Couverture de NREA_008

Article de revue

Quel rétablissement pour la psychanalyse ? L’enfant-individu et ses troubles à l’âge de l’autonomie normative

Pages 67 à 85

Notes

  • [1]
    N. Marquis, Du bien-être au marché du malaise. La société du développement personnel, Paris, PUF, 2014, A. Ehrenberg, La Mécanique des passions. Cerveau, comportement, société, Paris, Odile Jacob, 2018.
  • [2]
    D. Ottavi, De Darwin à Piaget : Pour une histoire de la psychologie de l’enfant, CNRS Editions, 2009.
  • [3]
    Rollet-Echallier, C. (1990). La politique à l’égard de la petite enfance sous la IIIe République, Paris, INED, Puf.
    M. L. Huteau, Psychologie, psychiatrie et société sous la Troisième République. La biocratie d’Édouard Toulouse, Paris, L’Harmattan, 2002, Psychiatrie de l’enfant, 1900-1950, Revue d’histoire de l’enfance irrégulière, 2016, https://journals.openediton.org/rhei/3864
  • [4]
    Le premier service libre est créé dans les années 1920 par le neuropsychiatre Georges Heuyer.
  • [5]
    H. Mendras, La Seconde Révolution française. 1965-1984, Gallimard, 1988, p. 115.
  • [6]
    Ibid., p. 116.
  • [7]
    G. Heuyer, « Avant-propos », Revue de neuropsychiatrie infantile et d’hygiène mentale de l’enfance, vol.1, n° Neuropsychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, 50, 2002, p. 304–305.
  • [8]
    Les pratiques de l’enfant individu expressif, que va cristalliser la psychanalyse naissante en France, sont progressivement instituées par deux grands changements institutionnels de l’après-guerre concrétisant ces nouvelles manières d’agir et de penser : la création des Centres médico-psycho-pédagogiques (CMPP) en 1946, qui seront animés dans leur immense majorité par des psychanalystes, puis des Centres médico-psychologiques enfants (CMP) en 1972, socles de l’organisation territoriale, pour les troubles psychologiques et les difficultés scolaires, et celle de de la Direction de l’Éducation surveillée au ministère de la Justice pour l’enfance délinquante en 1945.
  • [9]
    L. Gavarini, La Passion de l’enfant. Filiation, procréation et éducation à l’aube du XXIème siècle, préface de J. Testard, Paris, Denoël, 2001, p. 52.
  • [10]
    Ibid., p. 63.
  • [11]
    L. Gavarini, « L’enfant et les déterminismes aujourd’hui : peut-on penser un sujet ? » in R. Sirota (dir.), Éléments pour une sociologie de l’enfance, PUR, 98-102.
  • [12]
    A. Renault, La Libération des enfants. Contribution philosophique à une histoire de l’enfance, Calmann — Lévy, 2002.
  • [13]
    Voir A. Prieur, S.Q. Jensen, J. Laursen, O. Pedersen, « Social skills » : Following a travelling concept from American Academic Discourse to contemporary Danish Welfare Institutions, Minerva, 2016, 54, 423-443.
  • [14]
    Communiqué de presse, 28 juin 2018.
  • [15]
    O. Houdé, « Imagerie cérébrale, cognition et pédagogie », Médecine/sciences, 27, 2011, 535-540.
  • [16]
    P. Jeammet, Comprendre les pathologies mentales de l’adolescence, https://www.yapaka.be/actualite/comment-comprendre-les-pathologies-mentales-de-ladolescence. 12-13.
  • [17]
    M. Brian, « L’empreinte de la violence. Un regard psychiatrique sur la condition enfantine », le Débat, 2004, 5, n° 132, 136-150, p. 137.
  • [18]
    M. Corcos et C. Lamas, « Fonctionnement limite à l’adolescence : psychopathologie et clinique psychodynamique », L’Information psychiatrique, 92, 2016, 15-22, p. 16.
  • [19]
    J.-P. Lebrun, « Des incidences de la mutation du lien social sur l’éducation », le Débat, 2004, 5, n° 132, 151-176, p. 154 et 157.
  • [20]
    Sans pouvoir développer ici, on mentionnera que cette thèse, ici traitée comme objet de recherche dans une perspective de sociologie des représentations, confond les idéologies individualistes, qui assimilent individu et individualisme et opposent l’individu et le collectif, et qu’elle reprend à son compte ; et l’esprit social de l’individualisme parce que nous faisons face à une transformation de l’institution de la famille (voir Théry, 1992) dans le contexte de l’autonomie comme condition, ce qui pousse à développer de nouvelles attitudes face à la contingence.
  • [21]
    L. Vaivre-Douret et A. Turz (cor.), « Les troubles de l’apprentissage chez l’enfant. Un problème de santé publique », Actualités et dossiers en santé publique, n° 26, mars 1999, p. 28.
  • [22]
    « C’est à travers le corps […] que s’inscrit le conflit, la posturo-motricité étant la seule voie ouverte chez l’enfant à son expression : c’est en ce sens que les troubles psychomoteurs sont expressifs, sous des formes dont nous devons souligner la pauvreté relative », Jean Bergès, vol. 2, p. 1587.
  • [23]
    C. Caussidier » Le sujet cognitif et l’éducation : un paradoxe ? », Éducation et socialisation, 36, 2014, https://doi.org/10.4000/edso.979.
  • [24]
    Il faudra montrer en quoi l’autisme a été la figure centrale de la recomposition des troubles de l’enfant en termes de handicap/atout, l’atout pouvant aller jusqu’à la neurodiversité, le « style cognitif différent ».
  • [25]
    M. Becquemin, M. Chauvière, « L’enfance en danger : genèse et évolution d’une politique de protection », Enfance et psy, 2013, 3, n° 60, 16-27, p. 25.
Erratum : l’article intitulé « L’enfant-individu et ses troubles à l’âge de l’autonomie normative » et non pas « Quel rétablissement pour la psychanalyse ? L’enfant-individu et ses troubles à l’âge de l’autonomie normative » rédigé par les Professeurs Alain Ehrenberg et Nicolas Marquis dans ce numéro 8 de la NREA, n’a pas, dans un premier tirage à ce jour rectifié, du fait d’un oubli important de la part de l’équipe de rédaction, été accompagné de la mention essentielle suivante : « cet article a bénéficié d’un financement de l’ERC, Conseil de Recherche Européen. (Grant agreement n° 850874.) L’ensemble de l’équipe de rédaction tient à présenter ses vives excuses aux auteurs.

