Couverture de NCAE_042

Article de revue

Les économistes dans la cité

Pages 1 à 12

Notes

  • [a]
    École d’économie de Paris (PSE), Université de Paris 1, membre du CAE.
  • [b]
    Massachusetts Institute of Technology (MIT) et Peterson Institute of International Economics.
  • [c]
    École d’économie de Toulouse (TSE), Université de Toulouse 1, IDEI, membre du CAE.
  • [1]
    Voir, par exemple, l’enquête Banque de France-Kantar-Sofres réalisée pour les Journées de l’économie de Lyon. Dans l’enquête 2016, 52 % des personnes interrogées se déclarent « assez » ou « beaucoup » intéressées par l’économie – un pourcentage toutefois en baisse par rapport à 2015 (58 %) et 2014 (62 %), www.citeco.fr/les-français-et-l’économie-2016.
  • [2]
    Voir Mitchell T. (1998) : « Fixing the Economy », Cultural Studies, vol. 21, n° 1, pp. 82-101.
  • [3]
    Voir Fourcade M., E. Ollion et Y. Algan (2015) : « The Superiority of Economists », Journal of Economic Perspectives, vol. 29, n° 1, pp. 89-114.
  • [4]
    Voir, par exemple, le film documentaire Inside Job, de Charles H. Ferguson (2010), Sony Pictures Classics.
  • [5]
    Hirschman D. et E. Popp Berman (2014) : « Do Economists Make Policies ? On the Political Effects of Economics », Socio-Economic Review, n° 12, pp. 779-811.
  • [6]
    Voir, par exemple, Zingales L. (2013) : « Preventing Economists’ Capture » in Preventing Regulatory Capture : Special Interest Influence and How to Limit It, Carpenter et Moss (dir.), Cambridge University Press, pp. 124-151.
  • [7]
    Voir Boone L. (2010) : « Pourquoi les économistes ne sont pas audibles » in À quoi servent les économistes ?, Boissieu et Jacquillat (dir.), PUF-Descartes & Cie, pp. 41-47, Fourcade M. (2009) : Economists and Societies : Discipline and Profession in the United States, Britain and France, 1890s to 1990s, Princeton University Press et Frey B.S., W.W. Pommerhne, F. Schneider et G. Gilbert (1984) : « Consensus and Dissension Among Economists : An Empirical Inquiry », The American Economic Review, vol. 74, n° 5.
  • [8]
    Au 31 décembre 2016, sur 670 administrateurs et inspecteurs généraux de l’INSEE, 101 étaient en poste au ministère de l’Économie et des Finances (cf. INSEE). L’École nationale d’administration (ENA) fournit un second contingent de hauts fonctionnaires dont certains se spécialisent dans le domaine économique.
  • [9]
    La faible féminisation de la profession est un sujet en soi que nous n’aborderons pas dans cette Note.
  • [10]
    Niveau Bac + 5. Les générations ayant achevé leurs études après 2003 ont étudié sous le régime « LMD » (licence-master-doctorat). Ce régime s’est imposé à tous les établissements d’enseignement supérieur, y compris les grandes écoles en France.
  • [11]
    De même, les groupes de réflexion (think tanks) et les membres de l’administration économique sont à la fois « consommateurs » de recherches et « producteurs » de synthèses plus opérationnelles pour le monde de la décision. On peut les définir comme des « passeurs ». Cependant les chercheurs eux-mêmes peuvent contribuer efficacement à ce travail de « passeur » comme nous le verrons plus bas.
  • [12]
    Ces modes d’interaction sont les mêmes lorsqu’on s’intéresse à la décision privée (en entreprises). Toutefois, nous nous concentrons ici sur la décision publique.
  • [13]
    Depuis les années 1990, les travaux empiriques sont devenus dominants dans les grandes revues académiques, voir Hammermesh D.S. (2013) : « Six Decades of Top Economics Publishing : Who and How ? », Journal of Economic Literature, vol. 51, n° 1, pp. 162-172.
  • [14]
    Voir, par exemple, l’enquête Ipsos/Sopra Steria (2016) : Les Français et les sciences participatives, mai : seuls 33 % des répondants jugent que les scientifiques français sont « globalement indépendants » ; seuls 28 % leur font confiance pour « dire la vérité » dans le domaine du nucléaire, 34 % dans le domaine du réchauffement climatique, 16 % pour les OGM. Selon le Baromètre de l’image de l’INSEE 2016, 52 % des personnes interrogées en novembre 2016 considèrent que l’indice des prix à la consommation reflète « très mal » ou « plutôt mal » ce qui se passe réellement en France ; la proportion est de 53 % pour le taux de croissance de l’économie et de 62 % pour le taux de chômage, cf. www.insee.fr/fr/information/2129071
  • [15]
    Citons aussi l’incompréhension des non-spécialistes sur la question de l’incidence. Pour un économiste, il fait peu de doute que lorsque l’offre de logements est fixe, subventionner la demande par des aides au logement revient à subventionner non pas les locataires, mais les propriétaires qui peuvent relever les loyers du montant de l’aide.
  • [16]
    Sapienza P. et L. Zingales (2013) : « Economic Experts vs Average Americans », Chicago Booth Research Paper, n° 13-11.
  • [17]
    Voir Zylberberg A. (2009) : « Temps de travail et emploi », Les Cahiers Français, n° 353, pp. 37-42.
  • [18]
    Voir Lucas R. (1976) : « Econometric Policy Evaluation : A Critique », Carnegie-Rochester Conference Series on Public Policy, n° 1, pp. 19-46.
  • [19]
    Kahan D.M. (2016) : « The Politically Motivated Reasoning Paradigm, Part 1 : What Politically Motivated Reasoning Is and How to Measure It », Emerging Trends in the Social and Behavioral Sciences : An Interdisciplinary, Searchable, and Linkable Resource, n° 1.
  • [20]
    Zingales (2013, op. cit.) précise les multiples canaux par lesquels un économiste peut se trouver influencé par des intérêts particuliers. Il montre, par exemple, que les articles « scientifiques » sur les rémunérations des dirigeants d’entreprise sont en moyenne plus favorables à des niveaux rémunération élevés et peu liés à la performance lorsque les signataires sont employés par des écoles de commerce (très dépendantes des financements d’entreprises) que lorsqu’ils travaillent dans d’autres départements universitaires.
  • [21]
    Loi no 2016-1088 du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels, ou « loi El Khomri ».
  • [22]
    Voir Rodrick D. (2016) : Economics Rules : The Rights and Wrongs of the Dismal Science, W.W. Norton, New York.
  • [23]
    Encore ont-ils sous-estimé les multiplicateurs au plus fort de la crise, voir Blanchard O.J. et D Leigh (2013) : « Growth Forecast Errors and Fiscal Multipliers », American Economic Review : Papers and Proceedings, vol. 103, n° 3, pp. 117-120.
  • [24]
    Philipp E. Tetlock note une relation inverse entre la « qualité » du raisonnement de l’expert sur des sujets de société et la nécessité d’exprimer une opinion forte et indiscutable afin d’être entendu dans les médias, cf. Tetlock P.E. (2005) : Expert Political Judgment : How Good Is It ? How Can We Know ?, Princeton University Press.
  • [25]
    Voir, par exemple, Cacciatore M., R. Duval, G. Fiori et F. Ghironi (2016) : « Market Reforms in the Time of Imbalance », Journal of Economic Dynamics and Control, n° 72(C), pp. 69-93.
  • [26]
    Entre ces deux extrêmes, on trouve les organismes publics tels que l’INSEE, l’OCDE ou le FMI, qui publient leurs travaux mais dont les membres ne jouissent pas toujours d’une grande liberté de parole. Quant aux économistes dans l’administration économique, ils sont peu incités à réaliser des recherches et publier, alors que cette activité leur permettrait de s’approprier plus facilement les avancées récentes de la recherche.
  • [27]
    Par contraste, depuis 1980, dix présidents de la Bundesbank sur quatorze étaient docteurs en économie et deux docteurs en droit, voir Beuve et al. (2017, op. cit.).
  • [28]
    RePEc (Research Papers in Economics) classe les articles, auteurs, et institutions selon leur notoriété évaluée en termes bibliométriques. Nous ne nous intéressons pas ici aux classements individuels mais retenons indistinctement les 100 premiers chercheurs travaillant dans chaque pays afin de disposer d’échantillons à la fois représentatifs et pas trop volumineux. Sont exclus de l’échantillon les chercheurs ayant effectué l’ensemble de leur carrière dans des organisations internationales (OCDE ou FMI, par exemple) et/ou ayant passé moins de cinq années en poste dans une université. La lecture des curriculum vitae disponibles en ligne en février 2016 permet de coder la participation de chacun à la décision publique sur l’ensemble de sa carrière : 0 si la seule participation s’est faite au travers de la mise à disposition de la recherche ; 1 si le chercheur a participé à des conseils ou groupes de travail, rédigé des rapports (participation indirecte) ; 2 s’il a occupé un poste à responsabilité dans le champ de la décision publique (participation directe). Le constat est similaire qualitativement si l’on examine les membres élus de l’Econometric Society, voir Beuve, Renault et Schurich-Rey (2017, op. cit.).
  • [29]
    Voir Bozio A. et L. Romanello (2017) : « Évaluation des politiques publiques : le bilan contrasté du quinquennat », Les Notes de l’IPP, n° 25, mars. Les délais de mise en œuvre de l’évaluation entrent souvent en conflit avec les besoins des décideurs. Les auteurs recommandent d’attribuer des budgets dédiés à l’évaluation au sein de l’Agence nationale de la recherche, de manière à dégager ces recherches des contraintes des décideurs à court terme.
  • [30]
    http://voxeu.org/pages/about-vox, traduction des auteurs.
  • [31]
    L’analyse se fonde sur les articles publiés par deux quotidiens de référence par pays, en veillant à respecter au sein de chaque pays un équilibre politique entre les quotidiens : France (Le Monde, Le Figaro), Allemagne (Die Tageszeitung, Frankfurter Allgemeine Zeitung), Italie (La Stampa, La Repubblica) et Royaume-Uni (The Guardian, The Telegraph). Les cinq sujets retenus portent sur des enjeux économiques communs à l’Union européenne :
    • le niveau des taux d’intérêt ;
    • la sortie de la Grèce de la zone euro ;
    • le traité de libre-échange entre l’Union européenne et le Canada (CETA) ;
    • la relance de l’investissement en Europe (plan Juncker) ;
    • les règles budgétaires européennes.
  • [32]
    Voir Tirole J. (2016) : Économie du bien commun, Presses Universitaires de France.
  • [33]
    Cette recommandation va donc au-delà du rapport Hautcœur qui se concentrait sur les conflits d’intérêts, voir Hautcœur P.C. (2014) : L’avenir des sciences économiques à l’Université en France, Rapport pour le ministre de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche et la secrétaire d’État à l’Enseignement supérieur et à la Recherche, 5 juin.
  • [34]
    L’AFSE publie déjà des recommandations à l’attention des enseignants-chercheurs. Il s’agirait d’aller plus loin en encourageant les chercheurs à s’approprier individuellement une charte de bonnes pratiques. L’association ne dispose d’aucun moyen de rétorsion contre des pratiques déviantes mais elle peut agir de manière positive, par des incitations.
  • [35]
    L’expérience menée par Thierry Mayer et Étienne Wasmer en octobre 2009 auprès des adhérents à l’AFSE suggère qu’une enquête ouverte peut faire l’objet de polémiques limitant in fine sa représentativité et qu’il est préférable, au moins dans un premier temps, de s’en tenir à des questions d’économie « positive » (non « normative »), voir, Mayer T. et É. Wasmer (2010) : « Y a-t-il un consensus entre les économistes en France ? », Revue d’Economie Financière, n° 98-99, pp. 201-220.
  • [36]
    Pour une analyse plus détaillée de l’importance de l’évaluation et de ses conditions idéales d’exécution, voir Les membres du Conseil d’analyse économique (2013) : « Évaluation des politiques publique », Note du CAE, n° 1, février.

