Notes
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Magalie Bonnet, maître de conférences, Université de Franche-Comté, Laboratoire de psychologie (EA 3188), bonnetma@ club-internet. fr
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[1]
Tout au long du texte, les aides à domicile concernent des hommes et des femmes ; en cas de choix obligé, nous avons néanmoins accordé au genre féminin, préservant ainsi la disproportion écrasante des femmes dans cette profession.
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[2]
Cet article s’appuie sur un travail récent reposant sur l’analyse en profondeur de 48 entretiens semi-directifs d’aides à domicile réalisés à leur domicile ou dans les murs de leur organisme employeur, et 41 entretiens de personnes âgées aidées à domicile.
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[3]
Convention collective des organismes d’aide ou de maintien à domicile de 1983.
1Partant des caractéristiques d’une profession en plein « remue-ménage » (Causse et coll., 1998), l’objet de cet article est d’envisager la question de la reconnaissance d’une identité professionnelle pour une pratique stigmatisée et encore exclue des logiques de professionnalisation traditionnelles. L’accompagnement des personnes âgées suscite dans notre pays un regain d’intérêt depuis les conséquences de ce qui est désormais nommé « l’été canicule, 2003 » : remobilisation des solidarités familiales, prise de conscience politique d’un nécessaire redéploiement de la prise en charge institutionnelle mais aussi, à titre préventif, valorisation du secteur professionnel de l’aide à domicile. Plus précisément ici, l’aide à domicile désigne la personne salariée, encore parfois appelée aide ménagère, qui accompagne les personnes âgées dans certaines tâches quotidiennes. Malgré la recrudescence des besoins, cette pratique professionnelle reste mal connue, peu reconnue, à l’image des professions du secteur social touchant à l’aide et au soutien familial.
2Pour autant, nous montrerons comment, au sein de ce travail invisible, certaines pratiques « cachées » participent à la création d’une posture professionnelle pour ces travailleuses [1] de l’ombre qui œuvrent dans l’espace confiné du domicile des personnes âgées. Aussi, une clinique du travail qui accorde une place centrale à la réalité de l’activité amène ici à comprendre comment la subjectivité des aides à domicile peut être analysée dans sa confrontation à un objet du travail coconstruit par la relation établie entre personnes âgées et professionnelles [2].
Les caractéristiques d’un travail invisible
3L’accroissement du nombre de personnes âgées, l’hétérogénéité du public, la montée des exigences sociales à son égard font de l’aide à domicile un métier en mutation dont la professionnalité reste à définir. Une certaine confusion caractérise aujourd’hui le secteur des aides aux personnes à domicile en général, aux personnes âgées en particulier. Alors qu’elles effectuent le même travail, les aides à domicile se voient par exemple appliquer un statut différent en fonction de la nature juridique de la structure qui les emploie. Alors qu’elles travaillent rarement à plein temps, les salariées sont mobilisées à temps plein car leurs heures sont souvent émiettées dans la journée. Lorsqu’elles sont employées directement par la personne âgée, c’est encore pire : l’absence prolongée d’un client âgé (hospitalisation, vacances, décès…) signe une perte de salaire immédiate. Si la mensualisation semble s’étendre à beaucoup d’organismes employeurs, toutes ne bénéficient pas de cet avantage et certaines ne travaillent que lorsque l’association les appelle, ce que Causse (1998) appelle le « travail au sifflet ». Il résulte de ce contexte une instabilité des heures, une instabilité des salaires et une ouverture aléatoire aux prestations de la Sécurité sociale. Enfin, alors même qu’existent des efforts considérables ces dernières années pour organiser et professionnaliser le secteur de l’aide à domicile, on propose toujours à des personnes sans qualification, fragiles, d’occuper cette même fonction, assimilée alors à un « petit boulot ».
4Si la précarité contribue à l’invisibilité de ce travail, cette dernière est également largement suscitée par l’assimilation de la profession aux tâches reconnues « ingrates » qu’on s’efforce de valoriser sans trop y croire, sans trop y parvenir. Activité quasi exclusivement féminine, exercée dans le cadre de l’espace domestique, portant en partie sur des tâches ménagères, relevant d’un rôle d’assistance ou de suppléance familiale, s’adressant à une population stigmatisée, l’activité de l’aide à domicile est absente de la scène visible pour devenir invisible, peu considérée, à l’image des exclus de l’entreprise, des incarcérés (Lhuilier, 2001, 2002), des assistantes maternelles (Mariage et coll., 2001)…
5Une telle invisibilité se décline tant au niveau technique (contenu de l’activité) qu’au niveau relationnel. En effet, techniquement, il s’agit pour l’aide à domicile d’externaliser un savoir-faire acquis dans l’expérience privée (et non dans le cadre de formation) avec l’idée qu’il suffirait de savoir faire le ménage chez soi pour pouvoir le faire chez les autres. Le fait de recruter des femmes en situation de fragilité économique ou sociale, qui choisissent rarement positivement ce travail, renforce cette image de travail refuge accessible à tous. Aussi, la légitimation des emplois domestiques ne va pas de soi, ils portent les stigmates d’une division sexuelle des rôles d’une part et des tâches manuelles et intellectuelles d’autre part.
6Une invisibilité qui est sous-tendue par un tabou parce que ce travail met les aides à domicile au contact du sale, du désordre et de l’univers du déchet, objets de dégoût que notre société tend à cacher. L’objet même du travail est envahi de significations qui portent tout autant sur la population concernée (les vieux avec les craintes de contagion qu’ils suscitent…) que sur les activités elles-mêmes (nettoyer, assainir…). Si la société tend à exclure les vieux, elle fait de même avec les professionnels qui travaillent à leurs côtés.
7Pourtant, le travail de l’aide à domicile ne se réduit pas à sa dimension technique puisque « les activités de l’aide ménagère à domicile ne sauraient se limiter à des travaux ménagers ; elles permettent notamment aux bénéficiaires d’assurer leur indépendance et de maintenir des relations avec l’extérieur [3] ». Face à la dépendance plus grande des personnes bénéficiaires, à la représentation d’une vieillesse solitaire, le rôle de vecteur de lien social de l’aide à domicile est aujourd’hui reconnu de tous. Mais là encore, on peut se demander quelles sont les qualités requises pour une prestation à fort contenu relationnel, si ce n’est un certain instinct, une certaine sensibilité, bref, des qualités féminines car « l’expérience de devoir faire avec la vulnérabilité et la souffrance d’autrui est au centre du travail féminin » (Molinier, 1999). Les femmes sont censées se débrouiller naturellement avec l’expérience sensible par une multitude de petites attentions, de « petits riens » qui constituent un travail invisible, c’est-à-dire une activité qui mobilise beaucoup de temps, toutes les ressources personnelles mais qui apparaît comme un non-travail.
8Finalement, ce qui caractérise l’activité de l’aide à domicile est d’être située « à la frontière entre ce qu’on considère comme normal de faire gratuitement dans notre société (par exemple le travail ménager, le soutien familial aux ascendants…), ce qu’on considère comme facultatif de faire gratuitement (et qu’on nomme par exemple bénévolat) et ce qu’on considère comme légitimé à recevoir rémunération (l’action sociale professionnalisée) » (Bovay et Tabin, 1998).
9Face à l’absence d’un « genre professionnel » (Clot, 1999) stabilisé, les aides à domicile vont mobiliser dans leur confrontation à la relation d’aide différentes attitudes leur permettant de gérer plus ou moins efficacement la relation coconstruite avec les personnes âgées afin de la rendre génératrice de plaisir, mais aussi acceptable, tant pour elles que pour les personnes bénéficiaires et l’organisme employeur.
10Le recours aux services d’une aide à domicile constitue bien souvent une solution de dernière extrémité pour les personnes âgées, qui espèrent pouvoir « se débrouiller » seules le plus longtemps possible. L’aide à domicile vient donner une visibilité à certaines incapacités. La situation ne va pas de soi tant pour la personne âgée que pour l’aide à domicile, laquelle doit se faire accepter dans l’espace même du domicile territoire désormais difficile à partager. La relation se construit, plus qu’elle ne s’impose d’elle-même, sur un fond de fragilité et permet alors de saisir les négociations, parfois les incompréhensions entre les attentes des personnes âgées et ce qu’offrent les aides à domicile.
11Les attentes des personnes âgées sont diverses et variées et face à cela, les conduites des professionnelles ne sont ni uniformes ni stéréotypées et ne sont pas d’emblée marquées par des repères collectifs au niveau du métier ou de la fonction. La façon dont les aides à domicile se représentent leur activité, sa finalité et ses conditions concrètes de travail peut s’appréhender à travers une typologie répertoriant trois sortes de relations possibles établies avec la personne âgée : une relation de service relationnel, une relation de service technique et une relation de service social.
Une relation de service relationnel
12La relation de service relationnel porte les caractéristiques d’une relation de nature familiale avec prise en charge de la personne âgée. L’aide s’inspire du modèle caritatif et s’inscrit dans une socialité primaire basée sur l’échange par le don. L’aide à domicile prend figure d’un membre de la famille (figure maternelle ou infantile) et, par son investissement affectif dans la relation, elle « sacrifie » alors une part plus ou moins grande de sa professionnalité. L’engagement personnel dans la relation est total, rendant les limites entre travail et hors travail très floues, voire inexistantes. Alors que les interventions chez des sujets âgés aux exigences techniques affirmées sont problématiques, conflictuelles, voire évitées, tout ce qui relève au contraire du don de soi, voire du sacrifice, est au contraire valorisé. Les difficultés à gérer l’investissement personnel en début de carrière ne sont pas évoquées.
13L’appartenance institutionnelle et le lieu d’intervention semblent jouer un rôle important ici puisque les salariées intervenant en milieu rural adoptent largement cette attitude dans leur pratique. On peut supposer que le fait d’intervenir en milieu rural influence la nature des échanges : certaines aides à domicile interviennent par exemple chez des personnes connues de relations de voisinage ou amicales antérieures. Lorsqu’elle est employée par la personne âgée, la salariée s’expose sans cesse au risque de perdre l’intervention et une partie de son travail en cas d’hospitalisation, de décès… (alors que l’intervention est remplacée lorsque la salariée est fonctionnaire). Comment éviter alors pour l’intéressée que le sujet âgé ne devienne sa personne âgée, sa mamie ou son papi… De même, la question du rapport à la mort de l’autre devient ici spécifique : le décès d’une personne signe la perte de salaire pour la salariée.
14Pour autant, l’absence de réunions d’équipe et de coordination dans les remplacements n’est pas perçue par les salariées comme un problème organisationnel. D’une part, les relations de proximité les maintiennent constamment en contact avec les personnes aidées en dehors des interventions, au point de n’être jamais véritablement en congés ! D’autre part, la relation de confiance avec la personne âgée ne saurait être remise en cause par une remplaçante jugée moins expérimentée, moins conciliante. Si elles constatent une certaine solitude au travail par manque de cohésion dans l’équipe, elles s’en satisfont et ne sont pas forcément demandeuses de réunions plus fréquentes, plus centrées sur la pratique. De même, les formations ne permettent pas selon elles d’inscrire la profession dans le champ d’un travail social reconnu ; elles se sentent dévalorisées par l’image véhiculée de leur rôle et de leur statut. Les compétences requises doivent venir servir en priorité la relation et s’apparentent davantage à des qualités personnelles telles que l’altruisme, la générosité, l’écoute… La reconnaissance de leur travail n’est donc ni recherchée ni attendue au regard de la dimension institutionnelle de la profession, mais bien dans la relation établie avec les personnes âgées qu’elles tendent d’ailleurs à idéaliser en associant à la vieillesse les images de sagesse, d’expérience à transmettre, de richesse…
15Cette relation renvoie à ce que Fustier (2000) décrit d’une forme « de travail social non aseptisé » c’est-à-dire une conception « d’un affect pur libéré des scories des tâches à accomplir ». Cet amour pur ne peut se déployer qu’en dehors des logiques marchandes susceptibles de « salir la relation ». Cette conception du travail se heurte ici aux attentes souvent opposées des personnes âgées, qui majoritairement accordent une place essentielle à la dimension technique que ces aides à domicile tendent à occulter.