Introduction : controverses et accords dans les questions de l’enfance

1 Les troubles de l’enfant sont aujourd’hui l’objet de débats, voire de polémiques qui ne sont plus limitées aux professionnels, ils se jouent — donnée nouvelle ? – devant l’opinion publique. C’est le cas du trouble des conduites : en septembre 2005, le service d’expertise collective de l’INSERM publie à la demande de l’Assurance maladie un rapport sur le trouble des conduites chez l’enfant et l’adolescent. Aussitôt publié, il déclenche un séisme polémique qui a polarisé l’opinion publique professionnelle et s’est largement exprimé dans les médias. Une pétition, Pas de zéro de conduite pour les enfants de moins de trois ans, a été signée par plus de cent mille personnes.

2 Le rapport est publié dans le contexte d’un affrontement récurrent depuis le début de la décennie entre les approches psychodynamiques inspirées par la psychanalyse et les approches comportementalo-cognitivistes appuyées sur les neurosciences, les premières déclinant, les secondes devenant les références majeures. C’est aussi le cas de l’autisme, dans lequel s’est cristallisé cet affrontement. L’enfant autiste est sans doute la figure la plus visible aujourd’hui de l’enfant troublé. Il polarise les questions du « biologique » et du « social », comme l’enfant sauvage avait cristallisé dans la première moitié du 19e siècle, les rapports « nature » et « culture ».

3 Les camps et les postures qui s’affrontent dans ces polémiques partagent néanmoins trois zones d’accord, qui sont autant d’éléments aujourd’hui tenus pour acquis bien qu’ils soient, en réalité, relativement nouveaux dans nos représentations collectives. Le premier, est que l’enfant, objet, comme l’adulte avant lui, d’un long processus d’émancipation est désormais une personne, c’est-à-dire, dans nos sociétés, un individu. Cette représentation donne lieu à des jugements ambivalents en termes, d’un côté, de célébration du potentiel de l’enfant et, de l’autre, en termes d’inquiétudes voire de lamentation à l’égard des crises du lien social et de brouillage de catégories que l’on estimait autrefois distinctes. La deuxième idée partagée est que l’enfant (en tant que personne) et l’enfance (en tant que période) doivent faire l’objet d’une attention et d’un investissement important. C’est en particulier le cas de la prime enfance, période durant laquelle on considère désormais que s’écrivent les éléments essentiels pour la suite du développement de chaque individu. Cet appel à l’attention accrue s’adresse à la fois à l’environnement immédiat et aux intervenants proches (parents, enseignants, etc.), mais aussi à la société dans son ensemble. À travers les polémiques qui se jouent devant l’opinion, s’expriment des enjeux de politique publique — et ceci est d’autant plus frappant dans une société individualiste de masse où la place et le sens du politique ont tendance à être perdus de vue. La troisième évidence partagée est que les préoccupations pour le bien-être ou les inquiétudes à l’égard des difficultés de l’enfant peuvent, voire doivent s’exprimer dans les jeux de langage de la santé mentale. Ces jeux de langage sont évidemment pluriels, mobilisent différentes références (neurologiques, psychiques, sociales, etc.) et proposent différentes façons de concevoir ce qui fait problème, ce que signifie aller mal ou aller mieux, et enfin ce que sont les responsabilités des uns et des autres dans le développement de l’enfant.

4 Ces trois éléments, qui fournissent les repères à l’intérieur desquels prennent place les controverses, s’inscrivent dans l’espace moral des sociétés individualistes dans lesquelles l’autonomie n’est plus seulement une aspiration collective, mais bien une condition partagée par chaque individu. Parler d’autonomie comme condition n’implique pas de jugement sur tel ou tel individu en particulier, mais demander de considérer que l’autonomie est une configuration d’idées-valeurs-normes qui imprègnent nos façons d’être, nos attentes à l’égard de nous-mêmes, nos façons de juger ce qui est opportun et juste, les relations que nous entretenons avec autrui. Autrement dit, l’autonomie est aujourd’hui un attendu et une norme sociale, un droit et un devoir auxquels tout le monde est confronté, sans pour autant que tout le monde soit égal à cette condition.