1Les enquêtes d’opinion relèvent régulièrement un intérêt marqué du grand public pour les questions économiques. Cependant, les économistes sont parfois regardés avec une certaine méfiance. Cette méfiance se nourrit de leurs défaillances : incapacité à prévoir la crise financière de 2008, conflits d’intérêts pas toujours révélés, difficulté à se mettre d’accord ou, à l’inverse, tendance à penser tous de la même manière, manque de sens pédagogique. Le dialogue entre les économistes et l’opinion publique ou le monde de la décision publique est rendu plus difficile encore par les spécificités de la discipline, notamment l’incertitude sur ses résultats et la participation des économistes à la société qu’ils prétendent décrypter de manière indépendante.

2L’influence des chercheurs en économie dans les débats et sur la décision publique est inégale selon les pays. Les chercheurs français sont assez peu présents dans les organes de décision et dans les débats de politique économique, mais relativement actifs via la rédaction de rapports d’expertise et la participation à des groupes de travail préparant la décision publique.

3Comment améliorer les interactions entre les économistes universitaires français et leurs différents publics – monde de la décision, presse, grand public ? Avant toute chose, les enseignants-chercheurs de la discipline pourraient renforcer leur crédibilité en améliorant leurs pratiques. Au-delà de la transparence sur d’éventuels conflits d’intérêts, un code de bonne conduite en matière de prise de position publique pourrait s’avérer utile. Par ailleurs, certaines questions économiques sont aujourd’hui relativement consensuelles, d’autres non. Afin de mieux faire connaître aux non-spécialistes les points de convergence et de divergence au sein de la profession, un panel d’experts pourrait être régulièrement interrogé sur des questions précises, leurs réponses étant ensuite publiées de manière agrégée et, éventuellement, individuelle. De tels dispositifs ont été expérimentés avec succès aux États-Unis et au Royaume-Uni.

4Du côté des décideurs, nous recommandons un recours systématique à des équipes d’enseignants-chercheurs pour évaluer l’efficacité des politiques publiques, en amont comme en aval. Dans le même temps, il convient de faciliter les allers-retours entre le monde académique et celui de la décision publique.

5Du côté des médias, enfin, il est nécessaire d’œuvrer à une meilleure promotion des spécialistes de chaque sujet. Un répertoire d’expertise des enseignants-chercheurs pourrait être mis à disposition selon une méthode transparente attestant à la fois la compétence et l’adhésion à une charte déontologique. En complément, des sessions fermées de formation réciproque des enseignants-chercheurs et des journalistes sur des grandes thématiques économiques pourraient être organisées par les associations professionnelles.

6Les économistes – experts et praticiens – sont en général très présents dans le débat public. Il faut dire que les sujets économiques occupent une place importante dans la vie quotidienne, qu’il s’agisse de chercher un emploi, contracter un emprunt, payer des impôts ou gérer un budget. L’intérêt du grand public pour les questions économiques est régulièrement relevé par les enquêtes d’opinion [1].

7Davantage que les spécialistes d’autres sciences sociales, les économistes sont aussi impliqués dans la décision publique. Ils y sont prédisposés par leur discipline qui, construite à partir des années 1930 sur des objets bien définis (l’entreprise, le consommateur, l’État) et des grandeurs mesurables, leur a très tôt ouvert des places de choix auprès des décideurs : comptabilité nationale, planification, prévision, simulation, tarification de l’électricité, rationalisation des choix budgétaires, gestion des réserves de change, etc. [2]. Elle leur a aussi apporté une confiance d’ingénieurs, voire un sentiment de supériorité par rapport aux autres sciences sociales [3].

8Depuis les années 1980, la science économique a traversé plusieurs périodes de remise en cause interne ; elle a diversifié ses approches pour prendre en compte des phénomènes tels que la rationalité limitée, les biais comportementaux ou l’hétérogénéité des individus ; elle a affiné ses méthodes de validation empirique et est devenue moins affirmative sur certaines questions comme l’impact de la politique budgétaire. Les économistes ont aussi été remis en cause par le grand public, notamment pour ne pas avoir su prévoir la crise de 2008 ou avoir succombé aux conflits d’intérêts [4], ou bien pour n’avoir pas su se mettre d’accord sur des sujets clés comme la lutte contre le chômage. Toutefois, la demande pour leur expertise n’a pas faibli, que ce soit au niveau national, européen ou international.

9La véritable influence des économistes sur la décision publique est toutefois inégale. Selon Hirschman et Popp Berman (2014) [5], elle est plus forte dans les domaines très techniques (comme la politique monétaire ou la régulation financière) ou en période de forte incertitude ; et elle est essentiellement indirecte, en modifiant progressivement les modes de pensée des décideurs et de l’opinion publique.

10La question de la place des économistes et de la confiance qu’on peut leur accorder se pose dans tous les pays [6]. La situation en France est particulière à deux égards : d’une part, les économistes français semblent fortement divisés à la fois entre eux et par rapport à leurs collègues d’autres pays, notamment leurs collègues américains et allemands [7], et, d’autre part, la France dispose d’un corps de hauts fonctionnaires spécialisés dans les domaines de l’économie et de la statistique, qui irriguent la décision publique notamment à travers leur présence à l’INSEE et à la Direction générale du Trésor [8]. Nous nous intéressons ici à l’influence des économistes du monde académique en France et sur la manière d’améliorer leur interaction avec le monde de la décision publique comme avec celui des médias. Nous laissons de côté la question de l’enseignement, qui est un sujet en soi.

Qui sont les économistes et que font-ils ?

