes de travail. Ainsi, la notion de « rps » n’est pas un frein à l’action sur l’organisation, même au travers des obligations de prévention (Davezies, 2008), ni au travers des négociations d’entreprise (Bouffartigues, 2010).
Avoir comme objet la construction de la santé psychique au travail n’est pas simple. Pas seulement parce que les déterminants sont nombreux, parce que combiner la question de la subjectivité aux nécessités de l’action objective est complexe, parce que les niveaux d’actions sont nombreux…, mais bien aussi parce qu’il est question fondamentalement de la vision de l’homme au travail dans les nouvelles organisations productives. Il n’est pas étonnant alors que non seulement le choix des actions à mener fasse débat mais aussi l’appellation même du problème que l’on prétend traiter. Fruit de compromis, de choix de positionnement, donc insatisfaisante sur le plan de la rigueur scientifique, la notion de « risques psychosociaux » ouvre cependant aujourd’hui, pour le débat social et l’action de transformation des organisations, des perspectives intéressantes. Pour autant, le débat n’est pas clos, et il dépasse largement la question de terminologie. Au-delà du concept, il s’agit toujours pour le Réseau anact d’outiller les acteurs de l’entreprise pour une « lecture organisationnelle » de leurs conditions de travail. L’analyse de l’évolution de la prise en charge des questions de santé psychique, notamment au travers des résultats des négociations dans les entreprises actuellement en cours à la suite de l’accord national, sera, à cet égard, importante pour apprécier le sens des évolutions.
Bibliographie
Bibliographie
- Anact. 2007. « Prévention du stress et des risques psychosociaux au travail », Actes du séminaire, novembre, téléchargeable sur http://www.anact.fr
- Aubert, N. ; Pagès, M. 1989. Le stress professionnel, Paris, Klincksieck.
- Bouffartigues, P. 2010. « Le stress au travail, entre psychologisation et critique des conditions de travail », XVIIe congrès ais, Suède.
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- Sahler, B. 2007. Prévenir le stress et les risques psychosociaux, Éditions anact.
- Ughetto, P. 2007. Faire face aux exigences du travail contemporain, Éditions anact.
Mots-clés éditeurs : intervention, prévention, risques psychosociaux, organisation du travail, stress
Mise en ligne 01/02/2011
https://doi.org/10.3917/nrp.010.0167Notes
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[*]
Philippe Douillet, responsable du projet « Prévention des risques psychosociaux », Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (anact), Lyon, p.douillet@anact.fr
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[1]
Cf. loi relative au harcèlement moral de 2002.
-
[2]
Cf. pour ceux qui font expressément référence au « stress » : les modèles physiologique du stress de H. Selye en 1935, puis les modèles de Karasek (1979), Siegrist (1996)… mais aussi d’autres études et ouvrages en référence à ce concept dès les années 1980-1990, notamment ceux de N. Aubert, V. de Gaulejac et J.F. Chanlat.
-
[3]
Cf. « Accord-cadre sur le stress au travail » du 8 octobre 2004.
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[4]
Cf. « Accord national interprofessionnel sur le stress au travail » du 2 juillet 2008 ; à noter que l’accord plus récent du 26 mars 2010 sur le harcèlement et la violence au travail évoque qu’il traite de ces deux sujets comme « deux aspects spécifiques des risques psychosociaux ».
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[5]
Cf. rapport Nasse et Légeron (2008) : « Rapport sur la détermination, la mesure et le suivi des risques psychosociaux » ; rapport du collège d’expertise sur le suivi statistique des rps : « Indicateurs provisoires des facteurs de risques psychosociaux au travail » (2009) ; plan Darcos faisant largement référence à la prévention des « risques psychosociaux » (cf. circulaire du 15.10.2009, lettre aux entreprises de plus de 1000 salariés du 10.12.09) ; site du Conseil d’orientation des conditions de travail http://www.travailler-mieux.gouv.fr/Conseil-d-Orientation-sur-les.html qui évoque la prévention des « rps » ; Plan Santé Travail 20101-2014 fait référence à la prévention des « rps ».
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[6]
Cf. sites des organisations syndicales : à l’exception de la cgc qui préfère nettement le terme de « stress », globalement, tous les termes habituels sur le sujet sont utilisés par les autres syndicats, parfois séparés (stress, harcèlement, violence, souffrance, mal-être, risques psychosociaux), parfois mélangés dans les mêmes rubriques. La plupart utilisaient essentiellement le « stress » dans les années 2000/2005, puis le terme « rps » est devenu de plus en plus fréquent dans les documents syndicaux actuels mais pas exclusif ; à noter aussi les titres et textes des accords d’entreprises signés depuis le Plan Darcos qui font, le plus souvent référence, à la prévention des « rps », à côté ou non du terme « stress ».
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[7]
Cf. inrs : aussi évolution, utilisation essentiellement du terme de « stress », puis progressivement (2008) apparaît le terme de « rps » (« le stress fait partie des rps ») ; InVS : programme d’étude sur la « santé mentale ».
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[8]
Cf. S. Journoud, Étude-action interne anact sur les pratiques des grandes entreprises (2008), voir www.anact.fr
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[9]
Cf. travaux de la psychodynamique du travail, de la clinique de l’activité (Dejours, 1995 ; Clot, 2006).
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[10]
Cf. réglementation sur l’évaluation des risques et le Document unique (art. L.4121 C.Tr. et textes pris en application).
-
[11]
Cf. titre du colloque icoh Québec 2008 : « 3e conférence internationale sur les facteurs psychosociaux au travail ».
-
[12]
Cf. réseau européen enwhp sur la santé mentale au travail (« mental health ») ; plus souvent, les organismes de prévention européens utilisent les concepts de « mental health », « psychosocial factors » ou « psychosocial disorders » ; voir www.mieuxvivreautravail.anact.fr
-
[13]
Cf. rapport Lachmann, Larose, Penicaud (2010), « Bien-être et efficacité au travail ».
-
[14]
Cf. pratiques d’entreprises tournées vers des actions sur l’hygiène de vie au travail ; cf. norme d’« entreprise en santé », Québec (www.bnq.qc.ca).
-
[15]
Cf. titre congrès icoh précité ; travaux oms et organismes santé publique.
-
[16]
Cf. par exemple manque d’autonomie, conflits de rôle, surcharge permanente de travail, etc. Cf. modèles du stress et de la santé psychique.
-
[17]
Cf. principes généraux de prévention du Code du travail.
-
[18]
Cf. colloque université Paris 1 Ergonomie et écologie humaine, juin 2009 et notamment communication de F. Hubault, http://www.epi.univ-paris1.fr
-
[19]
Cf. régulation : pour cette notion, nous nous appuyons sur les concepts de régulation développés par les travaux de J.D. Raynaud et G. de Terssac notamment, et plus récemment ceux de S. Caroly (2001) et ceux de M. Detchessahar sur le rôle du management (2010).
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[20]
Cf. démarche d’intervention proposée par l’anact, voir publications et site http://www.anact.fr
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[21]
Par exemple, éloignement du management, impossibilité d’exprimer et de débattre des difficultés, coopération devenue impossible, non-prise en compte de l’expérience…