5 L’autonomie comme condition est une configuration qui valorise fortement l’action et la décision à partir de soi-même. Lorsqu’elle s’applique à l’enfance et à ses troubles, elle prend ici aussi la forme d’un idéal déjà rencontré et décrit ailleurs [1] : l’idéal du potentiel caché. Il s’agit de la représentation selon laquelle chaque individu, et ici en particulier chaque enfant, dispose, pour peu qu’il se trouve dans un environnement adéquat, des capacités pour poursuivre un projet de vie, pour récupérer ou augmenter sa marge de manœuvre en termes d’action et d’autodétermination, et pour transformer tout obstacle en défi, toute souffrance en réflexivité, et tout handicap en atout. Si ce potentiel est généralement considéré comme caché, c’est pour trois raisons. D’abord, on a tendance à le loger dans l’individu (dans son psychisme ou dans son cerveau), ce qui implique une certaine expertise (par exemple psychologique ou neuroscientifique) pour le mettre au jour. Ensuite, dans les représentations de sens commun, on considère que l’environnement social obère ce potentiel, car il est essentiellement constitué par un excès de normes et de normalités, peu à même de reconnaître la diversité des individus et de leurs façons d’exprimer ou de faire usage de leur potentiel. Enfin, et en particulier dans le cas de l’enfance, ce potentiel est caché parce que, si l’enfant et ses possibilités sont l’objet d’un intérêt puissant, voire d’une fascination, son développement est essentiellement considéré comme fragile, ouvert, évolutif, indéterminé. Autrement dit, il est dépendant des circonstances et des prises qu’il pourra trouver dans un environnement (des tuteurs de résilience ou a contrario des facteurs de stress par exemple), dans lequel il pourra voir, ou non, ce potentiel se cristalliser et s’activer.

6 Cet article se compose de deux parties. Dans la première, nous replaçons les représentations contemporaines de l’enfant en esquissant trois figures de l’enfant. D’abord la figure de l’enfant déficient dont la volonté (anormale ou indisciplinée) est à corriger, ensuite des années 40 aux années 80, la figure de l’enfant expressif et souffrant, que la psychanalyse a cristallisé, enfin, l’enfant acteur et handicapé, que les neurosciences cognitives, dont l’ascension se produit à ce moment, ont transfiguré dans leur langage scientifique. Bien qu’elles dominent chacune à une époque différente, ces trois figures s’entremêlent, se recouvrent partiellement, et se complètent dans une représentation de l’enfant qui se complexifie progressivement, formant les différents paramètres de l’idéal du potentiel caché appliqué aux enfants.

7 Dans la seconde partie, nous montrerons comment les figures de l’enfant expressif et de l’enfant acteur donnent lieu à deux façons différentes de définir les troubles, leurs origines, leurs significations et la solution à y apporter. L’enfant expressif qui va mal souffre du fait de transformations normatives dans la société. Il a des choses à dire et doit être écouté et protégé. L’enfant acteur, lui, est à soutenir et renforcer dans un pouvoir d’agir éventuellement amoindri par des handicaps (générés par la société ou par le cerveau). Il s’agit de deux façons de définir ce qui importe.

8 L’article se conclut en soulignant l’intérêt d’analyser les tensions, mais aussi les zones de recouvrement entre les deux figures et ce qu’elles impliquent comme façon d’agir sur ou avec l’enfant. On verra comment ces deux jeux de langages peuvent se rencontrer, par exemple, dans l’approche en termes de « compétences psychosociales ».

Trois figures de l’enfant individu

L’enfant-individu déficient

9 À partir de la Révolution française, l’enfant est considéré conceptuellement comme un individu, au sens où il n’appartient à personne. Mais c’est dans le contexte de l’évolutionnisme darwinien, à partir du milieu du 19e siècle, qu’il commence à faire l’objet d’une science particulière. De Darwin à Piaget, pour reprendre le titre du livre de Dominique Ottavi [2], se constitue progressivement le socle de l’enfant individu moderne : le « potentiel d’avenir ». Darwin permet de penser et de concrétiser l’idée de progrès. Elle s’accompagnera de son inquiétant opposé : l’idée de dégénérescence.

10 Malgré les énormes changements entre le milieu du 19e siècle et l’entre-deux-guerres mondiales (entre autres, l’apparition des premiers psychiatres d’enfants qui investissent les Offices Public d’Hygiène mentale de la Seine créés par le Front populaire), on peut résumer grossièrement l’approche de l’enfance déviante de la manière suivante : il s’agit de rééduquer dans une problématique de correction de la volonté, l’anormalité et l’indiscipline ayant tendance à se confondre sous cette référence [3]. Cette problématique s’est diffusée dans le contexte d’une vision évolutionniste dans laquelle on se représente l’enfant comme un être immature traversant des étapes successives, allant du simple au complexe, comblant progressivement ses manques jusqu’à ce qu’il atteigne la norme de l’adulte achevé, c’est-à — dire la maturité. Le couple immaturité/maturité est central. Dans ce contexte, l’environnement adéquat pour l’enfant à problèmes est le retrait de la vie sociale [4], et le professionnel est l’agent principal du changement qui doit affecter l’enfant.

L’enfant-individu expressif

11 En France, c’est à partir de l’après-guerre que se diffusera progressivement une nouvelle représentation collective : l’enfant-individu expressif. L’enfant-individu expressif est non un être qui se développe par stades allant du simple au complexe, mais un être en remaniement constant, au devenir idéalement ouvert vers un possible qui s’élargira et se diversifiera dans la deuxième moitié du 20e siècle, mais aussi vers un inconnu et des incertitudes. L’exploration de sa personnalité est intimement liée à cette représentation qui va se diffuser à partir des années 1950 et surtout 1960 avec la modernisation de la société française et son orientation vers le futur. Le grand déplacement qui caractérise la période est le passage de l’éducation-correction de la volonté déficiente à l’éducation-protection de la personnalité en développement. « L’éducation à la française, écrit Henri Mendras, aussi bien scolaire que familiale, était une école de maintien […] Cette insistance sur la discipline, la contrainte physique et le silence, à l’école et à table, s’est rapidement relâchée depuis vingt ans » [5]. Ces années voient l’arrivée sur le marché d’ouvrages grand public qui vont connaître un succès phénoménal : Spock est traduit en 1960, Pernoud paraît en 1965. Les enseignants « doivent apprendre aux enfants non plus des impératifs moraux, mais une capacité d’analyser et de juger une situation pour déterminer leur comportement » [6]. Il s’agit d’un changement décisif dans ce que les enseignants doivent transmettre : non une discipline de la conduite selon les situations, mais une capacité à penser et à agir par soi-même.

