Notes
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[1]
Pour des questions de fluidité dans le texte, nous utiliserons par la suite la formule « caractéristiques émotionnelles apparentes ». (N.d.T)
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[2]
L’idée d’un usage « parasitaire » signifie qu’il ne peut y avoir un usage des termes émotionnels pour des apparences que parce qu’il existe, au préalable, un usage de ces mêmes termes pour parler des émotions ressenties : il s’agit donc d’indiquer une relation de dépendance entre deux pratiques langagières. Il y a peut-être ici une référence implicite à Searle et à sa théorie des actes de langage, ainsi qu’à sa théorie de la fiction. Selon Searle, les expressions utilisées dans le contexte d’une fiction sont parasitaires de l’usage ordinaire de ces mêmes expressions, parce que les relations sémantiques habituelles verticales entre le langage et le monde sont coupées par des conventions horizontales permettant à l’auteur de signaler aux lecteurs qu’il ne fait que prétendre rapporter des faits. Ainsi, l’usage (et la signification) des expressions et des mots dans le cadre de la fiction dépend de l’usage de ces expressions hors de la fiction. Voir l’article de John Searle, « The Logical Status of Fictional Discourse », New Literary History, 1975, 6 (2), pp. 319-332. Voir également son livre Les Actes de langage, Paris, Hermann, 1972, pp. 140 sq. (N.d.T)
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[3]
L’usage que je fais du terme « intentionnalité » est inhabituel. Il ne signifie pas une « intention », comme dans le cas des attitudes mentales qui ont un contenu propositionnel et qui sont dirigées vers des objets, des événements ou des états de choses. Il ne signifie pas non plus « intentionnalité », comme dans le cas des objectifs, des finalités ou des dessins d’un agent. De la façon dont je l’entends et que j’explique ici, le terme réfère à une apparence de rationalité et de cohérence qui est interne à l’ordre et à la structure de la musique. Celle-ci émerge en partie du fait que la musique est une pratique sociale régie par des règles et des conventions. L’intentionnalité de la musique apparaît dans l’organisation de son matériau – comme une fonction de la structure musicale, de la tonalité, de la syntaxe, etc. – indépendamment du fait que cette organisation soit le fait délibéré ou non du compositeur de l’œuvre. Celui-ci peut exploiter l’intentionnalité de la musique, mais il ne la crée pas.
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[4]
Le terme « objet formel », issu de la philosophie médiévale, a été appliqué par Anthony Kenny aux émotions dans son ouvrage Action, Emotion and Will, New York, Humanity Press, 1963. Selon Kenny, il s’agit de la forme commune à toutes les occurrences d’une certaine émotion. Ainsi le danger, par exemple, est l’objet formel de la peur. Notons que, selon Kenny, la description de l’objet formel d’une émotion implique de faire référence à une croyance : pour ressentir de la peur, nous devons croire que quelque chose est dangereux. On peut également mentionner l’opposition, plus générale, entre l’objet particulier d’une émotion (une araignée par exemple) et l’objet formel de cette émotion (la dangerosité), dans le cas de la peur toujours. Sur ces points, voir l’article de Fabrice Teroni, « Émotions et moi, et moi, et moi », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 2016/2, 141, pp. 161-178. Voir également son article « Emotions and Formal Objects », Dialectica, 2007, 61.3, pp. 395-415. (N.d.T)
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[5]
Une clarification est ici nécessaire. Cette distinction entre objet perceptuel et objet émotionnel n’a rien à voir avec la distinction de Kenny introduite plus haut : il s’agit simplement de dire que la tristesse d’un individu peut être l’objet intentionnel d’une perception (et que je peux répondre à cette tristesse), mais que l’objet intentionnel de cette émotion de tristesse n’est pas la tristesse du visage. Ainsi, ce que Davies appelle « objet émotionnel » d’une émotion désigne ce qu’on peut appeler, en référence à la note précédente, l’objet intentionnel particulier de cette émotion. Par exemple, l’objet émotionnel de ma jalousie est cette personne qui, selon moi, possède une chose que je n’ai pas et que je désire. Pour un traitement plus exhaustif de ces questions par Stephen Davies lui-même, voir son article « Music-to-Listener Emotional Contagion », The Emotional Power of Music, Tom Cochrane, Bernadino Fantini, Klaus R. Scherer (dir.), Oxford, Oxford University Press, 2013, pp. 169-176. (N.d.T)
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[6]
Voir l’article de Roger Scruton, « Representation in Music », Philosophy, 1976, 51 (197), pp. 273-287. (N.d.T)
1 Dans cet article, je cherche à comprendre ce en quoi consiste l’expression des émotions dans la musique. Le champ de cette étude est circonscrit de deux façons. En premier lieu, il est restreint par la distinction entre l’expression des émotions dans la musique et l’expression des émotions à travers la musique. Je ne m’intéresse ici qu’au premier cas, c’est-à-dire aux émotions que la musique exprime en elle-même, et non à celles qui peuvent être exprimées à travers un acte de composition, une exécution musicale ou un contexte dramatique lié à la musique. Cette distinction pointe vers une seconde restriction, liée cette fois-ci au type de musique dont il est question. Le fait que des émotions puissent être exprimées dans la musique n’a rien d’évident. Or, le problème est d’autant plus éclatant dans le cas de la musique « pure », qui n’est liée à aucun drame ni aucuns mots pouvant être eux-mêmes expressifs. Aussi, l’opéra, le ballet, la chanson, les musiques portant des titres littéraires (comme La Mer), et ainsi de suite, seront exclus de la discussion.
2 La raison pour laquelle il est difficile de prétendre que des émotions peuvent être exprimées dans la musique est la suivante : dans les cas paradigmatiques, non musicaux, quelque chose qui est triste se sent triste. Or, personne ne croit (ou n’imagine sciemment), en disant qu’une œuvre musicale est triste, que la musique se sent triste : comment peut-on alors affirmer que la musique est triste, tout en préservant la signification du mot « triste » ? De toute évidence, nous ne pouvons pas dire que, lorsqu’ils sont appliqués aux œuvres musicales, les termes émotionnels ont un usage secondaire qui soit spécifiquement esthétique – ce qui est la thèse de ceux pour qui les émotions exprimées dans la musique sont purement musicales, ou pour qui il s’agit d’états mentaux désincarnés. En effet, si cela était le cas, nous serions incapables d’expliquer pourquoi la tristesse musicale, entre autres, nous attire et nous affecte autant. Qu’y a-t-il d’intéressant dans la « tristesse » qui soit sans rapport avec le monde des émotions ressenties, et qui ne le reflète en rien ? Comment l’expressivité musicale exigerait-elle des réponses émotionnelles de notre part si elle n’était pas liée à l’expression des émotions humaines ? Nous considérons l’expression des émotions comme l’une des caractéristiques les plus importantes de la musique. Or, cela ne peut qu’être parce que nous reconnaissons un lien entre les émotions exprimées dans la musique et celles qui sont exprimées dans la vie : l’expressivité musicale renvoie au monde des émotions et elle le reflète. Ces considérations impliquent que les termes émotionnels, lorsqu’ils sont appliqués à la musique, conservent le sens qu’ils ont dans leur usage premier. Une façon de le démontrer consiste à établir que (a) il existe un usage secondaire des termes émotionnels permettant de décrire les comportements humains et (b) l’utilisation de termes émotionnels pour décrire la musique est significativement analogue à leur usage en (a). On pourrait ainsi montrer que, si l’usage des termes émotionnels pour la musique est secondaire, il s’agit d’un usage qui s’applique également à la description du comportement humain. En outre, en raison du lien entre (a) et l’usage premier des termes émotionnels, on pourrait établir un rapport entre les émotions exprimées dans la musique et les émotions ressenties par les êtres sensibles. C’est donc ainsi que j’espère clarifier la nature de l’expressivité musicale.