Relation de service technique
16Dans ce type de relation, la professionnelle répond à des besoins techniques et matériels dans le cadre d’une prestation où elle prend figure d’employée de la personne âgée. Cette relation s’inscrit dans une socialité où l’échange marchand règle le sens des interactions. Le service, comme la réalisation de tâches matérielles, constitue le produit échangé entre prestataire et usager. Ce qui pouvait résonner comme une mission idéale de la profession, en requérant surtout des compétences et qualités visant la relation, n’apparaît pas ici. Les compétences exigées relèvent surtout de la capacité à fournir le service exigé de façon plutôt standardisée. Cette attitude privilégie par conséquent une pratique basée sur la réalisation de tâches matérielles en éliminant la dimension relationnelle possible. Les limites entre vie professionnelle et vie personnelle sont clairement identifiées et posées. Souvent plus âgées, dotées d’une ancienneté plus longue, on peut penser que ces professionnelles n’ont pas d’emblée adopté cette attitude, qui s’est imposée de façon progressive et contrainte, en fin de carrière. En effet, elles se sont senties piégées en début de carrière par la méconnaissance de la population âgée et de la réponse à fournir aux besoins considérables. Des besoins qu’elles considèrent comme des exigences dépassant leur cadre d’intervention, et supplantant ainsi leurs capacités à y répondre (en termes de temps, de mauvaises conditions de travail…). L’investissement personnel, parfois affectif en début de carrière, et la banalisation actuelle de la mort des personnes qu’elles aident nous confortent dans l’idée que ces femmes ont trouvé refuge dans un modèle d’approche évacuant la dimension relationnelle après plusieurs années de pratique et sans doute de souffrance.
17Cette appréhension de l’aide se veut également très critique, à la fois vis-à-vis du cadre de travail et des personnes qu’elles aident. En effet, ces salariées se sentent en conflit permanent avec leurs collègues dont elles ne comprennent pas l’engagement personnel, parlent de l’absence d’équipe et de la solitude au travail mais aussi de l’inutilité des réunions informatives.
18Ces aides à domicile tendent à rigidifier leur conduite pour limiter les implications personnelles. Fustier (2000) constate un phénomène semblable chez les éducateurs en début de carrière. Face au surgissement de l’intime, les professionnels se centrent sur la tâche, le service « en éliminant l’impureté d’un lien relationnel qui nuirait à la productivité ». L’auteur parle alors d’une forme « purifiée » du travail social. C’est bien le discours tenu par les aides à domicile qui disent ne « pas avoir le temps de discuter car le travail ne se fait pas tout seul ! » La reconnaissance de l’activité leur paraît ici compromise par l’écart existant entre l’activité réalisée (technique) et le réel de l’activité, avec une dimension relationnelle « empêchée » (Clot, 2000).
Une relation de service social
19Cette dernière modalité de la relation d’aide présente les caractéristiques d’une coopération professionnelle avec la personne âgée. La salariée oscille ici entre une figure de professionnelle et d’amie, entre relation marchande et échange par le don avec une aide relationnelle qui s’appuie sur le registre technique. Elle se différencie de la relation de service relationnel car elle ne vise pas seulement la relation mais le maintien ou la restauration d’une socialisation des personnes âgées (avec l’idée de stimulation, de rééducation et surtout, d’une négociation de la demande qui prend en compte les attentes et les compétences des aînés). L’ensemble des tâches ménagères est perçu comme un « passage souvent inévitable » qui n’est pas à fuir pour construire une relation plus personnalisée. Ainsi, si la pratique est perçue comme une pratique sociale, de soutien, la réalisation de tâches ménagères n’est pas déniée et apparaît même comme importante pour la construction de la relation. Les limites entre vie professionnelle et vie personnelle oscillent ainsi entre deux tendances : rendre un service identique en standardisant les tâches accomplies et personnaliser la relation par un investissement personnel et affectif plus important. Si dans le modèle caritatif de l’aide, on peut avoir le sentiment que les aides à domicile agissent en leur nom propre, en référence à leurs valeurs personnelles (essentiellement issues du domaine familial), celles inspirées par le présent modèle semblent agir au contraire au nom d’une éthique professionnelle prenant en compte les demandes qui émanent du terrain.
20Si ces salariées sont souvent embauchées alors qu’elles étaient jeunes, leur ancienneté est plutôt élevée. On peut donc supposer que l’évolution dans la profession passe aussi par les mouvements de vie personnelle et les événements familiaux vécus. Embauchées plus jeunes, ces femmes ont parallèlement dû s’acquitter de nouveaux rôles au sein de leur famille, lesquels ont sans doute influencer la représentation de leur rôle professionnel et sa mise en pratique : les débuts dans la profession s’apparentent à un véritable choc, une perte de repères. Elles se sont senties piégées par les demandes et exigences des personnes âgées auxquelles elles cherchaient à répondre sans discernement, sans négociation, se laissant « bouffer » par ce nouveau rôle. Le professionnalisme passe donc essentiellement pour elles par cette capacité à poser « la bonne distance », non pas en évitant de s’investir personnellement dans la relation mais en ayant identifié ses propres limites et le retentissement de leur dépassement tant pour elles que pour les personnes aidées.
21L’organisation du travail n’est pas remise en cause ici, puisque travaillant essentiellement pour le service public, elles sont assurées d’une stabilité horaire et de salaire. La seule revendication formulée concerne ici le système de remplacements et son manque de coordination. Les conflits de représentations de la profession entre collègues d’une même équipe apparaissent problématiques, et ces salariées sont très demandeuses de réunions régulées permettant des échanges sur les pratiques et un meilleur soutien entre collègues. Les formations sont ici jugées utiles tant pour ce qu’elles apportent à un niveau personnel (connaissances sur soi et ressources personnelles) que professionnel (en termes de compétences et de reconnaissance).
Des pratiques invisibles au service de la professionnalisation
22En plus de réaliser un travail invisible car non reconnu socialement, l’aide à domicile est souvent amenée à travailler de façon invisible ou « secrète ». En effet, pour se rendre irremplaçable dans une relation qui peut lui être ôtée à tout moment, mais aussi pour trouver un certain plaisir au travail, les professionnelles risquent certaines conduites dans une relation qui dépasse le cadre marchand de la prestation de service et les responsabilités que leur prescrivent les institutions, que ce soit dans la relation de service relationnel ou social. Comme le suggérait déjà Mauss (1925) l’échange par le don ne concerne pas seulement la famille et les sociétés archaïques mais participe aussi au fonctionnement social à l’intérieur d’échanges marchands, comme en témoigne le lien d’accompagnement en général (entre infirmières et patients, éducateurs et adolescents, assistantes maternelles et enfants…). Pour les aides à domicile, cela se traduit par des dons tant matériels (transporter les personnes en voiture, offrir des cadeaux, donner de l’argent, faire de la couture ou les courses de la personne aidée sur son temps personnel…) que symboliques (faire confiance, écouter, valoriser, personnaliser la relation…). On a vu que ce secteur restait dévolu aux femmes, or ce sont elles qui symbolisent encore aujourd’hui le don. Avec l’arrivée des systèmes marchands et étatiques, la femme se définit, selon Godbout (1992), comme « le dépositaire, le noyau de résistance à l’envahissement par ces systèmes ». L’univers du don reste de la compétence de la femme et de l’univers familial qui imprègne la relation dès lors que l’on intervient au domicile. Il existe – on l’a dit – une raison historique, notamment l’évolution du secteur du bénévolat au contrat salarial. Enfin, la dernière raison vient des personnes bénéficiaires, des personnes âgées aux personnalités parfois « carencées » et qui ont l’espoir de retrouver chez les aidants une figure maternelle absolument dévouée et donatrice.
23Il semble pourtant que cette nécessité du don soit d’autant plus forte chez les aides à domicile dont la professionnalisation reste ténue, qui fait de cette pratique non monnayable « une part souvent ressentie comme nécessaire, même si elle doit rester la plupart du temps sinon secrète, du moins à l’abri des discussions officielles avec les institutions » (Mariage et coll., 2001). Ce qui nous paraît central dans la réalisation d’activités non prescrites, voire interdites (comme faire des courses pour les usagers en dehors des heures de travail, les transporter en voiture, donner de l’argent…) tient à la difficulté d’asseoir une fois pour toutes le cadre de travail : l’instabilité, l’imprévisibilité, l’absence de règles formellement établies et tangibles et l’absence de référence à une culture de métier caractérisent l’activité et conduisent les aides à domicile à œuvrer, parfois au prix d’une souffrance psychique considérable, de façon secrète et invisible.
24Ceci dit, parmi les attitudes possibles de l’aide à domicile, celle qui caractérise la relation de service social permet de répondre aux attentes des personnes âgées tout en marquant une professionnalisation spécifique. En effet, dans la relation de service social, l’échange non marchand prend une dimension particulière, notamment parce que les dons des personnes âgées (symboliques ou matériels) ne sont plus soupçonnés d’être empoisonnés s’ils permettent d’asseoir une relation de confiance et d’échange. Prenons le cas fréquent où la personne âgée offre un café à la salariée, un don qui peut rapidement être surenchéri par de nombreux autres dons… Dans la relation de service technique, la salariée refuse par peur de transformer le lien professionnel en une relation amicale où elle perdrait le contrôle de la relation (et de son engagement). Dans une relation de service relationnel, le café est accepté sans se poser véritablement de questions sur les dangers d’un tel partage. Le don est interprété comme un signe de reconnaissance personnel légitime et attendu par l’aide à domicile. Dans une relation de service social, la professionnelle accepte le café pour ne pas prendre le risque de rompre la relation et en fait un moment privilégié du travail d’accompagnement : il peut notamment servir à la stimulation cognitive, à la réminiscence… La quête de reconnaissance de ces aides à domicile s’est déplacée du niveau personnel (en début de carrière) au niveau social (par une reconnaissance d’un statut, d’une fonction plus que d’une personne).
25On a affaire à ce que Fustier (2000) décrit d’une « métaprofessionnalité » qui rend le professionnel « capable de laisser venir, de contenir et de mettre au travail des situations qui sont hors professionnalité de niveau un ». Alors que la « professionnalité de niveau un » est définie par le contrat de travail et les actes qu’il suppose, la « métaprofessionnalité » permet de donner du sens à certaines situations inhabituelles : par exemple, partager un café, faire les courses avec la personne âgée… Concrètement, c’est intégrer les différentes tâches dans une position d’accompagnement.
26Ainsi, la trajectoire des aides à domicile les amène à envisager l’aide dans une relation de service social afin de répondre utilement à des problèmes pratiques. En quoi alors cette attitude de l’aide à domicile relève, comme nous le suggérons, d’une véritable posture professionnelle, c’est-à-dire permettant l’élaboration de représentations professionnelles, la mise en œuvre de compétences spécifiques et la construction d’une identité professionnelle ?
27Si la professionnalité désigne « la structuration des savoirs et savoir-faire, organisés dans un champ d’intervention et répartis sous forme de domaines de compétences » (Afchain, 2002), on ne peut a priori envisager la professionnalité des aides à domicile à partir de cette définition qui renvoie à des compétences définies ponctuellement, comme se rattachant d’emblée à la profession, puisque pour l’aide à domicile, ces compétences relèvent davantage de pratiques invisibles et instinctives… Mais c’est dans une logique de trajectoire de professionnalisation que se situent les aides à domicile, c’est-à-dire dans une élaboration de savoirs qui sont autant de compétences mises en œuvre en vue d’une adaptation à la situation et par là même, à la construction d’un parcours professionnel. Dans la situation des aides à domicile, « le processus de compensation des handicaps et des incompétences ressenties dans la situation est la source vitale du développement des compétences » (Clot, 1998). Les compétences acquises restent difficiles à nommer car elles touchent à la gestion de la relation mais pourraient se résumer ainsi : faire des valeurs et qualités personnelles qui orientent la pratique en début de carrière (altruisme, don de soi, générosité…) une valeur surajoutée à la relation mais non une fin en soi. Cela se traduit par une décentration de ses propres intérêts au profit de ceux des personnes âgées. Les aides à domicile prennent conscience qu’elles ne doivent pas forcément « se faire aimer » pour être acceptées mais que c’est en répondant aux demandes techniques dans la coopération que la relation va pouvoir se construire. En d’autres termes, la professionnalité des aides à domicile passerait par une revalorisation technique opérée par les professionnelles elles-mêmes et qui va à l’encontre des discours actuels sur la profession.
28Enfin, ce type de relation offre à l’aide à domicile de plus larges possibilités de dégagement par rapport à l’investissement plus personnel en début de carrière. Dans la relation de service social, les salariées apprécient le fait que la pratique ne soit plus « cachée » aux pairs et cherchent au contraire à la confronter, la partager, témoignant de l’évolution de pensée des aides à domicile vers un référentiel commun qui autorise des positions différentes. Comme le souligne Minary (1998), « la pratique sociale, individuelle ou collective, requiert (en effet), pour préserver son sens et sa légitimité, qu’elle soit évoquée, partagée avec d’autres, qu’elle soit confrontée à d’autres, défendue ou délaissée ». Aussi, ce genre professionnel permet de s’entendre sur une pratique sociale que ces salariées tendent à opposer à l’intervention sanitaire des autres professionnels du secteur de l’aide à domicile avec lesquels les frontières sont a priori floues (aide-soignante, infirmière…). La distinction qu’elles entretiennent entre les deux secteurs d’intervention reposerait sur la qualité même de la relation établie avec les personnes âgées : une relation qui deviendrait inauthentique, lorsque l’on a affaire aux soins, à la douleur, pour des intervenantes du secteur sanitaire qui ne peuvent prendre le temps d’établir « une vraie relation » alors qu’elles interviennent directement sur ce qui fait souffrance chez la personne âgée (le corps, la maladie…).
29Ceci dit, si cette posture professionnelle vient témoigner de l’évolution possible des aides à domicile au sein de leur carrière vers un partage de représentations et de compétences spécifiques à la profession, cette socialisation professionnelle se fait au prix d’une énergie parfois coûteuse psychiquement : la relation d’aide, sans régulation d’un tiers, devient le lieu de cristallisation de tous les espoirs quant à la valorisation de soi et de son travail. Pour la psychodynamique du travail, la reconnaissance, perçue comme rétribution symbolique, passe par deux types de jugement (Dejours, 2000) : « Le jugement d’utilité » et « le jugement de beauté ». Alors que le premier est proféré par les supérieurs hiérarchiques et les subordonnés, mais aussi par les clients (ici, les personnes âgées), le second est attribué par les pairs, les membres de l’équipe, les collègues…
30L’aide à domicile attend dans sa pratique un certain nombre d’apports narcissiques que la personne âgée aurait en charge de lui fournir à travers des témoignages de satisfaction ou d’admiration. L’argent vient faire obstacle à la « bonne relation » et lorsque la personne âgée se transforme en client, elle peut devenir très exigeante, l’aide à domicile n’ayant guère de protection contre cette attitude pourtant fréquente.
31Parallèlement, c’est dans l’espoir de se voir gratifiée par les bénéficiaires qu’elle est amenée à donner plus de temps, à introduire de sa vie privée, à sacrifier « tout ou une partie des éléments différenciateurs qui définissent la position professionnelle du travailleur social » (Fustier, 2000). Paradoxalement, tout cet investissement personnel et hors travail sur lequel elle joue sa reconnaissance ne peut être reconnu publiquement, notamment par les membres de la profession. En effet, la reconnaissance publique, le « jugement de beauté » passe par le maintien d’une distance avec les bénéficiaires, car la proximité ne donne une valeur visible qu’aux yeux des personnes âgées. Or cette part de travail, effectuée bénévolement, constitue une part de réalité nécessaire du travail pour inscrire la relation en dehors d’un espace purement marchand et domestique. En d’autres termes, tout se passe comme si l’aide à domicile devait dans un premier temps choisir entre une reconnaissance personnelle (dans une relation de service relationnel) et une reconnaissance publique (dans une relation de service technique), incompatibles car, dans une logique de professionnalisation, la seconde repose sur l’exclusion de la première.
32Finalement, c’est avec une certaine expérience permettant de donner sens aux pratiques invisibles qu’elle utilise pour installer la relation et de les légitimer dans une dimension collective, que l’aide à domicile parvient, dans la relation de service social, à se sentir valorisée dans son travail.
Bibliographie
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- Lhuilier, D. 2002. Placardisés : des exclus dans l’entreprise, Paris, Le Seuil.
- Mariage, A. ; Bonnet, M. ; Minary, J.-P. 2001. « Chômer par son travail : assistantes maternelles et aides à domicile », dans La peur et l’action dans le champ du travail, Paris, cnam, p. 49-57.
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- Molinier, P. 1999. « Prévenir la violence : l’invisibilité du travail des femmes », Revue Travailler : Violence et Travail, n° 3, p. 73-86.
- Ploton, L. 1995. La personne âgée. Son accompagnement médical et psychologique et la question de la démence, Lyon, Chronique Sociale.
Mots-clés éditeurs : travail domestique, personnes âgées, travail invisible, activité féminine, professionnalisation, suppléance familiale
Date de mise en ligne : 01/08/2006
https://doi.org/10.3917/nrp.001.85Notes
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Magalie Bonnet, maître de conférences, Université de Franche-Comté, Laboratoire de psychologie (EA 3188), bonnetma@ club-internet. fr
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Tout au long du texte, les aides à domicile concernent des hommes et des femmes ; en cas de choix obligé, nous avons néanmoins accordé au genre féminin, préservant ainsi la disproportion écrasante des femmes dans cette profession.
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Cet article s’appuie sur un travail récent reposant sur l’analyse en profondeur de 48 entretiens semi-directifs d’aides à domicile réalisés à leur domicile ou dans les murs de leur organisme employeur, et 41 entretiens de personnes âgées aidées à domicile.
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Convention collective des organismes d’aide ou de maintien à domicile de 1983.