12 Le rapport à l’enfant-individu expressif se caractérise par quatre traits : la prise en considération de la singularité de la situation et de l’individu (que le case-work concrétisera), une attention nouvelle à l’affectivité, des pratiques de l’écoute (qui se mettent en place dans les procédures d’observation et avec les psychothérapies) et le travail d’équipe. L’évolutivité des troubles de l’enfant, à la différence de ceux de l’adulte, est désormais un acquis. Elle est soulignée par Georges Heuyer (qui obtint la première chaire de neuropsychiatrie infantile en 1948) en 1953 : « Il n’y a pas d’enfant normal, ou définitivement normal ; il est menacé et fragile. Il n’y a pas d’enfant absolument inadaptable. » [7] La circulaire du ministère de la Santé, qui crée en 1972 l’organisation territoriale de la pédopsychiatrie, écrite par Roger Misès, dit clairement que « l’enfant est un être dont la personnalité est foncièrement différente de celle de l’adulte. Il possède une pathologie mentale propre. La personnalité d’un enfant est soumise à une évolution. Elle est en perpétuel remaniement. »

13 Parallèlement, une conceptualisation apparaît, celle en termes de souffrance psychique de l’enfant, mais aussi de la mère et du personnel des institutions. On abandonne les qualificatifs péjoratifs. L’enfant-individu expressif, c’est donc la découverte progressive pour la société que c’est un enfant qui souffre et que cette souffrance se montre dans des symptômes (et, plus tard, comme on le verra, ses actes-symptômes). La souffrance psychique prime désormais sur l’interprétation par l’indiscipline ou l’anormalité. La référence à la psychanalyse va progressivement devenir centrale dans les institutions pédopsychiatriques [8] et dans l’analyse des pratiques parentales, dans ce qui devient une « passion de l’enfant » [9]. Le bébé lui-même est considéré désormais comme une personne : c’est un individu à part entière qui est fragile et susceptible de souffrir, mais qui possède en même temps des compétences. Cet individu est certes inachevé, mais sujet d’un devenir ouvert qui conditionne le devenir de l’adulte. Les travaux des psychanalystes sont la référence majeure à partir des années 1970 pour ces nouvelles représentations. C’est en particulier Françoise Dolto qui, dans les années 1970-1980, a offert « le discours que les “nouveaux” parents voulaient entendre […] de passer d’un bébé paquet de cher bien-aimé à cet enfant sujet du langage, auquel il fallait parler » [10].

L’enfant-individu acteur

14 Avec l’institutionnalisation de la triade écoute/affectivité/conflits psychiques et l’émergence de la voix individuelle de l’enfant, se mettent donc en place, à partir des années 1950 et surtout 1960-1970, des modes d’intervention largement inspirés de la psychanalyse, visant à équiper les individus pour affronter la contingence d’un avenir ouvert en les aidants à devenir les agents de leurs propres changements. Ce consensus est acquis quand la société devient individualiste avec le développement de l’autonomie comme aspiration collective.

15 Dans les décennies qui suivent, dans le contexte d’une autonomie devenue normative, une autre figure vient faire évoluer l’enfant-individu expressif. Il s’agit d’un enfant d’abord et avant tout perçu comme sujet de droits propres et comme acteur social [11]. La figure de l’enfant individu-acteur est consacrée par la Convention internationale des droits de l’enfant, approuvée en 1989 par l’Assemblée générale des Nations unies. Elle repose sur quatre principes fondamentaux : la non-discrimination, l’intérêt supérieur de l’enfant, le droit de vivre, survivre et se développer, le respect des opinions de l’enfant. Aux droits-protection viennent s’ajouter des droits qui étaient jusqu’alors le monopole de l’adulte, les droits-liberté [12]. D’autres jeux de langage, comme ceux du projet, de la négociation et du contrat, s’étendent désormais à un enfant abordé non plus seulement comme un sujet qui s’exprime et qui est à écouter, mais comme un partenaire, dont le pouvoir d’agir et de décision est à renforcer. Dans ce contexte, à l’intérêt pour le potentiel d’expression (et pour les symptômes) se greffe une préoccupation de plus en plus marquée pour les compétences (cognitives, psychosociales, etc.) de l’enfant, et pour les éventuels empêchements ou handicap dont elles font l’objet.

16 Les compétences psychosociales sont une catégorie nouvelle qui commence à s’imposer dans les années 1990 et représentent un enjeu majeur dans le travail et, plus largement, la socialisation aujourd’hui, et en particulier celle des jeunes enfants [13]. Aujourd’hui largement investies par les neurosciences cognitives, elles sont au cœur de la fabrique de l’enfant-acteur. La feuille de route de la santé mentale présentée en juin 2018 par la ministre des Solidarités et de la Santé, concernant les jeunes, encourage « le développement des compétences psychosociales (gestion des émotions, du stress, des conflits…) […] dès le plus jeune âge » [14]. Ces compétences conditionnent à la fois le bien-être et la bonne socialisation de l’enfant, mais aussi du futur adulte. La préoccupation pour l’apprentissage de l’autorégulation doit donc commencer dès la petite enfance, en maternelle, car ces compétences sont des opérateurs du bien-être (de « santé mentale positive ») et une source majeure de protection contre la souffrance psychique.