I.
3 Les émotions exprimées dans la musique se distinguent des émotions ressenties par les personnes en ce qu’elles sont : non ressenties, manifestées publiquement et dépourvues d’objets émotionnels. Lorsqu’il s’agit de décrire le comportement humain, les termes émotionnels ont-ils un usage secondaire où ils réfèrent à des « émotions » non-ressenties, manifestées publiquement et dépourvues d’objets émotionnels ? L’exemple suivant indique que la réponse est positive. Pour décrire l’apparence ou le comportement d’une personne, on utilise souvent des termes émotionnels : on dit « cette personne a un regard triste », ou « elle a l’air triste ». Dans ces cas-là, on ne veut pas dire que cette personne se sent triste, ni même qu’elle l’est souvent. Il ne s’agit pas d’une émotion, mais d’une apparence : je parlerai de « caractéristiques émotionnelles dans les apparences » [emotion characteristics in appearances] [1]. Cet usage des termes émotionnels implique une référence aux apparences et non aux sentiments : la tristesse du regard se manifeste nécessairement de façon publique, et elle n’est pas liée à un objet émotionnel, contrairement au sentiment de tristesse. La façon dont une personne parle des émotions qu’elle ressent doit être prise au sérieux : même si l’on peut avoir des raisons de les ignorer, ces descriptions font parfois autorité. Mais si cette personne décrit les caractéristiques portées par son apparence, cela n’est plus une obligation : car comme tout le monde, elle peut se tromper à leur sujet. Les caractéristiques émotionnelles de l’apparence d’une personne sont données uniquement par son comportement, son allure, son expression faciale, etc. Or, on peut ressentir une émotion sans l’exprimer : l’émotion peut donc être vécue de façon privée, ce qui est impossible pour les caractéristiques émotionnelles apparentes. Si une personne modifie, ou élimine le comportement qui fait que son regard est triste, elle cessera alors d’avoir l’air triste. Les caractéristiques émotionnelles apparentes n’ont pas un objet de la même manière que les émotions ressenties : dire de quelqu’un qu’il a un regard triste ne revient pas à dire qu’il y a quelque chose à propos de quoi il se sent triste. Les caractéristiques émotionnelles de l’apparence d’une personne peuvent être socialement appropriées ou inappropriées à un contexte, mais elles ne sont pas appropriées ou inappropriées à un objet.
4 Bien sûr, il peut arriver qu’une personne ayant l’air triste se sente triste ou qu’elle ait tendance à se sentir triste. Mais je souhaite ici montrer qu’il existe un usage légitime et courant du mot « triste » dans des phrases telles que « cette personne a l’air triste », et que cet usage ne réfère pas à la tristesse d’une personne ou à sa tendance à se sentir triste : il ne fait pas référence aux sentiments de la personne, mais seulement à son apparence. Ainsi, les termes émotionnels peuvent être et sont souvent utilisés ou compris sans référence aucune, même implicite, à des occurrences de sentiments. Certes, des phrases telles que « il a l’air triste » peuvent aussi être utilisées pour faire implicitement référence aux sentiments de la personne, mais je souhaite distinguer un usage qui ne fait pas référence aux sentiments. Dans cet usage, les termes émotionnels réfèrent uniquement à ce que j’ai appelé des caractéristiques émotionnelles apparentes. Cette distinction ne dépend pas d’une différence entre des formes verbales, par exemple entre « il a l’air triste » et « c’est une personne qui a l’air triste ». Elle signale une différence d’usage : la même forme verbale peut ainsi se prêter aux deux usages mentionnés. Lorsque la phrase « c’est une personne qui a l’air triste » fait implicitement référence aux sentiments de la personne en question, elle ne désigne pas une caractéristique émotionnelle apparente au sens précisé ici.
5 La distinction que je viens de faire n’a rien d’arbitraire, pas plus que ne le sont les restrictions qui en découlent quant à l’utilisation de la formule « caractéristiques émotionnelles apparentes ». La distinction se manifeste dans les manières par lesquelles, dans le langage ordinaire, nous parlons de l’expression des émotions et des caractéristiques émotionnelles ; et c’est de ces manières ordinaires de parler que cette distinction tire toute sa force. Lorsqu’une personne a l’air triste et qu’elle se sent triste, son regard exprime, ou trahit, l’émotion qu’elle ressent. Par opposition, une caractéristique émotionnelle apparente est « portée », par exemple, par un visage ; elle n’est pas exprimée par lui, et elle n’exprime aucun sentiment. Lorsque nous utilisons des termes émotionnels pour décrire des personnes, il n’est pas difficile de savoir, à partir du contexte, et quelles que soient les formes verbales que nous employons, si nous faisons référence à leurs sentiments ou simplement à leur apparence. Lorsque nous n’en sommes pas certains, nous pouvons aisément demander une clarification. La nécessité de la distinction est évidente : une personne n’a pas besoin d’avoir l’apparence de ce qu’elle ressent, et corolairement, s’intéresser à ce qu’elle ressent ne revient pas nécessairement à s’intéresser à son apparence. Les critères d’une apparence triste ne dépendent que de l’apparence ; il importe peu que celle-ci soit sciemment adoptée ou naturellement portée. Une personne qui adopte consciemment un air triste peut nous tromper en nous faisant croire qu’elle se sent triste (ou en nous faisant croire qu’elle a l’air naturellement triste), nous menant ainsi à faire des prédictions erronées sur son attitude ou sur son comportement futur. Mais si elle peut nous tromper sur ses sentiments, elle ne peut pas nous tromper sur la caractéristique émotionnelle portée par son apparence. Nous pouvons peut-être faire erreur en pensant qu’une personne a l’air triste, mais cela n’est jamais lié à une tromperie. Une personne qui « fait semblant » d’avoir l’air triste aura une apparence tout aussi triste qu’une personne qui a naturellement l’air triste. Au sens strict, on ne peut ni faire semblant d’avoir l’air triste, ni être sincère en ayant l’air triste : cela n’est possible que pour ce que l’on ressent réellement. La plupart des notions – sincérité, prétention, émotions ressenties mais non exprimées – sur lesquelles se fondent nos discussions ordinaires sur les émotions s’appuient en réalité sur la distinction faite plus haut, et qui définit ce qu’est une caractéristique émotionnelle apparente.
6 L’usage de termes émotionnels pour attribuer des caractéristiques émotionnelles à des apparences est un usage secondaire, qui est parasitaire de l’usage de ces termes pour référer à des émotions ressenties [2]. Il n’est pas difficile de voir comment la signification des termes émotionnels a pu s’étendre à cet usage secondaire. Le comportement qui donne à l’apparence d’une personne sa caractéristique émotionnelle est le même que celui qui donne à l’émotion ressentie correspondante son expression « naturelle ». Avoir l’air triste, c’est avoir l’air d’une personne qui se sent triste. Ainsi, le comportement qui exprime de façon caractéristique et naturelle une émotion ressentie est le même qui donne lieu, dans d’autres contextes, à la caractéristique émotionnelle apparente correspondante. Voilà donc pourquoi les termes émotionnels, bien qu’ils aient ici un usage différent de leur usage premier, conservent la même signification lorsqu’ils se réfèrent aux caractéristiques émotionnelles apparentes.
7 Il y a donc une relation entre le comportement qui donne naissance à des caractéristiques émotionnelles apparentes, et celui qui exprime ou trahit les émotions ressenties correspondantes. Trois points en émergent :
8 (1) Un comportement peut exprimer une émotion ressentie sans donner lieu à la caractéristique émotionnelle correspondante. En général, le comportement d’une personne est considéré comme expressif s’il permet d’identifier l’objet de son émotion, ou les désirs qu’elle éprouve à l’égard de cet objet. Ce même comportement, dans un autre contexte, pourrait n’exprimer aucune émotion. Seul le comportement que j’ai appelé « naturellement » expressif – que l’on peut considérer comme expressif sans avoir à connaître un objet émotionnel, et sans qu’il y ait des désirs liés à l’émotion en question – peut donner lieu à des caractéristiques émotionnelles apparentes. Cela est important, car un certain nombre d’états émotionnels sont dépourvus d’expression comportementale typique. On pourrait ici distinguer entre les émotions « proprement dites » (tristesse, joie, etc.) et ce que l’on appelle généralement des sentiments (embarras, espoir, reconnaissance, désespoir, étonnement, contrariété, amusement, nervosité, etc.). Cette distinction est liée au fait que, souvent, les expressions comportementales d’émotions peuvent être considérées comme telles sans que nous ayons connaissance de l’objet, de la cause et du contexte de l’émotion en question, alors que les expressions comportementales de sentiments sont moins évidentes à identifier lorsqu’on ne dispose pas de ces connaissances. L’éventail des caractéristiques émotionnelles apparentes possibles ne correspond qu’à une seule classe d’états émotionnels. Il n’y a pas de caractéristiques émotionnelles apparentes correspondant au sentiment d’espoir, de désespoir, de reconnaissance, et ainsi de suite. Dire qu’une personne a l’air pleine d’espoir revient à indiquer trois choses possibles : nous pensons qu’elle ressent de l’espoir, nous croyons qu’il s’agit d’une personne qui a tendance à ressentir de l’espoir, ou bien nous considérons l’idée, sans y croire tout à fait, qu’elle se sent pleine d’espoir. Aussi, le fait de dire qu’une personne a l’air pleine d’espoir ne revient pas à attribuer à son apparence une caractéristique émotionnelle sans tenir compte de ce qu’elle ressent. L’espoir ne se manifeste dans l’apparence que lorsque nous croyons que la personne ressent de l’espoir ou qu’elle a tendance à en ressentir, ou encore que nous considérons l’idée, sans y croire tout à fait, qu’elle ressent de l’espoir.
9 (2) Les comportements pouvant être l’expression naturelle d’une émotion ressentie ne sont pas tous susceptibles d’accompagner la caractéristique émotionnelle apparente correspondant à cette émotion. Une personne qui pleure continuellement (sans raison et sans qu’elle se sente triste) aura l’air triste, mais les personnes qui ont l’air triste ne pleurent pas continuellement ; elles vont plutôt froncer les sourcils. Parmi les comportements qui expriment naturellement des émotions ressenties, les plus susceptibles de donner lieu à une caractéristique émotionnelle apparente sont ceux qu’un visage, une démarche ou une allure peuvent adopter, sans que cela soit ni intentionnellement simulé, ni authentiquement ressenti. Certes, une personne peut consciemment tenter d’adopter une apparence qui manifeste une caractéristique émotionnelle particulière. Mais cela ne signifie pas pour autant que ce type d’apparence soit, de manière générale, consciemment adopté.
10 (3) L’identification d’une émotion ressentie ne se fait pas nécessairement sur la seule base du comportement qui l’exprime naturellement, en particulier si ce comportement peut donner lieu, dans d’autres contextes, à une caractéristique émotionnelle apparente. Si plusieurs émotions ressenties ont des expressions comportementales naturelles identiques ou semblables, alors, dans d’autres contextes, ces comportements pourront manifester une ou plusieurs caractéristiques apparentes de l’émotion correspondante. Néanmoins, cela ne veut évidemment pas dire que n’importe quel comportement naturellement expressif peut donner lieu à n’importe quelle caractéristique émotionnelle apparente. Lorsque nous pensons reconnaître une caractéristique émotionnelle apparente et que nous voulons nous en justifier, nous faisons valoir que le comportement qui en est à l’origine pourrait, dans des contextes appropriés, exprimer l’émotion ressentie correspondante. Lorsqu’un comportement naturellement expressif peut exprimer plus d’une émotion ressentie, il peut, certes, donner naissance aux différentes caractéristiques émotionnelles apparentes correspondantes, mais il ne peut donner naissance à n’importe quelle caractéristique émotionnelle. Du fait que les expressions comportementales naturelles du bonheur ressenti et de la joie ressentie sont similaires, il est possible de dire, et à juste titre, qu’une personne a l’air à la fois heureuse et joyeuse. Néanmoins, étant donné que le comportement qui exprime naturellement la tristesse ressentie diffère de celui qui exprime la joie et le bonheur ressentis, il n’est pas raisonnable de dire que l’apparence de cette personne est triste.
11 Pour percevoir une caractéristique émotionnelle, il faut reconnaître un aspect de l’apparence qui la porte. Comme pour d’autres cas de perception aspectuelle, il peut arriver de voir une apparence comme présentant d’abord une caractéristique émotionnelle, puis ensuite une autre. Du fait qu’un même objet de perception peut être vu sous plus d’un aspect, la perception aspectuelle diffère de la vision « ordinaire », bien qu’elle demeure une expérience perceptuelle. Dire qu’une personne a « l’air pleine d’espoir » lorsque nous considérons l’idée, sans y croire tout à fait, qu’elle ressent de l’espoir ou qu’elle a tendance à en ressentir, cela revient à décrire une expérience de perception aspectuelle. Mais si ce cas implique ce que l’on pourrait appeler un « voir comme si », alors la perception d’une caractéristique émotionnelle apparente implique ce que l’on peut appeler un « voir comme ». Ces façons de « voir » sont différentes : le « voir comme » n’implique pas une suspension (volontaire) de la croyance, contrairement au « voir comme si ». Lorsque nous voyons une caractéristique émotionnelle dans l’apparence d’une personne, nos croyances à propos de ses sentiments n’entrent pas en ligne de compte.
12 Puisque la perception d’une caractéristique émotionnelle apparente implique une perception aspectuelle, cette caractéristique consiste en une sorte de propriété simple de l’apparence (sans l’être complètement) : cela signifie que l’on ne peut spécifier aucune règle qui préside à son émergence. Il n’existe pas de règle généralisable du type « si une personne a les coins de la bouche qui tombent, alors elle aura l’air triste ». Il est vrai, d’une part, que le comportement pouvant donner lieu à une caractéristique émotionnelle apparente est nécessairement similaire à celui qui exprime naturellement l’émotion ressentie correspondante. Il est également vrai, d’autre part, que nous pouvons mettre en évidence des analogies entre les deux afin d’aider à percevoir la caractéristique en question. Mais pour percevoir de cette caractéristique, il ne suffit pas d’observer des analogies. Aucune preuve par analogie ne pourra faire qu’une autre personne, quand bien même elle accepte cette « preuve », perçoive l’apparence comme portant une certaine caractéristique émotionnelle.
II.
13 Mon but est maintenant de savoir s’il y a des aspects notables sous lesquels la musique est semblable au comportement humain. Je ne vise pas à montrer que la musique peut l’imiter ou le représenter. Il s’agit plutôt de démontrer que l’on fait l’expérience de la musique comme ayant des propriétés – celles qui produisent des caractéristiques émotionnelles apparentes – propres au comportement humain.
14 La musique, tout comme le comportement, est dynamique. Il est un fait indéniable de l’écoute que deux notes séparées d’une octave sont entendues comme étant la « même » note, et que les notes sont entendues comme étant relativement aigues ou graves. La hauteur relative des notes produit une dimension dans un « espace » sonore, où la musique peut se mouvoir à travers le temps. Nous entendons ainsi du mouvement entre les notes. En outre, tout comme le comportement qui donne lieu aux caractéristiques émotionnelles apparentes, le mouvement musical n’est pas téléologique (bien que les notes puissent se mouvoir, disons, vers une tonique, la notion de « tonique » se définit elle-même en fonction de la façon dont le mouvement musical progresse). De ce point de vue, tous deux se distinguent du comportement qui exprime une émotion ressentie : puisque la plupart des émotions de ce type ont un objet émotionnel, ce comportement est, le plus souvent, téléologique.
15 Néanmoins, cette similitude entre le mouvement musical et le comportement qui donne naissance à des caractéristiques émotionnelles apparentes n’est pas assez frappante pour prouver ce que je souhaite : il est bien plus important de montrer que la musique manifeste le même type d’intentionnalité que celle dont dépend l’expressivité d’une action humaine [3]. Si la musique, en tant que produit des actions humaines, présente une intentionnalité, cela ne garantit pas encore mon point : les mouvements d’une machine font preuve d’une intentionnalité en ce sens, sans pour autant être considérés comme semblables au comportement humain, c’est-à-dire intrinsèquement expressifs. En effet, il y a une différence importante entre les mouvements d’une machine et le comportement humain. Pour expliquer les mouvements d’une machine, on se réfère aux intentions de son créateur et à des mécanismes causaux ; et pour décrire ces mécanismes causaux, il faut rendre pleinement compte de la façon dont les mouvements de la machine sont déterminés. Une fois cela accompli, l’explication est complète et elle ne nécessite rien de plus. Cependant, lorsque l’on cherche à expliquer pourquoi une personne se comporte comme elle le fait, une dimension supplémentaire est requise. En effet, si l’on peut donner les causes de ce comportement en se référant à des motifs, à des désirs, à des sentiments et à des intentions, force est de reconnaître que ces causes ne le déterminent pas de la même façon que les mécanismes causaux déterminent les mouvements de la machine. Il est toujours possible que le comportement d’une personne eût été différent. Plus encore, cette différence pourrait se laisser expliquer par les mêmes motifs, sentiments, etc. Contrairement au simple mouvement, le comportement humain va au-delà des raisons qui l’expliquent (même si cela ne revient pas à dire que les explications du comportement humain sont, en un sens, incomplètes). Expliquer le comportement humain ne se limite pas à spécifier des mécanismes causaux et à envisager des intentions. La différence entre le comportement humain et le simple mouvement se reflète dans les termes que l’on utilise pour en parler. Une machine peut se mouvoir de façon saccadée, rapide et ainsi de suite, mais elle ne peut se mouvoir de façon hésitante, vivace et résignée ; elle ne peut se presser. L’« hésitation » évoque le comportement ; elle n’évoque pas le simple mouvement.
16 Pour en revenir au cas de la musique, on peut soutenir que celle-ci manifeste une intentionnalité d’un type similaire à celle du comportement humain. Contrairement à ce qui est le cas pour les mouvements d’une machine, une explication du mouvement musical demeurera incomplète si elle s’en tient simplement à des mécanismes causaux et aux intentions du compositeur. Ce qui importe davantage est d’expliquer pourquoi ce mouvement se déploie comme il le fait : par exemple, lorsque nous disons « ce passage développe le motif précédent et préfigure la mélodie qui va suivre ». Les raisons du mouvement musical doivent être trouvées dans la musique elle-même : si la musique a du « sens », son sens provient de son propre déroulement. Une appréciation des intentions du compositeur n’est donc pas tout à fait une appréciation du sens de la musique. S’il est clair que la musique peut toujours avoir un déroulement différent, les différentes possibilités sont à chercher dans les notes elles-mêmes. Aucun mécanisme causal ne détermine ici le dénouement. Comme dans les explications du comportement humain, les raisons données pour expliquer pourquoi la musique suit un déroulement particulier peuvent tout aussi bien expliquer d’autres déroulements qu’elle aurait pu suivre. Le mouvement musical n’est pas gouverné par des lois naturelles. Une œuvre musicale peut toujours se développer de diverses façons, et l’on peut toujours expliquer un passage par celui qui précède. Comme l’intentionnalité du comportement humain et contrairement à celle des mouvements de la machine, l’intentionnalité du mouvement musical ne découle pas directement du fait que la musique est le produit des intentions de son créateur. L’analogie entre le mouvement musical et le comportement humain est bien plus profonde que celle entre le comportement humain et les mouvements de la machine. Il n’est pas anodin que les adjectifs mentionnés plus haut, qui évoquent le comportement plutôt que le simple mouvement, s’appliquent également à la musique.
17 D’une part, on peut entendre le mouvement musical comme ayant du sens, et d’autre part, ce sens n’est pas déterminé par les seules les intentions du compositeur : il y a donc une grande similitude entre le mouvement musical et le comportement humain produisant des caractéristiques émotionnelles dans les apparences. Ma thèse consiste alors à dire que le mouvement musical a le pouvoir de produire des caractéristiques émotionnelles dans les sons [emotion characteristics in sound]. Bien entendu, puisque le comportement humain qui produit les caractéristiques émotionnelles apparentes n’implique pas la sensibilité, il en va de même du mouvement musical. Lorsqu’une phrase comme « voici un visage triste » n’a rien à voir avec les sentiments, elle ne se réduit pas à une affirmation sur ce à quoi ressemble une personne montrant la tristesse qu’elle ressent. Elle ne réfère pas non plus implicitement à une intention d’adopter une quelconque expression faciale, même dans le cas où cette expression serait sciemment adoptée. Résumons : tout ce qui est capable, de la même façon qu’un comportement humain, de porter une certaine expression ou d’avoir une certaine allure, conduite ou démarche, peut présenter une caractéristique émotionnelle apparente. Il n’existe que peu de choses non-sensibles en mesure de remplir ces conditions, mais la musique est de ces raretés.
18 Examinons maintenant de plus près la « mécanique » du processus par lequel la musique en vient à porter des caractéristiques émotionnelles. Afin de comprendre l’analogie entre nos expériences musicales et le comportement humain il est essentiel, comme je l’ai indiqué plus haut, de comprendre la nature dynamique de la musique. Cela est manifeste si l’on pense à la façon dont on pourrait mener une autre personne à faire l’expérience, par exemple, de la tristesse que nous entendons dans une œuvre musicale. Nous commencerions peut-être par décrire la musique comme étant traînante et malheureuse. Si la personne en question ne parvenait pas à l’entendre ainsi, nous pourrions décrire le caractère dynamique de l’œuvre d’une façon qui l’encouragerait à entendre le mouvement musical comme étant traînant ou malheureux. Nous pourrions attirer son attention sur un tempo rapide, un rythme hésitant et incertain, des accents irréguliers et inattendus, des modulations vers des tonalités « éloignées », une texture dense, etc. Nous l’encouragerions alors à faire l’expérience du mouvement musical comme étant analogue – ce qui ne revient pas à parler d’imitation – aux mouvements qui, s’il s’agissait d’un comportement humain, seraient décrits comme étant traînant et malheureux. Après avoir mené cette personne à faire une telle expérience, nous pourrions nous attendre à ce qu’elle entende la tristesse dans la musique, de même qu’elle pourrait attribuer à un comportement humain manifestement traînant et malheureux la caractéristique apparente de la tristesse. Mais il est clair qu’aucune preuve [evidence] de ce type ne garantit que la personne à convaincre soit capable d’entendre l’œuvre comme étant traînante et malheureuse, ni qu’elle puisse entendre de la tristesse dans la musique. Elle pourrait même entendre toutes les propriétés musicales indiquées tout en demeurant incapable d’entendre la tristesse dans la musique. Dans cette mesure, l’analogie entre le comportement humain et le mouvement musical est irréductible. Néanmoins, reconnaître cette irréductibilité ne revient pas à dire qu’il est impossible d’aider un autre auditeur, en lui indiquant certaines propriétés, à faire l’expérience de la tristesse dans la musique. Certes, les preuves disponibles ne garantissent pas, même si elles sont acceptées, que d’autres personnes puissent entendre cette tristesse. Mais cela ne revient pas à dire qu’aucune preuve n’existe ou que l’argumentation et la discussion ne sont pas pertinentes. La pertinence, et même le caractère décisif de la preuve, sont manifestes dans l’exemple suivant. Pourrions-nous dire, dans l’ouverture des Noces de Figaro de Mozart, que le tempo vif, le rythme entraînant, le large ambitus des notes, leur brillance, et ainsi de suite, sont autant de preuves que l’œuvre exprime de la tristesse ? Cela ne reviendrait-il pas à affirmer qu’un comportement vivace et énergique pourrait trahir un sentiment de tristesse ? Bien que le fait d’entendre dans une œuvre des propriétés comme la lenteur ne garantisse pas que l’on y entende également de la tristesse, ce type de propriétés reste pertinent pour notre expérience de la tristesse musicale. Elles peuvent servir à justifier que la musique exprime de la tristesse, alors qu’elles ne pourraient pas servir à justifier l’affirmation, fausse au demeurant, qu’elle exprime de la joie. Le fait que l’analogie entre le mouvement musical et le comportement humain soit fermement irréductible n’empêche pas de pouvoir l’utiliser de façon didactique, afin de faire entendre à d’autres auditeurs une expressivité dont ils ne parviendraient pas à faire l’expérience. Lorsqu’il y a un désaccord à propos de ce qu’exprime une œuvre, le débat se focalise sur le caractère applicable des descriptions proposées du mouvement musical. Il ne se focalise pas sur le fait de savoir s’il est approprié de décrire le mouvement musical plutôt comme on décrit un comportement humain, ou plutôt comme on décrit un simple mouvement mécanique.
19 Admettons que la théorie – selon laquelle, lorsque nous entendons des émotions exprimées dans la musique, nous entendons des caractéristiques émotionnelles dans les sons de la même manière que nous en voyons dans les apparences – soit correcte. On peut alors s’attendre à ce que l’éventail restreint de caractéristiques émotionnelles pouvant être portées par des apparences corresponde aux émotions pouvant être exprimé par la musique (par opposition à celui, plus conséquent, de celles qui peuvent être exprimées à travers la musique). C’est ce que je souhaite affirmer ; mais puisque cette correspondance est indémontrable, cela ne fera pas l’unanimité. Les émotions que la musique peut « exprimer » (qui peuvent être exprimées à travers la musique) ne peuvent pas toutes « être » dans la musique (c’est-à-dire exprimées dans la musique). On peut dire que la musique exprime la tristesse (d’une personne), et on peut également dire qu’elle « est triste » : la tristesse peut être exprimée à la fois dans et à travers la musique. Mais si l’on peut dire que la musique exprime l’espoir, on ne peut dire qu’elle est « pleine d’espoir » : l’espoir peut être exprimé à travers, mais non dans la musique. Dire que l’espoir est exprimé dans la musique revient à faire implicitement référence à un sentiment d’espoir exprimé par une personne à travers la musique.
20 Dans quelques œuvres musicales, voire dans un certain nombre, il peut néanmoins être raisonnable de vouloir dire que l’espoir est exprimé dans la musique, plutôt qu’à travers elle. J’ai suggéré que seul un éventail restreint d’émotions pouvait être exprimé dans la musique – à savoir, celles qui correspondent au petit nombre de caractéristiques émotionnelles pouvant être portées par des apparences –, et que l’espoir n’était pas de celles-ci. Mais cela peut-il admettre des exceptions ?
21 On peut dire que les émotions, en tant que sentiments, ont une progression naturelle : on va, par exemple, d’une forme d’agitation frénétique à une inquiétude craintive, à un état de choc, à l’horreur, puis à la détermination, à la confrontation de la douleur, à l’acceptation, à la résignation et enfin à la sérénité. Ce type de progression peut être utilisé par le compositeur pour articuler, dans sa musique, des émotions différentes de celles que peuvent porter les apparences, indépendamment de tout sentiment. Grâce à un ordonnancement judicieux des caractéristiques émotionnelles, le compositeur peut ainsi exprimer dans sa musique des états qui ne se manifestent pas, habituellement, dans les simples apparences. Ces états se trouvent naturellement dans la progression des émotions dont la musique donne à entendre les caractéristiques apparentes. L’espoir peut, de cette façon, être exprimé dans la musique, bien qu’il ne puisse pas se manifester en tant que caractéristique émotionnelle apparente. Par conséquent, l’éventail des émotions pouvant être exprimées dans la musique – c’est-à-dire des émotions que la musique peut « être » – va au-delà de l’éventail des caractéristiques émotionnelles pouvant être portées par des apparences. Mais si l’expression musicale d’états émotionnels comme l’espoir est directement dépendante des caractéristiques émotionnelles dans les sons qui sont manifestes dans l’œuvre, elle est également assujettie à elles. Afin que l’espoir soit exprimé dans une œuvre musicale, celle-ci doit avoir une longueur et une complexité expressive suffisantes pour permettre aux émotions présentées dans son « apparence » de former une progression capable de faire émerger l’espoir naturellement. Malgré l’exception examinée ici, il n’en demeure pas moins qu’il existe une relation intime entre les caractéristiques émotionnelles pouvant être portées par des apparences, et les émotions que la musique peut « être ». Il est ainsi plus inhabituel de dire qu’une œuvre est « pleine d’espoir », « résiliente » ou encore « pleine d’aspiration », que de dire qu’elle « est triste ».
III.
22 De quelles preuves disposons-nous pour appuyer la théorie selon laquelle les émotions entendues dans la musique se présentent à l’auditeur sous la forme de caractéristiques émotionnelles dans son « apparence », c’est-à-dire dans les sons ? On obtient une confirmation éclatante de cette théorie en observant de quelle façon l’auditeur répond émotionnellement [emotional response] à l’expressivité entendue dans l’œuvre. D’une part, il y a une grande similitude entre cette réponse, qui est esthétique, et celle d’une personne qui perçoit une caractéristique émotionnelle dans l’apparence d’une autre personne. D’autre part, étant de nature esthétique, cette réponse doit pouvoir s’expliquer comme une réponse à une caractéristique émotionnelle entendue dans la musique. Afin que la réponse émotionnelle de l’auditeur soit comprise comme une réponse esthétique – c’est-à-dire comme une réponse à l’œuvre musicale qui peut se justifier par les propriétés de la musique –, il est donc nécessaire qu’elle soit envisagée comme une réponse à une caractéristique émotionnelle présentée dans les sons.
23 De quelle façon répondons-nous aux caractéristiques émotionnelles présentées dans les apparences humaines ? Il est à noter que, dans la mesure où B peut croire (ou imaginer consciemment) qu’une caractéristique émotionnelle observée dans l’apparence de A est capable d’instancier l’objet formel – pour emprunter la formule d’Anthony Kenny – d’une émotion donnée, il est possible que B réponde à cette caractéristique en ressentant une émotion appropriée [4]. Mettons que A ait l’air jovial à un enterrement, et que B pense que personne ne devrait avoir l’air jovial à un enterrement : A pourrait alors agacer B, indépendamment du fait que A soit réellement jovial ou non. Ce genre de réponses, dans lesquelles la caractéristique émotionnelle apparente fournit l’objet de l’émotion ressentie, n’est ni problématique ni philosophiquement intéressant. Néanmoins, d’autres réponses aux caractéristiques émotionnelles apparentes sont possibles. Ainsi, étonnamment, même une fois que nous avons établi la liste de toutes les réponses pour lesquelles la caractéristique émotionnelle apparente fournit les objets émotionnels des émotions ressenties, nous n’avons pas encore épuisé toutes les réponses pouvant être appropriées à cette caractéristique. Pour ces autres réponses, la caractéristique émotionnelle apparente est l’objet perceptuel, mais non l’objet émotionnel ; il y a plusieurs choses à dire à propos de ces réponses [5]. Elles sont typiques des réponses aux caractéristiques émotionnelles apparentes, au sens où les réponses émotionnelles de cette forme sont caractéristiques des réponses aux caractéristiques émotionnelles apparentes, alors même qu’elles ne sont pas caractéristiques des réponses aux émotions ressenties par les autres. On peut ainsi dire que le fait de susciter cette forme de réponses émotionnelles est un trait constitutif des caractéristiques émotionnelles apparentes.
24 Les réponses « typiques » aux caractéristiques émotionnelles apparentes sont de la forme suivante : en l’absence de facteurs intermédiaires, celui qui répond émotionnellement à une caractéristique émotionnelle apparente tendra à ressentir l’émotion portée par l’apparence en question. Les « facteurs intermédiaires » sont simplement ces choses qui, si elles sont reconnues ou consciemment imaginées, feraient de la caractéristique émotionnelle apparente l’objet émotionnel de la réponse émotionnelle. Si une personne répond à une caractéristique émotionnelle dans une apparence mais que cette apparence n’est pas l’objet émotionnel de sa réponse (et que rien d’autre ne l’est), alors elle ressentira une émotion qui sera le reflet de la caractéristique émotionnelle présente dans cette apparence. Pour appuyer cette idée, notons que si l’on cherche à se sentir heureux, il peut être utile de s’entourer de gens qui ont l’air heureux. Le fait est que nous n’avons pas besoin de penser, pour que cela suscite un affect réconfortant, que les gens ayant l’air heureux ont cette apparence du fait qu’ils se sentent heureux. En outre, dans le cas où ces derniers n’auraient jamais manifesté leur sentiment, il ne suffirait pas de penser qu’ils se sentent heureux pour que cela suscite l’affect en question. Ces deux remarques indiquent que les réponses de ce genre sont dirigées vers des caractéristiques émotionnelles apparentes, plutôt que vers des émotions ressenties per se. Bien souvent, l’humeur d’un visage est contagieuse ; pour le dire simplement, le fait d’avoir l’air heureux incite très fortement à l’être également.
25 De toute évidence, dans la réponse type à une caractéristique émotionnelle apparente, l’apparence est l’objet perceptuel, mais elle n’est pas l’objet émotionnel. La caractéristique émotionnelle n’est pas l’objet émotionnel de cette réponse type, et rien d’autre ne l’est. Par conséquent, la réponse type à une caractéristique émotionnelle apparente est injustifiable ; ou du moins, elle n’est pas justifiable de la même manière qu’une réponse ayant un objet émotionnel. Penser que le sentiment de tristesse d’une personne est dirigé vers un objet qui instancie l’objet formel de la tristesse, cela revient à penser que cette personne a des raisons de répondre comme elle le fait, et qu’elle considère que l’objet possède des propriétés appropriées à la tristesse. Mais lorsque nous répondons de façon « réflexive » à un visage heureux en ressentant de la joie, aucune raison de ce type ne peut justifier notre sentiment. Certes, nous pourrions dire que ce visage a l’air heureux et non triste, mais nous ne disposons pas de raisons du type de celles qui peuvent justifier une réponse émotionnelle dirigée vers un objet. La question « pourquoi ressens-tu de la joie en voyant qu’il a l’air heureux ? » est étrange, car sa réponse est trop naturelle. Par opposition, on peut toujours trouver une réponse à la question « si tu crois qu’il n’est pas heureux, pourquoi es-tu agacé par le fait qu’il a air heureux ? ».
26 Les caractéristiques émotionnelles apparentes ne constituent pas des objets émotionnels pour les réponses typiques qu’elles suscitent ; mais cela ne signifie pas que n’importe quelle réponse à une caractéristique émotionnelle soit appropriée. J’ai suggéré plus haut que la seule réponse appropriée ici est l’émotion qui est le reflet de la caractéristique émotionnelle manifestée par l’apparence en question. Pour justifier qu’il est approprié de ressentir de la tristesse face à une chose qui a l’air triste, on peut dire que cette chose a l’air triste. Le fait de montrer qu’une apparence porte la caractéristique émotionnelle qui se reflète dans une réponse émotionnelle revient à démontrer que cette réponse est appropriée. La raison pour laquelle cette réponse émotionnelle réfléchie (mirroring emotional response) est appropriée à la caractéristique émotionnelle apparente est liée au fait qu’il n’existe aucune réponse dépourvue d’objet émotionnel et non réfléchie pouvant être considérée comme aussi incontestablement appropriée. Étant donné que l’on peut voir plusieurs caractéristiques émotionnelles dans la même apparence, et donc qu’il y a plus d’une réponse réfléchie possible, on peut avoir différentes réponses émotionnelles qui soient tout aussi appropriées à la même apparence. Mais si une réponse émotionnelle ne reflète aucune caractéristique émotionnelle pouvant être perçue dans l’apparence (et qu’elle n’a aucun objet émotionnel), elle sera considérée comme inappropriée.
IV.
27 Peut-on comparer la façon dont l’auditeur répond émotionnellement à l’expressivité de l’œuvre, avec la façon dont il répond émotionnellement à une caractéristique émotionnelle apparente ? Cela permettrait de soutenir l’idée que la musique porte son expressivité de la même façon que l’apparence d’une personne peut porter une caractéristique émotionnelle. Cette comparaison est manifestement possible : la réponse émotionnelle typique à l’émotion entendue dans une œuvre consiste à ressentir cette émotion. Il est étrange que cela soit si peu souvent remarqué. Car, de ce point de vue, les réponses à la musique se distinguent nettement des réponses aux émotions ressenties par les autres, ou des réponses au contenu représentationnel d’une peinture : dans ces deux cas, la réponse émotionnelle est rarement le reflet de l’émotion exprimée ou représentée. La question « je sais que la musique est triste, mais pourquoi te fait-elle ressentir de la tristesse ? » est aussi étrange que la question « pourquoi ressens-tu de la joie en voyant qu’il a l’air heureux ? ». Lorsqu’on cherche à justifier que telle réponse émotionnelle réfléchie est appropriée à une œuvre musicale, on montre que la musique présente l’émotion que notre réponse reflète, et non une autre. Enfin, si le fait que l’expressivité de la musique instancie l’objet formel de notre sentiment ne permet pas de justifier notre réponse, cela n’implique pas que toute autre réponse, même n’étant pas réfléchie et n’ayant aucun objet, puisse « fonctionner » aussi bien.
28 On peut considérer qu’une réponse esthétique est l’indice d’une certaine compréhension de l’œuvre d’art, car elle peut se justifier en référence aux propriétés de l’œuvre en tant qu’œuvre d’art. Mais il pourrait alors sembler, paradoxalement, que les réponses émotionnelles aux œuvres musicales ne puissent jamais être esthétiques. Car de toute évidence, l’objet émotionnel de ces réponses ne peut être l’œuvre : l’auditeur ne pense pas que l’expressivité de la musique instancie l’objet formel de l’émotion qu’il ressent. Puisque la musique n’est pas représentationnelle (voir Scruton, 1976) [6], elle ne représente pas un supposé objet émotionnel qui serait à la disposition de la réponse de l’auditeur. Aussi, l’auditeur ne pourrait pas non plus avoir à l’esprit, sans y croire tout à fait, quelques idées à l’égard de l’œuvre musicale susceptibles de faire de cette œuvre l’objet émotionnel de sa réponse et, dans le même temps, de lui permettre de comprendre l’œuvre. Si les réponses émotionnelles à l’expressivité musicale ne sont pas dirigées vers un objet émotionnel, comment pourraient-elles faire l’objet d’une justification, et donc comment pourraient-elles être esthétiques ?
29 La théorie proposée ici résout cet apparent paradoxe. Certes, les réponses qui n’ont pas d’objet émotionnel se passent de justification, contrairement à celles qui ont un tel objet. Néanmoins, certaines d’entre elles – par exemple, la réponse type à une caractéristique émotionnelle apparente (et à l’expressivité musicale) – peuvent être plus ou moins appropriées. Ce point a été établi plus haut. Ainsi, la théorie explique de quelle façon une réponse émotionnelle à une œuvre musicale peut être esthétique sans être dirigée vers un objet émotionnel. Le fait que cette théorie réponde à un paradoxe aussi contre-intuitif plaide très fortement en sa faveur. Par ailleurs, même si les réponses émotionnelles à l’expressivité musicale sont singulières – car d’une part, elles ne sont pas sujettes à justification, et d’autre part, elles ne sont pas dirigées vers un objet émotionnel –, l’intérêt de résoudre ce paradoxe demeure intact. En soutenant qu’il y a une similitude entre les réponses émotionnelles aux œuvres musicales et celles aux caractéristiques émotionnelles présentes dans les apparences humaines, nous préservons le lien souhaité entre les réponses esthétiques aux œuvres d’art, et les réponses aux situations « humaines ».
30 À ce stade, on pourrait m’accuser d’avoir une vision trop réductrice de ce que sont les réponses émotionnelles aux œuvres musicales. Déjà, on peut remettre en question le caractère véritablement approprié de la réponse type, réfléchie, à l’expressivité d’une œuvre ; mais cela ne diminue en rien ce qui a été dit plus haut. Prenons plutôt l’exemple suivant : dans une œuvre musicale, un passage triste, assez long, suit un passage plus court, effréné et joyeux. Si une personne venait à répondre à cette œuvre par un sentiment de joie puis ensuite de tristesse, on pourrait l’accuser d’avoir un manque de sensibilité manifeste : elle ignorerait le sens du premier passage, dont la fonction est d’intensifier le caractère poignant du second. Dans cet exemple, la réponse appropriée au premier passage n’est pas nécessairement un sentiment de joie (ni un sentiment de tristesse). Dit autrement, il est possible que la réponse réfléchie, dans le contexte global de l’œuvre, ne soit pas appropriée, car l’œuvre peut donner des raisons de la rejeter. De même, lorsqu’un passage donne à entendre les aspects de plusieurs caractéristiques émotionnelles, les passages qui suivent peuvent inviter à entendre, dans ce premier passage, une caractéristique plutôt qu’une autre. Cela rendrait également inappropriée l’une des réponses réfléchies possibles. Il est possible que la musique exprime un état émotionnel comme l’espoir au sein de la progression naturelle d’une séquence d’émotions dont la plupart sont manifestes dans son « apparence » : dans ce cas, l’appréciation du fait que l’espoir est exprimé dans la musique peut nécessiter une certaine réflexion. Lorsqu’il est impossible de comprendre la musique sans y reconnaître l’expression de l’espoir, et lorsque cette reconnaissance nécessite une dose évidente de réflexion et d’attention, il est peu probable qu’une réponse réfléchie permette de comprendre quoi que ce soit. Dans ce genre de cas, une réponse plus subtile et plus sophistiquée sera davantage appropriée qu’une réponse réfléchie, qui ne parviendra pas à prendre en compte le contexte global de l’œuvre. Néanmoins, quel que soit le degré de sophistication d’une réponse esthétique à l’expressivité d’une œuvre musicale, la réponse réfléchie aura toujours une priorité ontologique, même sur une réponse plus subtile et plus sophistiquée. Or, ce point est décisif : pour être ignorée, la réponse réfléchie doit être rejetée. Et il peut bien arriver que la réponse typique et « réflexive » permette la compréhension. Par opposition, une réponse esthétique à une peinture représentative doit être fondée sur une réflexion : elle est donc nécessairement sophistiquée. Dans le cas de la peinture représentative, il ne peut y avoir aucune réponse « réflexive » ayant une priorité ontologique et devant être rejetée. Pour le dire autrement, même si l’on répondait à une peinture représentative comme si elle n’était pas représentative, cela impliquerait déjà un certain degré de sophistication par rapport à la réponse ontologiquement première, considérant cette peinture comme étant bien représentative.
31 Si l’on cherche une confirmation supplémentaire de la théorie défendue ici, on peut examiner la façon dont la réponse émotionnelle d’un auditeur à une œuvre musicale est identifiée (par d’autres) comme étant une instance, par exemple, de la tristesse. La plupart du temps, les émotions des autres se révèlent à nous à travers leur comportement. Le comportement permet d’identifier l’objet émotionnel de l’émotion, ou d’indiquer les désirs que la personne éprouve à l’égard de cet objet. Il peut également trahir ou exprimer la nature de son émotion. Prenons maintenant le cas d’un auditeur qui est charmé et intrigué par le caractère ingénieux d’une œuvre musicale : dans ce cas-là, l’œuvre constituera l’objet émotionnel de sa réponse ; cette dernière pourra donc être identifiée de la manière habituelle. Mais si cette réponse consistait, par exemple, en un sentiment de tristesse, comment les autres personnes pourraient-elles l’identifier comme tel, excepté à travers les descriptions de cet auditeur ? La musique n’est pas représentationnelle : elle ne représente rien qui puisse faire office d’un objet émotionnel pour la réponse de l’auditeur, et à propos de quoi il pourrait nourrir des désirs appropriés. Puisque sa réponse n’a pas d’objet émotionnel et qu’elle n’est liée à aucun désir approprié à une émotion, elle ne peut donc être identifiée par d’autres que par le biais du comportement qui est naturellement expressif de l’émotion que cet auditeur ressent. Parfois, l’auditeur peut avoir l’air de se sentir triste et agir comme s’il l’était : son comportement permet alors d’identifier l’émotion qu’il ressent. Mais si tout cela fonctionne bien dans le cas de la tristesse, qui a une façon caractéristique d’être exprimée à travers le comportement, qu’en est-il des états émotionnels qui n’ont pas d’expression comportementale naturelle qui leur soit propre ? Comment pourrait-on reconnaître que la réponse d’une personne à une œuvre est un sentiment d’espoir dans la musique ? Je crois que cela est impossible, et donc que les états émotionnels de ce type ne sont pas ressentis comme réponses esthétiques aux œuvres musicales. Une personne qui déclare ressentir de l’espoir en écoutant de la musique devrait être capable d’associer un objet émotionnel à son sentiment. Mais comme la musique n’offre aucun objet de ce type, il est évident que la réponse de cette personne n’est pas une réponse esthétique. La seule façon pour elle de rendre identifiable son sentiment d’espoir est de montrer de quelle façon il ne s’agit pas d’une réponse à quelque chose entendu dans la musique. De nouveau, il y a ici un contraste évident avec le cas des réponses aux peintures représentatives. L’observateur peut considérer que les sujets représentés dans les peintures sont les objets émotionnels de sa réponse. Il peut consciemment nourrir des désirs à leur propos. Les émotions qu’il ressent peuvent être identifiées par d’autres personnes à travers leurs objets émotionnels, et à travers ses désirs, tout en demeurant clairement des réponses esthétiques. Par conséquent, dans le cas d’une peinture représentative, l’éventail des réponses émotionnelles esthétiques de l’observateur est plus grand que dans le cas d’une œuvre musicale.
32 L’éventail des réponses émotionnelles esthétiques possibles aux œuvres musicales correspond à l’éventail des émotions qui peuvent être reflétées par les caractéristiques émotionnelles apparentes. Les caractéristiques émotionnelles apparentes ne peuvent refléter que les émotions que le comportement peut naturellement exprimer, et ce sont seulement ces émotions qui peuvent constituer des réponses émotionnelles esthétiques aux émotions exprimées dans la musique. Ce point, qui était prédit par la théorie présentée ici, se confirme par la façon dont les réponses émotionnelles aux émotions exprimées dans la musique sont identifiées. Cela plaide en faveur de cette théorie. J’ai remarqué précédemment que la réponse type à une caractéristique émotionnelle apparente est une réponse réfléchie, et que la réponse ontologiquement première à l’expressivité musicale a également cette forme réfléchie. Il n’y a aucune autre réponse à une caractéristique émotionnelle apparente, qui soit dépourvue d’objet émotionnel, et qui peut être acceptée comme une réponse appropriée. Cela suggère que l’éventail disponible des réponses à une caractéristique émotionnelle apparente qui sont dépourvues d’objet émotionnel est restreint à ce que j’ai appelé la réponse type, réfléchie. L’éventail des réponses émotionnelles esthétiques aux émotions exprimées dans la musique est restreint de la même façon. Cela plaide fortement en faveur de l’idée que, pour étudier les émotions exprimées dans la musique de la meilleure façon possible, il faut les comprendre comme des caractéristiques émotionnelles présentées dans les sons.
V.
33 Il reste enfin à se demander si la théorie défendue ici est capable de rendre compte de l’importance et de la valeur que l’on accorde à l’expressivité de la musique. Selon cette théorie, la musique nous donne à entendre la façon dont une caractéristique émotionnelle « sonne ». Afin d’expliquer l’importance que nous accordons à l’expressivité musicale, il n’est peut-être pas suffisant d’affirmer que la musique peut enrichir notre expérience, notre compréhension et notre appréciation des caractéristiques émotionnelles dans les apparences (humaines). Allons donc plus loin : les émotions entendues dans la musique sont de puissants moyens de susciter des réponses émotionnelles chez l’auditeur. L’auditeur éprouvant une réponse qui reflète la caractéristique émotionnelle présentée dans la musique fait l’expérience d’une émotion qui, contrairement à ses occurrences habituelles, est libre de tout motif, de tout désir et toute nécessité d’action. Celui-ci peut alors avoir une autre vision de ses sentiments, comme celui de tristesse par exemple. Et puisque son émotion est détachée des contextes dans lesquels elle se produit habituellement, il peut en avoir une compréhension nouvelle. La puissance de la musique réside dans la façon dont elle agit sur nos sentiments, plutôt que dans la façon dont elle agit sur nos pensées. Selon la théorie défendue ici, la valeur et l’importance qu’ont la musique pour nous résident, à juste titre il me semble, dans ce qu’elle nous fait ressentir.
Notes
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[1]
Pour des questions de fluidité dans le texte, nous utiliserons par la suite la formule « caractéristiques émotionnelles apparentes ». (N.d.T)
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[2]
L’idée d’un usage « parasitaire » signifie qu’il ne peut y avoir un usage des termes émotionnels pour des apparences que parce qu’il existe, au préalable, un usage de ces mêmes termes pour parler des émotions ressenties : il s’agit donc d’indiquer une relation de dépendance entre deux pratiques langagières. Il y a peut-être ici une référence implicite à Searle et à sa théorie des actes de langage, ainsi qu’à sa théorie de la fiction. Selon Searle, les expressions utilisées dans le contexte d’une fiction sont parasitaires de l’usage ordinaire de ces mêmes expressions, parce que les relations sémantiques habituelles verticales entre le langage et le monde sont coupées par des conventions horizontales permettant à l’auteur de signaler aux lecteurs qu’il ne fait que prétendre rapporter des faits. Ainsi, l’usage (et la signification) des expressions et des mots dans le cadre de la fiction dépend de l’usage de ces expressions hors de la fiction. Voir l’article de John Searle, « The Logical Status of Fictional Discourse », New Literary History, 1975, 6 (2), pp. 319-332. Voir également son livre Les Actes de langage, Paris, Hermann, 1972, pp. 140 sq. (N.d.T)
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[3]
L’usage que je fais du terme « intentionnalité » est inhabituel. Il ne signifie pas une « intention », comme dans le cas des attitudes mentales qui ont un contenu propositionnel et qui sont dirigées vers des objets, des événements ou des états de choses. Il ne signifie pas non plus « intentionnalité », comme dans le cas des objectifs, des finalités ou des dessins d’un agent. De la façon dont je l’entends et que j’explique ici, le terme réfère à une apparence de rationalité et de cohérence qui est interne à l’ordre et à la structure de la musique. Celle-ci émerge en partie du fait que la musique est une pratique sociale régie par des règles et des conventions. L’intentionnalité de la musique apparaît dans l’organisation de son matériau – comme une fonction de la structure musicale, de la tonalité, de la syntaxe, etc. – indépendamment du fait que cette organisation soit le fait délibéré ou non du compositeur de l’œuvre. Celui-ci peut exploiter l’intentionnalité de la musique, mais il ne la crée pas.
-
[4]
Le terme « objet formel », issu de la philosophie médiévale, a été appliqué par Anthony Kenny aux émotions dans son ouvrage Action, Emotion and Will, New York, Humanity Press, 1963. Selon Kenny, il s’agit de la forme commune à toutes les occurrences d’une certaine émotion. Ainsi le danger, par exemple, est l’objet formel de la peur. Notons que, selon Kenny, la description de l’objet formel d’une émotion implique de faire référence à une croyance : pour ressentir de la peur, nous devons croire que quelque chose est dangereux. On peut également mentionner l’opposition, plus générale, entre l’objet particulier d’une émotion (une araignée par exemple) et l’objet formel de cette émotion (la dangerosité), dans le cas de la peur toujours. Sur ces points, voir l’article de Fabrice Teroni, « Émotions et moi, et moi, et moi », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 2016/2, 141, pp. 161-178. Voir également son article « Emotions and Formal Objects », Dialectica, 2007, 61.3, pp. 395-415. (N.d.T)
-
[5]
Une clarification est ici nécessaire. Cette distinction entre objet perceptuel et objet émotionnel n’a rien à voir avec la distinction de Kenny introduite plus haut : il s’agit simplement de dire que la tristesse d’un individu peut être l’objet intentionnel d’une perception (et que je peux répondre à cette tristesse), mais que l’objet intentionnel de cette émotion de tristesse n’est pas la tristesse du visage. Ainsi, ce que Davies appelle « objet émotionnel » d’une émotion désigne ce qu’on peut appeler, en référence à la note précédente, l’objet intentionnel particulier de cette émotion. Par exemple, l’objet émotionnel de ma jalousie est cette personne qui, selon moi, possède une chose que je n’ai pas et que je désire. Pour un traitement plus exhaustif de ces questions par Stephen Davies lui-même, voir son article « Music-to-Listener Emotional Contagion », The Emotional Power of Music, Tom Cochrane, Bernadino Fantini, Klaus R. Scherer (dir.), Oxford, Oxford University Press, 2013, pp. 169-176. (N.d.T)
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[6]
Voir l’article de Roger Scruton, « Representation in Music », Philosophy, 1976, 51 (197), pp. 273-287. (N.d.T)