Notes
-
[1]
D’ailleurs Derrida, film de Safaa Fathy, 68 mn, Super 16 mm, Gloria Films Production, Kinotar Oy, YLE, La Sept ARTE, 1999.
-
[2]
Voir Nathalie Heinich, Roberta Shapiro (dir.), De l’artification. Enquête sur le passage à l’art, Paris, Éditions de l’EHESS, 2012.
-
[3]
https://ich.unesco.org/fr/RL/les-savoir-faire-lis-la-poterie-des-femmes-de-sejnane-0140 6 ; consulté le 13 avril 2022.
-
[4]
https://laluna.asso.fr/2018/08/01/laaroussa-la-poupee-de-sejnane-2011-2013/ ; consulté le 13 avril 2022.
-
[5]
https://ich.unesco.org/fr/qu-est-ce-que-le-patrimoine-culturel-immatriel-00003 ; consulté le 13 avril 2022.
-
[6]
L. Doustal, Le Nouveau Paradigme de l’art à l’épreuve de la création contemporaine féminine en Tunisie, Perpignan, PUP, « Études », 2018.
- [7]
-
[8]
S. Naef, Y a-t-il une « question de l’image » en Islam, Paris, L’Harmattan, 2011.
-
[9]
M. Chebel, L’Imaginaire arabo-musulman, Paris, Puf, 2013.
-
[10]
V. Fayolle, La Poterie modelée du Maghreb oriental. De ses origines au xxe siècle. Technologie, Morphologie, Fonction, Paris, Éditions du CNRS, 1992.
-
[11]
Sophie Ferchiou et al., Femmes, Culture et Créativité en Tunisie, El Manar II, CREDIF, 2001.
-
[12]
Nozha Sekik, Adnen Louhichi, Les Potières de Sejnane, des femmes et un savoir-faire, Tunis, Éditions Finzi, « Itinéraires », 2007.
L’art en marge, marges de l’art
1 Jacques Derrida, qui a écrit aussi sur les marges de la philosophie, évoque ainsi l’ailleurs [1] :
Ce qui vient à moi depuis longtemps sous le nom de l’écriture, de la déconstruction, du phallogocentrisme, etc., n’a pas pu ne pas procéder de cette étrange référence à un ailleurs, l’enfance, l’au-delà de la Méditerranée, la culture française, l’Europe finalement. Il s’agit de penser à partir de ce passage de l’ailleurs, l’ailleurs, même quand il est près, c’est toujours l’au-delà d’une limite, mais en soi ; on a l’ailleurs dans le cœur, on l’a dans le corps. C’est ça que veut dire l’ailleurs, l’ailleurs est ici, si l’ailleurs était ailleurs, ce ne serait pas un ailleurs.
3 Cet ailleurs, on le rencontre aussi dans les pratiques qui, par l’entremise de l’intériorité, débordent la réalité du savoir-faire, et notamment dans le franchissement de la frontière entre artisanat et art. Les poteries tunisiennes de Sejnane apparaissent comme l’en soi de leurs créatrices, leur imaginaire, elles sont leur ailleurs et leur ici, dans leur désir de figurer, de fabriquer leur terre intérieure, à partir de l’argile qu’elles vont chercher au sein de leur environnement naturel proche depuis toujours. Le territoire créatif des femmes de Sejnane, ce sont des objets, des poupées qu’elles vendent au bord des routes, et aussi dans des lieux d’exposition. Pleines d’histoire et de gestes, leurs poteries modelées et peintes sont la marge d’une effigie artisanale symbolique. Des gestes à la fois appris et singularisés des potières qui se tournent vers l’indépendance du geste artistique aux poteries signées qui circulent, il s’ensuit une déconstruction des catégories. Ces objets de l’ailleurs sont aussi des « ici » quand ils deviennent objets de collection, donc objets de désir, et quand ils sont accueillis dans le patrimoine mondial culturel. Venus de l’artisanat, devenus patrimoine mondial en raison même de leur processus créatif et d’un accès à la visibilité qui sanctionne leur statut d’objet d’art, ils restent dans une marge qu’ils débordent en même temps. L’esthétique des poteries de Sejnane, c’est la rencontre entre tradition et émancipation artistique, dans le contexte social et politique de la Tunisie.
4 L’étymologie latine du mot « marge » (margo, marginis), apparu au xiiie siècle, renvoie au bord, à la bordure, donc à la frontière, à la limite. C’est-à-dire ce qui sépare, mais aussi ce qui relie, ce qui est au contact. Aujourd’hui, la marge signifie l’écart, la périphérie, l’isolement, mais aussi une forme de liberté, possiblement philosophique (on peut penser à Jean-Jacques Rousseau, promeneur solitaire en marge, au-dedans de lui-même et en prise avec la société). Le premier sens de « marge » en français est technique : dans le domaine de l’imprimerie, c’est un espace vierge entre un texte, une gravure et le bord de la page. Lorsque dans le champ artistique il est question de marge, viennent à l’esprit l’art brut, les arts dits singuliers, voire les arts dits primitifs, mais aussi celui des amateurs ou des pratiques en voie d’artification [2]. Un « art en marge » signifie autant une mise à l’écart voulue ou subie que l’affirmation d’une posture autre, nouvelle, mais il peut exister une tradition de la marge (tels les artistes urbains qui ne veulent pas entrer dans le marché de l’art). Un art en marge est ailleurs, mais potentiellement visible puisque désigné comme tel, en dehors du continent des arts légitimés par les instances compétentes et le jugement esthétique. Si l’on considère la question du bord, une forme à caractère artistique en marge serait à la frontière du monde des arts reconnus comme tels, mais quand même un art en touchant ce bord. Un art en marge peut certes s’auto-légitimer, s’affirmer comme art sans recourir aux experts. Il y a un référent à l’idée d’art défini dans un contexte spécifique, par ses formes, ses contenus, sa portée esthétique, philosophique, historique, politique. L’art en marge se situerait au bord de l’art reconnu, comme le regardant sur ses bords et se définissant ainsi, dans l’esthétique du divers chère à Victor Segalen.
5 Les potières berbères de la région de Tunis produisent depuis des temps très anciens des objets qui, en effet, sont à la marge de l’artisanat, une forme libérée des traditions sans pour autant rompre avec elles, qui s’en émancipe et s’en nourrit à la fois. Les objets dont il va être question ci-après sont étonnants. Ils pourraient être classés dans l’art brut, parce que leurs créatrices se détachent de la tradition proprement dite pour inventer et déployer leur imagination, en signant leurs productions qui deviennent des œuvres ayant une présence poïétique (au sens de René Passeron). Les objets ne sont plus seulement utiles, ils deviennent l’expression d’un imaginaire bien ancré dans un contexte social spécifique. Ces objets modestes et fragiles provoquent une émotion esthétique, parce qu’ils dépassent leur fonction ; les femmes qui les créent veulent en faire un art, leur art. Et les artistes qui connaissent ces objets en saisissent les enjeux pour interroger politiquement la société tunisienne.
6 Leurs poteries sont des objets d’art à la marge, parce qu’elles sont encore exposées comme des objets artisanaux, tout en affirmant une autre dimension : celle de la personnalité de leurs créatrices. C’est parce qu’elles transmettent sans répéter des formes fixées et parce que les poteries sont mises en scène et regardées qu’elles acquièrent leur intensité esthétique. L’espace qui leur est attribué et le geste de leur installation sont au bord d’une posture artistique utilisant la tradition pour interroger ses enjeux et la transposer ailleurs, dans un champ patrimonial réinterprété, actualisé. Ces poteries étranges et belles on peut les voir comme des vigies, des objets de désir, des figures tutélaires à la croisée du métier, de l’innovation qui glisse vers un autre domaine de la création, un art pour lui-même, et de l’appel adressé aux acheteurs et aux artistes à garder vivante cette pratique. Et pour reprendre des questions derridiennes, ces objets constituent une hospitalité, ils nous reçoivent en leur plasticité, leur symbolique, leur don d’humanité, leur potentialité d’échange, leur expressivité. Le contre-don, c’est alors qu’ils nous touchent esthétiquement, et ce qu’ils touchent en nous. Nous verrons en quoi les poteries de Sejnane constituent une marge stimulante qui élargit le regard sur ce que l’on appelle objet d’art en perspective de l’esthétique des ailleurs.
Sejnane
7 Les femmes du village de Sejnane, sur les hauteurs de Mogod, au nord-ouest de Tunis, perpétuent l’art de la poterie modelée berbère depuis des générations, sans tour ni four. Cette technique remonterait à la fin du Néolithique. Les objets créés ont une destination domestique, décorative, artistique et touristique. En 2018, la 13e session du Comité intergouvernemental de sauvegarde du patrimoine culturel immatériel a inscrit « les savoir-faire liés à la poterie des femmes de Sejnane » sur la liste représentative du « Patrimoine culturel immatériel de l’humanité » de l’Unesco, sur proposition de la Tunisie [3]. C’est la reconnaissance d’un processus créatif, d’une pratique qui n’est pas nommément « artistique ». Néanmoins, son intégration dans le patrimoine mondial permet à la réflexion artistique sur ces objets de se consolider.
8 Car l’art peut s’autoproclamer comme il peut aussi vouloir être reconnu. La reconnaissance de l’UNESCO met en lumière l’art des potières de Sejnane au-delà d’un savoir-faire à protéger et à pérenniser. Cette pratique à la fois artisanale et artistique intéresse des artistes tunisiennes contemporaines, Safia Farhat, Sonia Kallel, Houda Ghorbel, entre autres. Une aventure artistique et sociale, Laaroussa (La Poupée), en 2011-2013 et 2018, fut partagée entre les potières de Sejnane, des brodeuses-couturières de Nantes et des artistes : cette « communauté interculturelle rêvée », au sein d’une « coopérative de travail idéale », valorisant « le geste universel de modeler la figure féminine » [4]. Un Groupement d’Intérêt Économique des Potières de Sejnane (GIE, environ 40 femmes) fut créé en 2012. Et, en 2020, les poteries de Sejnane sont exposées au Musée de la Paix et de la Méditerranée à Naples pour la première fois sous l’égide de Michele Capasso, un exemple parmi les divers échanges en Europe proposés à ces potières aux talents reconnus. L’art des potières de Sejnane gagne à être davantage diffusé et soutenu. Il est sorti d’une forme de marge pour gagner une large audience et une reconnaissance esthétique encore plus grande.
9 Étant donné leur expressivité et leur singularité, on peut qualifier de beaux et sensibles les objets de Sejnane, en particulier les poupées. Leurs créatrices, par le geste et l’imagination, interprètent les formes transmises par leurs aînées. La fragilité et l’humanité de ces poteries modelées aux motifs figuratifs, abstraits, symboliques (vaisselle, poupées, animaux) renforcent leur rareté que souligne encore la nécessité de préserver l’inventivité du savoir-faire des potières. À l’aune d’une porosité entre art et artisanat, cette pratique susceptible de disparaître s’ancre dans la tradition berbère ancestrale, ce qui la situe, comme d’autres arts tunisiens (tissages, tatouages, broderies, tapis…) au cœur de la culture du pays, en liaison avec d’autres pratiques artistiques similaires en Afrique du Nord.
Contextes
10 Je présenterai ci-après, dans un premier temps, les contextes de création des poteries de Sejnane ; puis, dans un deuxième temps, je détaillerai la méthode de travail des potières, avant de réfléchir, dans un troisième temps, sur la valeur esthétique des poteries, récipients, animaux et poupées, à l’aune de l’art contemporain tunisien et de la collection.
Un art vivant reconnu par l’Unesco
11 Dans une mondialisation mettant en péril des pratiques traditionnelles fragilisées et la diversité culturelle (concurrence de la production de masse et d’industries locales), compte tenu de problèmes environnementaux, climatiques (déforestations, défrichements, diminution des ressources naturelles), de l’évolution des goûts, de l’accélération des apprentissages, des secrets de métiers susceptibles de disparaître, l’Unesco exerce sa vigilance et son soutien. Son patrimoine culturel comprend monuments, collections d’objets, traditions orales, arts du spectacle, pratiques sociales, rituels, manifestations festives, les « connaissances et pratiques concernant la nature et l’univers », les « connaissances et le savoir-faire nécessaires à l’artisanat traditionnel », transmis par les anciens, voire les ancêtres, mais aussi des pratiques contemporaines rurales et urbaines [5]. L’art des quelque 700 potières de la région de Sejnane est un élément patrimonial remarquable, parmi ceux considérés par l’Unesco comme « la manifestation la plus matérielle du patrimoine culturel immatériel », dans le volet « connaissances et le savoir-faire nécessaires à l’artisanat traditionnel ». Il est significatif que la Convention de l’Unesco de 2003 s’intéresse plutôt aux savoirs et savoir-faire qu’à des objets réalisés, donc au processus créatif, aux techniques du corps en quelque sorte, préférés au résultat. La préservation de ce patrimoine est censée stimuler la production des artisans et artisanes, et garantir ce qui sera transmis, en particulier dans la communauté où les objets sont fabriqués.
12 Les formes d’artisanat traditionnel sont nombreuses et variées tout comme leurs savoir-faire (outils, vêtements, bijoux, costumes, accessoires des fêtes et des arts du spectacle, récipients, objets utilisés pour le stockage, le transport et la protection, arts décoratifs, objets rituels, instruments de musique, ustensiles de ménage, jouets pédagogiques…). Nombre de ces objets, qui ont un usage court (dans les rites festifs), peuvent devenir un héritage transmissible. La préservation des traditions dans des communautés comme celle de Sejnane doit assurer identité culturelle, créativité et rentabilité économique (aides financières à la formation, vente des objets, création de marchés dynamiques, encouragement au goût pour des pièces uniques, droits d’auteurs, brevets, protection de l’environnement). Connaître les patrimoines culturels permet des échanges économiques, sociaux, en respectant d’autres façons de vivre, en assurant une continuité dans les pratiques culturelles internationales. La responsabilité de la transmission de savoir-faire traditionnels, exceptionnels, représentatifs, concerne autant les petites communautés que les groupes sociaux majoritaires, les pays « développés » ou en voie de l’être. Pour faire partie de la liste établie par l’Unesco, un patrimoine culturel immatériel donné doit impérativement être reconnu par les groupes, les communautés et les personnes qui le créent, l’entretiennent et le transmettent. La Tunisie (Institut national du patrimoine tunisien) a déposé pour la première fois en 2017 sa candidature au patrimoine culturel immatériel.
13 Les qualités esthétiques des objets patrimoniaux à préserver, résultant de pratiques, de gestes et pas seulement de techniques, comme dans le cas de Sejnane, participent de l’élargissement de la notion d’art, parce que la liberté créatrice est conscientisée, affirmée et appréciée, du côté des potières comme du côté de celles et ceux qui acquièrent leurs créations. La marge esthétique devient une posture, une démarche qui relie des domaines poreux de la création : métier d’art et art contemporain. Déjà installée dans une philosophie de l’art, au moins depuis l’art brut et bien avant dans les cabinets de curiosités ou chambres des merveilles et les arts populaires, sans parler des arts dits primitifs ou premiers, cette ouverture vers des ailleurs patrimoniaux et imprévisibles est fertile. Elle garantit la valeur d’œuvres d’art transversales, transhistoriques.
Arts, femmes, histoire en Tunisie
14 Laetitia Doustal [6] affirme que les exemples de figuration dans les arts tunisiens proviennent des cultures antiques et méditerranéennes. Ainsi, dans les poteries de Sejnane et les tapis de Kerouan, on trouve des représentations anthropomorphes et animalières, même si des images d’êtres vivants sont interdites dans les hadiths, tandis que les formes artistiques abstraites, géométriques, des arabesques, des calligraphies sont encouragées. En Tunisie, rappelle Doustal, le statut juridique de la femme est le plus avancé des pays du Maghreb (1956, Code du Statut Personnel CSP, promulgué par le président Bourguiba), d’où la place des femmes dans la création contemporaine. Le sens occidental du terme « art » importé en Tunisie date de la fin du xixe siècle (peinture de chevalet) et, par exemple, l’École de Tunis a développé dès 1949 une peinture laïque moderne – dont on a célébré encore la mémoire en 2019 lors de la disparition de Hédi Turki (1922-2019), l’un de ses fondateurs –, avant d’autres émancipations qui se sont développés depuis des décennies, en particulier depuis 2011 [7]. Les formes artistiques et artisanales tunisiennes traditionnelles sont très variées : mosaïque, art islamique, calligraphie, arabesque, peinture sous verre, tissage….
15 Rendre compte des créations des femmes tunisiennes, dit Doustal, c’est comprendre leur « tunisianité » politique après l’Indépendance, après la révolution du 14 janvier 2011 et dans la complexité actuelle du pays. L’image d’une Tunisie nouvelle, berceau des Printemps arabes, utilise les ressources de l’art en reliant tradition et modernité. Après les questions posées par l’art moderne, un art contemporain transgressif et critique s’est diffusé, chez les artistes tunisiennes en particulier, dont les œuvres ne sont plus une fin en soi. Comment ces artistes se sont-elles repositionnées vis-à-vis de l’environnement politique et social, des institutions, de l’international ? Les artistes tunisiennes contemporaines, selon Doustal, semblent choisir avant tout une pratique personnelle. On observe que le patrimoine culturel peut rester une référence et le message politique est une nécessité.
16 L. Doustal rappelle que dès le viie siècle de notre ère, le Maghreb est conquis par les Arabes et que la religion musulmane s’est imposée contre toute forme d’idolâtrie, dont l’image figurée. Cependant, la question de l’image en terres d’Islam est complexe ; ainsi, enluminures et miniatures se sont diffusées en Égypte, Iran et Turquie. L’auteure cite les analyses de Silvia Naef [8] : l’artiste (musawwir) qui représente dans les lieux de culte des êtres animés par le souffle vital (humains ou animaux) s’approprie le pouvoir divin et doit donc être condamné ; ce qui n’est pas le cas dans l’Occident chrétien. L’ouvrage infirme la vision orientaliste d’un Islam immuable sur la question de l’image et montre que des représentations existent sous de multiples formes. Ce que l’on constate dans les poteries de Sejnane. Malek Chebel [9] explique que, selon le Coran, Mahomet aurait interdit aux anges d’entrer dans une maison dans laquelle se trouvent des images, mais qu’on n’y trouve nullement l’interdiction absolue de la représentation, tandis que toutes les formes géométriques, graphiques, lettrées, relèvent d’une spiritualité évidente. Dans le monde ottoman, les artistes et les artisans se sont appliqués avec virtuosité à l’abstraction, en introduisant des sens cachés, en contournant la question de la figuration au profit d’une abstraction très poussée ; tout en cultivant une calligraphie zoomorphe et anthropomorphe, des compositions labyrinthiques, des architectures complexes ; en contrepoint, des formes de figurations héritées de l’Antiquité persistent. C’est ce que montrent les poteries de Sejnane où signes, abstractions et représentations peuvent être dissociées, mais sont aussi pour ainsi dire organiquement imbriquées. Et parfois la forme d’un vase orné de lignes ondulées ou de damiers rappelle fortement les arrondis d’un corps.
La pratique ancestrale d’un art féminin tunisien
17 Examiner le processus créatif des potières de Sejnane permet de saisir la manière dont la technique, les gestes traditionnels réinterprétés, l’imagination sont entrelacés pour engendrer un objet d’art fonctionnel qui, ensuite, détaché de cette fonctionnalité, devient une forme voyageuse, artistique, un regard sur le monde, un dire : ces objets racontent une histoire, ils disent les rapports entretenus par les humains avec la nature, les relations entre les êtres, la vie sociale, les croyances. Regardons à présent les techniques de fabrication des poteries car elles impliquent un mode de rapport personnel au monde par le geste, la figuration, des signes dont la signification n’est pas toujours nécessaire pour en apprécier l’intensité artistique.
Histoire
18 L’étude de Véronique Fayolle [10] donne de précieuses indications sur la fabrique des poteries berbères (vaisselle) dont celles de Sejnane. La survivance de cette pratique féminine, dont l’origine reste inconnue et dont il subsiste quelques foyers, liée à l’histoire des populations berbères du Maroc, de l’Algérie et de la Tunisie, est exceptionnelle. Les potières modèlent leurs objets sans tour ni four à céramique. Les techniques de façonnages sont variées.
19 En 1911, Arnold Van Gennep (1873-1957) décrit celle qui consiste à travailler une boule d’argile dans la main ou un support plat, puis à ajouter des lambeaux de terre sur le disque du fond du récipient ou des boudins pour monter la paroi avec un long colombin en spirale. Gabriel Camps (1927-2002) montre que la technique la plus utilisée en Afrique du Nord est celle de l’ajout de colombins et que les deux méthodes existent en Tunisie. Les pièces modelées ont un aspect rugueux (l’argile est granuleuse avec beaucoup de dégraissant), les formes sont trapues. La surface reste nue ou est décorée avec des matières minérales, végétales, trouvées à proximité ou achetées au marché. La cuisson s’effectue à l’air libre sur un foyer en produisant des zones ombrées grises ou noires. De fait, le pot est imparfaitement cuit et se casse facilement. Toute l’année cette vaisselle d’argile peut être renouvelée. Selon Camps, la poterie modelée à fond plat existe dans les sépultures mégalithiques de la partie nord-est du Maghreb. La poterie berbère galbée ou en forme de calice appartient à la même famille technique que les poteries modelées à fond plat européennes de la fin du Néolithique. Camps pense que ces poteries sont d’origine italo-sicule (Sicile, Pantelleria, puis côtes tunisiennes et zone nord orientale du Maghreb, avec une probable influence espagnole). Dès les iiie et iie millénaires, les relations maritimes du Maghreb avec l’Europe méditerranéenne se sont développées, donc la poterie berbère est sans doute née à la fin de l’âge du bronze (iie millénaire). Mais la datation reste délicate, car les sépultures ont été réutilisées pendant des siècles. On voit dans cette histoire à quel point le corps pénètre l’idée ; modeler est une affirmation d’une humanité dans sa fragilité et la persistance de sa vitalité. Les objets du quotidien relèvent d’une technique du corps (Marcel Mauss) profondément ancrée dans l’histoire collective et individuelle, dans la nécessité de créer.
20 Au ixe siècle avant J.-C., Carthage et Utique sont fondées sur la côte nord de la Tunisie. Les Berbères, paysans ou pasteurs nomades, s’appellent alors Numides. L’apogée de la civilisation phénico-punique au iiie siècle avant J.-C. consacre la grande vitalité de la poterie berbère. Après la destruction de Carthage en 146 avant J.-C., la romanisation fait reculer considérablement cette pratique. Puis, vient l’interdiction de déposer de la vaisselle dans les tombes. Camps constate qu’au xxe siècle le mode de vie berbère est quasi inchangé. Mais, dit-il, l’attrait des villes et le tourisme-souvenir provoquent la « dégénérescence » de la poterie berbère, la géométrie laissant la place à un art figuratif « naïf ». C’est chez les Berbères sédentaires paysans qu’est née la poterie modelée à fond plat (conservation des vivres, cuisson des bouillies et galettes, mouture des céréales, transport et stockage du lait et de l’huile), car les Berbères nomades et semi-nomades préfèrent le travail du cuir, du métal et du bois.
21 Les études approfondies de Ernest-Gustave Gobert (1879-1973), médecin et anthropologue passionné de céramique, alimentent le propos de Fayolle sur tous les aspects de l’art des potières de Sejnane. Les mêmes gestes techniques sont répétés depuis des générations, dans le milieu rural, avec variations et inventions des femmes. Les matières premières divergent selon ressources, habitudes ancestrales, choix et innovations des potières.
Fabrications
22 L’argile est préparée, après une collecte à flanc de pente ou d’oued. À l’aide de piochons, les femmes effectuent un ramassage en surface de mottes à angles vifs, triées et mises dans des paniers. Dans les zones touristiques comme Sejnane, le choix de l’argile est moins soigné, d’où la fragilité des pièces. Traditionnellement, la fabrication se fait tous les printemps. L’argile séchée au soleil sur bâche en plastique est brisée en miettes, puis ré-humidifiée, les impuretés ôtées. Le séchage dure de 2 jours à quelques semaines. L’argile sèche, brisée ou non, est déposée dans une bassine, puis couverte d’eau. Devenue souple, on la roule dans le dégraissant ou chamotte (calcite pilée ou tafoun, fait de débris de vaisselle cassée et écrasée finement avec pilon ou pierre, puis tamisée), on la malaxe jusqu’à ce qu’elle ne colle plus. La pâte doit reposer et le tafoun dosé absorbe le maximum d’eau. Puis on malaxe et prépare les colombins. Les dernières impuretés sont enlevées.
23 Les femmes utilisent des matériaux traditionnels d’origine minérale pour les finitions et le décor : l’ocre (moghra, argile avec oxyde de fer donnant des tons bruns, jaunes, orange, rouge), matière la plus anciennement utilisée en Tunisie, forme avec de l’eau une crème onctueuse. L’ocre peut être utilisée en engobe et en dessins au trait. La terre blanche, marne en petits blocs, sert d’engobe. Les matériaux d’origine végétale sont le lentisque (feuilles pilées, décor au trait noir). Le bitume est aussi utilisé, ainsi que les gommes-résines (couleurs du jaune au rouge foncé) qui servent de vernis avec la colophane. On choisit de nouvelles matières colorantes synthétiques pour un usage touristique, en raison du manque de matières naturelles et de temps, et il arrive que ces matières produisent une inventivité appréciable, même si les objets sont plus fragiles. Le sucre dilué dans l’eau et passé sur la paroi brûlante de la poterie donne une couleur rouge brun. La gouache (pigments d’origine animale, eau et gomme arabique), le vernis synthétique sont également utilisés.
24 Les potières donnent à leurs outils les formes nécessaires au façonnage de leurs pièces, mais en général restent fidèles à la tradition. Le support est souvent circulaire (poterie renversée, natte, couvercle) et, dans la région de Sejnane, on le pose sur une petite table ronde (mida) et sur un tamis renversé qui fait office de tour (plus récemment un petit moteur aide à tourner les pièces). Les femmes de Sejnane utilisent une estèque rigide pour coller les colombins, modeler, racler… mais aussi leurs mains, pour lisser, polir. Le polissage se fait avec un coquillage (mehhar), un galet. Les décors en relief s’accordent avec les parties de préhension, les femmes engobent à la main les poteries, pour les teintes plates. Les outils du dessin sont rudimentaires et ancestraux (plume, bâtonnet, tissu) et, pour les traits larges, les femmes procèdent au frottage de la matière colorante sur la poterie chaude. Les contenants de l’argile sont de grands récipients, des boîtes, des bâches et on la pile avec des pierres, des meules, des pilons de cuisine. Le tamisage s’effectue avec un tamis à semoule plus ou moins large. La fabrication du vase comporte plusieurs phases : malaxage et montage de la pièce ; modelage du fond du vase (formation d’un disque régulier puis assise pour la première rangée de colombins) ; usage de dégraissant (cendre), raclage, jonction en biseau de la panse et du fond.
25 Le montage de la panse est d’abord tronconique, avant d’évaser la pièce en différents profils (simple, caréné, en S) et de galber. Il existe quatre profils de lèvres (arrondi, en méplat, ourlé, en ogive). La pose des éléments secondaires (becs verseurs, oreilles, boutons, mamelons, cordons, anses-panier, anses-pont, poignées) s’effectue après avoir terminé le montage de la panse raffermie. Parmi les accessoires de feu, est cité le kouanin, petit brasero. Sont fabriqués des vases à liquides (halleb, raououaba, à becs tubulaires), des récipients à vapeur (kaskas) ; des plats à pieds très soignés pour présenter les mets.
26 Le finissage, quand la pâte est encore humide (raclage, lissage), varie selon les régions ; dans tous les cas, l’esthétique et le fonctionnel sont étroitement liés à tous les stades. Ensuite, le polissage préalable prépare la surface à engober, la surface brillante devient mate au séchage. L’engobage est appliqué en cours de séchage. Le polissage final se fait en plusieurs fois avec un coquillage (pétoncle) sur l’engobage, le décor (terre blanche ou ocre), ou sur la surface nue. Pour polir un décor, la potière repasse sur les traits (belles facettes). Le séchage, délicat car une poterie mal séchée peut éclater à la cuisson, dure le temps nécessaire. La cuisson reste l’étape cruciale. Dans la région de Sejnane, du bois (avec brindilles et broussailles) est choisi pour la partie du foyer située sous la poterie. Pour la partie haute, on utilise de la bouse de vache, d’âne, de cheval (collée à sécher contre le mur de la maison, elle est ensuite transformée en meule protégée par une bâche). Les poteries sont installées à l’envers, bien calées, juxtaposées, parfois superposées (combustible, poterie, combustible). La cuisson peut se faire en tas avec ou sans aération à la base (650°). La tabouna (four à pain) peut être utilisée pour cuire les poteries. On pratique aussi la cuisson en fosse (comme en Algérie, au Maroc). La cuisson d’une pièce est de 30 à 45 minutes, beaucoup moins lorsque la demande touristique est forte. Quatre critères permettent d’apprécier la fin de la cuisson : disparition des taches noires sur la poterie, qui doit être rouge, bois consumé, sonorité spécifique sur les parois de la poterie.
27 On sort la poterie du feu et elle refroidit lentement. La décoration des objets (seulement couleurs minérales) peut se faire avant cuisson, sur la pâte molle, et Fayolle insiste sur le fait qu’il est difficile de dissocier ce qui relève de l’esthétique et du fonctionnel, le décor étant étroitement lié aux éléments dits secondaires, par exemple de préhension, disposés de manière esthétique et mélangés aux décors en relief. Il existe aussi des décors en creux, des décors par modelage très inventifs. Sur la pâte sèche, on applique des couleurs minérales et végétales. On décore à chaud avec du goudron, de la gomme-résine, du sucre, du savon-vert, du lentisque. Le décor à froid s’effectue avec de la gouache, des peintures et vernis synthétiques, des pinceaux modernes, de l’écorce de pin d’Alep (potières de Kesra).
28 Fayolle donne une typologie de la vaisselle de poterie modelée : assiettes, assiettes à pied, plats, plats à galettes, bols, jattes, marmites, vases à fond perforé, vases à bec tubulaire, grands vases à provision, braseros, fours à pain, lampes à huile, enfumoirs à abeilles… Ce qui caractérise les réalisations des potières de Sejnane, c’est la pérennisation de gestes techniques et esthétiques dans le processus créatif même (beauté et précision du geste technique) et la dynamique de leurs emprunts quand cela leur est nécessaire (vis-à-vis du tourisme) avec des innovations artistiques personnelles. Ainsi, des potières comme Sabiha Ayari ou Rebeh Saidani font autorité et ont formé d’autres potières. La transmission artisanale, esthétique, se fait avec passion, exigence, soutenue par l’Office national de l’artisanat (ONA) tunisien. Aujourd’hui, les hommes participent aussi à la commercialisation des poteries créées par les femmes. En 2019, les potières de Sejnane ont alerté sur l’insuffisance des aides pour garantir leur art et sa commercialisation. Économie et esthétique sont profondément liées.
29 Toutes ces opérations, ces variations sensibles, ces techniques artisanales, inscrivent le corps dans une dynamique créatrice, la fragilité des objets fait qu’ils sont toujours au bord de la brisure. L’art de les faire exister dépasse, me semble-t-il, leur fonctionnalité. Ils sont pleins de l’histoire des gestes ancestraux, rejoués dans la vie contemporaine des potières, qui rencontrent les artistes dans un dialogue fécond. De la marge ces objets voyageurs et témoins affirment leur présence dans l’imaginaire des formes, dans une manière artistique d’être au monde.
Poteries modelées de Sejnane : geste artistique, matérialité, esthétique des objets, collections, art contemporain
30 En ce qui concerne les poupées et autres « jouets » dont, comme pour la vaisselle, les formes douces, les proportions équilibrées, l’harmonie des couleurs, l’agencement des motifs adaptés aux objets, sont remarquables, observe Sophie Ferchiou [11], la créativité des femmes de Sejnane est grande et leurs choix témoignent d’une esthétique délibérée. On peut reconnaître les styles de telle ou telle potière, mais il est fréquent que plusieurs femmes travaillent ensemble à la décoration des objets, ajoute Ferchiou. Le décor rouille et noir sur fond blanc utilise des formes géométriques comme les losanges, carrés, chevrons, croix, et d’autres figures symboliques prophylactiques (contre le mauvais œil, pour stimuler la fertilité). Les effets de symétrie, le jeu des perpendiculaires, les imbrications de formes géométriques, les bordures, l’intégration de motifs figuratifs, les lignes ondulées, les finitions, sont développés avec précision en de très nombreuses variations, uniques.
31 Doustal explique que le décor des tissages utilise des signes et figures schématisées à valeur prophylactique (serpents, tortues, chameaux, cavaliers et soldats). Elle remarque que des formes géométriques comme le losange semblent s’inscrire dans la tradition berbère, mais que leur stylisation permet de s’écarter de représentations reconnaissables et d’aller vers l’abstraction. On trouve le losange dans de nombreuses compositions et dans la main de Fatma (khomsa), le poisson, l’oiseau ou le peigne. La poterie, affirme Doustal, se sert aussi de ces formes prophylactiques, outre les poteries de Sejnane [12]. Dans la céramique tunisienne, les sources méditerranéennes sont évidentes (animaux et personnages).
32 Les objets de la région de Sejnane figurent au musée du Bardo (Tunis), mais aussi dans des collections privées. Voici quelques exemples, issus d’une collection particulière, montrant que les qualités fonctionnelles et esthétiques sont liées, et que l’esthétique prend le dessus : lorsque ces objets de collection sont déchargés de leur utilité domestique, ils deviennent des œuvres d’art à part entière. Ils prennent place dans un ensemble de pièces à regarder, fragiles, étonnantes, où la signature de la potière (Habiba Moktar) accentue leur valeur. Dans le cas des divers petits animaux réunis par le collectionneur (Figure 1), au-delà de la symbolique, c’est le mouvement graphique, les contrastes entre le fond neutre et le dessin fluide, la brillance de la matière, les formes arrondies, douces, joyeuses, les irrégularités, les yeux expressifs de ces petits êtres, issus d’une décision, de l’imagination de la potière et de son geste plastique, qui les rendent artistiques – on peut penser aux personnages mystérieux de Gaston Chaissac. Ils ressemblent à leurs modèles vivants, mais possèdent une dynamique particulière, une sensibilité unique, poétique, qu’ils soient isolés ou rassemblés.
33 Art brut ? Comme une conversation, ces petits objets posés sur une étagère, dans une maison, lieu de vie, semblent se déployer en toute indépendance. Ils n’ont plus besoin de leur référent, déclenchent le plaisir de les regarder, de les toucher, ont une présence. Ils viennent d’ailleurs pour se poser ici en regardeurs paisibles et mystérieux. En marge ? Au bord, à côté, énigmatiques, ils suscitent le désir de les découvrir davantage.
34 Les deux poupées tubulaires (Figures 2 et 3) sont des petites sculptures domestiques, peut-être comme des petites pénates, souvenir antique inconscient. Elles ne sont pas simplement décoratives, mais l’expression d’un imaginaire artistique affirmé qui rappelle aussi la place de la femme dans la maison et dans la société tunisienne, pour nous rendre attentifs à leur statut. Ces poupées sont des moments de vie, des messages, des intériorités qui nous regardent droit dans les yeux. Deux figurines émouvantes non signées (Figures 4 et 5) vont plus loin dans l’expressivité et l’appel au regard par une irrégularité trapue des formes, des lignes de couleurs sobres (noir, rouge) parfois épaissies, une représentation humaine sobre et directe, comme un cri ou un chant qu’elles semblent émettre. Ces personnages forment un passage étonnant entre le récipient et la statuette (un bras en anse, le bas du corps assis et un récipient en creux forment une masse unique). Enfin, un vase à double col aux dessins blancs sur fond rouge (Figure 6) possède une élégance organique qui dépasse sa simple fonctionnalité.
35 Les artistes tunisiennes donnent à l’art de la céramique une actualité engagée et personnelle, en lien avec les pratiques des potières et celles de Sejnane en particulier. Dans Laaroussa (La Poupée, 2011-2013) à Sejnane, action sociale et artistique, la pratique de l’argile a réuni potières et artistes, couturières-brodeuses nantaises et artistes de Tunisie (L’Art Rue, association créée en 2006 par Selma et Sofiane Souissi, Tunis et Paris) et de Nantes (La Luna, L’Arlène). Performances, sculptures, chorégraphies, musiques, films ont été réalisés dont Le Temps rêvé de la poupée : un temps rêvé pour soi à plusieurs voix, film vidéo de La Luna et Kalz a dud – inspiré de Lullaby de Jean-Marie Le Clézio – racontant les temps d’élaboration collective d’une poupée d’argile modelée, avec des chants, des souffles, des paysages, une humanité solidaire et le désir de liberté, un appel au dialogue incessant.
36 Safia Farhat (1924-2004), peintre, éditrice (revue Faïza), membre de l’École de Tunis, enseignante, a défendu les droits des femmes. Elle fut en 1966 la première directrice de l’école des beaux-arts de Tunis. Parmi ses actions remarquables, elle a créé avec son mari l’homme politique Abdallah Farhat le Centre des arts vivants de Radès et l’actuel musée Safia Farhat lui rend hommage. Utilisant de nombreuses techniques, elle s’est intéressée à l’art mural, au design, à la céramique, à la dentelle chebka… Elle représente bien cette esthétique d’une tunisianité ouverte sur l’international, valorisant les savoir-faire traditionnels réinterprétés, comme ceux des potières de Sejnane. Autre exemple, l’artiste Sonia Kallel (1973) a créé Tafkik, dans le cadre du festival « Dreamcity » (2017) à Tunis, une robe monumentale en céramique, reliant anthropologie et sculpture contemporaine, une robe modelée qui raconte l’histoire des potières de Sejnane et marque un engagement politique et social notable. Citons encore Houda Ghorbel (1968), artiste multidisciplinaire qui met en relation peinture, céramique, sculpture, photographie, installation, vidéo pour interroger le monde contemporain, à une échelle internationale. Ses Corps d’argile développent des formes organiques voluptueuses et irrégulières, à la fois raffinées et très matiéristes ; son Système (Mont Semmama, 2017) combine installation en céramique et tubes en PVC en un message contre la violence et l’aliénation de la société et des médias. Elle réalise en 2012 avec les potières de Sejnane une vidéo intitulée Sous mon drapeau, représentant la performance, un hommage à l’amour de la terre et à la révolution tunisienne, qui s’est déroulée dans le cadre du projet Laaroussa. Un chant en voix off rythme le pas des femmes, leurs visages affirment leur détermination, dans le mouvement d’une procession rouge, sous le soleil exactement…
Marge et visibilité, message politique
37 La beauté troublante et l’expressivité volontaire des poupées, des formes animales plus ou moins insolites (Figure 7) et de divers récipients, objets créés par des dynasties de femmes à Sejnane, est indéniable et dépasse l’observation anthropologique, sociologique, tout en démontrant l’importance du soutien à la création. Certes, l’utile, la nécessité d’être visible donc de pouvoir financièrement continuer à produire et la délectation désintéressée sont étroitement liés, par le fil conducteur du désir, de l’imagination, de la liberté d’inventer des motifs à partir de contraintes tant matérielles que culturelles et économiques. Cet art méditerranéen intense se nourrit de sources profondes, très anciennes, mais aussi des possibilités actuelles, notamment dans le dialogue avec des artistes qui voyagent, se nourrissent d’autres pratiques pour continuer d’affirmer leur démarche, personnelle, dans un contexte politique difficile. Les poteries de Sejnane se trouvent dans une marge active qui délivre un message politique : protéger et soutenir leur art, leur culture, leur expression, leur statut dans la société tunisienne et au-delà.
38 Une étude plus approfondie de l’évolution et de la transmission de l’art des potières s’impose évidemment, sur le terrain et dans les archives, sur le net. Ce qui a été présenté dans cet article défend la valeur et l’histoire d’une pratique artistique plus complexe qu’il n’y paraît. Les potières de Sejnane et d’ailleurs font de la marginalité une diversité, une activité résistante qui n’a pas échappé aux artistes, d’autant que la persistance de ce processus créatif, même fragile, ouvre un débat profondément politique sur la place et le rôle de l’art, des femmes, dans nos sociétés.
Dossier iconographique : quelques exemplaires d’une collection privée
Petits animaux
Petits animaux
Poupée tubulaire
Poupée tubulaire
Poupée tubulaire
Poupée tubulaire
Figurine insolite
Figurine insolite
Figurine insolite
Figurine insolite
Vase à double ouverture
Vase à double ouverture
Notes
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[1]
D’ailleurs Derrida, film de Safaa Fathy, 68 mn, Super 16 mm, Gloria Films Production, Kinotar Oy, YLE, La Sept ARTE, 1999.
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[2]
Voir Nathalie Heinich, Roberta Shapiro (dir.), De l’artification. Enquête sur le passage à l’art, Paris, Éditions de l’EHESS, 2012.
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[3]
https://ich.unesco.org/fr/RL/les-savoir-faire-lis-la-poterie-des-femmes-de-sejnane-0140 6 ; consulté le 13 avril 2022.
-
[4]
https://laluna.asso.fr/2018/08/01/laaroussa-la-poupee-de-sejnane-2011-2013/ ; consulté le 13 avril 2022.
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[5]
https://ich.unesco.org/fr/qu-est-ce-que-le-patrimoine-culturel-immatriel-00003 ; consulté le 13 avril 2022.
-
[6]
L. Doustal, Le Nouveau Paradigme de l’art à l’épreuve de la création contemporaine féminine en Tunisie, Perpignan, PUP, « Études », 2018.
- [7]
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[8]
S. Naef, Y a-t-il une « question de l’image » en Islam, Paris, L’Harmattan, 2011.
-
[9]
M. Chebel, L’Imaginaire arabo-musulman, Paris, Puf, 2013.
-
[10]
V. Fayolle, La Poterie modelée du Maghreb oriental. De ses origines au xxe siècle. Technologie, Morphologie, Fonction, Paris, Éditions du CNRS, 1992.
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[11]
Sophie Ferchiou et al., Femmes, Culture et Créativité en Tunisie, El Manar II, CREDIF, 2001.
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[12]
Nozha Sekik, Adnen Louhichi, Les Potières de Sejnane, des femmes et un savoir-faire, Tunis, Éditions Finzi, « Itinéraires », 2007.