17 L’ascension des neurosciences cognitives s’est amorcée en France à partir des années 1990 et surtout 2000, dans un contexte institutionnel et social marqué, pour l’enfance et la famille, par le développement de politiques de la parentalité constituées de toute une série de dispositifs d’aide et d’accompagnement de plus en plus centrés sur l’individu et sa situation, visant précisément à augmenter ou renforcer le pouvoir d’agir. Cette individualisation des prises en charge prolonge le case-work dont on a vu qu’il constituait un des traits caractéristiques du rapport à l’enfant expressif. Mais elle lui donne une nouvelle dimension, inspirée par le tournant individualiste des sciences comportementales cognitives, dont on peut considérer qu’elles transfigurent dans un jeu de langage scientifique les idéaux d’une société dans laquelle l’autonomie n’est plus seulement une aspiration collective, mais aussi une condition commune. Chaque individu, en particulier chaque enfant en vient à être abordé, dans son développement comme dans les troubles qu’il connaît, à partir de son cerveau. Le cerveau de chacun, son fonctionnement, son potentiel et ses capacités encore largement inconnues (en termes de plasticité par exemple), devient l’élément essentiel à étudier, pour développer des interventions adaptées. Le neurologue Olivier Houdé écrit en ces termes : « En apportant des indications précises sur les capacités et les contraintes du “cerveau qui apprend”, la psychologie et l’imagerie cérébrale peuvent aider à expliquer, au cas par cas [souligné par nous], pourquoi certaines situations d’apprentissage sont efficaces, alors que d’autres ne le sont pas [15] ».

18 Si, en 2005, la publication du rapport INSERM avait donné lieu aux controverses rappelées en introduction, la perspective neuroscientifique est aujourd’hui largement installée. L’institution des neurosciences cognitives en tant que contribution fondamentale fondée sur des preuves à une éducation démocratique et à une parentalité respectant le potentiel de l’enfant, est d’abord institutionnelle, avec entre autres la création du Conseil Scientifique de l’Éducation nationale en 2018, présidé par Stanislas Dehaene. Ce conseil « entend resserrer les liens avec la recherche et promouvoir la culture de l’expérimentation et de l’innovation, pour faire bénéficier l’École des apports de la recherche, en particulier les neurosciences ».

19 Ensuite, la perspective neuroscientifique se popularise largement en dehors ou en marge des institutions, comme en témoignent les succès de librairie rencontrés par les ouvrages de Céline Alvarez et de Catherine Gueguen. On retrouve dans les deux cas des leitmotivs similaires : les neurosciences nous permettent d’enfin comprendre comment entrer efficacement et respectueusement en relation avec un enfant, même tout petit, afin de favoriser son autonomie — un mantra pour ces auteures. Loin de considérer l’individu ou son cerveau comme une monade, Alvarez et Gueguen insistent sur le fait que cet accès grandissant à l’autonomie dépendra de ce qui s’inscrit dans un cerveau encore immature, mais au potentiel évident (il est « précablé », selon le vocable fréquemment utilisé). Pour Alvarez, l’adulte doit donc « être totalement disponible à ses côtés pour l’aider à créer les chemins neuronaux qu’il pourra réutiliser ensuite. », et « le cerveau humain se structure donc littéralement avec son environnement ». Les neurosciences ne sont pas seulement cognitives, elles sont également devenues affectives et sociales : elles décrivent, ou commencent à décrire, les relations entre des changements dans le cerveau et des émotions. Élever un enfant avec bienveillance et empathie permet « une meilleure maturation de son cerveau ».

Psychanalyse et neurosciences cognitives face aux troubles de l’enfant

20 Les figures de l’enfant individu expressif et l’enfant individu acteur coexistent aujourd’hui, souvent au sein des mêmes discours ou des mêmes pratiques. Elles correspondent cependant à deux façons qui ne sont pas similaires d’investir l’enfant, bien qu’elles partagent toutes deux les trois éléments normatifs rappelés en introduction (l’enfant est une personne, l’enfance est à investir, chacun possède un potentiel caché). Elles offrent cependant des conceptualisations différentes des troubles que rencontrent les enfants, qui se traduisent par des différences de critères et d’accent quand il s’agit de mettre en forme ce que signifie « aller mal ». Plus encore, elles ne mobilisent pas les mêmes entités, qu’elles soient environnementales ou individuelles, qu’elles soient sociales (comme la famille ou la société), psychiques ou neurobiologiques, pour attribuer les causes ou les responsabilités de ce qui fait problème.

En psychanalyse : des troubles dus à un défaut d’étayage

21 Grille d’interprétation de l’enfant expressif et de ses troubles, la psychanalyse repère les changements de l’individu expressif à l’âge de l’autonomie-condition ou normative à travers de nouvelles pathologies comme les états limites et pathologies narcissiques, catégories qui mettent au centre la fragilisation de la contenance psychique résultant d’un surmoi qui est moins interdicteur, mais aussi moins protecteur. « Le slogan implicite des sociétés de type occidental pourrait être : “fais ce que tu veux, mais soit le meilleur”. L’adolescent y perd la protection narcissique offerte par l’interdit : “si je ne fais pas ce que je veux ce n’est pas que je n’en ai pas les moyens c’est parce que c’est interdit”, au profit de l’exigence narcissique qui peut prendre une dimension vampirique et provoquer une véritable hémorragie narcissique [16]. »

22 Selon la perspective psychanalytique, les pathologies sont caractérisées notamment par des défauts d’étayage précoce, c’est-à-dire préœdipien, et des failles narcissiques constantes, dans un monde qui valorise l’image de soi pour chaque individu et qui en propose une grande diversité. Elles se manifestent chez l’enfant et l’adolescent sous la forme de ce que les psychanalystes ont appelé des agirs, des actes-symptômes, cela veut dire que le symptôme est l’acte, il ne s’exprime pas sous forme d’angoisse ou de dépression. Dans ces actes, on distingue deux catégories, qui peuvent se recouper : les troubles du comportement (comme les conduites d’opposition pouvant conduire à la violence, voire à la délinquance), qui sont perturbateurs, et l’instabilité psychomotrice faite d’agitation, de manque d’attention — l’hyperactivité, aujourd’hui préoccupation majeure, étant paradigmatique.

23 Dans cette lecture, ces défauts d’étayage auraient d’abord pour fondement sociologique l’érosion de la distance parents-enfants et plus globalement le surinvestissement de l’enfant, qui se manifestent notamment dans les relations fusionnelles qui s’instaurent entre les parents et le bébé [17]. Les psychanalystes constatent que le complexe d’Œdipe rencontre des difficultés à s’installer, ce qui conduit à des mécanismes de défense non névrotiques, comme le déni ou le clivage, qui sont traditionnellement attachés à la période préœdipienne. Une nouvelle économie pulsionnelle se développe qui entraîne de nouvelles angoisses, tant chez les adultes que chez les enfants et les adolescents. L’excitation des petits est rappelée régulièrement dans la littérature. Elle peut entraîner un peu plus tard dans l’enfance des troubles du comportement et des TDAH qui risquent de se transformer en échec scolaire et en délinquance à l’adolescence (thème des agirs, des actes-symptômes). Ces troubles se manifestent par des passages à l’acte : « Selon nous, écrivent deux psychanalystes, les agirs chez l’enfant, au titre desquels nous incluons l’instabilité ou l’hyperactivité, s’affirment d’abord sur le plan psychomoteur avant d’être éventuellement pris dans des troubles du comportement : ils correspondent à des mécanismes d’externalisation des conflits non susceptibles d’être traités intrapsychiquement » [18]. En bref, pour ces individus qui se voient victimes des autres sur lesquels ils projettent toute responsabilité, c’est la contenance qui est défaillante.

24 La référence à un individualisme narcissique qui se développerait chez l’enfant du fait d’un « affaiblissement » des interdits et des changements dans la famille caractérisée par des recompositions multiples est aujourd’hui largement passée dans le sens commun — y compris dans des travaux qui cherchent à offrir un fondement sociologique aux transformations psychopathologiques. La famille se privatiserait et ne serait plus une institution, on aurait affaire à « génération de parents qui ne conçoivent plus la légitimité́ de dire “Non !” à leurs enfants » [19].

25 Cette thèse inquiète est notamment présentée de manière exemplaire par le philosophe Marcel Gauchet en 2004 : « L’enfant du désir est l’enfant d’un désir privé, l’enfant d’une famille désinstitutionnalisée, d’un couple intimisé, d’une femme qui voit dans l’enfantement une expérience personnelle. On ne le fait plus pour la société́, mais pour soi ». On aurait donc affaire à une « mutation anthropologique » [20].

Dans les neurosciences cognitives : du handicap à l’atout

26 À travers la psychanalyse apparaît donc le souci d’un cadre insuffisamment bon, imputé principalement à des transformations normatives délétères tant pour l’enfant que pour la capacité en général à faire société, occasionnant des symptômes dont il faut comprendre la signification. Lorsqu’il s’agit de mettre en mot les troubles de l’enfant, les courants qui se nourrissent des neurosciences cognitives développent une focale tout autre. Ils montrent un enfant au cerveau en développement dont le potentiel peut être sous-utilisé ou temporairement amoindri, et doit donc être entraîné dans le cadre d’un environnement capable de prendre en compte sa singularité. L’enjeu essentiel n’est plus tant le symptôme en tant que tel que celui du développement des compétences qui permettra de vivre malgré, avec, voire grâce à un fonctionnement particulier.

27 La Haute Autorité de Santé recommande ainsi des « interventions à visée éducative et rééducative ». On critique le « tout psychologique » des CMPP. Ainsi, le rapport du Haut Comité à la Santé publique déplore l’inadaptation des structures d’accueil, il souligne notamment que « les enfants pourront être adressés à un centre médico-psycho-pédagogique (CMPP) où les consultations, souvent à visée psychothérapeutique ne répondront pas forcément au problème, puisque dans la majorité des cas seul un bilan psychologique, à l’exclusion du bilan psychoneurologique, aura été demandé [21]. » Le rapport fait une promotion appuyée de la neuropsychologie, jusqu’alors très peu employée pour les enfants, selon les auteurs. Le rapport de l’inspecteur général de l’Éducation nationale Jean-Charles Ringard, À propos de l’enfant dysphasique et de l’enfant dyslexique, remis en 2000 au ministère de l’Éducation nationale inaugure des politiques publiques systématiquement conçues dans les termes d’un handicap, en l’occurrence cognitif, à prévenir et à traiter. Il se réfère fortement aux neurosciences cognitives.

28 Au-delà de la « dépsychologisation », cette lecture vise également à « dépathologiser » ce qui est relu comme une affaire de compétences empêchées et/ou différentes relevant de méthodes de rééducation et de remédiation. Le cas des troubles « dys » (dyslexie, etc.) ou TSA (troubles du spectre des apprentissages) est ici exemplaire. Alors que sous la figure de l’enfant expressif, il s’agissait de troubles instrumentaux dont la dimension expressive était à l’époque soulignée [22], ces troubles sont désormais définis dans la classification psychiatrique américaine depuis le DSM-5, publié en 2013, et dans celle de la Haute Autorité de santé comme des troubles du neurodéveloppement (TND), parmi lesquels la catégorie des « troubles spécifiques des apprentissages » (dyslexie, etc.). « Spécifique » veut dire qu’ils ne sont ni une déficience intellectuelle ni une pathologie mentale, et donc qu’il ne s’agit pas de psychopathologie. Ces catégories ne caractérisent pas des personnes, mais des troubles handicapants. Avec les dys, le handicap est délesté de la référence à la pathologie — ce qui est d’autant plus marquant dans un contexte où les pathologies mentales sont redéfinies comme des handicaps psychiques : on peut avoir affaire à un enfant victime de difficultés d’apprentissage plutôt que malade, et à qui il faut proposer des dispositifs d’aide personnalisée.

29 Il faut enfin noter que cette lecture en termes du trouble en tant que handicap prend de l’ampleur dans un contexte où le modèle médical du handicap, dans lequel le handicap est considéré comme une caractéristique de la personne, une dysfonction entraînant un déficit, est mis en cause au profit d’un modèle du handicap dit « social », dans lequel le handicap résulte de la relation entre une personne et un environnement (social, normatif) qui n’est pas en mesure de faire place à sa singularité (Marquis, 2015) : ce n’est plus l’élève qui est inadapté au fonctionnement de l’école, mais l’institution scolaire qui n’est pas en mesure de faire place à la diversité des fonctionnements individuels. La responsabilité de l’institution et de la société est de repérer les différences et d’adapter son mode d’interaction. « L’essentiel est pour chaque dyslexique d’atteindre son véritable potentiel intellectuel, ce qui pour la plupart d’entre eux nécessite d’être identifiés le plus tôt possible et de recevoir une aide spécifique [23]. » Ainsi, la lecture en termes de handicap dépsychologise et dépathologise, mais elle s’inscrit aussi dans une entreprise de déstigmatisation : pour peu qu’il évolue dans un environnement lui-même compétent, l’enfant « dys » (fonctionnel) se transformera en enfant « alter » (natif) et résilient, devra être capable de tirer le meilleur parti d’un fonctionnement et d’un potentiel qui le rendent unique.

30 En bref, dans les approches psychodynamiques, l’individu exprime dans des agirs qui constituent des défenses (contre la dépression et l’angoisse), ceci étant largement dû à des transformations sociales, tandis que dans les neurosciences cognitives qui capitalisent l’ascension de la catégorie du handicap (social) [24], l’enjeu est celui du renforcement des compétences alternatives ou d’un fonctionnement éventuellement empêché. Les neurosciences cognitives ont donc dans l’ensemble assimilé le tournant individualiste de l’enfant qui est devenu dominant au cours des années 1970 et était porté par la psychanalyse : l’enfant doit être abordé dans sa globalité et sa singularité, c’est désormais une attente commune et instituée.

Conclusion : oppositions théoriques, solidarité sociologique

31 Constater et analyser la coexistence entrelacée de la figure de l’enfant-expressif et de l’enfant-acteur permet de prendre de la distance par rapport aux oppositions de modèles, pour mieux cerner une tension centrale — et essentiellement morale — de l’autonomie-condition. Celle-ci semble opposer l’enfant-enfant (il faut laisser l’enfant être un enfant) et l’enfant-partenaire, à qui sont étendues les anciennes prérogatives de l’adulte (parmi lesquels les droits-libertés). Avons-nous affaire à une « libération des enfants », comme le pense le philosophe Alain Renault ? Ou à un « enfant considéré comme un simple adulte en miniature » ? Comme le soutiennent les sociologues Michèle Becquemin et Michel Chauvière [25].

32 Cette formulation est à la fois trop générale et trop tranchée, il sera nécessaire, dans de futurs travaux, de la décliner systématiquement pour comprendre les multiples façons dont elle se cristallise non pas tant au niveau des modèles théoriques que des conceptions et des pratiques d’acteurs (enfants, parents, intervenants, etc.) en situation : tensions entre organiser l’expression tout en mettant en place l’autocontrôle, offrir la sécurité indispensable au bon développement tout en créant suffisamment de défis, fixer des objectifs à atteindre tout en faisant place à la diversité, introduire de l’horizontalité tout en conservant de la verticalité, faire de l’enfant un partenaire (reconnaître ses compétences) tout en lui reconnaissant ses spécificités d’enfant (reconnaître ses limites), intervenir par l’écoute pour comprendre les angoisses en même temps que par l’exercice pour forger de nouvelles habitudes.

33 Là où les lectures psychodynamiques favorisent, face aux troubles, les pratiques de discernement, les neurosciences cognitives renforcent les approches par l’exercice répété, tout particulièrement appuyées sur le concept de plasticité cérébrale qui « démontre » les capacités de changement du cerveau dès la naissance. La psychothérapie de discernement se marginalise en effet au profit de la psychothérapie d’exercice dont il est démontré qu’elle favorise l’estime de soi avec « l’avantage » de ne pas passer par le psychopathologique, donc de déstigmatiser — elle a été soutenue par les familles, qui commencent à jouer un rôle de partenaires à partir des années 1990, à cause de cet « avantage ». L’enjeu ici n’est pas de s’en réjouir ou de le regretter. Il est plus intéressant de faire l’hypothèse que, dans la pratique, les oppositions sont moins tranchées, et que les pratiques de discernement et d’exercice se mêlent, et se complètent. Centrées sur les compétences psychosociales, acquises tant par le discernement que par l’exercice, celles-ci concrétisent une attente collective d’autorégulation émotionnelle forte inhérente à des sociétés d’individus-acteurs.

34 Comprendre de quelles manières les représentations collectives de l’autonomie normative imprègnent différemment les deux ensembles disciplinaires permet ainsi de saisir leur complémentarité sociologique. Tandis que la psychanalyse repère de nouveaux troubles et les interprète en termes sociologiques de déclin normatif, les neurosciences cognitives cristallisent une représentation de l’individu-acteur. Elles constituent ainsi nos deux grands ensembles de pratiques visant à nous aider à remplir nos rôles sociaux en régulant (plus ou moins bien) les désordres de la personne que sont les problèmes de santé mentale dans la société de l’autonomie normative.


Mots-clés éditeurs : compétences psychosociales, pouvoir d’agir, potentiel caché, neurosciences cognitives, Enfant, psychanalyse

Date de mise en ligne : 11/05/2023.

https://doi.org/10.3917/nrea.008.0067

Notes

  • [1]
    N. Marquis, Du bien-être au marché du malaise. La société du développement personnel, Paris, PUF, 2014, A. Ehrenberg, La Mécanique des passions. Cerveau, comportement, société, Paris, Odile Jacob, 2018.
  • [2]
    D. Ottavi, De Darwin à Piaget : Pour une histoire de la psychologie de l’enfant, CNRS Editions, 2009.
  • [3]
    Rollet-Echallier, C. (1990). La politique à l’égard de la petite enfance sous la IIIe République, Paris, INED, Puf.
    M. L. Huteau, Psychologie, psychiatrie et société sous la Troisième République. La biocratie d’Édouard Toulouse, Paris, L’Harmattan, 2002, Psychiatrie de l’enfant, 1900-1950, Revue d’histoire de l’enfance irrégulière, 2016, https://journals.openediton.org/rhei/3864
  • [4]
    Le premier service libre est créé dans les années 1920 par le neuropsychiatre Georges Heuyer.
  • [5]
    H. Mendras, La Seconde Révolution française. 1965-1984, Gallimard, 1988, p. 115.
  • [6]
    Ibid., p. 116.
  • [7]
    G. Heuyer, « Avant-propos », Revue de neuropsychiatrie infantile et d’hygiène mentale de l’enfance, vol.1, n° Neuropsychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, 50, 2002, p. 304–305.
  • [8]
    Les pratiques de l’enfant individu expressif, que va cristalliser la psychanalyse naissante en France, sont progressivement instituées par deux grands changements institutionnels de l’après-guerre concrétisant ces nouvelles manières d’agir et de penser : la création des Centres médico-psycho-pédagogiques (CMPP) en 1946, qui seront animés dans leur immense majorité par des psychanalystes, puis des Centres médico-psychologiques enfants (CMP) en 1972, socles de l’organisation territoriale, pour les troubles psychologiques et les difficultés scolaires, et celle de de la Direction de l’Éducation surveillée au ministère de la Justice pour l’enfance délinquante en 1945.
  • [9]
    L. Gavarini, La Passion de l’enfant. Filiation, procréation et éducation à l’aube du XXIème siècle, préface de J. Testard, Paris, Denoël, 2001, p. 52.
  • [10]
    Ibid., p. 63.
  • [11]
    L. Gavarini, « L’enfant et les déterminismes aujourd’hui : peut-on penser un sujet ? » in R. Sirota (dir.), Éléments pour une sociologie de l’enfance, PUR, 98-102.
  • [12]
    A. Renault, La Libération des enfants. Contribution philosophique à une histoire de l’enfance, Calmann — Lévy, 2002.
  • [13]
    Voir A. Prieur, S.Q. Jensen, J. Laursen, O. Pedersen, « Social skills » : Following a travelling concept from American Academic Discourse to contemporary Danish Welfare Institutions, Minerva, 2016, 54, 423-443.
  • [14]
    Communiqué de presse, 28 juin 2018.
  • [15]
    O. Houdé, « Imagerie cérébrale, cognition et pédagogie », Médecine/sciences, 27, 2011, 535-540.
  • [16]
    P. Jeammet, Comprendre les pathologies mentales de l’adolescence, https://www.yapaka.be/actualite/comment-comprendre-les-pathologies-mentales-de-ladolescence. 12-13.
  • [17]
    M. Brian, « L’empreinte de la violence. Un regard psychiatrique sur la condition enfantine », le Débat, 2004, 5, n° 132, 136-150, p. 137.
  • [18]
    M. Corcos et C. Lamas, « Fonctionnement limite à l’adolescence : psychopathologie et clinique psychodynamique », L’Information psychiatrique, 92, 2016, 15-22, p. 16.
  • [19]
    J.-P. Lebrun, « Des incidences de la mutation du lien social sur l’éducation », le Débat, 2004, 5, n° 132, 151-176, p. 154 et 157.
  • [20]
    Sans pouvoir développer ici, on mentionnera que cette thèse, ici traitée comme objet de recherche dans une perspective de sociologie des représentations, confond les idéologies individualistes, qui assimilent individu et individualisme et opposent l’individu et le collectif, et qu’elle reprend à son compte ; et l’esprit social de l’individualisme parce que nous faisons face à une transformation de l’institution de la famille (voir Théry, 1992) dans le contexte de l’autonomie comme condition, ce qui pousse à développer de nouvelles attitudes face à la contingence.
  • [21]
    L. Vaivre-Douret et A. Turz (cor.), « Les troubles de l’apprentissage chez l’enfant. Un problème de santé publique », Actualités et dossiers en santé publique, n° 26, mars 1999, p. 28.
  • [22]
    « C’est à travers le corps […] que s’inscrit le conflit, la posturo-motricité étant la seule voie ouverte chez l’enfant à son expression : c’est en ce sens que les troubles psychomoteurs sont expressifs, sous des formes dont nous devons souligner la pauvreté relative », Jean Bergès, vol. 2, p. 1587.
  • [23]
    C. Caussidier » Le sujet cognitif et l’éducation : un paradoxe ? », Éducation et socialisation, 36, 2014, https://doi.org/10.4000/edso.979.
  • [24]
    Il faudra montrer en quoi l’autisme a été la figure centrale de la recomposition des troubles de l’enfant en termes de handicap/atout, l’atout pouvant aller jusqu’à la neurodiversité, le « style cognitif différent ».
  • [25]
    M. Becquemin, M. Chauvière, « L’enfance en danger : genèse et évolution d’une politique de protection », Enfance et psy, 2013, 3, n° 60, 16-27, p. 25.
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