Notes
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[1]
Voir par exemple G. Germann, Vitruve et le vitruvianisme, introduction à l’histoire de la théorie architecturale, M. Zaugg et J. Gubler (éd.), Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 1991, pp. 29-38.
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[2]
Voir S. Schuler, « Pourquoi lire Vitruve au Moyen Âge », Science antique, Science médiévale (Autour d’Avranches 235), Actes du Colloque international, Mont-Saint-Michel, 4-7 septembre 1998, L. Callebat et O. Desbordes (éd.), Hildesheim, Zürich, New York, Olms-Weidmann, 2000, pp. 326-327.
-
[3]
Ibid., p. 331.
-
[4]
Voir Francesco di Giorgio Martini, Trattati di architettura ingegneria e arte militare [ca 1470-1495], C. Maltese et L. Maltese Degrassi (éd.), Milan, Il Polifilo, 1967.
-
[5]
De architectura, trad. Cesariano, folio L recto, Côme, 1521.
-
[6]
Voir A. Bruschi, A. Carugo et F. P. Fiore (éd.), De Architectura traslato commentato e affigurato da Cesare Cesariano 1521, Milan, Il Polifilo, 1981.
-
[7]
L. B. Alberti, L’art d’édifier [1452], P. Caye et F. Choay (éd.), Paris, Le Seuil 2004.
-
[8]
C. Perrault, Les Dix Livres d’architecture de Vitruve, corrigez et traduits nouvellement en françois avec des notes et des figures, Paris, chez J. B. Coignard, 1673.
-
[9]
Vitruve, De architectura, III, 1.
-
[10]
Vitruve, op. cit., III, 2.
-
[11]
Voir G. Germann, op. cit., pp. 17-19.
-
[12]
Voir Thomas d’Aquin, Somme théologique, II, IIae, q. 169 : « De la modestie dans la tenue extérieure ».
-
[13]
Voir P. Caye, Le Savoir de Palladio, architecture, métaphysique et politique dans la Venise du Cinquecento, précédé du Commentaire au « De architectura » de Vitruve : livres 1, 2 et 3 par Mgr Daniele Barbaro, Paris, Klincksieck, 1995.
-
[14]
Voir A Rovetta, Università Cattolica del Sacro Cuore, Milan, 2009, sur les Livres d’architecture de Cesare Cesariano, <http://architectura.cesr.univ-tours.fr/Traite/Notice/BPNME276.asp?param>, consulté le 16/09/2015.
-
[15]
E. Cassirer, Individu et Cosmos dans la philosophie de la Renaissance [1927], trad. fr. P. Quillet, suivi de De la pensée de Nicolas de Cues, trad. nouvelle M. de Gandillac, suivi de Le Sage de Charles de Bovelles, trad. fr. P. Quillet, Paris, Éditions de Minuit, 1983.
-
[16]
Voir J. Pelseneer, « Un préjugé de la pensée dite scientifique : microcosme et macrocosme », in Fédération internationale des Instituts et Sociétés pour l’étude de la Renaissance et ministère de l’Éducation nationale et de la Culture de Belgique (éd.), L’Univers à la Renaissance : Microcosme et Macrocosme, colloque international tenu en octobre 1968, Bruxelles, Presses universitaires de Bruxelles, Paris, Puf, 1970, pp. 83-88.
-
[17]
Voir Pietro Pomponazzi, Les Causes des merveilles de la nature ou les enchantements [1515-1520], rééd. Paris, Rieder, 1930.
-
[18]
Voir E. Panofsky, L’Œuvre d’art et ses significations : essais sur les « arts visuels » [1955], trad. fr. M. et B. Teyssèdre, Paris, Gallimard, 1969, pp. 85-87.
-
[19]
A. Koyré, Du monde clos à l’univers infini [1957], trad. fr. R. Tarr, rééd. Paris, Gallimard, 1973.
-
[20]
L’expression est de R. et M. Wittkower, Les Enfants de Saturne : psychologie et comportement des artistes de l’Antiquité à la Révolution française [1963], trad. fr. D. Arasse, Paris, Macula, 1985.
-
[21]
Voir. P. Francastel, Études de sociologie de l’art, Paris, Gallimard, 1970, p. 17.
-
[22]
Voir P. Caye, ibid.
-
[23]
Voir par exemple F. G. Martini in R. Papini, Francesco di Giorgio architetto, Florence, Electa ed., 1946, vol. II, planche 69.
-
[24]
Voir G. Germann, op. cit., sur le sujet.
-
[25]
P. Gauricus, De Sculptura, Florence, 1504, rééd. A. Chastel et R. Klein, Genève, Droz, 1969.
-
[26]
Ibid., pp. 154-155.
-
[27]
Voir L. Marcucci, « Le rôle méconnu de la physiognomonie dans les théories et les pratiques artistiques de la Renaissance à l’Âge classique », Nouvelle revue d’esthétique, Paris, Puf, 2015/1, n° 15, pp. 123-133.
-
[28]
Voir E. Panofsky, Idea : contribution à l’histoire du concept de l’ancienne théorie de l’art [1924], trad. fr. H. Joly, préface de J. Molino, Paris, Gallimard, 1995, pp. 63-66 ; M. Barasch, « Character and physiognomy : Bocchi on Donatello’s St George. A Renaissance text on expression in art », Journal of the History of Ideas, New York, Baltimore, John Hopkins University Press, 1975, pp. 413-430.
-
[29]
Léonard de Vinci, Traité de la peinture, [1490-1517], 1651 pour la première éd. à partir du Codex urbinas latinas 1270, A. Chastel (éd.), Paris, Berger-Levrault, 1987, pp. 250-251, 248 C. U. 109 r. v., MCM 425.
1L’Antiquité nous a légué, par l’intermédiaire de Vitruve et de Varron, un certain nombre de préceptes esthétiques au sujet du nombre, de la mesure et de la proportion. Les livres IV et VI du De architectura Libri Decem de Vitruve sont considérés comme les premiers éléments d’une esthétique architecturale. Or, son influence ne se limite pas à l’architecture. L’auteur y rapproche, de manière analogique, les proportions qui conviennent à la statuaire de celles du corps humain. L’« homme vitruvien », référé à la production artistique de la Renaissance, ne laisse pas d’évoquer, aujourd’hui, le célèbre dessin de Léonard de Vinci qui représente un homme, jambes et bras écartés, inscrit dans un cercle et un carré, un dessin géométrique fondé sur des rapports de proportion. Il n’est pas le seul artiste à reprendre, en l’adaptant, le canon antique légué par Vitruve qui a pu constituer un modèle pour la représentation du corps humain. Eu égard à la grande diversité des peintures et des sculptures qui n’exemplifient pas toutes un idéal de proportion, on peut se demander si ce que l’on a appelé l’« homme vitruvien », en référence au dessin de 1492 de Léonard de Vinci, et que l’on a tenu comme un « canon » n’est pas, au moins pour une part, une reconstruction a posteriori qui masque, de facto, une réalité complexe. Dès lors, à un moment charnière de l’histoire de l’art en Occident, dans le contexte de l’effervescence humaniste et du retour aux Antiques, la référence à Vitruve et l’éloge d’une certaine géométrisation qui apparaît dans des écrits théoriques à la Renaissance mérite d’être examinée à nouveaux frais. Il ne s’agira pas ici d’entrer dans des considérations historiographiques sur la délimitation dans le temps et dans l’espace de ce que l’on nomme « Renaissance ». Si l’on peut voir les prémices d’un « rinascimento » aux xiiie et xive siècles, notamment à Florence et à Venise, on centrera le propos sur les xve et xvie siècles. Abstraction faite de l’entreprise originale d’Alberti menée dans son De sculptura, la Renaissance n’a connu l’influence que de deux canons de proportion : « vitruvien », dont il sera ici question, et « pseudo-varronien », d’origine byzantine et codifié au xve siècle dans le Manuel du peintre du mont Athos et qui dérive du premier. Les deux canons se distinguent notamment par des différences métriques qui sont impliquées dans la subdivision des parties du corps. Dans le développement qui suit, où l’on s’intéressera moins à la question de la mesure des parties du corps humain qu’aux enjeux esthétiques que soulève l’utilisation d’un canon de proportion, il ne sera pas fait de distinction entre le canon « vitruvien » et le canon « pseudo-varronien », distinction qu’une analyse de la genèse des écrits théoriques produits par les artistes de la Renaissance aurait exigée. Il s’agira donc ici de mettre à jour les enjeux esthétiques corrélés à la tentation de la mathématisation de la représentation du corps humain dans les arts, en tenant compte de la diversité des voies empruntées par les artistes de la Renaissance, d’autant que la physiognomonie et la recherche de l’expressivité influencent, en outre, leurs productions. Aussi, on examinera tout d’abord la pertinence des syntagmes « homme de Vitruve » ou « homme vitruvien », puis on confrontera les remaniements du canon de Vitruve aux modalités de la représentation du corps dans les arts et aux enjeux qui les sous-tendent.
De l’« homme de vitruve » à l’« homme vitruvien »
2Dans son traité intitulé De architectura, probablement écrit vers 25 av. J. C. sous Auguste qui en est le dédicataire, Vitruve mène une entreprise encyclopédique. Le terme « architectura » revêt une extension plus vaste que notre terme actuel d’« architecture ». L’« architectura », qu’il considère comme une science, permet d’embrasser, selon lui, quasiment tous les domaines de la connaissance. Le savoir de l’architecte ne se limite pas aux édifices. Aussi, Vitruve se livre-t-il à des développements normatifs et descriptifs portant, par exemple, sur les qualités requises par le métier d’architecte, les domaines de l’architecture, l’urbanisme au livre I, les techniques d’édification et les matériaux de construction au livre II, les proportions, les ornements, la disposition et les règles de construction des temples aux livres III et IV, les édifices publics et privés aux livres V et VI, mais encore, dans les livres suivants, les techniques de construction, les machines et engins de levage, de nivellement, la couleur, l’hydraulique, le zodiaque et les constellations, la mesure du temps…
3Si l’on ne fera pas ici l’histoire de la transmission du traité depuis l’Antiquité jusqu’à la Renaissance et si l’on n’abordera pas ici non plus la question controversée de son influence sur l’architecture durant l’époque médiévale [1], on notera cependant que la réhabilitation des arts mécaniques menée par Hugues de Saint Victor dans son Didascalicon donne une place et une légitimité dans les arts et les sciences médiévaux au De architectura de Vitruve [2]. Vincent de Beauvais, quant à lui, le cite dans son encyclopédique Speculum maius, dans le Speculum naturale, préparant la voie à sa réception à la Renaissance [3]. L’humaniste italien Gian Francesco Poggio donne un nouvel élan à la lecture du traité par sa découverte du manuscrit vers 1415. Il est lu, traduit en langue vulgaire et réédités à de nombreuses reprises aux xve et xvie siècles. Le traité de Vitruve inspire notamment Lorenzo Ghiberti pour ses sculptures, L. B. Alberti dans son De re aedificatoria, paru en 1452 et publié en 1485, où l’auteur met en avant la règle vitruvienne de la proportionnalité. L’un des maîtres de Léonard de Vinci, Francesco di Giorgio Martini, qui s’intéresse plus particulièrement aux fortifications, traduit partiellement le texte de Vitruve et s’inspire dans ses œuvres du traité d’Alberti sur l’architecture [4]. Les éditions illustrées du De architectura contribuent à la diffusion du dessin de l’« homme vitruvien ». C’est l’une des planches [5] les plus connues de l’édition du traité de Vitruve parue en 1521 à Côme et traduite en langue vernaculaire par Cesare Cesariano, élève de Donato Bramante, sous le titre Di Lucio Vitruvio Pollione de architectura libri dece [6]…
4Revenons au traité de Vitruve lui-même. Au livre I, chapitre VI, il mentionne les trois objectifs de l’architecture, « firmitas », « utilitas », « venustas », objectifs que la Renaissance met au cœur de la théorie architecturale, dans un contexte de retour aux Antiques, comme en témoigne, par exemple, l’ouvrage de L. B. Alberti [7], construit autour de cette subdivision ternaire. Des six principes retenus par Vitruve dans son traité au livre I, chapitre II, l’ordonnance, la disposition, l’eurythmie, la symétrie, la convenance, la distribution, la « symmetria », traduite en français, par l’architecte Claude Perrault, par le terme « proportion [8] », est au cœur de la régulation des rapports métriques et de la correspondance entre les parties qu’exemplifie le dessin de « l’homme vitruvien » à la Renaissance.
5L’« homme de Vitruve » et, de manière dérivée, sa réappropriation à la Renaissance que l’on appellera « homme vitruvien », pour le distinguer du canon antique, ont pour origine le livre III, chapitre I, du De architectura qui établit un rapport d’analogie entre les proportions qui conviennent à un édifice et le corps humain bien formé :
L’agencement d’un édifice repose sur la symétrie à laquelle l’architecte doit apporter le plus grand soin. Or celle-ci naît de la proportion qu’on nomme en grec « ἀναλογία ». La proportion repose sur le rapport mesuré qui existe entre une partie des membres d’un ouvrage et le tout et sur laquelle on règle les rapports de symétrie. En effet, il n’y a pas d’édifice qui puisse être bien agencé sans symétrie ni proportion ; il doit avoir la plus grande analogie avec un corps humain bien formé [9].
7Au chapitre III du livre III, l’auteur précise que le nombril constitue le centre du corps à partir duquel, lorsque le corps est étendu, les mains et les pieds écartés, on peut tracer un cercle et trouver aussi un carré. Les passages du livre IV, en particulier le chapitre I, et du livre VI, en particulier le chapitre II du De architectura, dans lesquels Vitruve rapproche les proportions qui conviennent à la statuaire de celles du corps humain, en fonction des ordres, dorique, ionique, corinthien, viennent compléter la description. Vitruve y prend pour « module », module qui intervient dans le calcul des dimensions des parties, les membres du corps humain, jouant dans son texte sur une ambiguïté offerte par le système métrique des Anciens auquel l’auteur fait référence au livre III, chapitre I, de son traité. En effet, il rapproche de manière équivoque les unités de mesure – le coude, le pied, la paume, le doigt – de la dénomination des membres du corps humain eux-mêmes [10]. Au livre IV, il explique le système modulaire des trois ordres en s’appuyant sur des rapports de proportion qui ont, eux-mêmes, une origine anthropomorphique.
8Partant d’un procédé didactique qui vise à faire comprendre à l’architecte comment mesurer des longueurs en appliquant une règle de proportionnalité dans ses calculs, ce en quoi consiste la « modulation », la comparaison élaborée par Vitruve a débouché sur un idéal qui fait de la proportion une condition de la beauté du corps humain, contrastant, de facto, avec les différences individuelles et la variété des formes produites par une nature, la « phusis » en grec, mouvante et insaisissable en elle-même. On trouve déjà dans la statuaire grecque des ve et ive siècles, chez Polyclète, la formation d’un canon de beauté fondé sur la loi du nombre et la mesure qui trouve sa source d’inspiration dans l’arithmétique pythagoricienne et qui valorise la notion d’« eurythmie [11] », notion que l’on retrouve dans le De architectura de Vitruve comme un principe directeur de l’art d’édifier. Aussi, la beauté est, d’ores et déjà dans le texte antique, une construction, puisqu’il est fait abstraction des formes particulières ; la beauté est une idée qui ordonne la description.
9Un canon de beauté est en soi une abstraction. Qui plus est, un écart s’est creusé entre l’« homme-mesure » tel qu’il est décrit par Vitruve dans son De architectura et les représentations d’inspiration vitruvienne que l’on trouve à la Renaissance dans les arts. Ces dernières sont des réappropriations qui impliquent des remaniements propres au contexte de leur survenue d’une part, et qui reflètent et sont modelées, d’autre part, par la vision du monde propre à cette période charnière que constitue la Renaissance. C’est pourquoi on distinguera l’« homme de Vitruve » qui renvoie précisément au traité antique de l’« homme vitruvien » qui s’en inspire sans lui être fidèle en tout point. En outre, le regard porté sur cet « homme vitruvien » est lui-même en partie biaisé dans la mesure où la postérité s’est focalisée sur le dessin de 1492 de Léonard de Vinci. Il est probablement en partie le fruit d’une construction a posteriori de la critique.
Le canon de vitruve et ses remaniements face aux modalités et enjeux de la représentation du corps humain dans les arts à la renaissance
10La réception et le remaniement du canon de Vitruve sont intimement liés aux modalités et enjeux de la représentation du corps dans les arts de la Renaissance. L’élucidation des conditions de possibilité de ce remaniement et son modus operandi requièrent la prise en considération des dimensions historiques, épistémologiques, sociologiques et symboliques de ce moment charnière de l’histoire occidentale et, plus particulièrement ici, de l’histoire de l’art en Occident. On confrontera les écrits théoriques des artistes aux realia.
11Tout d’abord, le traité de Vitruve trouve, à la Renaissance, un contexte favorable à sa réception et au remaniement de sa représentation de l’homme promue au rang de canon, d’idéal de beauté, du point de vue de l’histoire des idées, en raison de l’existence de points de continuité avec la conception augustinienne et thomiste du Beau. L’esthétique médiévale telle qu’on la trouve notamment dans le thomisme a pavé la voie à une réappropriation de la « proportion », qui traduit le terme « symmetria », et de l’« eurythmie » vitruviennes. En effet, elle valorise l’idéal de sobriété et de juste mesure hérité de l’Antiquité : « rien de trop », « ni trop ni trop peu ». L’esthétique thomiste développe les notions d’harmonie, de bel agencement ordonné et équilibré entre les parties, à travers la concordance entre le Beau, le Bon et le Bien, concordance qui a pour pendant la congruence entre le beau et la mesure, la forme et l’ordre et le goût pour la composition. Elle remet au goût du jour une forme de « kalokagathia » grecque qui postule l’adéquation entre l’apparence physique et la beauté intérieure, en d’autres termes, la beauté visible et la vertu de l’âme sur le plan métaphysique [12]. L’équilibre des proportions associé à la beauté physique refléterait celle de l’âme.
12En outre, l’humanisme, le mouvement de retour aux Antiques, l’essor de l’imprimerie favorisent sa lecture en latin et sa traduction dans les langues vernaculaires. Le De architectura est effectivement largement diffusé, comme l’attestent ses nombreuses traductions et commentaires, rééditions et adaptations aux xve, xvie et même xviie siècles, assortis d’une riche iconographie. La traduction de 1521 de Cesariano est assortie de nombreuses gravures xylographiques, reprises par d’autres éditeurs. Son « homme vitruvien » et son étude sur les proportions du Duomo sont les deux planches les plus célèbres de cet opus. Le canon de beauté qu’il promeut repose sur la proportionnalité arithmétique. En outre, les commentaires, comme ceux de Barbaro [13] ou de Cesariano, témoignent des influences locales sur la lecture du traité de Vitruve – dans le cas de Cesariano, de la culture milanaise et lombarde par l’entremise de Pier Candido Decembrio, de Bramante, de Léonard, mais encore, notamment, de Luca Pacioli et de Franchino Gaffurio [14]. Les préceptes théoriques vitruviens sont adaptés au contexte artistique et culturel de l’époque.
13Cependant que se reconfigurent les manières de se représenter le monde, la pensée du « macrocosme » et du « microcosme » incorpore, des éléments du néoplatonisme, du christianisme et de la théologie médiévale [15]. Elle est alors reprise dans tous les champs de la connaissance [16]. Pour nombre de penseurs tels que Reuchlin, Agrippa, Marsile Ficin, Paracelse, le cosmos est un immense organisme vivant et animé. Le néoplatonisme et le naturalisme aristotélicien conjugués débouchent sur l’idée d’un homme-microcosme, par exemple chez Pietro Pomponazzi [17]. Le néoplatonisme et l’hermétisme viennent renforcer l’idée d’une unité organique entre le microcosme humain et le macrocosme de l’univers. Ils promeuvent une forme de pythagorisme qui met en exergue l’harmonie et la proportion [18]. D’autre part, alors qu’on passe d’un monde clos à un univers infini, pour reprendre le titre du célèbre ouvrage d’A. Koyré [19], les découvertes dans les sciences et les progrès de l’instrumentation, notamment en optique, contribuent à une « géométrisation du regard ». Dans ce contexte, « l’homme vitruvien » n’est plus seulement un « canon » mais il a aussi valeur de « symbole » manifestant l’intrication et de la « sympathie mathématique » [20] entre macrocosme et microcosme. La figure vitruvienne est un « lieu de convergence » particulièrement remarquable : entre vestiges du passé et savoirs nouveaux, en elle se résolvent harmonieusement les tiraillements, voire les contradictions, entre « les points de vue sur l’homme et sur le monde » qu’elle concentre [21].
14Le regard rétrospectif porté sur la période a contribué à autonomiser la figure vitruvienne, connue par le plus grand nombre au travers du prisme du dessin de Léonard de Vinci. Pour autant, le nom de Vitruve n’est pas une référence creuse, dénuée de toute implication théorique et concrète. Ses préceptes se conjuguent avec l’idéal de proportion porté par une partie des artistes de la Renaissance. Pour commencer, il est indéniable que les préceptes de Vitruve ont influencé les architectes de la Renaissance qui l’ont suivi avec plus ou moins de fidélité. Que l’on pense seulement, sans viser l’exhaustivité et en se limitant aux xve et xvie siècles, à Cesare Cesariano (1483-1543) qui construisit la cathédrale de Milan, à Daniele Barbaro (1514-1570), commanditaire de la villa Maser et commentateur du De architectura, ou à Andrea di Pietro della Gondola, dit Andrea Palladio (1508-1580) qui édifia cette bâtisse, mais encore, du côté des écrits théoriques, au De re aedificatoria de L. B. Alberti (1404-1472), au Trattato di architettura de Filarète (ca 1400-1469), à l’œuvre de Francesco di Giorgio Martini (1439-1502), sus-citée, qui utilise le dessin à des fins heuristiques et qui a dessiné des plans d’église qui, pour certains d’entre eux, sont des variations, à la manière de Vitruve, sur les proportions du corps humain masculin pris pour canon [22] [23], au Sette libri dell’architettura (1537) de Sebastiano Serlio (1475-1554), à Jacopo Barozzi da Vignola, dit aussi Vignole (1507-1573), lecteur de Vitruve, auteur de Regola delli cinque ordini d’architettura (1562), ou encore à Philibert de l’Orme (1510-1570) dont Le Premier Livre de l’architecture (1567) fait largement référence à Vitruve [24].
15L’influence de Vitruve s’étend au-delà du monde de l’architecture. En sculpture, Pompus Gauricus, reprend dans son De sculptura [25] (1504) le canon de Polyclète et l’héritage du livre IV du De architectura. Le deuxième chapitre de son traité s’intitule d’ailleurs « De symmetria ». Gauricus essaie de concilier dans son œuvre la tentation de la proportionnalité géométrique et le rendu de l’expression dans les arts. Il influence notamment Paolo Pino, auteur d’un Dialogo di pittura, paru à Venise en 1548 et Francisco de Holanda auteur De la pintura antigua, paru à Madrid en 1548. La mathématisation de la représentation du corps humain intéresse aussi Albrecht Dürer. Certains de ses dessins sont des variations autour de la figure vitruvienne. Dürer met au point une méthode pour calculer les proportions dans ses Quatre livres de la proportion. Son traducteur italien, Gallucci, ajoute un cinquième livre sur la physiognomonie, cet art, cette technique qui entend connaître et juger un individu, voire prédire son destin, en étudiant son apparence physique censée refléter fidèlement sa nature profonde et intérieure. Gauricus, lui aussi, s’intéresse à la physiognomonie. Il lui consacre le troisième chapitre de son De Sculptura. Il souhaite rendre ses sculptures vivantes. La géométrie seule offre des moyens limités que la physiognomonie, appliquée à l’art, pourrait suppléer. Dans son passage sur « Des clavicules, de la peinture et des mamelles [26] », il fait intervenir les notions de « module » et de « canon des proportions » à sa paraphrase d’Adamante de Sophiste, auteur d’un épitomé de physiognomonie dans la continuité du Traité de physiognomonie de Polémon de Laodicée. Alliant le canon vitruvien et la physiognomonie dans la Speculum phisionomie (1442), le médecin Michel Savonarole déclare s’inspirer des artistes. Il se réfère à Polyclète, transmis par Galien, et à Vitruve pour développer son idée d’une « simetria hominis » et calculer un canon spécifique à l’homme.
16Cet intérêt pour la physiognomonie dans des écrits théoriques chez des artistes ou des auteurs déclarant s’inspirer de ceux-ci témoigne d’un souci de l’humain qui élève la représentation physique du corps au rang d’enjeu esthétique. L’idéal géométrique du canon de beauté est aux prises avec le rendu des formes dans leur variété. En effet, l’héritage vitruvien est pris dans le filet des modalités de représentation du corps. Schématiquement, on peut distinguer trois voies : premièrement la tentation mathématique qui renvoie à un canon de beauté figé, deuxièmement la typification qui a partie liée avec la physiognomonie et troisièmement la représentation du corps en action, en proie aux mouvements de l’âme, et de ses difformités que l’influence des traités d’éloquence et de rhétorique éclaire de même que l’influence de la physiognomonie qui sous-tend les théories de l’expression à la Renaissance puis à l’Âge classique [27].
17Les frontières entre ces trois voies sont plus ou moins poreuses selon les artistes. Perugino, Boticelli, Filippo Lippi, Fra Angelico, par exemple, reproduisent dans leurs peintures des types physiognomoniques au détriment de l’expressivité des visages. Donatello et le Bernin, en revanche, utilisent des éléments de physiognomonie dans leurs sculptures pour rendre les visages plus expressifs [28]. Léonard fait de même lorsqu’il dénie toute validité scientifique à la physiognomonie pour retenir cependant son utilité en tant qu’« outil » pour l’artiste [29]. Son dessin de la figure vitruvienne à la plume et à l’encre, conservé à Venise dans la Galleria dell’Accademia et qui a acquis une valeur iconique, illustre son attention aux proportions – il a par ailleurs illustré La Divine Proportion de Luca Pacioli – alors même qu’il introduit des réajustements « pseudo-varroniens » dans le canon vitruvien afin d’obtenir une représentation harmonieuse de l’« homme microcosme ». En effet, si le centre du cercle est bien le nombril, celui du carré se situe au niveau des parties génitales. Il adapte le canon et l’idéal de beauté qu’il incarne à sa propre vision de l’harmonie. Il arrive que le canon que représente la figure vitruvienne soit rompu au profit de l’expressivité et du réalisme de la représentation des visages et des corps. On pensera, par exemple, à L’Enfant mordu par un crabe de Sofonisba Anguissola, aux bouches hurlantes ou déformées, par exemple dans le Massacre des Innocents de Guido Reni ou dans les études de têtes de Léonard de Vinci, sensible par ailleurs au rendu pictural des « moti animi », ou encore à l’accentuation des traits dans l’Allegra compagnia de Bartolomeo Passerotti, mais aussi au grotesque et aux caricatures qui amplifient les déformations des corps représentés, à l’opposé du canon de beauté qu’exemplifie la figure vitruvienne. Cet infléchissement est caractéristique d’un devenir pathognomonique de l’art qui va de pair avec la naissance de l’individu au sens moderne du terme en Occident.
18Le texte du De architectura de Vitruve est réinterprété à la Renaissance dans le contexte de l’humanisme et du retour aux Antiques. La figure vitruvienne et les variations auxquelles elle donne lieu dans les arts révèlent une grande diversité de formes quand bien même la référence à Vitruve subsiste dans les écrits théoriques. Entendue comme un « canon », un idéal de beauté fondé sur une proportion arithmétique, elle n’est guère conciliable avec la recherche de l’expressivité de la figure humaine qui s’accentue à l’aube de la conception moderne de l’art. Le « canon » tend à céder la place à l’« organon ». Les artistes influencés par Vitruve adaptent ses préceptes aux exigences de leur art et aux modalités de la représentation du corps humain qui leur sont corrélées. Avant de devenir un canon, les passages retenus du De architectura font de l’homme un instrument de mesure pour l’art d’édifier. Dans les arts à la Renaissance, c’est bien l’homme qui est au centre des préoccupations. C’est là le point de convergence le plus fort entre l’écrit antique et les productions artistiques de la Renaissance. Proportion, physiognomonie et expressivité ne prennent sens qu’au regard de l’homme à un moment charnière de l’histoire de l’art et des représentations. La figure vitruvienne permet de prolonger la réflexion sur la place de l’homme et ce qui le rend proprement humain.
Notes
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[1]
Voir par exemple G. Germann, Vitruve et le vitruvianisme, introduction à l’histoire de la théorie architecturale, M. Zaugg et J. Gubler (éd.), Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 1991, pp. 29-38.
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[2]
Voir S. Schuler, « Pourquoi lire Vitruve au Moyen Âge », Science antique, Science médiévale (Autour d’Avranches 235), Actes du Colloque international, Mont-Saint-Michel, 4-7 septembre 1998, L. Callebat et O. Desbordes (éd.), Hildesheim, Zürich, New York, Olms-Weidmann, 2000, pp. 326-327.
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[3]
Ibid., p. 331.
-
[4]
Voir Francesco di Giorgio Martini, Trattati di architettura ingegneria e arte militare [ca 1470-1495], C. Maltese et L. Maltese Degrassi (éd.), Milan, Il Polifilo, 1967.
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[5]
De architectura, trad. Cesariano, folio L recto, Côme, 1521.
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[6]
Voir A. Bruschi, A. Carugo et F. P. Fiore (éd.), De Architectura traslato commentato e affigurato da Cesare Cesariano 1521, Milan, Il Polifilo, 1981.
-
[7]
L. B. Alberti, L’art d’édifier [1452], P. Caye et F. Choay (éd.), Paris, Le Seuil 2004.
-
[8]
C. Perrault, Les Dix Livres d’architecture de Vitruve, corrigez et traduits nouvellement en françois avec des notes et des figures, Paris, chez J. B. Coignard, 1673.
-
[9]
Vitruve, De architectura, III, 1.
-
[10]
Vitruve, op. cit., III, 2.
-
[11]
Voir G. Germann, op. cit., pp. 17-19.
-
[12]
Voir Thomas d’Aquin, Somme théologique, II, IIae, q. 169 : « De la modestie dans la tenue extérieure ».
-
[13]
Voir P. Caye, Le Savoir de Palladio, architecture, métaphysique et politique dans la Venise du Cinquecento, précédé du Commentaire au « De architectura » de Vitruve : livres 1, 2 et 3 par Mgr Daniele Barbaro, Paris, Klincksieck, 1995.
-
[14]
Voir A Rovetta, Università Cattolica del Sacro Cuore, Milan, 2009, sur les Livres d’architecture de Cesare Cesariano, <http://architectura.cesr.univ-tours.fr/Traite/Notice/BPNME276.asp?param>, consulté le 16/09/2015.
-
[15]
E. Cassirer, Individu et Cosmos dans la philosophie de la Renaissance [1927], trad. fr. P. Quillet, suivi de De la pensée de Nicolas de Cues, trad. nouvelle M. de Gandillac, suivi de Le Sage de Charles de Bovelles, trad. fr. P. Quillet, Paris, Éditions de Minuit, 1983.
-
[16]
Voir J. Pelseneer, « Un préjugé de la pensée dite scientifique : microcosme et macrocosme », in Fédération internationale des Instituts et Sociétés pour l’étude de la Renaissance et ministère de l’Éducation nationale et de la Culture de Belgique (éd.), L’Univers à la Renaissance : Microcosme et Macrocosme, colloque international tenu en octobre 1968, Bruxelles, Presses universitaires de Bruxelles, Paris, Puf, 1970, pp. 83-88.
-
[17]
Voir Pietro Pomponazzi, Les Causes des merveilles de la nature ou les enchantements [1515-1520], rééd. Paris, Rieder, 1930.
-
[18]
Voir E. Panofsky, L’Œuvre d’art et ses significations : essais sur les « arts visuels » [1955], trad. fr. M. et B. Teyssèdre, Paris, Gallimard, 1969, pp. 85-87.
-
[19]
A. Koyré, Du monde clos à l’univers infini [1957], trad. fr. R. Tarr, rééd. Paris, Gallimard, 1973.
-
[20]
L’expression est de R. et M. Wittkower, Les Enfants de Saturne : psychologie et comportement des artistes de l’Antiquité à la Révolution française [1963], trad. fr. D. Arasse, Paris, Macula, 1985.
-
[21]
Voir. P. Francastel, Études de sociologie de l’art, Paris, Gallimard, 1970, p. 17.
-
[22]
Voir P. Caye, ibid.
-
[23]
Voir par exemple F. G. Martini in R. Papini, Francesco di Giorgio architetto, Florence, Electa ed., 1946, vol. II, planche 69.
-
[24]
Voir G. Germann, op. cit., sur le sujet.
-
[25]
P. Gauricus, De Sculptura, Florence, 1504, rééd. A. Chastel et R. Klein, Genève, Droz, 1969.
-
[26]
Ibid., pp. 154-155.
-
[27]
Voir L. Marcucci, « Le rôle méconnu de la physiognomonie dans les théories et les pratiques artistiques de la Renaissance à l’Âge classique », Nouvelle revue d’esthétique, Paris, Puf, 2015/1, n° 15, pp. 123-133.
-
[28]
Voir E. Panofsky, Idea : contribution à l’histoire du concept de l’ancienne théorie de l’art [1924], trad. fr. H. Joly, préface de J. Molino, Paris, Gallimard, 1995, pp. 63-66 ; M. Barasch, « Character and physiognomy : Bocchi on Donatello’s St George. A Renaissance text on expression in art », Journal of the History of Ideas, New York, Baltimore, John Hopkins University Press, 1975, pp. 413-430.
-
[29]
Léonard de Vinci, Traité de la peinture, [1490-1517], 1651 pour la première éd. à partir du Codex urbinas latinas 1270, A. Chastel (éd.), Paris, Berger-Levrault, 1987, pp. 250-251, 248 C. U. 109 r. v., MCM 425.