Offre et demande

11On définit usuellement les avocats, les médecins, les dentistes, les architectes, les notaires, etc. par leur diplôme et leur appartenance à un ordre. Rien de tel pour les économistes : la profession est libre d’accès, si bien que quiconque peut se présenter comme économiste sans posséder aucun diplôme d’économie. L’« offre » d’expertise définie de cette manière est donc pléthorique et de qualité inégale.

12À l’inverse, de nombreux cadres en entreprise ou dans l’administration possèdent un diplôme d’économie, ou bien ont étudié l’économie de manière approfondie au cours de leurs études, sans toutefois se considérer comme des économistes. S’ils utilisent parfois ou même souvent une notion ou un mécanisme acquis durant leurs études, ils se considèrent comme directeurs financiers, directeurs stratégiques, directeurs d’administration, etc., non nécessairement comme économistes, ou du moins pas comme « experts ».

13Dès lors, comment définir un(e) économiste ? Nous le (la) [9] définirons comme une personne utilisant quotidiennement ses compétences et ses connaissances pour comprendre (et faire comprendre) des phénomènes économiques. Le plus souvent, l’économiste est titulaire d’un doctorat ou au moins d’un master spécialisé (ou équivalent) [10]. Cette définition restreint la profession aux « producteurs » diplômés de recherches, analyses, conseils et enseignements. On les trouve dans le milieu académique (enseignants-chercheurs), le secteur privé (essentiellement les banques, les sociétés de conseil et les organismes de recherche privés) et le secteur public non académique (administrations, ministères, banques centrales, agences de régulation, institutions européennes et multilatérales). Au sein de cet ensemble, nous nous intéressons ici principalement aux économistes « chercheurs », qui sont a priori les plus éloignés de la décision, publique ou privée.

14Qui sont alors les « consommateurs » de services économiques ? Ce sont, pour l’essentiel, les décideurs (en entreprise et dans le secteur public) ainsi que les journalistes, qui réalisent le travail de médiation avec le grand public. La frontière entre « producteurs » et « consommateurs » est parfois poreuse, certains journalistes étant eux-mêmes essayistes, parfois spécialistes, par exemple, d’un pays ou d’un secteur [11]. Symétriquement, les « économistes en chef » dans les banques ou dans les administrations publiques ont une mission de « production » mais sont très proches du processus de décision. Par ailleurs, comme nous le discuterons plus bas, il est possible pour un « producteur » de services économiques de devenir à son tour « consommateur », pour une durée plus ou moins longue, comme en témoignent les nombreux économistes devenus banquiers centraux.

15La question centrale est alors celle de l’adéquation des caractéristiques des « producteurs », et plus précisément des chercheurs, aux besoins des « consommateurs ».

Trois modes d’interaction entre recherche et décision publique

16Il existe principalement trois modes d’interaction entre les économistes-chercheurs et le monde de la décision publique [12]. Le premier est la participation directe à la décision, lorsque l’économiste est directeur d’administration, membre d’un cabinet ministériel, gouverneur d’une banque centrale, ministre, ou encore, membre d’une autorité de régulation. Ou bien lorsqu’il travaille dans une administration ou une autorité directement connectée à la décision. La participation d’un économiste à la décision peut être durable, ou bien pour une période délimitée. En France, la relative étanchéité entre le monde académique et celui des grands corps d’administration rend plus rare cette dernière possibilité, alors qu’elle est fréquente dans le milieu anglo-saxon (voir infra).

17Le deuxième mode d’interaction est une participation indirecte, lorsque le chercheur contribue à un groupe de travail destiné à préparer une réforme ou à une instance de concertation (par exemple, le groupe d’experts sur le SMIC), ou bien lorsqu’il rédige un rapport sur un thème de politique économique. Ce mode d’interaction s’est beaucoup développé en France, notamment après la création, en 1997, du Conseil d’analyse économique auprès du Premier ministre, et plus encore avec le développement des méthodes d’évaluation des politiques publiques. Le lien avec la décision publique dépend alors de l’accueil qui est fait au rapport ou au résultat de la concertation.

18Le troisième mode d’intervention, enfin, consiste à réaliser des recherches académiques sur des thèmes importants de politique économique, par exemple, l’impact du coût du travail sur l’emploi, l’effet des politiques monétaires et budgétaires, les conséquences des accords de libre-échange, l’élaboration du droit de la concurrence, les régulations sectorielles et financières [13]. La publication, qui passe par un processus de validation par les pairs, prend du temps (de l’ordre de cinq ans entre le début de la recherche et la publication de l’article). Ce dernier mode d’intervention, indirect, peut s’accompagner d’une présence du chercheur dans différents cercles de réflexion ou organisations non gouvernementales, dans les médias et sur les réseaux sociaux de manière à faire connaître ses résultats et influencer la décision sans la médiation des « passeurs » (journalistes, think tanks et cadres de l’administration économique). Le chercheur peut aussi être auditionné au Parlement national ou européen, voire utiliser des liens personnels avec des personnalités politiques ou de la haute administration.

Des interactions difficiles

19Les difficultés de collaboration entre « producteurs » et « consommateurs » de services d’expertise économique viennent en partie de la défiance du public à l’égard des experts en général ainsi que vis-à-vis des statistiques économiques [14]. Cependant, elle tient aussi à la discipline elle-même et aux incitations auxquelles sont confrontés les producteurs.

Les difficultés liées à la discipline

20Le raisonnement d’un économiste s’articule en général autour de deux caractéristiques clés qui le distinguent des autres spécialistes de sciences sociales : la mise en évidence de relations causales, par exemple, entre le coût du travail et l’emploi ou entre le déficit public et la croissance, et la fourniture de raisonnements « bouclés » qui intègrent la réaction des différents prix et revenus sur les marchés jugés pertinents. Ces deux caractéristiques fondamentales ne sont pas toujours bien comprises par le « consommateur » de services économiques. Un exemple classique est l’impact de l’ouverture commerciale sur l’emploi dans les pays avancés. Pour la plupart des économistes, l’impact est positif, au moins à long terme (et sous réserve d’un bon fonctionnement des marchés). Certes, des emplois sont détruits dans les secteurs d’importation. Mais le gain de pouvoir d’achat dégagé par les importations à bas coût se reporte sur d’autres secteurs, qui voient leurs niveaux d’emploi augmenter. Les relations causales sont aussi souvent mal comprises. Ainsi, les économistes sont souvent négatifs sur les aides ciblées aux entreprises, mettant en avant notamment les effets d’aubaine : l’augmentation observée de l’investissement ou de l’emploi dans l’entreprise aidée aurait peut-être eu lieu sans aide. Pour déterminer un effet causal, il faut comparer l’évolution des entreprises aidées à celle d’entreprises similaires en tout point mais qui n’ont pas reçu de subventions [15].

21En comparant les réponses du panel d’experts de l’université de Chicago (voir infra) et celles d’un échantillon de 1 000 foyers américains, Sapienza et Zingales (2013) [16] montrent que plus les économistes semblent d’accord entre eux, moins ils le sont avec le reste de la population. Ces écarts s’expliqueraient par une manière différente d’interpréter une même question du fait notamment d’une confiance différente dans le gouvernement ou dans l’hypothèse « toutes choses égales par ailleurs ».

22La difficulté de communication entre les économistes et le reste de la population est renforcée par l’incertitude qui entoure les résultats empiriques, la mauvaise performance des prévisions et, plus fondamentalement encore, le doute qui entoure la parole des économistes dès lors qu’ils sont à la fois analystes et acteurs de la société.

L’incertitude sur les résultats

23Les économistes apportent un grand soin à la mise en évidence de relations causales et leurs résultats ne sont publiés qu’après de longs processus de validation scientifique. Ceci ne fait toutefois pas de l’économie une science exacte, pour de nombreuses raisons. Citons-en quelques-unes :

  • la méthode économétrique, la plus fréquemment employée pour confronter une théorie aux faits, fournit des résultats avec une marge d’incertitude souvent importante. Par exemple, le multiplicateur keynésien a 90 % de chances d’être compris entre 0,5 et 1,5. Les marges d’erreur sont rarement prises en compte par les décideurs. Cette même méthode économétrique repose sur des séries de données observées sur le passé, dans un pays ou pour un groupe de pays. Les résultats ne sont pas nécessairement reproductibles dans le temps ni dans d’autres pays ;
  • de nombreuses politiques économiques sont déployées simultanément et il est souvent difficile d’isoler l’impact spécifique de l’une d’entre elles. Un exemple classique est l’impact de la réduction du temps de travail au début des années 2000 en France, le passage aux 35 heures s’étant accompagné de réduction de cotisations sociales employeurs [17] ;
  • avant de conclure sur l’effet d’une politique économique, il faut mesurer son impact sur les finances publiques et les mesures de compensation prévues. Lorsqu’aucun financement n’est prévu, il faut faire une hypothèse : quel impôt sera relevé ? quelle dépense diminuée ? Le champ est vaste, ce qui accroît l’incertitude sur les résultats ;
  • enfin, et c’est peut-être la difficulté la plus importante, les résultats empiriques s’appuient sur la partie visible des phénomènes – appréhendés par les données disponibles. Dans certains cas, la partie cachée peut se révéler déterminante. Par exemple, les activités « hors bilan » des banques sont très difficiles à appréhender ; or elles constituent un ingrédient majeur des risques d’instabilité financière dans le monde.

Les prévisions erronées

24Les économistes sont connus pour être de mauvais prévisionnistes, particulièrement dans les périodes troublées. Ce fait avéré touche les organismes de prévision les plus sérieux. Cependant, les économistes ne comprennent pas bien ce reproche car ils se voient davantage comme des médecins (ou des dentistes, pour reprendre une expression célèbre de Keynes) que comme des météorologues. L’activité de prévision occupe dans l’ensemble une place minoritaire dans leur travail qui est davantage tourné sur l’appréciation des risques et la recherche de solutions. C’est une source d’incompréhension avec le grand public qui n’attend pas autre chose que des prévisions, sans soupçonner la masse de travaux réalisés dans des domaines aussi variés que l’offre de travail, la tarification des cartes de crédit ou des soins hospitaliers, la rémunération des patrons, le tracé des lignes de métro, etc.

25Dès lors que l’on s’intéresse aux comportements d’individus, les choix stratégiques et les phénomènes auto-réalisateurs rendent la prévision très difficile. Plus fondamentalement, certaines variables économiques sont impossibles à prévoir car, contrairement aux variables climatiques, elles sont endogènes à la prévision elle-même. Par exemple, si les modèles de prévision signalent une appréciation probable de l’euro d’ici un an, alors les marchés vont investir en euros, ce qui fera monter l’euro non pas dans un an, mais immédiatement. Le prévisionniste ne peut alors plus prévoir une appréciation de l’euro, puisque c’est chose faite. Il en est réduit à prédire un taux de change stable, sans fournir aucune indication sur son évolution future. C’est une différence majeure avec le météorologue qui ne fait pas tomber la pluie immédiatement lorsqu’il la prédit pour demain. Par ailleurs, les modèles de prévision sont estimés sur une période passée : ils incorporent des comportements observés à un moment où le régime de change était peut-être différent (avant l’euro), ou bien la mobilité internationale des capitaux moins importante, ou bien la population plus jeune, le taux de syndicalisation plus important, etc. Les équations estimées sur le passé ne sont pas nécessairement pertinentes sur une période présentant des caractéristiques structurelles différentes [18].

Une affaire d’opinions ?

26Comme toute science sociale, l’économie est confrontée à une difficulté irréductible : l’économiste qui l’étudie est lui-même un membre, parfois actif et engagé, de la société. Son regard sur le monde est inévitablement influencé par son histoire personnelle et par le milieu dans lequel il évolue. Kahan (2016) montre ainsi que, même lorsqu’il est « expert », un individu a tendance à écarter une information qui lui paraît « concurrente » de ses valeurs culturelles ou politiques [19]. Ces biais cognitifs rendent quasi impossible la convergence de tous les économistes vers une « vérité scientifique » unique. Conscients de cette difficulté, les économistes s’entourent de garde-fous. Outre le processus de validation par les pairs, ils publient souvent sur leur site Internet une déclaration d’intérêts précisant, par exemple, s’ils ont reçu des subventions d’entreprises privées (et lesquelles), ou s’ils sont membres de partis politiques. Cette pratique n’est cependant pas générale et elle ne peut couvrir l’intégralité des engagements associatifs, religieux voire simplement informels d’un individu. Par ailleurs, certains économistes reconnus dans un domaine de recherche prennent parfois position dans un autre domaine. Leur point de vue est alors celui de simples citoyens, mais le non-spécialiste ne fera pas forcément la différence. Ainsi, l’économiste aura toujours à affronter le soupçon d’un a priori idéologique ou de capture par des intérêts particuliers – un soupçon pas toujours infondé [20].

Pensée unique ou cacophonie

27Les économistes se voient tour à tour reprocher de penser tous la même chose et de n’être jamais d’accord. Le premier cas est suspect, tandis que le second prouve leur inutilité. En réalité, la plupart des désaccords entre économistes ont des explications rationnelles : la majorité des économistes « s’accordent sur leurs désaccords ». Une manière de le montrer est d’observer que les désaccords sont d’autant plus importants que la question est large. Une question large comme « Pour ou contre la loi Travail ? » [21] conduit à une réponse différente selon l’horizon considéré (court ou long terme) et selon qu’on s’intéresse au niveau de l’emploi, à son instabilité, au niveau du chômage ou encore la répartition du chômage entre différentes catégories de travailleurs. À l’inverse, une question précise comme « le coût du travail au niveau du salaire minimum demeure-t-il un obstacle à l’emploi des jeunes peu qualifiés en France en 2017 ? » recueillera davantage de consensus.

28La mise en évidence des accords et des désaccords entre économistes est une tâche difficile mais extrêmement utile pour le non-spécialiste qui pourra s’y référer (voir encadré). Lorsqu’il existe, le « consensus » évolue à mesure que les connaissances s’accumulent ou que de nouvelles techniques de validation apparaissent. Cette évolution est rapidement incorporée dans les analyses par les spécialistes du sujet, plus tardivement par les spécialistes d’autres sujets, ce qui peut faire temporairement apparaître des différences de vue. Il importe que les « passeurs » de savoir puissent accéder aux toutes dernières recherches sur un sujet donné, sous un format adéquat.

29Parfois, le non-spécialiste perçoit une évolution du consensus des économistes, alors qu’il n’a pas vraiment changé mais que les conditions économiques ont évolué [22]. Un exemple récent est le débat sur le « multiplicateur keynésien », c’est-à-dire la réaction de l’activité économique à une stimulation budgétaire. Avant la crise économique de 2009, le multiplicateur était généralement considéré comme faible. Avec la crise, les économistes sont soudain apparus comme très majoritairement « keynésiens », non parce que leurs connaissances avaient brutalement évolué, mais parce que toutes les conditions pour des multiplicateurs élevés étaient d’un seul coup réunies : chute brutale de la demande, politiques monétaires impuissantes, ménages et entreprises contraints dans leurs capacités d’emprunt, simultanéité des relances budgétaires dans le monde [23].

À la recherche du consensus en économie

Dès 1979, les recherches de Kearl et al. (1979) [a] sur l’existence d’un consensus entre les économistes ont montré que les désaccords sont moins marqués sur des sujets d’économie « positive » (influence de la variable x sur la variable y) que sur des sujets « normatifs » (niveau souhaitable de la variable x) et qu’il y a davantage de consensus sur les questions microéconomiques plutôt que macroéconomiques. Ces deux caractéristiques se comprennent aisément. D’une part, un point de vue normatif s’appuie nécessairement sur une assertion positive et y ajoute une fonction-objectif qui peut différer d’un économiste à l’autre. Par exemple, la réponse à la question « faut-il augmenter le salaire minimum » dépend d’une connaissance acquise sur les effets du salaire minimum sur l’emploi et sur les inégalités ; mais aussi d’une fonction-objectif particulière (emploi, pouvoir d’achat, inégalités…). D’autre part, les questions macroéconomiques sont nécessairement moins consensuelles que les questions d’ordre microéconomique car les résultats d’économie « positive » y sont moins solides et parce qu’elles mettent en jeu un plus grand nombre de mécanismes.
L’Université de Chicago invite régulièrement deux panels d’économistes, l’un américain et l’autre européen, à donner leur avis sur des questions économiques [b]. Face à des affirmations plus ou moins générales, chaque expert est invité à dire s’il est tout à fait d’accord, plutôt d’accord, incertain, plutôt pas d’accord, pas du tout d’accord ou encore sans opinion. Par ailleurs, il est invité à indiquer le niveau de confiance qu’il a dans son propre avis, sur une échelle de 1 à 10. Les réponses sont alors agrégées en les pondérant par le niveau de confiance.
L’exemple reporté ci-dessous montre que les niveaux de consensus peuvent varier très fortement au sein d’une même thématique. Si les économistes interrogés semblent d’accord pour dire que la libre circulation des individus en Europe a amélioré la situation du citoyen moyen d’Europe de l’Ouest depuis les années 1980, il n’y a pas de consensus si l’on restreint la question aux moins qualifiés. Notons ici l’importance de la formulation des questions : « Europe de l’Ouest », « bien-être moyen », « depuis les années 1980 », « intra-européennes ». Ces précisions sont indispensables pour que des divergences observées ne viennent pas simplement d’une formulation ambiguë [c].
La pertinence d’une telle démarche repose évidemment sur des règles transparentes de sélection des experts qui à la fois garantissent leur compétence et offrent un niveau minimum de pluralisme.

Questions posées au panel européen sur les migrations intra-européennes, réponses pondérées par le niveau de confiance, en % des réponses

figure im1

Questions posées au panel européen sur les migrations intra-européennes, réponses pondérées par le niveau de confiance, en % des réponses

En Europe de l’Ouest depuis les années 1980, la liberté croissante de vivre et de travailler dans un autre pays européen :
Source : European IGM Economic Experts Panel, 7 décembre 2016.

30Dans certains cas, la recherche économique semble en retard par rapport au débat de politique économique, de sorte que les décideurs ne peuvent pas s’appuyer sur des travaux académiques. Parmi les exemples récents, on peut citer le bon niveau des fonds propres des banques, la régulation des chambres de compensation ou encore l’impact de la monnaie unique sur le PIB par habitant des États membres de la zone euro. Dans de telles circonstances, la recherche académique faillit à sa mission de fournir des points de repère et des forces de rappel pour le débat de politique économique, ce qui peut renforcer le caractère parfois irrationnel des débats, mais aussi le ressentiment des décideurs vis-à-vis de chercheurs considérés comme trop éloignés des sujets importants du moment.

Les problèmes d’incitations

31On l’a dit, les chercheurs en économie sont à la fois observateurs et parties prenantes de la société. Ils évoluent sur un « marché » des idées, face à des « clients » dont l’objectif n’est pas nécessairement de faire progresser la connaissance. Le phénomène est flagrant dans les médias, qui cherchent souvent à opposer deux vues en les mettant sur le même plan, quelle que soit leur solidité scientifique. À l’inverse, les décideurs préfèrent que leurs conseillers leur délivrent des messages clairs et univoques. Dans un cas comme de l’autre, les économistes « producteurs » sont amenés, sans toujours s’en rendre compte, à caricaturer ou simplifier à l’excès leur message [24]. L’incertitude sur le résultat est passée sous silence, alors que c’est parfois le centre du message : sur certains sujets, il faut savoir dire qu’on ne sait pas. Un exemple particulièrement clivant est l’impact des réformes dites « structurelles ». Alors que la recherche académique tend à nuancer les effets des réformes selon l’horizon considéré (court ou long terme) et selon la situation économique [25], le débat se résume souvent à une confrontation entre pro et antiréformes. Le phénomène est accentué par les systèmes d’incitations dans lesquels sont plongés les économistes, d’une part, et les médias, d’autre part.

Les incitations du côté de l’offre

32Les économistes sont plongés dans les systèmes d’incitations propres aux institutions dans lesquelles ils évoluent. Pour les économistes du secteur privé, il s’agit d’être « visibles » dans la presse et dans les débats de politique économique. Dans le milieu académique, il leur est au contraire préférable de se concentrer sur leurs recherches de manière à publier dans de « bonnes » revues [26]. Ces différences de systèmes d’incitations peuvent conduire les premiers à occuper une place médiatique disproportionnée par rapport aux seconds, lesquels sont en outre plus difficiles à repérer pour la presse car plus spécialisés. Cette division des tâches est renforcée par une certaine autocensure de la part des chercheurs qui, trop méticuleux, noient parfois leur communication sous un flot de précautions oratoires. Dans un monde médiatique limité à quelques signes ou quelques secondes, ce mode de communication ne passe pas. Les médias se reportent alors sur quelques économistes « généralistes » qui, au risque de ne pas toujours s’appuyer sur les recherches les plus récentes, sont capables d’expliquer les choses simplement.

33Les enseignants-chercheurs ont eux-mêmes tendance à spécialiser leur activité au cours de leur carrière, certains restant concentrés sur leurs recherches, d’autres s’impliquant davantage dans le conseil, la rédaction de rapports administratifs, la pédagogie et la vulgarisation. Cette spécialisation correspond à la fois aux avantages comparatifs des individus et à la gestion de leur temps nécessairement limité une fois décomptées leurs charges d’enseignement et de gestion administrative. L’insertion dans le monde économique « réel » et la visibilité médiatique peuvent alors fournir un substitut à une reconnaissance limitée sur le terrain strictement académique, mesurée à l’aide d’indicateurs bibliométriques. Cette spécialisation ne pose pas de problème tant que les deux communautés demeurent complémentaires. Cependant, le risque existe d’une divergence entre le discours porté par la communauté « visible » des économistes et les avancées de la recherche.

Les incitations côté demande

34La situation économique des médias n’est pas propice à un travail de fond sur les sujets couverts. Les journalistes, qui sont souvent des généralistes sans formation économique, peuvent être tentés d’en référer à quelques économistes bien en vue, de « bons clients », qui ne refuseront pas de leur répondre sur une large gamme de sujets. Il est aussi tentant pour les médias de mettre en scène les divergences entre économistes. Ces derniers sont parfois complices du procédé, ou bien ils se laissent piéger par les étiquettes. Tel économiste, sélectionné pour ses déclarations antérieures, sera prié de livrer un point de vue « keynésien », et il s’exécutera. Tel autre livrera avec une certaine obéissance la version « libérale ».

35Du côté des décideurs, les incitations sont, en France, encore très marquées par le système des grands corps de l’État, qui se partagent les postes à responsabilité. Si les administrations s’ouvrent à l’expertise académique, c’est principalement sur les modes 2 et 3 définis plus haut, très peu par la participation directe au processus de décision (cf. infra). À titre d’exemple, parmi les seize gouverneurs et sous-gouverneurs de la Banque de France et les onze directeurs du Trésor qui se sont succédé depuis 1980, aucun n’était docteur en économie ni en droit [27].

Quelques éléments de comparaison internationale

36Comment mesurer spécifiquement l’interaction entre les milieux de la recherche économique, de la décision publique et des médias ? Nous proposons ici plusieurs métriques toutes très imparfaites mais qui, ensemble, permettent de dresser un constat nuancé de la situation française par rapport à d’autres pays avancés.

Une participation « indirecte » importante

37Comme nous l’avons mentionné, la participation des chercheurs à la décision publique peut se faire sous trois modalités : une participation directe, en occupant temporairement des postes à responsabilités ; une participation indirecte, via des groupes de travail et la rédaction de rapports ; et une participation de l’extérieur, via la mise à disposition de résultats de recherche. Le graphique 1 compare les trois modalités en France et dans quatre pays avancés à partir des 100 premiers chercheurs mentionnés dans le répertoire RePEc pour chaque pays [28]. Parmi les cinq pays considérés, la France est celui où la participation directe des chercheurs à la décision est la plus faible : seulement 9 économistes sur les 100 premiers du classement, contre 12 en Italie, 13 au Royaume-Uni, 16 en Allemagne et, surtout, 30 aux États-Unis. Cependant, la participation « indirecte » des chercheurs français (51) est quasiment au niveau américain et très au-dessus du niveau allemand (30).

1

La participation des économistes à la décision publique, en % des chercheurs de chaque pays

1

La participation des économistes à la décision publique, en % des chercheurs de chaque pays

Source : Beuve J., T. Renault et A. Schurich-Rey (2017) : « Les économistes universitaires dans le débat et la décision publics », Focus du CAE, n° 017-2017, juillet.

38Constat 1. En France, la participation « indirecte » des chercheurs à la décision publique est relativement bien développée, contrairement à la participation « directe ».

39Notons toutefois que, au sein de la recherche elle-même (donc, sans nécessairement de participation directe ou indirecte), un champ en forte expansion est l’évaluation des politiques publiques. Ainsi, il est possible que l’influence des économistes se soit accrue via ce canal « extérieur ». Les travaux d’évaluation sont repris dans les rapports administratifs, discutés dans les groupes de travail, utilisés pour justifier les projets de réformes. Cependant, même si des avancées notables ont été observées ces dernières années (en particulier pour l’accès aux données), l’évaluation des politiques publiques se limite encore aujourd’hui la plupart du temps à un exercice de contrôle et d’audit [29].

2

Nombre d’auteurs et d’articles sur Vox-eu par pays, parmi l’échantillon de 100 économistes de chaque pays

2

Nombre d’auteurs et d’articles sur Vox-eu par pays, parmi l’échantillon de 100 économistes de chaque pays

Lecture : Parmi les 100 premiers économistes français du répertoire RePEc, 53 ont écrit au moins un article sur Vox-eu pour un total de 187 articles.
Source : Beuve J., T. Renault et A. Schurich-Rey (2017) : « Les économistes universitaires dans le débat et la décision publics », Focus du CAE, n° 017-2017, juillet.
3

Activité des comptes Twitter par pays, parmi l’échantillon de 100 économistes de chaque pays

3

Activité des comptes Twitter par pays, parmi l’échantillon de 100 économistes de chaque pays

Lecture : Parmi les 100 premiers économistes travaillant en France et cités par RePEc, 12 ont un compte twitter actif ; parmi ces comptes actifs, la médiane est de 4,7 tweets par mois et de 21,5 abonnés par mois (en moyenne sur la durée d’activité du compte).
Source : Beuve J., T. Renault et A. Schurich-Rey (2017) : « Les économistes universitaires dans le débat et la décision publics », Focus du CAE, n° 017-2017, juillet.

Une participation encore modeste aux débats de politique économique

40L’influence des chercheurs sur la décision publique passe aussi par le canal médiatique au sens large (y compris les blogs et les réseaux sociaux). Cette influence est extrêmement difficile à mesurer. Nous nous appuyons ici sur les résultats de Beuve et al. (2017, op. cit.) à partir de la plateforme européenne Vox-eu, de la présence sur twitter et de l’analyse de quelques débats économiques emblématiques dans la presse de quatre pays européens.

Des chercheurs français relativement peu présents dans les débats européens

41Une manière de mesurer la place des chercheurs français dans le débat européen de politique économique est de s’appuyer sur la plate-forme Vox-eu, créée en juin 2007 pour « promouvoir l’analyse et la discussion des politiques économiques par des économistes de premier plan, à partir des résultats de la recherche » [30]. Parmi les 5 399 contributeurs recensés sur le site en février 2017, 39 % travaillent aux États-Unis, tandis que 5 % environ travaillent en France, 5 % en Italie, 7 % en Allemagne et 11 % au Royaume-Uni. Naturellement, ces écarts sont en partie liés aux tailles inégales des cinq pays. Le graphique 2 compare la participation à Vox-eu des mêmes cent économistes de chaque pays déjà retenus plus haut. Les 100 économistes RePEc travaillant en France sont moins présents sur Vox-eu mais la différence avec les autres pays européens est assez faible. En revanche, ils contribuent nettement moins fréquemment que leurs collègues d’autres pays (187 contributions au total, soit près de 40 % de moins que les Italiens et 75 % de moins que les Américains).

Des chercheurs français relativement peu présents sur les réseaux sociaux

42Les réseaux sociaux sont de plus en plus utilisés par les économistes. Ils y trouvent un moyen de communiquer autour de leurs travaux et/ou de commenter l’actualité économique et politique. À titre d’illustration, le graphique 3 montre que les économistes français de la liste RePEc sont relativement peu présents sur le réseau twitter en nombre de comptes actifs. La comparaison avec le Royaume-Uni et avec les États-Unis est biaisée par la langue et (dans le second cas) par la taille. Cependant, moins de chercheurs ont un compte actif en France qu’en Italie ou en Allemagne, les niveaux d’activité de ces comptes étant comparables.

La recherche moins présente dans la presse française que dans la presse allemande

43Une autre manière d’aborder la présence des chercheurs dans les médias est d’examiner les références à la recherche dans les articles de journaux. Dans cet esprit, Beuve et al. (2017, op. cit.) comparent le traitement de mêmes sujets économiques dans quatre pays européens par leurs quotidiens de référence [31]. L’analyse couvre cinq sujets économiques européens entre janvier 2015 et décembre 2016. La présence de références à la recherche est repérée par l’occurrence des racines « professeu », « chercheu », « universit » et « académiqu » (et leurs équivalents dans les autres langues) dans les articles. Les résultats révèlent une présence beaucoup plus importante de références à la recherche dans la presse allemande que dans la presse britannique, cette dernière faisant légèrement « mieux » que la France et l’Italie (graphique 4). Il est cependant plus facile de faire référence à la recherche dans un article de grande taille que dans un entrefilet. Une fois prise en compte la taille des articles (en rapportant le nombre de mots faisant référence à la recherche au nombre total de mots dans les articles), l’Allemagne se détache toujours mais les trois autres pays font jeu égal.

4

Proportion des articles de presse faisant référence à des travaux académiques, en % des articles de chaque pays

4

Proportion des articles de presse faisant référence à des travaux académiques, en % des articles de chaque pays

Source : Beuve J., T. Renault et A. Schurich-Rey (2017) : « Les économistes universitaires dans le débat et la décision publics », Focus du CAE, n° 017-2017, juillet.

44Constat 2. En France, les économistes académiques sont relativement peu présents sur les réseaux sociaux. Comme en Italie, la presse fait beaucoup moins référence à la recherche économique que la presse allemande.

Quelles voies pour progresser ?

45Comment améliorer l’interaction entre les économistes, le monde de la décision publique et la sphère médiatique ? Nous esquissons ici quelques pistes en nous intéressant tour à tour à la responsabilité de chacun de des trois groupes d’acteurs.

La responsabilité des économistes-chercheurs

46Les économistes-chercheurs doivent s’attaquer eux-mêmes à deux reproches qui leur sont adressés de manière répétée : leurs biais idéologiques et leur niveau de désaccord.

Déontologie personnelle

47La question du biais individuel va plus loin que le problème désormais bien compris des éventuels conflits d’intérêts. Pour améliorer leur crédibilité dans les débats publics, les chercheurs en économie devraient s’astreindre à respecter au moins trois règles de bonne conduite [32] :

  • débattre des idées mais jamais des personnes (pas d’arguments ad hominem) ;
  • ne jamais dire ou écrire (que ce soit en conseillant le politique ou en participant au débat public dans les médias) quelque chose qu’on ne serait pas prêt à défendre devant ses pairs ;
  • ne pas s’exprimer sur des sujets dont on a une connaissance trop vague.

48Ces trois engagements pourraient figurer sur une charte de déontologie que chaque chercheur publierait sur son site, en plus de ses conflits d’intérêts eux aussi systématiquement publiés [33]. Les associations professionnelles (en particulier l’Association française de sciences économiques, AFSE) pourraient proposer un modèle de charte de déontologie et de déclaration d’intérêts que chaque enseignant-chercheur serait invité à endosser [34].

49Recommandation 1. Diffuser les bonnes pratiques au sein de la profession des économistes-chercheurs. L’Association française de science économique pourrait proposer un modèle adaptable de charte de déontologie et de déclaration d’intérêts. Les journalistes seraient invités à s’y référer.

50Cette première recommandation a surtout pour objectif de sensibiliser les économistes à leurs propres pratiques et à signaler une prise de conscience collective. Seule, elle ne permettra pas d’améliorer significativement les interactions entre la profession et le monde de la décision et des médias.

Construction d’un consensus

51Les désaccords entre économistes ne sont pas forcément stériles et ils ont souvent une explication rationnelle. Néanmoins, il est important de les circonscrire de manière à dégager, par différence, les domaines où il existe un consensus.

52Une manière d’exposer aux non-spécialistes le degré de convergence sur un sujet donné serait de mettre en place en France un panel d’experts se prononçant régulièrement sur des questions précises (voir encadré). La sélection du panel devrait obéir à des critères transparents. Un comité de pilotage international pourrait être utile à cet égard. Les experts seraient nommés pour une durée déterminée, non renouvelable, afin d’associer le plus possible d’économistes à l’exercice au fil du temps. Contrairement aux panels européens existants, un panel français permettrait d’aborder des thèmes spécifiques comme les 35 heures ou le livret A. Les avis individuels pourraient ou non être rendus publics [35].

53Recommandation 2. Mettre en place un panel d’experts économiques interrogés chaque mois sur une question pratique d’économie ou de politique économique. Les réponses seront pondérées par le degré de confiance de chacun dans sa réponse. Les résultats agrégés (et éventuellement les réponses individuelles) seront publiés.

54En complément, il pourrait être utile de diffuser des synthèses non techniques en Français de la recherche récente sur des sujets ciblés. Il n’est sans doute pas réaliste de créer une revue à cet effet, sur le modèle du Journal of Economic Perspectives. La base d’auteurs francophones n’est peut-être pas suffisante, notamment si l’on tient compte de la faible valorisation de ce type d’articles dans les dossiers de recherche. Un tel projet pourrait toutefois se concevoir à partir d’une revue existante, en accord avec son comité éditorial, en y ouvrant une rubrique spécifique ou en mettant à disposition des lecteurs une plate-forme Internet complémentaire. Des synthèses réalisées par des chercheurs spécialisés sur chaque domaine pourraient nourrir utilement la réflexion et les analyses conduites par les administrations économiques. À ce titre elles pourraient jouer un rôle d’impulsion en finançant certains de ces travaux.

Responsabilité des décideurs

55Du côté des décideurs publics, deux voies complémentaires pourraient être suivies :

  • une coopération plus systématique avec les chercheurs sur l’évaluation des politiques publiques ;
  • des allers-retours facilités entre le monde académique et celui de la décision.

Une coopération plus étroite sur l’évaluation des politiques publiques

56Il est tout d’abord important d’encourager la coopération entre l’administration et les chercheurs autour de l’évaluation des politiques publiques. Pour bien fonctionner, cette coopération doit garantir l’indépendance des chercheurs et permettre un dialogue avec les services en charge de la politique économique, qui seuls connaissent le détail de leur mise en place, et favoriser l’interdisciplinarité [36]. Cette collaboration permettra aussi de mettre en lumière des sujets de recherche insuffisamment étudiés par la communauté scientifique aux yeux des décideurs publics (recherche extensive manquante).

57Recommandation 3. Recourir systématiquement à des équipes d’enseignants-chercheurs pour évaluer l’efficacité des politiques publiques. Favoriser l’interdisciplinarité et la confrontation des points de vue lors de ces évaluations.

Des allers-retours facilités entre le monde académique et celui de la décision publique

58Parmi les cinq pays analysés plus haut (Allemagne, États-Unis, France, Italie et Royaume-Uni), la France est celui où la participation directe des économistes-chercheurs à la décision publique est la plus faible. Les freins à cette mobilité sont liés à la fois au système des corps (qui limite le champ des recrutements) et aux grilles d’évaluation des enseignants-chercheurs (qui ne valorisent pas ce type d’expérience). Pour progresser dans ce domaine, il est nécessaire d’agir simultanément sur ces deux aspects. Sur le premier point, il faut naturellement prendre en compte le fait qu’un enseignant-chercheur en économie n’a pas les compétences juridiques, administratives et (souvent) managériales pour occuper un certain nombre de postes de responsabilité. Cependant, il n’est pas compréhensible que les postes de chef-économiste ou ceux dans des domaines comme la politique monétaire ou la régulation ne soient pas ouverts aux compétences du monde académique. Sur le second point (la valorisation des carrières académiques), il pourrait être utile de mettre en place des décharges temporaires d’enseignement (financée au niveau national) lorsque l’enseignant-chercheur réintègre l’université après une incursion dans le monde de la décision, afin de l’aider à se replonger dans le milieu de la recherche, et ainsi ne pas se trouver pénalisé dans sa carrière académique.

59Recommandation 4. Dans l’administration économique, ouvrir davantage les postes d’expertise et les postes de responsabilité à des enseignants-chercheurs. Prendre en compte ces expériences dans la gestion des carrières individuelles, selon des critères transparents.

Responsabilité des journalistes

60On a vu que le monde médiatique manque de ressources pour réaliser des recherches documentaires et repérer les véritables spécialistes du sujet du moment. De leur côté, les économistes du monde académique ne parviennent pas toujours à communiquer de manière suffisamment pédagogique sur leurs recherches. Pour progresser dans cette dernière dimension, deux moyens complémentaires seraient envisageables : une meilleure information sur les ressources disponibles dans le milieu académique et des actions de formation.

Une meilleure information sur les ressources existantes

61Pour renforcer la visibilité des experts du monde académique, l’AFSE, ou toute autre institution représentative, pourrait publier, sur une base volontaire et conditionnellement aux règles de déontologie mentionnées plus haut, un répertoire de compétences dans des domaines spécifiques de politique économique – la compétence de chacun étant attestée par au moins une publication académique sur le sujet. Ce répertoire serait mis à disposition aussi bien de l’administration économique que du monde médiatique. Le panel d’experts mentionné plus haut aurait naturellement vocation à figurer sur cette liste.

62Recommandation 5. Publier et mettre à jour régulièrement un répertoire de compétences selon une méthode transparente attestant à la fois la compétence et l’adhésion à une charte déontologique.

63Il ne s’agit pas ici de préempter le débat public. Celui-ci doit bien évidemment donner la parole à des praticiens, qu’ils travaillent en entreprise, dans des syndicats ou dans le secteur public. L’idée ici est plutôt d’offrir à la presse et au monde de la décision une « banque » de ressources afin d’enrichir leurs investigations sur tel ou tel sujet de politique économique.

Formation réciproque

64La plupart des journalistes en France ont peu, voire pas de formation en économie. Symétriquement, les enseignants-chercheurs n’ont généralement pas reçu de formation à ce mode de communication spécifique. Ce double problème pourrait être traité à faible coût, via des sessions de formation réciproque au cours desquelles chaque groupe communiquerait son savoir (et son savoir-faire) à l’autre, sous la houlette d’un formateur professionnel et en mobilisant le droit à la formation continue. Organisées autour de grandes questions de politique économique, ces sessions « fermées » seraient aussi l’occasion de rapprocher les deux milieux et d’aplanir les incompréhensions.

65Recommandation 6. Organiser des sessions fermées de formation réciproque des enseignants-chercheurs et des journalistes sur des grandes thématiques économiques.

66La France a les moyens d’améliorer la qualité du débat et des décisions en matière de politique économique. Le monde académique peut y contribuer, à la double condition de se discipliner de l’intérieur et d’être soutenu de l’extérieur.

Les auteurs remercient chaleureusement Jean Beuve, Conseiller scientifique au CAE, Amélie Schurich-Rey, Assistante de recherche au CAE et Thomas Renault, Doctorant à l’Université Paris 1, pour leurs recherches quantitatives sur les interactions entre le monde de la recherche et ceux de la décision et des médias. Leurs résultats sont détaillés dans Beuve J., A. Schurich-Rey et T. Renault (2017) : « Les économistes universitaires dans le débat et la décision publics », Focus du CAE, n° 017-2017, juillet. La Note a aussi bénéficié des suggestions de Yann Algan, Dominique Bureau et Benoît Cœuré, que les auteurs remercient sans leur attribuer aucune responsabilité dans son contenu.

Date de mise en ligne : 19/06/2017

https://doi.org/10.3917/ncae.042.0001

Notes

  • [a]
    École d’économie de Paris (PSE), Université de Paris 1, membre du CAE.
  • [b]
    Massachusetts Institute of Technology (MIT) et Peterson Institute of International Economics.
  • [c]
    École d’économie de Toulouse (TSE), Université de Toulouse 1, IDEI, membre du CAE.
  • [1]
    Voir, par exemple, l’enquête Banque de France-Kantar-Sofres réalisée pour les Journées de l’économie de Lyon. Dans l’enquête 2016, 52 % des personnes interrogées se déclarent « assez » ou « beaucoup » intéressées par l’économie – un pourcentage toutefois en baisse par rapport à 2015 (58 %) et 2014 (62 %), www.citeco.fr/les-français-et-l’économie-2016.
  • [2]
    Voir Mitchell T. (1998) : « Fixing the Economy », Cultural Studies, vol. 21, n° 1, pp. 82-101.
  • [3]
    Voir Fourcade M., E. Ollion et Y. Algan (2015) : « The Superiority of Economists », Journal of Economic Perspectives, vol. 29, n° 1, pp. 89-114.
  • [4]
    Voir, par exemple, le film documentaire Inside Job, de Charles H. Ferguson (2010), Sony Pictures Classics.
  • [5]
    Hirschman D. et E. Popp Berman (2014) : « Do Economists Make Policies ? On the Political Effects of Economics », Socio-Economic Review, n° 12, pp. 779-811.
  • [6]
    Voir, par exemple, Zingales L. (2013) : « Preventing Economists’ Capture » in Preventing Regulatory Capture : Special Interest Influence and How to Limit It, Carpenter et Moss (dir.), Cambridge University Press, pp. 124-151.
  • [7]
    Voir Boone L. (2010) : « Pourquoi les économistes ne sont pas audibles » in À quoi servent les économistes ?, Boissieu et Jacquillat (dir.), PUF-Descartes & Cie, pp. 41-47, Fourcade M. (2009) : Economists and Societies : Discipline and Profession in the United States, Britain and France, 1890s to 1990s, Princeton University Press et Frey B.S., W.W. Pommerhne, F. Schneider et G. Gilbert (1984) : « Consensus and Dissension Among Economists : An Empirical Inquiry », The American Economic Review, vol. 74, n° 5.
  • [8]
    Au 31 décembre 2016, sur 670 administrateurs et inspecteurs généraux de l’INSEE, 101 étaient en poste au ministère de l’Économie et des Finances (cf. INSEE). L’École nationale d’administration (ENA) fournit un second contingent de hauts fonctionnaires dont certains se spécialisent dans le domaine économique.
  • [9]
    La faible féminisation de la profession est un sujet en soi que nous n’aborderons pas dans cette Note.
  • [10]
    Niveau Bac + 5. Les générations ayant achevé leurs études après 2003 ont étudié sous le régime « LMD » (licence-master-doctorat). Ce régime s’est imposé à tous les établissements d’enseignement supérieur, y compris les grandes écoles en France.
  • [11]
    De même, les groupes de réflexion (think tanks) et les membres de l’administration économique sont à la fois « consommateurs » de recherches et « producteurs » de synthèses plus opérationnelles pour le monde de la décision. On peut les définir comme des « passeurs ». Cependant les chercheurs eux-mêmes peuvent contribuer efficacement à ce travail de « passeur » comme nous le verrons plus bas.
  • [12]
    Ces modes d’interaction sont les mêmes lorsqu’on s’intéresse à la décision privée (en entreprises). Toutefois, nous nous concentrons ici sur la décision publique.
  • [13]
    Depuis les années 1990, les travaux empiriques sont devenus dominants dans les grandes revues académiques, voir Hammermesh D.S. (2013) : « Six Decades of Top Economics Publishing : Who and How ? », Journal of Economic Literature, vol. 51, n° 1, pp. 162-172.
  • [14]
    Voir, par exemple, l’enquête Ipsos/Sopra Steria (2016) : Les Français et les sciences participatives, mai : seuls 33 % des répondants jugent que les scientifiques français sont « globalement indépendants » ; seuls 28 % leur font confiance pour « dire la vérité » dans le domaine du nucléaire, 34 % dans le domaine du réchauffement climatique, 16 % pour les OGM. Selon le Baromètre de l’image de l’INSEE 2016, 52 % des personnes interrogées en novembre 2016 considèrent que l’indice des prix à la consommation reflète « très mal » ou « plutôt mal » ce qui se passe réellement en France ; la proportion est de 53 % pour le taux de croissance de l’économie et de 62 % pour le taux de chômage, cf. www.insee.fr/fr/information/2129071
  • [15]
    Citons aussi l’incompréhension des non-spécialistes sur la question de l’incidence. Pour un économiste, il fait peu de doute que lorsque l’offre de logements est fixe, subventionner la demande par des aides au logement revient à subventionner non pas les locataires, mais les propriétaires qui peuvent relever les loyers du montant de l’aide.
  • [16]
    Sapienza P. et L. Zingales (2013) : « Economic Experts vs Average Americans », Chicago Booth Research Paper, n° 13-11.
  • [17]
    Voir Zylberberg A. (2009) : « Temps de travail et emploi », Les Cahiers Français, n° 353, pp. 37-42.
  • [18]
    Voir Lucas R. (1976) : « Econometric Policy Evaluation : A Critique », Carnegie-Rochester Conference Series on Public Policy, n° 1, pp. 19-46.
  • [19]
    Kahan D.M. (2016) : « The Politically Motivated Reasoning Paradigm, Part 1 : What Politically Motivated Reasoning Is and How to Measure It », Emerging Trends in the Social and Behavioral Sciences : An Interdisciplinary, Searchable, and Linkable Resource, n° 1.
  • [20]
    Zingales (2013, op. cit.) précise les multiples canaux par lesquels un économiste peut se trouver influencé par des intérêts particuliers. Il montre, par exemple, que les articles « scientifiques » sur les rémunérations des dirigeants d’entreprise sont en moyenne plus favorables à des niveaux rémunération élevés et peu liés à la performance lorsque les signataires sont employés par des écoles de commerce (très dépendantes des financements d’entreprises) que lorsqu’ils travaillent dans d’autres départements universitaires.
  • [21]
    Loi no 2016-1088 du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels, ou « loi El Khomri ».
  • [22]
    Voir Rodrick D. (2016) : Economics Rules : The Rights and Wrongs of the Dismal Science, W.W. Norton, New York.
  • [23]
    Encore ont-ils sous-estimé les multiplicateurs au plus fort de la crise, voir Blanchard O.J. et D Leigh (2013) : « Growth Forecast Errors and Fiscal Multipliers », American Economic Review : Papers and Proceedings, vol. 103, n° 3, pp. 117-120.
  • [24]
    Philipp E. Tetlock note une relation inverse entre la « qualité » du raisonnement de l’expert sur des sujets de société et la nécessité d’exprimer une opinion forte et indiscutable afin d’être entendu dans les médias, cf. Tetlock P.E. (2005) : Expert Political Judgment : How Good Is It ? How Can We Know ?, Princeton University Press.
  • [25]
    Voir, par exemple, Cacciatore M., R. Duval, G. Fiori et F. Ghironi (2016) : « Market Reforms in the Time of Imbalance », Journal of Economic Dynamics and Control, n° 72(C), pp. 69-93.
  • [26]
    Entre ces deux extrêmes, on trouve les organismes publics tels que l’INSEE, l’OCDE ou le FMI, qui publient leurs travaux mais dont les membres ne jouissent pas toujours d’une grande liberté de parole. Quant aux économistes dans l’administration économique, ils sont peu incités à réaliser des recherches et publier, alors que cette activité leur permettrait de s’approprier plus facilement les avancées récentes de la recherche.
  • [27]
    Par contraste, depuis 1980, dix présidents de la Bundesbank sur quatorze étaient docteurs en économie et deux docteurs en droit, voir Beuve et al. (2017, op. cit.).
  • [28]
    RePEc (Research Papers in Economics) classe les articles, auteurs, et institutions selon leur notoriété évaluée en termes bibliométriques. Nous ne nous intéressons pas ici aux classements individuels mais retenons indistinctement les 100 premiers chercheurs travaillant dans chaque pays afin de disposer d’échantillons à la fois représentatifs et pas trop volumineux. Sont exclus de l’échantillon les chercheurs ayant effectué l’ensemble de leur carrière dans des organisations internationales (OCDE ou FMI, par exemple) et/ou ayant passé moins de cinq années en poste dans une université. La lecture des curriculum vitae disponibles en ligne en février 2016 permet de coder la participation de chacun à la décision publique sur l’ensemble de sa carrière : 0 si la seule participation s’est faite au travers de la mise à disposition de la recherche ; 1 si le chercheur a participé à des conseils ou groupes de travail, rédigé des rapports (participation indirecte) ; 2 s’il a occupé un poste à responsabilité dans le champ de la décision publique (participation directe). Le constat est similaire qualitativement si l’on examine les membres élus de l’Econometric Society, voir Beuve, Renault et Schurich-Rey (2017, op. cit.).
  • [29]
    Voir Bozio A. et L. Romanello (2017) : « Évaluation des politiques publiques : le bilan contrasté du quinquennat », Les Notes de l’IPP, n° 25, mars. Les délais de mise en œuvre de l’évaluation entrent souvent en conflit avec les besoins des décideurs. Les auteurs recommandent d’attribuer des budgets dédiés à l’évaluation au sein de l’Agence nationale de la recherche, de manière à dégager ces recherches des contraintes des décideurs à court terme.
  • [30]
    http://voxeu.org/pages/about-vox, traduction des auteurs.
  • [31]
    L’analyse se fonde sur les articles publiés par deux quotidiens de référence par pays, en veillant à respecter au sein de chaque pays un équilibre politique entre les quotidiens : France (Le Monde, Le Figaro), Allemagne (Die Tageszeitung, Frankfurter Allgemeine Zeitung), Italie (La Stampa, La Repubblica) et Royaume-Uni (The Guardian, The Telegraph). Les cinq sujets retenus portent sur des enjeux économiques communs à l’Union européenne :
    • le niveau des taux d’intérêt ;
    • la sortie de la Grèce de la zone euro ;
    • le traité de libre-échange entre l’Union européenne et le Canada (CETA) ;
    • la relance de l’investissement en Europe (plan Juncker) ;
    • les règles budgétaires européennes.
  • [32]
    Voir Tirole J. (2016) : Économie du bien commun, Presses Universitaires de France.
  • [33]
    Cette recommandation va donc au-delà du rapport Hautcœur qui se concentrait sur les conflits d’intérêts, voir Hautcœur P.C. (2014) : L’avenir des sciences économiques à l’Université en France, Rapport pour le ministre de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche et la secrétaire d’État à l’Enseignement supérieur et à la Recherche, 5 juin.
  • [34]
    L’AFSE publie déjà des recommandations à l’attention des enseignants-chercheurs. Il s’agirait d’aller plus loin en encourageant les chercheurs à s’approprier individuellement une charte de bonnes pratiques. L’association ne dispose d’aucun moyen de rétorsion contre des pratiques déviantes mais elle peut agir de manière positive, par des incitations.
  • [35]
    L’expérience menée par Thierry Mayer et Étienne Wasmer en octobre 2009 auprès des adhérents à l’AFSE suggère qu’une enquête ouverte peut faire l’objet de polémiques limitant in fine sa représentativité et qu’il est préférable, au moins dans un premier temps, de s’en tenir à des questions d’économie « positive » (non « normative »), voir, Mayer T. et É. Wasmer (2010) : « Y a-t-il un consensus entre les économistes en France ? », Revue d’Economie Financière, n° 98-99, pp. 201-220.
  • [36]
    Pour une analyse plus détaillée de l’importance de l’évaluation et de ses conditions idéales d’exécution, voir Les membres du Conseil d’analyse économique (2013) : « Évaluation des politiques publique », Note du CAE, n° 1, février.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.83

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions