Couverture de NRE_025

Article de revue

L’Autre Scène de Jean-François Lyotard

Pages 121 à 134

Notes

  • [1]
    Jean-François Lyotard, Que peindre ?, Paris, Éditions de la Différence, 1987, p. 13.
  • [2]
    Jean-François Lyotard, « L’acinéma », Revue d’esthétique, Numéro spécial, Klincksieck, 1973, p. 357. Ce texte sera ensuite compilé avec d’autres écrits dès 1973 dans la collection 10/18, puis aux éditions Galilée en 1994 sous le titre Des dispositifs pulsionnels. Nous nous référerons à cette dernière édition par la suite.
  • [3]
    L’expression, héritée de Nietzsche, est de Bruno Cany dans sa préface à la réédition de Que peindre ? (Jean-François Lyotard, Que peindre ?, préface de Bruno Cany, Paris, Hermann, 2008, p. 5). L’expression sera thématisée par Cany dans Renaissance du philosophe-artiste, Paris, Hermann, 2014.
  • [4]
    Dominique Avron, Claudine Eizykman, Guy Fihman, Jean-François Lyotard (réalisateurs), L’Autre Scène, Cinédoc, 1969, 6 minutes.
  • [5]
    Jean-François Lyotard, Discours, Figure, Paris, Klincksieck, 1974, p. 245.
  • [6]
    Claudine Eizykman et Guy Fihman, « Aperçus sur la pratique postmoderne de Jean-François Lyotard », in Françoise Coblence et Michel Enaudeau (dir.), Lyotard et les arts, Paris, Klincksieck, « Collection d’esthétique », 2014, p. 230.
  • [7]
    Jean-François Lyotard, Discours, Figure, op. cit., p. 241.
  • [8]
    Ibidem, p. 243.
  • [9]
    Ibidem, p. 245.
  • [10]
    Ibidem, p. 262.
  • [11]
    Freud compare le travail du rêve aux liaisons des vers dans la poésie : Sigmund Freud, L’Interprétation du rêve (1899), trad. fr. J.-P. Lefebvre, Paris, Seuil, 2010, p. 338, et passim.
  • [12]
    Jean-François Lyotard, Discours, Figure, op. cit., p. 247. On notera en outre que Discours, Figure est une œuvre peu prolixe lorsqu’il s’agit de prendre comme objet d’étude le cinéma : la mention de Méliès dans une note de bas de page constitue l’unique référence au cinéma dans la thèse de l’auteur.
  • [13]
    Claudine Eizykman et Guy Fihman, « Aperçus sur la pratique postmoderne de Jean-François Lyotard », art. cit., p. 231.
  • [14]
    Idem.
  • [15]
    Jean-Michel Durafour, « Cinéma Lyotard. Une introduction », La Furia Umana – paper, no 3, 2013, p. 125.
  • [16]
    Sur l’accent mis par Schaeffer sur l’expérimentation dans la production filmique, voir l’article de Jocelyne Tournet-Lammer, « Pierre Schaeffer et le Service de la recherche de l’ORTF (1960-1974) », Hermès, La Revue, no 48, 2007/2, pp. 77-86.
  • [17]
    Freud lui-même emprunte cette notion à Theodor Fechner lorsqu’il loue celui-ci d’avoir distingué dans son livre Éléments de psychophysique la représentation consciente de la représentation inconsciente : « Fechner suppose au contraire que le théâtre Schauplatz des opérations du rêve lui aussi est un autre que celui de la vie des représentations à l’état de veille » (Sigmund Freud, L’Interprétation du rêve, op. cit., p. 83).
  • [18]
    Guy Fihman, « D’où viennent les images claires ? », Revue d’esthétique, Numéro spécial, Klincksieck, 1973, p. 202.
  • [19]
    Ibidem, p. 206.
  • [20]
    Claudine Eizykman, « Que sans discours apparaissent les films », Revue d’esthétique, Numéro spécial, Klincksieck, 1973, p. 171.
  • [21]
    Claudine Eizykman et Guy Fihman, « Aperçus sur la pratique postmoderne de Jean-François Lyotard », art. cit., p. 231.
  • [22]
    Il ne s’agit pas de la première référence faite par Lyotard au cinéma sous la forme écrite ni de sa première collaboration non visuelle avec les réalisateurs. On trouve dans les archives de la bibliothèque littéraire Jacques Doucet un entretien non publié de Lyotard avec Fihman réalisé le 2 mars 1970 dans lequel il est fait mention du cinéma à deux reprises. Lyotard parle du privilège du médium cinématographique et de Je t’aime, Je t’aime d’Alain Resnais (Jean-François Lyotard, Entretien avec Guy Fihman, Archives de la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, Fonds Lyotard, JFL. 402, pp. 3-4, pp. 23-24).
  • [23]
    Jean-François Lyotard, Des dispositifs pulsionnels, Paris, Galilée, « Débats », 1994, p. 58.
  • [24]
    Jean-François Lyotard, Manuscrit de « L’acinéma », Archives de la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, Fonds Lyotard, JFL. 186, p. 2. Nous reproduisons ici sous forme tapuscrite le texte du manuscrit de « L’acinéma ».
  • [25]
    Jean-François Lyotard, Des dispositifs pulsionnels, op. cit., p. 58.
  • [26]
    Idem.
  • [27]
    Ibidem, p. 60.
  • [28]
    Idem.
  • [29]
    Ibidem, p. 63.
  • [30]
    Ibidem, p. 65. Sur le rapport entre « L’acinéma » et la théorie lacanienne de l’imago, voir l’article sur l’acinéma de Julie Gaillard, « Imaginary Constructs? A Libidinal Economy of the Cinematographic Medium », in Graham Jones et Ashley Woodward (dir.), Acinemas, Lyotard’s Philosophy of Film, Édimbourg, Edinburgh University Press, 2017, pp. 73-86.
  • [31]
    Jean-François Lyotard, Des dispositifs pulsionnels, op. cit., p. 65.
  • [32]
    Ibidem, pp. 60-61.
  • [33]
    Sur le cinéma expérimental et l’intérêt que Lyotard lui porta voir l’ouvrage de référence de Jean-Michel Durafour, Jean-François Lyotard : questions au cinéma, Paris, Puf, « Intervention philosophique », 2009.
  • [34]
    Jean-François Lyotard, Des dispositifs pulsionnels, op. cit., p. 66.
  • [35]
    Idem.
  • [36]
    Idem.
  • [37]
    Ibidem, p. 67.
  • [38]
    Telle est l’hypothèse de lecture de Jean-Michel Durafour (Jean-François Lyotard : questions au cinéma, op. cit., p. 61).
  • [39]
    Jean-François Lyotard, Discours, Figure, op. cit., p. 18.
  • [40]
    Jean-François Lyotard, Rudiments païens, Paris, UGE, 1977, p. 9.
  • [41]
    Le premier travail d’écriture d’un livre d’art, où l’art contemporain et la pensée philosophique s’entremêlent, est le texte « Économie libidinale du dandy » de 1972 rédigé en même temps que la compilation des textes du livre Des dispositifs pulsionnels. Lyotard analyse la peinture de Jacques Monory en empruntant un style d’écriture énergique. On notera cependant que L’Autre Scène précède la rencontre décisive avec Monory (Jean-François Lyotard, L’Assassinat de l’expérience par la peinture, Monory, Paris, Castor Astral, 1984).
  • [42]
    Nous nous permettons de renvoyer à notre étude de la forme dialogique utilisée par Lyotard dans Que peindre ? : Francis Haselden, « Le commentaire d’art comme échec perpétuel dans La Présence de Jean-François Lyotard », Poli-Femo, no 16-17, Milan, Liguore Editore, 2020.
Êtes-vous de ceux qui jugent qu’un peintre n’a pas à philosopher, ni un philosophe à se mêler de faire une peinture, une exposition ?
Jean-François Lyotard, Que peindre ?

Introduction

1L’esthétique est conçue par Jean-François Lyotard comme une réflexion sur l’art qui souffre d’un manque de familiarité avec son objet d’étude. La pensée esthétique agit à distance en maniant le concept, et ce faisant néglige ce qui caractérise la présence sensible de l’œuvre, à savoir « le support, la ligne et la couleur » [1]. Outre l’absence de préoccupation pour la présence sensible, la montée en puissance de l’esthétique va de pair avec la constitution de domaines et l’assignation de rôles : le philosophe fait de la philosophie et l’artiste fait de l’art. Or, l’on pourrait reprocher à celui qui attaque l’élaboration d’une esthétique de ne pas s’être mis à l’abri de sa propre critique. Car en 1973 Lyotard lui-même dessina le contour d’une esthétique du cinéma dans un court essai intitulé « L’acinéma », publié dans la Revue d’esthétique. Malgré sa méfiance affirmée envers l’élaboration d’une esthétique, Lyotard y définit la notion d’acinéma, une forme cinématographique rebelle qui fait voler en éclats la représentation. Ainsi, en abandonnant la présence sensible des œuvres au profit de la théorie, le philosophe serait coupable de reproduire les défauts de l’esthétique.

2Cependant, un examen de l’histoire éditoriale de l’essai de 1973 remet en cause l’hypothèse d’une esthétique lyotardienne éthérée qui se garderait de mener une pratique artistique. Dans la première édition de « L’acinéma », la note suivante est renvoyée au titre :

3

Ces réflexions n’auraient même pas été possibles sans le travail pratique et théorique accompli depuis plusieurs années par et avec Dominique Avron, Claudine Eizykman, Guy Fihman, dans et hors l’équipe de recherche I, 7 de l’université de Vincennes [2].

4Cette note fut effacée dans les éditions suivantes de « L’acinéma », alors même qu’elle contient in nuce toute l’originalité de la pensée lyotardienne du cinéma consistant dans le fait peu orthodoxe, eu égard notamment à la compartimentalisation du travail théorique et pratique, que Lyotard fut également l’auteur de films expérimentaux et donc un « philosophe-artiste [3]». La note l’indique à demi-mot, car « un travail pratique et théorique » à l’origine de la réflexion suggère que la pensée n’est pas pure et qu’elle naît à partir d’une œuvre. En outre, la réflexion sur le cinéma menée « par et avec » d’autres personnes met en relief le fait qu’elle n’est pas l’œuvre d’un solitaire, mais résulte d’une collaboration intense avec des étudiants qui ne tarderont pas à devenir des réalisateurs. Enfin, les lieux de la réflexion sont de première importance, car dire que la pensée se déploie « dans et hors l’équipe de recherche » signifie qu’elle s’empresse de quitter les bancs de l’université, pour se précipiter dans les rues et les salles de montage. Ainsi, à partir de cette note effacée, il s’agira de redécouvrir L’Autre Scène[4], le court film réalisé entre 1969 et 1972 par Lyotard et ses collaborateurs, afin de saisir l’importance de l’activité artistique du philosophe qui n’a eu de cesse de s’opposer à la constitution d’une esthétique pure.

« Cela restait à voir »

5La réalisation en 1969 du film L’Autre Scène naît de la rencontre entre Lyotard, Dominique Avron, Claudine Eizykman et Guy Fihman, de jeunes étudiants intéressés par le cinéma qui fréquentent les séminaires du philosophe à la Faculté de Nanterre. Nommé maître de conférences en 1967, Lyotard prépare un séminaire sur « Le discours et la figure » et esquisse les idées directrices de sa thèse d’État, menée sous la direction de Mikel Dufrenne et soutenue en 1971. En 1969, son séminaire sur « Travail et langage chez Freud » s’appuie sur un article publié en 1968 dans la Revue d’esthétique intitulé « Le travail du rêve ne pense pas » et qui consiste en un commentaire du chapitre VI de L’Interprétation du rêve de Freud. Ce texte sera republié par la suite sous la forme d’un chapitre de sa thèse, moyennant quelques révisions. Parmi celles-ci, une note de bas de page, ajoutée pour justifier plusieurs nouveaux paragraphes qui portent sur l’articulation du désir et de la censure, s’avère décisive : « La discussion qui suit, écrit Lyotard, est due à une contribution de Claudine Eizykman et Guy Fihman au séminaire sur Travail et langage chez Freud, Nanterre (1968-1969) [5]. » Malgré le caractère apparemment anodin de cette remarque, celle-ci révèle qu’entre 1968, date de la première publication de l’article, et 1971, date de son remaniement définitif, s’est mise en place une véritable collaboration entre le philosophe et les futurs réalisateurs. Les étudiants qui souhaitaient faire de l’art enrichirent le travail du philosophe et le travail philosophique nourrit la pratique artistique au point de brouiller les limites trop nettes qui séparent les deux domaines de la théorie et de la pratique.

6L’article qui porte sur le chapitre VI de la Traumdeutung a une influence considérable sur le travail artistique des étudiants intéressés par le cinéma. Dès 1969, se forme à Nanterre un séminaire fermé composé, entre autres, de Lyotard et des réalisateurs. L’activité du groupe de réflexion donne lieu en janvier 1970 à la publication de la revue Le Travail du film, dont le premier et dernier numéro est consacré au thème « Cinéma et psychanalyse ». L’enjeu, selon Eizykman et Fihman, s’énonce comme suit :

7

… appréhender le travail du film à partir du travail du rêve et réciproquement, en prenant en compte les modalités filmiques nouvelles du cinéma électronique. Qu’en serait-il par exemple du mécanisme de condensation/déplacement dans le cas des images électroniques combinant des éléments hétérogènes par la modalité d’une forme incrustante ? Cela restait à voir [6].

8Il appert que le commentaire de Lyotard du texte freudien sert de pont qui relie le travail du rêve au travail du film. C’est pourquoi, avant de voir L’Autre Scène, il importe d’esquisser les concepts du chapitre VI et l’interprétation qu’en fit Lyotard afin de saisir le rôle matriciel que jouera la terminologie freudienne dans la pratique expérimentale des réalisateurs.

9Le commentaire de Lyotard part d’une opposition entre le « travail » et le « discours », entre une « force » et un « texte », entre un jaillissement en devenir et une forme fixe. Ce qui fulgure à la surface de l’inconscient au moment du rêve n’est pas un contenu qui serait celui de la pensée latente du rêve, mais un processus en mouvement. Dès lors, le rêve, loin d’être un résultat, est la mise en forme d’un matériau qui ne cesse d’être travaillé. Le matériau en question, qui se trouve au fond du rêve et qu’il faut transformer (umformen), est nommé par Freud « la pensée du rêve » (Traumgedanke). Lyotard note d’emblée que cette transformation ne relève pas du geste du traducteur : « Le travail n’est pas une interprétation de la pensée du rêve, un discours sur un discours ; pas davantage une transcription, discours à partir d’un discours ; il est sa transformation [7]. »

10Ainsi, la tâche de l’interprète n’est pas d’analyser le rapport d’adéquation ou d’inadéquation entre le contenu latent et le contenu manifeste, à la manière d’un traducteur qui vérifie le partage égal du sens entre la langue d’origine et la langue de traduction. L’enjeu premier du chapitre VI consiste en la description des opérations propres au travail du rêve. C’est dire que le sens du contenu du rêve passe au second plan au moment où sa mise en forme par quatre sortes d’opérations est à l’œuvre.

11La notion fondamentale à partir de laquelle se préciseront les opérations du travail du rêve est la déformation (Entstellung), dont l’existence est révélée par les échecs qui sont contenus dans les rêves : si le rêve est l’accomplissement d’un désir, et si le rêve est parsemé d’échecs et d’insatisfaction, alors il doit y avoir, dans le rêve même, une instance de censure qui met à mal le désir. La censure oblige le désir à se travestir, à se déformer, à être là où il n’est pas. La vérité du désir n’apparaît pas au grand jour dans le rêve, mais se trouve toujours déformée du fait de quatre opérations spécifiques que sont la condensation, le déplacement, la prise en compte de la figurabilité et l’élaboration secondaire.

12– La première de ces opérations de déformation, la condensation (Verdichtung), « doit être entendue comme un processus physique par lequel un ou des objets occupant un espace donné sont réduits à se loger en un plus petit volume [8] ». Autrement dit, diverses idées qui appartiennent au contenu latent du rêve se trouvent fusionnées ensemble, réduisant par téléscopage l’espace de leur manifestation en un point surdéterminé. Le passage du contenu latent au contenu manifeste se caractérise par la production de termes-carrefours qui concentrent une multitude recroquevillée de pensées.

13– Parallèlement à l’opération de condensation, le déplacement (Verschiebung) relève d’un travail de transformation du contenu latent en le faisant affleurer à la surface du rêve sous une forme déguisée. Car l’inconscient ruse ; le contenu latent n’apparaît jamais tel quel, il ne parvient jusque dans le rêve qu’après avoir été scruté par la censure qui exige sa modification formelle. Le contenu latent ne peut se manifester que si le rêve accorde à des éléments de moindre valeur une valeur plus grande. Les représentations importantes de l’inconscient, celles dont l’intensité leur interdit la pleine présence dans le rêve, se trouvent alors remplacées par des représentations triviales.

14– Vient ensuite ce que Freud nomme « la prise en compte de la figurabilité » (Rücksicht auf Darstellbarkeit) que Lyotard définit ainsi : « un élément verbal, qui appartient à la pensée initiale du rêve, s’exprime à travers une image : le non-représentable représenté par un symbole visuel [9] ». Certaines pensées latentes se frayent un chemin jusque dans le rêve sous une forme imagée : l’image illustre le texte de l’inconscient à la manière d’un rébus en remplaçant certaines des portions du contenu latent par des figures.

15– Le dernier travail du rêve consiste en l’élaboration secondaire (sekundäre Bearbeitung), c’est-à-dire une « mise en ordre quasi pulsionnelle qui efface la différence du donné avec l’attendu et empêche de recevoir véritablement [10] ». Le contenu manifeste du rêve est remanié par le préconscient en prenant une forme intelligible et cohérente. D’où le paradoxe de la cohérence : plus le contenu manifeste est rendu cohérent, plus le contenu latent est déformé.

16Ces opérations du rêve ainsi comprises, revenons à leur pertinence eu égard à la pratique filmique expérimentale. Lyotard, tout comme Freud, a immédiatement conçu ces opérations à l’aune du travail artistique [11]. En revanche, ce ne sont pas des œuvres cinématographiques qui sont convoquées dans l’article sur le travail du rêve, mais plutôt des figures de la peinture moderne telles Magritte et Klee. Dans un des rares passages où le cinéma est pris comme exemple, Lyotard ne s’attarde sur l’affiche du film Révolution d’Octobre de Frédéric Rossif que pour décrire une image qui serait un exemple de la condensation [12]. Le travail filmique en tant que tel, le mouvement et le montage des images, est ainsi passé sous silence. Cependant, malgré le fait que la peinture soit le référent premier de Lyotard dans « Le travail du rêve ne pense pas », le texte aura une postérité cinématographique. Comment la déformation deviendra-t-elle filmique ? Cela reste à voir.

L’Autre Scène

17En 1969, une « expérimentation assez singulière [13]» réalisée par Avron, Eizykman, Fihman et Lyotard prend la forme d’un film de six minutes intitulé L’Autre Scène. Deux versions du film ont été réalisées : la première en argentique, produite en 1969, est silencieuse, tandis que la deuxième en format électronique, retravaillée en 1972, comporte du son. Eizykman résume le film de la manière suivante : « une approche critique du fonctionnement d’une publicité choisie par Jean-François Lyotard pour une lame de rasoir de la marque Gilette “cette lame est amoureuse de votre peau” [14] ». Comme le note Jean-Michel Durafour, le moment filmique expérimental est un tournant pour le philosophe : il marque le passage d’une pensée tout empreinte des références de l’art moderne à un intérêt et une coopération avec des contemporains tels que Jacques Monory, Daniel Buren ou Ruth Francken [15]. Le regard du philosophe expérimente désormais le montage. Après les discussions à Nanterre, les membres du séminaire se déplacent au studio du Service de la recherche de l’ORTF auquel a accès Claudine Eizykman qui travaille sous la direction de Pierre Schaeffer. En effet, dès la fin des années 1960, ce dernier a constamment cherché à resserrer les liens entre le Service et l’Université, permettant ainsi une pratique expérimentale inédite [16].

18Le film ouvre sur le visage d’une jeune femme aux cheveux blonds, l’archétype de l’objet de désir constitué par les normes publicitaires. Son visage, d’abord pleinement visible dans le cadre, prend soudainement la forme d’une lame de rasoir. Puis les plans de sa bouche, de son nez, de ses yeux, de ses sourcils, de ses cheveux se succèdent rapidement ; le corps de la femme se fragmente tandis que la caméra monte et descend le long de son visage en gros plan, entraînant le spectateur dans un tourbillon de mouvements contradictoires. La version de 1972 fait résonner d’une voix monotone les mots « lame » et « femme » de sorte que les deux se confondent.

19Lyotard n’est de toute évidence plus un professeur de philosophie ; il ne fait plus l’exercice traditionnel du commentaire de texte et n’articule pas des concepts en empruntant la forme dissertative. Toujours est-il qu’un ensemble d’éléments suggèrent que l’article « Le travail du rêve ne pense pas » sert de toile de fond théorique à l’œuvre visuelle, comme en témoigne le titre du film qui reprend verbatim l’expression freudienne « der andere Schauplatz[17] ». Ce lieu qu’est « l’autre scène » est, selon Freud, la scène du rêve, là où se joue le désir qui émerge de la scène originaire et s’offre à l’interprétation. Mais, comme l’a montré Lyotard, le rêve ne doit pas être compris comme le lieu de l’apparition du contenu latent, lieu neutre où pourrait se manifester à visage découvert la vérité du désir. Au contraire, le rêve, soumis à la censure, avance masqué. Il s’ensuit que si le film représente l’autre scène, alors il présente simultanément toutes les caractéristiques afférentes du travail du rêve, à savoir les opérations de dissimulation et de transformation. On se gardera donc d’imaginer l’écran du film comme un espace rebelle à toute censure et l’on cherchera plutôt à déceler, tel un interprète du rêve, la déformation à l’œuvre sous ses différentes formes.

20Le propre de l’Entstellung n’est pas de se fixer dans un état mais de se renouveler dans un processus. C’est pourquoi la mobilité des plans qui s’enchaînent accélère la déformation ; à chaque instant une nouvelle forme émerge puis disparaît, mais du fait du fondu enchaîné où le visage de la femme filmé sous un certain angle s’évanouit lentement au profit d’un nouveau point de vue, l’enchaînement ne fige pas chaque plan en une image autonome et distincte de celle qui la précède. La déformation ne délimite pas des identités fixes ni ne trace des contours précis mais entrelace et confond.

21La mobilité entre les plans est également redoublée par la mobilité à l’intérieur de chaque plan : la lame Gilette, formant une silhouette sombre sur le visage de la femme, grossit au point de le recouvrir presque entièrement. Par moments, la lame tournoie ; parfois elle reste immobile, et à la fin du film elle coupe la peau non sans rappeler la scène de l’œil tranché dans Un chien andalou de Luis Buñuel. Tantôt elle est noire, tantôt elle est blanche. Elle se met à clignoter, et soudain l’image de la femme, qui se trouve en arrière-plan, est plongée dans l’obscurité pour aussitôt réapparaître, mais cette fois-ci sous un nouveau jour, la caméra ne la filmant plus en plongée mais en contre-plongée. Il suit de là l’impression que la caméra elle-même devient un sujet, pris dans le tourbillon du rêve, ballotté par les secousses de la déformation. C’est en ce sens que Guy Fihman parle de « plans subjectifs » :

22

Les seuls plans qui tolèrent des instabilités, des pertes d’horizontalité, des heurtés de toutes sortes sont les plans subjectifs, ceux où la caméra occupe la place d’un protagoniste qui court, qui marche, qui tombe, qui s’évanouit, qui parcourt du regard, qui regarde à travers un trou de serrure [18].

23Autrement dit, l’écran de cinéma devient l’espace du rêve à travers lequel se précipite l’interprète, le sujet aux pensées nocturnes, qui perd ses repères au moment même où le contenu latent est soumis au travail de déformation.

24Les opérations de déplacement et de condensation mettent le film en mouvement. Déplacement tout d’abord : l’objet trivial qu’est la lame de rasoir, objet de consommation comme un autre, fabriquée en masse, utilisée puis jetée, devient le centre de l’attention. Puis la condensation : le titre de la publicité choisie par Lyotard, « cette lame est amoureuse de votre peau », fait signe vers l’unité des deux éléments hétérogènes que sont la lame et la peau, et ce conformément à l’opération qui se caractérise par la production d’un terme-carrefour qui contient une multitude de pensées. La différence est définitivement arasée au moment où les mots « femme » et « lame » sont répétés par une voix hypnotique, produisant une confusion des termes. D’autres techniques cinématographiques mettent en œuvre la condensation, à l’instar de l’emploi de la forme de la lame de rasoir comme cadre à l’intérieur duquel est contenu le visage de la femme. À cela s’ajoute l’usage du gros plan qui, en se concentrant sur une partie du visage, expose celui-ci au regard mais laisse ouverte la possibilité d’associer cette image à d’autres scènes dans la mesure où la peau vue de près peut simultanément évoquer une surface terrestre vue de loin.

25Enfin, l’opération de la figurabilité est mise en place dans L’Autre Scène. Cette opération, consistant en la matérialisation d’une pensée latente en une image psychique, clôt le film par la substitution d’un texte à une image. Les dernières secondes sont marquées par une révélation : la lame et la femme disparaissent et sont remplacées par un document bancaire parsemé de chiffres, de taux, de pourcentages à côté desquels on lit « Emprunts à court termes », « Bénéfices de l’exercice », « Total ». La femme et l’objet de consommation, formes figurables, se révèlent en tant qu’émanations de l’emprunt, de la dette et du capital. Les formes imagées deviennent les fétiches de l’argent.

26Néanmoins, la quatrième opération du rêve ne semble pas être à l’œuvre dans le film : l’élaboration secondaire s’avère la grande absente. En effet, au milieu des mouvements contradictoires qui agitent l’espace filmique, l’opération qui consiste à produire une cohérence dans l’enchaînement des pensées nocturnes n’est manifestement pas maître de la situation. Non seulement elle n’est pas présente, mais encore elle se voit refuser une place au sein de l’œuvre en raison d’un choix esthétique : « l’œil primaire, écrit Fihman, se libère des processus secondaires, le primat du sujet saute [19] ». Le film répudie la liaison, la cohérence, la structure organisée. L’enjeu est d’affirmer une radicalité cinématographique qui se traduit par la destitution de toute forme stable issue d’une élaboration secondaire. Ainsi, la terminologie freudienne, certes décisive pour la rencontre des futurs réalisateurs et du philosophe, ne s’applique que partiellement à L’Autre Scène, car elle ne permet pas de définir un lexique exhaustif des processus qui constituent le film. L’article de 1968 n’épuise pas la production artistique ; le film ne se réduit pas à un exemple d’une théorie préétablie, mais se présente comme une chose destructive envers les formes et nouvelle pour la pensée. Entrent désormais en scène des « films sans limites, des films de l’explosion et du plus-rien [20]» qui prennent le nom d’« acinéma ».

L’acinéma

27La réalisation de L’Autre Scène ne fut pas sans conséquences : « ce film, atypique à tous égards, a produit un contre-coup quasi-immédiat » témoignent Eizykman et Fihman [21]. En 1973, Dominique Noguez, en charge de la préparation d’un numéro spécial de la Revue d’esthétique sur Cinéma : Théorie, Lectures, demande à Lyotard d’écrire un texte pour la revue. Outre l’article de Lyotard intitulé « L’acinéma », figurent dans ce numéro des écrits de théoriciens tels que Roland Barthes, Christian Metz, Rosalind Krauss, mais également des réalisateurs comme Jonas Mekas, Avron, Fihman et Eizykman. Car, à la demande de Lyotard, les anciens membres du séminaire de Nanterre publieront chacun un texte sur la pratique et la théorie filmiques, ce qui témoigne de nouveau de l’impossibilité pour le philosophe de penser sans le travail mené « par et avec » ses collaborateurs [22]. Que Lyotard insiste sur la nécessité de leur intervention dans la revue signifie également qu’il existe une perméabilité entre son travail théorique sur la notion d’acinéma et la pratique filmique de 1969. Le « contre-coup » dont parle Eizykman doit alors être compris comme une continuité essentielle entre la pratique et la réflexion.

28En partant de la phrase d’Eizykman selon laquelle le film eut un « contre-coup », il est permis de faire l’hypothèse que l’œuvre a laissé des traces de son passage. En effet, un certain nombre d’indices textuels parsemés dans « L’acinéma » indiquent que la pensée de Lyotard, apparemment dénuée de toute référence à sa propre production artistique, a comme toile de fond invisible L’Autre Scène. Premier indice : « Nous ne revendiquons pas un cinéma brut, comme Dubuffet un art brut. Nous ne formons pas une association pour la sauvegarde des rushes et la réhabilitation des chutes [23]. »

29Le ton de Lyotard est celui d’un manifeste ; une voix affirmative articule des revendications cinématographiques, et cette voix émerge d’un collectif désigné par le « nous ». La théorie du cinéma, irrémédiablement abstraite, cède la place à un groupe de personnes réelles. Le pronom n’est pas celui du penseur individuel qui formule une idée en évitant soigneusement de parler à la première personne, mais émane d’une entité plurielle formée de plusieurs personnes qui pourraient bien être Avron, Fihman, Eizykman et Lyotard.

30Deuxième indice : la présence en arrière-plan du film expérimental de 1969 se laisse de nouveau entr’apercevoir, cette fois-ci non pas dans le texte publié mais dans le manuscrit original de « L’acinéma », le lieu de l’erreur et de l’oubli où l’on peut sonder les profondeurs d’une pensée qui refuse de se dévoiler entièrement. Un passage biffé du manuscrit, dans lequel Lyotard décrit la possibilité que le plan d’un corps dérape et se mette à montrer d’autres scènes, est tout à fait révélateur : « … tout à coup profils d’îles incongrues, tranchants de falaises, marais, vous sautent dans les yeux, les affolent, intercalent dans votre plan un autre plan un plan vraiment autre une scène venue d’ailleurs [24]. »

31Que signifient les hésitations de Lyotard ? Celui-ci semble ne pas vouloir répéter le mot « plan » afin que le texte ne soit pas redondant. Mais, plus profondément, Lyotard semble buter sur l’adjectif « autre ». Il en résulte une semi-présence du film : « autre » devient dans la version publiée « venue d’ailleurs » et « plan » devient « scène ». Ainsi, L’Autre Scène est bien là, derrière les lignes. Enfin, troisième indice : la chevelure. Au moment où Lyotard prend un exemple pour décrire la possibilité qu’a l’image de représenter plusieurs choses à la fois, il choisit de mentionner « une superbe chevelure à la Saint-John Perse [25] ». Le poète a-t-il véritablement le monopole de la référence ? Force est de reconnaître ici un plan significatif de L’Autre Scène où la caméra descend le long des cheveux de la jeune femme. Les indices de la présence du film sont donc les traces phénoménales d’un arrière-plan artistique qui affleure à la surface d’une pensée théorique.

32En poussant plus avant l’analyse, une lecture détaillée de « L’acinéma » met au jour la concordance qui existe entre l’essai et le film, et de cette analyse résulte l’impression de voir le film en lisant le texte. Ce que Lyotard nomme une « problématique kinésique » anime le texte sur le cinéma. L’enjeu est de comprendre en quoi le cinéma commercial ne cesse de réprimer certains mouvements cinématographiques au profit d’un « nihilisme des mouvements convenus [26] ». Face au cinéma de l’industrie culturelle se trouve l’acinéma qui cherche à déjouer les attentes des spectateurs par des mouvements spécifiques menant à la libération du désir et à la destitution de la subjectivité. Mais à cause du mouvement mortifère de la production capitaliste disparaissent de l’écran « le fortuit, le mal réglé, louche, mal cadré, bancal, mal tiré [27] » qu’il s’agira de restituer contre la belle image.

33Le cinéma est soumis à la double exigence de la représentation et de la narration qui verrouillent les mouvements aberrants. Représenter et narrer sont les expressions d’un même mouvement, à savoir celui du revenu : « … tout mouvement proposé renvoie à autre chose, s’inscrit en plus ou en moins sur le livre de compte qu’est le film, vaut parce qu’il revient-à autre chose, parce qu’il est donc du revenu potentiel, et du rentable [28] ».

34Dans la représentation s’opère la désignation d’une identité : on représente quelque chose ; et dans la narration se fixe de manière stable cette identité : on ne cesse de revenir à la chose représentée qui peut dès lors se conserver dans le temps. Et revenir, si l’on suit la loi de la valeur d’échange qui énonce que tout objet est échangeable grâce à la définition d’une unité de mesure commune, c’est revenir au même au détriment de la différence.

35La critique de la valeur d’échange fait écho à la version de L’Autre Scène de 1972, produite peu de temps avant la rédaction du texte, qui est spécifique en ceci que l’équipe de réalisation a décidé de rajouter du son à l’image. Car à la fin du film une voix de femme énonce calmement et de manière cadencée : « Ce capital est amoureux de votre peau ; ce capital est amoureux de votre lame ; ce capital est amoureux de votre capital ». Le film joue donc aussi avec le mouvement de revenu où tout revient au même, la lame au capital et le capital au capital. Le capitalisme consiste en un mouvement de retour sur soi-même où l’identique, défini par la valeur d’échange, ne cesse de se perpétuer.

36On se gardera d’interpréter la représentation cinématographique à l’œuvre dans le cinéma commercial comme celle d’une réalité préexistante. Lyotard ne critique pas la représentation parce qu’elle serait trop attachée à la réalité, mais parce que la représentation cinématographique a un rôle productif dans la constitution de la réalité. Le cinéma opère à un niveau transcendantal en tant que propagation et non propagande, car tandis que l’idée de propagande présuppose, selon Lyotard, une manipulation consciente émanant d’un groupe au pouvoir, la propagation fonctionne à un niveau immanent, à même l’écran. Le cinéma joue un rôle formateur :

37

[…] la bonne forme, la bonne lumière, le bon montage, le bon mixage ne sont pas bons parce qu’ils sont conformes à la réalité perceptive ou sociale, mais parce qu’ils sont les opérateurs scénographiques a priori qui déterminent au contraire les objets à enregistrer sur l’écran et dans la « réalité » [29].

38Lyotard énonce une thèse forte : la réalité est construite par un dispositif cinématographique qui délimite les objets à percevoir, les formes à appréhender et les sujets percevant. Reste à savoir comment fonctionne ce dispositif.

39Loin d’être la manifestation d’une réalité objective, l’écran de cinéma est une paroi spéculaire dans laquelle se reflète et se constitue le sujet. L’écran canalise certains mouvements libidinaux, en obligeant ceux-ci à prendre la forme qui sera celle du sujet percevant. En s’appuyant sur la théorie lacanienne du stade du miroir, Lyotard affirme que le sujet naît dans et par l’écran [30]. La consubstantialité du cinéma et de l’existence du sujet est si forte que Lyotard en vient à qualifier la pellicule de « petite peau [31] ». En effet, l’imago est la matrice à partir de laquelle émerge le « moi », auparavant fragmenté et sans unité, qui devient dès lors une totalité fixe. C’est ainsi que se constitue le corps sexué normal : « la libido doit renoncer à ses débordements pervers pour propager l’espèce dans la génitalité normale, et laisse se constituer “le corps sexué” [32] ». Nulle surprise donc que L’Autre Scène soit un enchaînement de plans qui représentent une femme que le montage œuvre à déconstruire : celle-ci incarne la figure sexuée, au corps et désirs normés, et doit de ce fait se dissoudre. Contre le cinéma qui permet aux pulsions libidinales de faire station sur l’écran, déterminant ainsi une certaine identité sexuée, l’acinéma suscite la déliaison de l’imago lacanienne en disséminant les pulsions qui s’échappent de l’emprise subjective dans des mouvements incontrôlables.

40Les deux dernières parties du texte constituent des analyses des mouvements acinématographiques qui vont à l’encontre des mouvements convenus. La description des mouvements acinématographiques n’est certainement pas sans lien avec les films expérimentaux produits à cette période et que Lyotard fut l’un des premiers à considérer comme dignes d’attention [33]. Néanmoins il est difficile à la lecture des descriptions des mouvements aberrants dans « L’acinéma » de ne pas être frappé par la ressemblance spécifique avec L’Autre Scène. La connivence entre l’écrit et le film est telle que le texte paraît être construit à partir des images produites par Lyotard et ses collaborateurs.

41Dans la dernière section de « L’acinéma » Lyotard décrit le mouvement acinématographique de l’abstraction qu’il qualifie de « motion immobilisante [34] ». À l’écran, tout comme sur une toile de Pollock, la mobilité du support se fait intensément sentir. Le mouvement gagne en vigueur au point de défaire les formes reconnaissables. Cette agitation extrême ressemble bien à celle des plans où cheveux, bouche, nez et yeux défilent et où les images se superposent dans L’Autre Scène. L’effet sur le spectateur décrit par Lyotard en 1973 est similaire à celui éprouvé lors du visionnage du film expérimental : le spectateur perd ses repères, car la pellicule redevient ce qu’était l’enfant avant sa constitution dans et par l’imago, c’est-à-dire une fragmentation disséminée de particules, un tremblement de la surface tout entière du corps non unifié. Face à l’écran, pétrifié devant cette explosion filmique, le sujet s’immobilise.

42Cependant, de manière surprenante, Lyotard rend compte d’une deuxième sorte de mouvement acinématographique – « l’immobilité mobilisante » –, qui ne semble aucunement s’apparenter à celui à l’œuvre dans les plans et le montage de L’Autre Scène. Lyotard part de l’exemple de la pratique érotique du posering qui consiste en un rapport contemplatif entre un client et une femme qu’il paie pour qu’elle prenne une pose immobile ; de cette pratique il en conclut que « l’immobilisation semble n’atteindre que l’objet érotique, tandis que le sujet se trouverait en prise au plus vif émoi [35] ». Contrairement à l’agitation explosive de la mobilité immobilisante, l’immobilité mobilisante pousse jusqu’à son paroxysme l’absence de mouvement à l’écran tandis que le sujet s’agite avec ferveur, que ce soit par ennui ou par excitation. Le temps se fige, le sujet s’anime, et l’objet reconnaissable se délite précisément au moment où il dure, comme lorsque l’on regarde trop longtemps un objet et qu’il change de forme du fait de la persistance du regard. Une telle description peut dérouter si l’on considère que l’immobilité mobilisante serait le contre-coup théorique du film expérimental de Lyotard. Ce moment paradoxal où l’objet s’efface en raison de sa persistance semble être davantage à l’œuvre dans d’autres films expérimentaux, comme par exemple Snow de Robert Huot qui filme les flocons de neige sur un fond noir en train de tomber, formant progressivement, par un effet d’optique, un écran saturé. Loin d’être immobile, L’Autre Scène privilégie le mouvement des plans et la vitesse, les déplacements de caméra corrélés au basculement de la tête de la femme. Comment dès lors soutenir que le film de Lyotard est à l’origine de sa théorie si le concept d’immobilité mobilisante de l’acinéma n’est pas opératoire dans L’Autre Scène ?

43Lyotard précise son concept d’immobilité mobilisante, en insistant non seulement sur la dimension kinésique de cette opération acinématographique mais sur le processus libidinal et fantasmatique qui investit l’écran :

44

Sans doute n’est-ce pas si simple qu’il paraît et faudrait-il plutôt comprendre le dispositif comme opérant la segmentation, sur les deux corps, celui du modèle et celui du client, des régions d’intensification érotique extrême par l’un des deux, celui du client, dès lors réputé intact en son intégrité [36].

45Autrement dit, l’immobilité est le résultat d’un geste d’immobilisation par lequel le fantasme du spectateur (le client) se concentre sur une partie du corps au détriment de la totalité. La segmentation est une action du client agité qui s’emploie à défaire la totalité de la personne qui lui fait face, à détacher les membres, à tailler en pièces l’unité du sujet. Le motif sadien est alors clairement mis au jour : « L’objet, la victime, la prostituée prend la pose, s’offrant ainsi comme région détachée, mais il faut en même temps qu’elle se dérobe ou s’humilie comme personne totale[37]. » Et L’Autre Scène s’offre également au regard comme un vaste ensemble de « régions détachées », c’est-à-dire de zones érogènes segmentées par la lame Gilette sur lesquels font station les pulsions du spectateur-client. Ainsi, bien que le film ne présente manifestement pas de plan immobilisé, il expose le processus d’immobilisation caractérisée par la défaite de la personne totale fragmentée en zones partielles.

46De là l’idée que le film, précédé par les analyses du travail du rêve, fut le cœur battant de l’essai sur le cinéma. L’échafaudage conceptuel de l’acinéma se construit à partir d’un fondement qui se dissimule et qui est indispensable à la compréhension des mouvements de l’immobilité mobilisante et de la mobilité immobilisante.

Silence de l’image

47Dire que le film eut un « contre-coup », c’est établir un lien de causalité entre la production artistique et le texte. Mais ce lien n’a pas la simplicité d’une relation de cause à effet dans laquelle l’effet serait totalement déductible de la cause. Le contre-coup serait le résultat d’une force extérieure, la trace d’un coup de poing qui laisse la victime en état de choc, incapable d’identifier la provenance de l’agresseur. Et de même que le contre-coup dissimule sa provenance, de même « L’acinéma » ne prend pas explicitement comme référence L’Autre Scène. Les ressemblances et les allusions au film ne peuvent être repérées que sur fond de silence du fait que Lyotard ne prend pas ou refuse de prendre son travail artistique comme objet théorique à partir duquel il pourrait extraire des principes de la pratique acinématographique. Non seulement le film n’est pas analysé, mais encore le texte qui traite du cinéma mentionne rarement des films et des réalisateurs. À l’exception d’une brève analyse d’un film de second rang de John J. Avildsen, Joe, c’est aussi l’Amérique, et de quelques noms de réalisateurs underground comme Francis Thompson ou Viking Eggeling, le monde du cinéma prend peu de place dans « L’acinéma ». Curieusement, ce sont les artistes visuels qui dominent la scène, à l’instar de Dubuffet, Pollock ou Rothko. Or si l’on admet que le « contre-coup » du film de 1969 fut le texte, pourquoi garder le silence au sujet de L’Autre Scène ?

48La modestie peut tout d’abord être comprise comme la raison du silence de Lyotard ; mais il faut également interpréter ce geste de dissimulation comme une action militante de sa part [38]. L’ambition du texte, à la suite de Mai 68, est la transformation de la société capitaliste, des rapports sociaux qui la caractérisent et des dispositifs pulsionnels qui la régissent. Les deux opérateurs transcendantaux que sont la motion immobilisante et l’immobilité mobilisante jouent ce rôle d’opérateurs scénographiques a priori grâce auxquels le mouvement de revenu est arrêté et la subjectivité se délie. Ainsi, le triple choix de ne pas prendre comme objet d’analyse son propre travail, de faire peu de références à d’autres films et, dans le rare cas où une œuvre cinématographique est prise en considération, de s’intéresser à une œuvre populaire et non expérimentale (toujours réservée aux connaisseurs), fait signe vers la volonté d’élargir le propos de « L’acinéma ». Le silence du texte serait alors politique en ce sens qu’il viserait à excéder le domaine de l’image en mouvement, en débordant le strict cadre filmique et en se répandant en direction de la société tout entière.

49Mais comprendre le silence dans le texte à l’aune de la visée politique ne permet pas d’épuiser sa signification. Le silence est une réponse à un problème fondamental qui se pose à Lyotard dès 1971 : comment parler de l’art comme ce qui résiste au discours conceptuel, celui dont l’arrogance est de penser posséder le sens d’une œuvre, sans utiliser le discours conceptuel ? Une telle contradiction se trouve exposée dans l’introduction de Discours, Figure où Lyotard critique son propre livre : « Ce livre-ci n’est pas ce bon livre, il se tient encore dans la signification, il n’est pas livre d’artiste, la déconstruction n’y opère pas directement, elle est signifiée. C’est encore un livre de philosophie, par là [39]. »

50Si Discours, Figure pèche en ce qu’il prend des œuvres pour objet de discours, « L’acinéma », deux années plus tard, prend note de la contradiction et propose la solution du silence de l’objet référentiel. L’Autre Scène ne se place pas en tant que référent du discours qui serait par la suite, dans un texte théorique publié dans une revue d’esthétique, explicité grâce à tous les outils philosophiques. L’ordre conceptuel ne possède pas le monopole de la signification et ne vient pas clore le sens de l’image en mouvement en ayant le dernier mot. Ne pas mentionner son film est une décision réfléchie et non une lacune : il ne faut pas que l’œuvre d’art s’engouffre dans le discours esthétique pour qu’elle puisse conserver son originalité. Mieux vaut alors élaborer un texte esthétique sans parler de l’œuvre, et accorder à celle-ci une présence fantomatique qui se voit entre les lignes.

51Que le silence soit une stratégie discursive qui permet d’éviter de dire que l’œuvre résiste au discours tout en parlant d’une œuvre dans un discours ne doit pourtant pas faire penser que Lyotard conçoit le silence au sujet de l’objet dont il fait référence comme une stratégie réussie. En effet, respecter l’œuvre en gardant le silence débouche sur une opposition binaire entre d’une part le discours philosophique et d’autre part le travail artistique. Or, c’est précisément ce face-à-face que cherche à conjurer Lyotard en parlant de « livre d’artiste ». La tâche complexe est de faire advenir l’œuvre dans le discours sans que celui-ci le fige dans le concept. Et pour ce faire, il faut œuvrer à intégrer l’art au sein du discours lui-même : « Le moment est venu … d’introduire dans le discours idéologique ou philosophique le même raffinement, la même force de légèreté, qui se donne cours dans les œuvres de peinture, de musique, de cinéma dit expérimental [40]. »

52Or, eu égard à cette exigence de raffinement du discours philosophique, « L’acinéma » ne parvient pas à faire œuvre : le texte résulte certes de la pratique et tente de construire une esthétique avisée qui respecte son objet sans le subsumer sous le concept, mais il n’en reste pas moins que ce respect se traduit par le silence et non par un livre d’artiste.

53En 1973, ce livre d’artiste ne fait qu’être esquissé [41] : en travaillant le film à la marge de l’université, le philosophe a fait de l’art, mais sa philosophie garde encore les traits d’une esthétique. Bien que L’Autre Scène soit tout empreint des références à la psychanalyse et trouve une articulation conceptuelle quelques années après sa réalisation, le silence à son sujet témoigne d’une première expérience d’un art contre le discours. Et à l’issue de ce face-à-face insatisfaisant, qui se solde par le silence, naît une quête de raffinement et de légèreté, une volonté chez Lyotard de faire entrer l’art dans le discours qui se concrétisera dans son écriture des années 1980 [42]. Le silence au sujet de l’œuvre ne sera alors plus un pis-aller, car le silence de l’œuvre parviendra à entrer dans le discours en le déstabilisant, l’obligeant à prendre des formes jusque-là ignorées. Mais en 1973 ce silence reste encore à être dit ; il faut donc se contenter de le voir.


Date de mise en ligne : 17/06/2020

https://doi.org/10.3917/nre.025.0121

Notes

  • [1]
    Jean-François Lyotard, Que peindre ?, Paris, Éditions de la Différence, 1987, p. 13.
  • [2]
    Jean-François Lyotard, « L’acinéma », Revue d’esthétique, Numéro spécial, Klincksieck, 1973, p. 357. Ce texte sera ensuite compilé avec d’autres écrits dès 1973 dans la collection 10/18, puis aux éditions Galilée en 1994 sous le titre Des dispositifs pulsionnels. Nous nous référerons à cette dernière édition par la suite.
  • [3]
    L’expression, héritée de Nietzsche, est de Bruno Cany dans sa préface à la réédition de Que peindre ? (Jean-François Lyotard, Que peindre ?, préface de Bruno Cany, Paris, Hermann, 2008, p. 5). L’expression sera thématisée par Cany dans Renaissance du philosophe-artiste, Paris, Hermann, 2014.
  • [4]
    Dominique Avron, Claudine Eizykman, Guy Fihman, Jean-François Lyotard (réalisateurs), L’Autre Scène, Cinédoc, 1969, 6 minutes.
  • [5]
    Jean-François Lyotard, Discours, Figure, Paris, Klincksieck, 1974, p. 245.
  • [6]
    Claudine Eizykman et Guy Fihman, « Aperçus sur la pratique postmoderne de Jean-François Lyotard », in Françoise Coblence et Michel Enaudeau (dir.), Lyotard et les arts, Paris, Klincksieck, « Collection d’esthétique », 2014, p. 230.
  • [7]
    Jean-François Lyotard, Discours, Figure, op. cit., p. 241.
  • [8]
    Ibidem, p. 243.
  • [9]
    Ibidem, p. 245.
  • [10]
    Ibidem, p. 262.
  • [11]
    Freud compare le travail du rêve aux liaisons des vers dans la poésie : Sigmund Freud, L’Interprétation du rêve (1899), trad. fr. J.-P. Lefebvre, Paris, Seuil, 2010, p. 338, et passim.
  • [12]
    Jean-François Lyotard, Discours, Figure, op. cit., p. 247. On notera en outre que Discours, Figure est une œuvre peu prolixe lorsqu’il s’agit de prendre comme objet d’étude le cinéma : la mention de Méliès dans une note de bas de page constitue l’unique référence au cinéma dans la thèse de l’auteur.
  • [13]
    Claudine Eizykman et Guy Fihman, « Aperçus sur la pratique postmoderne de Jean-François Lyotard », art. cit., p. 231.
  • [14]
    Idem.
  • [15]
    Jean-Michel Durafour, « Cinéma Lyotard. Une introduction », La Furia Umana – paper, no 3, 2013, p. 125.
  • [16]
    Sur l’accent mis par Schaeffer sur l’expérimentation dans la production filmique, voir l’article de Jocelyne Tournet-Lammer, « Pierre Schaeffer et le Service de la recherche de l’ORTF (1960-1974) », Hermès, La Revue, no 48, 2007/2, pp. 77-86.
  • [17]
    Freud lui-même emprunte cette notion à Theodor Fechner lorsqu’il loue celui-ci d’avoir distingué dans son livre Éléments de psychophysique la représentation consciente de la représentation inconsciente : « Fechner suppose au contraire que le théâtre Schauplatz des opérations du rêve lui aussi est un autre que celui de la vie des représentations à l’état de veille » (Sigmund Freud, L’Interprétation du rêve, op. cit., p. 83).
  • [18]
    Guy Fihman, « D’où viennent les images claires ? », Revue d’esthétique, Numéro spécial, Klincksieck, 1973, p. 202.
  • [19]
    Ibidem, p. 206.
  • [20]
    Claudine Eizykman, « Que sans discours apparaissent les films », Revue d’esthétique, Numéro spécial, Klincksieck, 1973, p. 171.
  • [21]
    Claudine Eizykman et Guy Fihman, « Aperçus sur la pratique postmoderne de Jean-François Lyotard », art. cit., p. 231.
  • [22]
    Il ne s’agit pas de la première référence faite par Lyotard au cinéma sous la forme écrite ni de sa première collaboration non visuelle avec les réalisateurs. On trouve dans les archives de la bibliothèque littéraire Jacques Doucet un entretien non publié de Lyotard avec Fihman réalisé le 2 mars 1970 dans lequel il est fait mention du cinéma à deux reprises. Lyotard parle du privilège du médium cinématographique et de Je t’aime, Je t’aime d’Alain Resnais (Jean-François Lyotard, Entretien avec Guy Fihman, Archives de la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, Fonds Lyotard, JFL. 402, pp. 3-4, pp. 23-24).
  • [23]
    Jean-François Lyotard, Des dispositifs pulsionnels, Paris, Galilée, « Débats », 1994, p. 58.
  • [24]
    Jean-François Lyotard, Manuscrit de « L’acinéma », Archives de la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, Fonds Lyotard, JFL. 186, p. 2. Nous reproduisons ici sous forme tapuscrite le texte du manuscrit de « L’acinéma ».
  • [25]
    Jean-François Lyotard, Des dispositifs pulsionnels, op. cit., p. 58.
  • [26]
    Idem.
  • [27]
    Ibidem, p. 60.
  • [28]
    Idem.
  • [29]
    Ibidem, p. 63.
  • [30]
    Ibidem, p. 65. Sur le rapport entre « L’acinéma » et la théorie lacanienne de l’imago, voir l’article sur l’acinéma de Julie Gaillard, « Imaginary Constructs? A Libidinal Economy of the Cinematographic Medium », in Graham Jones et Ashley Woodward (dir.), Acinemas, Lyotard’s Philosophy of Film, Édimbourg, Edinburgh University Press, 2017, pp. 73-86.
  • [31]
    Jean-François Lyotard, Des dispositifs pulsionnels, op. cit., p. 65.
  • [32]
    Ibidem, pp. 60-61.
  • [33]
    Sur le cinéma expérimental et l’intérêt que Lyotard lui porta voir l’ouvrage de référence de Jean-Michel Durafour, Jean-François Lyotard : questions au cinéma, Paris, Puf, « Intervention philosophique », 2009.
  • [34]
    Jean-François Lyotard, Des dispositifs pulsionnels, op. cit., p. 66.
  • [35]
    Idem.
  • [36]
    Idem.
  • [37]
    Ibidem, p. 67.
  • [38]
    Telle est l’hypothèse de lecture de Jean-Michel Durafour (Jean-François Lyotard : questions au cinéma, op. cit., p. 61).
  • [39]
    Jean-François Lyotard, Discours, Figure, op. cit., p. 18.
  • [40]
    Jean-François Lyotard, Rudiments païens, Paris, UGE, 1977, p. 9.
  • [41]
    Le premier travail d’écriture d’un livre d’art, où l’art contemporain et la pensée philosophique s’entremêlent, est le texte « Économie libidinale du dandy » de 1972 rédigé en même temps que la compilation des textes du livre Des dispositifs pulsionnels. Lyotard analyse la peinture de Jacques Monory en empruntant un style d’écriture énergique. On notera cependant que L’Autre Scène précède la rencontre décisive avec Monory (Jean-François Lyotard, L’Assassinat de l’expérience par la peinture, Monory, Paris, Castor Astral, 1984).
  • [42]
    Nous nous permettons de renvoyer à notre étude de la forme dialogique utilisée par Lyotard dans Que peindre ? : Francis Haselden, « Le commentaire d’art comme échec perpétuel dans La Présence de Jean-François Lyotard », Poli-Femo, no 16-17, Milan, Liguore Editore, 2020.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.83

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions