Nord' 2016/1 N° 67

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Article de revue

Marceline Desbordes-Valmore et « le temple de Thalie »

Pages 43 à 52

Notes

  • [1]
     Marceline Desbordes-Valmore, « Le monde où vous régnez toujours… », in Élégies (Paris, Librairie Louis, 1819).
  • [2]
     Sainte-Beuve, Mme Desbordes-Valmore, sa vie et sa correspondance (Paris, Michel Lévy Frères, 1870), p. 9.
  • [3]
     Grétry (Liège, 1741 - Montmorency, 1813) est le musicien le plus à la mode dans la France prérévolutionnaire. Après des études en Italie au cours desquelles il s’initie à l’opéra-bouffe, il s’installe à Paris en 1767. Cet ami de Voltaire écrit des opéras, puis approfondit le genre de l’opéra comique, dont il devient le maître en France.
  • [4]
     Mlle Mars (1779-1847), célèbre comédienne du 1er Empire. Elle entre à la Comédie Française en 1795, où elle tient l’emploi d’ingénue et d’amoureuse, jusqu’à l’âge de 62 ans. Après l’Empire elle joue dans les premiers drames romantiques. Elle eut pour rivale Marie Dorval.
  • [5]
     Sainte-Beuve, op. cit., p. 12.
  • [6]
     Cet alexandrin est le premier vers d’un poème tiré du recueil Pauvres fleurs, paru en 1839 : « À Madame A. Tastu » (Paris, Dumont).
  • [7]
     Hyacinthe-Joseph Alexandre Thabaud de Latouche, dit Henri de Latouche (1785-1851) est une figure de la vie romantique. Journaliste, poète, écrivain, il fréquenta et aida matériellement Balzac, qui s’est inspiré de son roman Fragoletta dans Seraphîta (1834). Il servit également de guide à G. Sand dans ses débuts. Le nom de Latouche reste associé à celui d’A. Chénier, dont il fit publier des poésies inédites et qu’il contribua à faire découvrir. Il finit ses jours à La Vallée aux loups, à Aulnay où avait vécu Chateaubriand. Latouche fut celui qui inspira la figure poétique de l’amant dans les Élégies. La critique s’est longtemps interrogée sur son identité. Marceline rompit en 1840 avec cet homme à la personnalité ombrageuse. Elle était convaincue qu’il était le père de sa fille Ondine, née en 1821.
  • [8]
     Lettre citée par Jacques Boulenger dans Marceline Desbordes-Valmore, sa vie et son secret (Paris, Plon, 1926), p. 60.
  • [9]
     « À Délie », in Marceline Desbordes-Valmore, Œuvres poétiques (Paris, Lemerre, 1886), tome I, p. 61. Mlle Délia était une comédienne de l’Odéon, amie de Marceline.
  • [10]
     Préface aux Œuvres poétiques, op. cit., tome I, p. VIII.
  • [11]
     Revues poétiques et musicales.
  • [12]
     Jean-Louis Alibert (1768-1834), fondateur de la dermatologie, médecin-adjoint de l’Hôpital Saint-Louis, premier médecin ordinaire du roi, fréquentait le salon de Madame d’Helvétius. Cet homme des Lumières avait fait construire un petit théâtre dans son hôtel particulier. Il entretint une correspondance suivie avec Marceline Desbordes-Valmore.
  • [13]
     Cf. note 9.
  • [14]
     Yves Bonnefoy, Marceline Desbordes-Valmore, Poésies (Paris, Gallimard, 1983), p. 26.
  • [15]
     Sainte-Beuve, op. cit., p. 19.
  • [16]
     Sainte-Beuve, o. c., p. 18.

1 Marceline Desbordes-Valmore (1786-1859), pendant près d’un quart de siècle, embrassa la carrière de comédienne. Montée sur les planches en 1797, elle eut des engagements jusqu’en 1823. Des fragments de sa correspondance, quelques poèmes, des documents sur la vie des théâtres, des témoignages fournissent de précieux éléments sur cette activité moins connue de la postérité que celle de poète, mais qui mérite qu’on s’y intéresse. Que révèle cette carrière de la personnalité de la grande poétesse appréciée de Hugo, Vigny, puis de Rimbaud, de Verlaine ou d’Aragon ? Nous retracerons le parcours théâtral de Marceline, qui s’étend de la période postrévolutionnaire, du Consulat et de l’Empire, jusqu’à la Restauration et la Monarchie de juillet ; nous tenterons ensuite de nous interroger sur les raisons de l’abandon de la comédie au profit de la poésie.

La vie d’une comédienne au début du xix e siècle

Les débuts

2 Les années qui précèdent la Révolution voient se multiplier les salles de théâtre, mieux conçues que les précédentes et auxquelles de nombreux emplois sont associés, de celui de costumière à celui de machiniste. Mais cette prospérité ne dure pas : l’État, après 1789, intervient sans cesse dans la vie des théâtres, par des lois, des arrêtés, des décrets destinés à réglementer leur organisation, ou en arbitrant les conflits entre les comédiens et l’administration. Il n’est pas rare que les théâtres de province, d’une saison à l’autre, voient leur existence menacée.

3 Les comédiens pouvaient être appelés aussi bien à jouer qu’à chanter. La saison théâtrale débutait au printemps, les plus grands comédiens allant jouer en province en été. Les comédiennes, malgré quelques assouplissements, étaient toujours l’objet de préjugés : elles n’avaient pas le droit de se marier ni celui d’être enterrées à l’Église.

4 Telle se présente, à grands traits, la toile de fond sur laquelle va s’inscrire le parcours de Marceline. Un événement familial en est le point de départ : sa mère, Catherine Desbordes, peu heureuse en ménage, quitte Douai en 1797 pour rejoindre Nicolas Saintenoy, son amant, qui habite Roubaix ; elle s’installe à Lille. Une connaissance lui suggère de « mettre sa fille au théâtre » afin de compléter leurs maigres ressources. La fillette, âgée de douze ans, entre au théâtre de Lille pour tenir un rôle dans le chœur ou jouer les « petites utilités ». Le projet de Catherine était d’embarquer pour la Guadeloupe où résidaient des proches. C’est pourquoi, lorsque le théâtre de Lille connut des difficultés, en avril 1799, elle n’hésita pas à partir pour Rochefort. Or les comédiens du théâtre de Rochefort sont contraints de se déplacer tout le long de la côte jusqu’à Bayonne dont le théâtre ferme. Marceline se fait alors engager au Grand Théâtre de Bordeaux, en avril 1800. C’est là que survient l’incident de l’évanouissement de Marceline tombée d’inanition dans un escalier, commenté par Sainte-Beuve : « Elle contracta dès lors une habitude de souffrance, qui attendrit par la suite son talent, mais passa irrémédiablement dans tout son être [2] ». Marceline ne fait pas partie de la troupe lors de la saison théâtrale suivante (1801) ; certains avancent l’hypothèse que sa mère l’en a retirée. Toujours est-il qu’elle et sa fille – Saintenoy a fait faux bond – embarquent à Bayonne pour la Guadeloupe en novembre 1801 ; le navire ne prend la mer qu’en janvier. Elles séjournent deux mois aux Antilles, sa mère meurt de la fièvre jaune en mai 1802. Marceline, âgée de 15 ans, rentre seule en août à Brest après une traversée éprouvante. À Douai, elle trouve sa famille dans la misère.

5 Marceline Desbordes-Valmore décide de revenir au Théâtre de Lille, où elle est bien accueillie et dont la troupe se produit à la fois à Lille et à Douai. On a peu de détails sur son activité théâtrale durant cette période. Le répertoire faisait alterner tragédies (Voltaire), comédies et drames (Beaumarchais), mélodrames (Pixerécourt, Fabre d’Églantine) et comédies lyriques (Monvel). La troupe proposait trois spectacles par semaine, représentés une seule fois…

Premiers succès

6 La saison théâtrale de 1803 marque une étape dans le parcours de Marceline Desbordes-Valmore : la scène du Théâtre des Arts de Rouen où, recommandée par le directeur du théâtre de Lille, elle est engagée pour l’emploi des ingénuités, lui permet de se faire connaître et apprécier. Deux témoignages attestent ainsi du succès de la comédienne à Rouen. Le Journal de Rouen du 8 mai 1803 loue son aisance et la justesse de son jeu, preuves « d’une rare intelligence ». On lit les mêmes éloges dans le rapport du préfet de la Seine-Inférieure, Peugnot, du 18 mai 1803, accompagnés toutefois d’une réserve : « il manque à cette jeune actrice l’étude de bons modèles et l’habitude de la scène ». Le jugement pointe du doigt les défaillances de la plupart des acteurs non formés à l’art dramatique.

Marceline Desbordes-Valmore en actrice: détail du plafond du théâtre à l’italienne de Douai (Charles-Alexandre-Joseph Caulet, 1741-1825, et Maurice Rogerol, 1873-1946,pour la restauration)

Marceline Desbordes-Valmore en actrice: détail du plafond du théâtre à l’italienne de Douai (Charles-Alexandre-Joseph Caulet, 1741-1825, et Maurice Rogerol, 1873-1946,pour la restauration)

Marceline Desbordes-Valmore en actrice: détail du plafond du théâtre à l’italienne de Douai (Charles-Alexandre-Joseph Caulet, 1741-1825, et Maurice Rogerol, 1873-1946,pour la restauration)

Paris, Bruxelles

7 Marceline se produit sur la scène de l’Opéra Comique de Paris en décembre 1804. On pense que c’est le directeur du théâtre de Rouen qui a favorisé son entrée dans l’établissement. Elle remporte un vif succès dans Lisbeth (1797), de Grétry [3]. Celui-ci, qui prend en charge son éducation musicale, lui trouve, d’après Sainte-Beuve, des airs de « petit roi détrôné » Elle crée en mars 1805 le rôle de Julie dans Julie ou le pot de fleur, opéra de Spontini, sur un livret de Jars. Sainte-Beuve rapporte un extrait du Journal des Débats du 16 mars 1805, dans lequel le journaliste fait éloge des acteurs principaux. À propos de Marceline, il déclare :

8

Cette débutante m’avait échappé et ne méritait pas pareille indifférence : après Mlle Mars [4], il n’y a point d’ingénuités qu’elle n’égale ou ne surpasse ; elle n’est pas niaise, comme il arrive quelquefois aux innocentes des autres théâtres, elle n’est que franche et naïve ; l’accent juste, vrai, une excellente tenue, beaucoup d’aisance, de simplicité, de naturel ; que de bonnes qualités presque enfouies dans ce théâtre [5] !

9 L’auteur de l’article déplore en revanche le manque de voix de Marceline. Cette faiblesse, selon Saint-Beuve, serait due à une constitution fragile.

10 En 1806, Marceline démissionne de l’Opéra Comique : elle donne naissance à une fille en septembre de la même année, fruit de son idylle avec Louis Lacour, et qui meurt peu après.

11 Sa carrière reprend l’année suivante. Marceline Desbordes-Valmore est engagée pour une saison au Théâtre de La Monnaie à Bruxelles, destination sans doute choisie par la comédienne, mais aussi à la faveur des liens étroits que le Théâtre de la Monnaie entretenait avec le Théâtre des Arts de Rouen ; il n’était pas rare que les acteurs ou les musiciens, passent d’une troupe à l’autre. Pour la première fois, Marceline publie une romance, Le Billet, dont la musique est du compositeur belge Mées, chef d’orchestre du Théâtre de Rouen. Très appréciée du public bruxellois, elle tient tantôt des rôles de jeune première au théâtre, tantôt ceux de Dugazon à l’opéra.

12 De retour à Rouen en 1808, Marceline espère épouser Eugène Debonne. Mais un jeune homme de bonne famille épouse-t-il une comédienne ? Celle-ci donne naissance à un fils. La famille Debonne reste inflexible. La même année le peintre Michel-Martin Drölling fait un portrait de la jeune femme. Marceline quitte Debonne, tente de retrouver un engagement au théâtre à Paris, mais revient à Rouen pour un emploi de jeune première. C’est à cette époque qu’elle cesse de chanter. « Ma voix me faisait pleurer, mais la musique roulait dans ma tête malade et une mesure égale arrangeait mes idées à l’issue de ma réflexion » (Lettre à Sainte-Beuve du 22 juillet 1859). Cette brève explication est capitale dans la genèse de sa vocation poétique : Marceline rend compte du processus de création poétique à partir d’un rythme, qui s’opérait en elle à son insu.

Consécration

13 De retour à Paris en 1813, Marceline Desbordes-Valmore écrit des romances et signe un contrat en avril au théâtre de l’Odéon, réorganisé depuis un an. À l’époque, un acteur nouvellement engagé pouvait choisir ses trois premiers rôles. Marceline choisit celui de Claudine, dans Claudine de Florian, pièce écrite par Pigault-Lebrun d’après la nouvelle de Florian ; le personnage de fille-mère abandonnée qui finalement parvient à une vie heureuse la séduit. L’actrice est portée aux nues. Dans Le Mercure de France du 1er mai 1813, on peut lire : « Mlle Desbordes réunit à beaucoup d'intelligence une voix souple, flexible et touchante qui module à son gré toutes ses inflexions. […] Que de douceur, de modestie et de grâces naïves ! Elle a su répandre dans le rôle de Claudine une teinte de sensibilité que ne soupçonnaient pas même celles qui l’ont précédée. Son accent toujours vrai, simple et pur a trouvé le chemin du cœur. » On la compare à la célèbre Mlle Desgaran.

14 Marceline obtient un cachet annuel satisfaisant (l’équivalent de 10 000 euros), mais sa carrière, comme celle de nombreux autres acteurs est menacée au moment de la chute de l’Empire et quand advient la Restauration. Son engagement à l’Odéon n’est pas renouvelé.

15 En août 1815, elle gagne Bruxelles, engagée jusqu’à avril 1816. Le fils qu’elle a eu avec E. Debonne meurt à l’âge de 5 ans.

16 Elle tient le rôle d’Aricie dans Phèdre de Racine en mai 1817 ; Prosper Valmore, celui d’Hippolyte. Leur mariage a lieu à Bruxelles en septembre.

17 En mars 1818, Marceline Desbordes-Valmore partage l’affiche avec Mlle Mars. De solides liens d’amitié se nouent entre les deux femmes.

18 1819 voit paraître son premier volume de poésies, édité à Paris par François Louis, Élégies, Marie et romances signé Marceline Desbordes. Le succès de ce recueil incite les Valmore à rentrer à Paris. Après un dernier contrat au théâtre de Lyon en 1821, Marceline quitte les planches. Elle a 37 ans.

« Pourquoi me tentez-vous, ô belle poésie ! » [6]

Les circonstances

19 Marceline avait donc souhaité quitter Bruxelles pour Paris en 1819, année charnière, puisque son premier recueil connaissait un grand succès. Elle noue en 1820 une relation passionnée avec Henri de Latouche, rencontré quelques années plus tôt et qui fréquentera le couple Valmore pendant près de vingt ans [7]. Espérait-elle désormais vivre de sa plume ? Comptait-elle sur une pension ? « Lancée » d’une certaine manière par Latouche, rompu aux arcanes de l’édition et de la librairie, Marceline bénéficie également de ses conseils ; il lui fait lire Burns, Byron, Nodier… Mais le contrat de Valmore n’ayant pas été renouvelé à l’Odéon en 1821, le couple se voit contraint de signer un engagement à Lyon : Marceline ne s’y plaît pas. La vie instable de comédiens les conduit ensuite à Bordeaux, où Valmore seul signe un contrat de trois ans (1824-1827). Même si nous en sommes réduits à des conjectures, plusieurs raisons, de l’ordre des circonstances, pourraient expliquer cet abandon. Certains ont ainsi avancé l’idée que l’actrice, une fois mariée, se serait effacée au profit de son époux, d’un moindre talent. Peu préoccupée de sa propre notoriété, Marceline, il est vrai, a souvent cherché à lui assurer des engagements et à le protéger. D’autres ont évoqué son désir de veiller sur ses enfants : Hippolyte, son fils, est né en 1820, sa fille, Ondine, en 1821. Or Marceline avait perdu ses trois premiers enfants : Mathilde, âgée de trois semaines, en 1806, Marie-Eugène, âgé de cinq ans, en 1816, et Junie, âgée de trois semaines, en 1818.

Le métier de comédienne vécu par Marceline

20 Le jugement porté par Marceline sur le théâtre est loin d’être élogieux. Plusieurs passages de sa correspondance sont sans ambiguïté. Citons un extrait d’une lettre adressée à son frère Félix (15 novembre 1817) [8].

21

Ne songe jamais à prendre le théâtre : c’est le pire des métiers quand on n’y brille pas ; et encore, quels dégoûts l’entourant et flétrissant la vraie gloire qu’il présente ! Talma lui-même, ce colosse de talent, ce prodige qui fait l’admiration et l’envie de ceux qui le suivent dans son art, n’est-il pas en butte à mille soucis de toute espèce ? Voici le passage d’une élégie que j’ai faite sur quelques uns de mes malheurs.

22 Le monde où vous régnez me repoussa toujours. Il méconnut mon âme à la fois douce et fière, Et d’un froid préjugé l’invincible barrière Au froid isolement condamna mes beaux jours. L’infortune m’ouvrit le temple de Thalie, L’espoir m’y prodigua ses riantes erreurs ; Mais je sentis parfois couler mes pleurs Sous le bandeau de la Folie. Dans ce jour où l’esprit nous apprend à charmer, Le cœur doit apprendre à se taire ; Et lorsque tout nous ordonne de plaire, Tout nous défend d’aimer. Oh ! Des erreurs du monde inexplicable exemple, Charmante Muse, objet de mépris et d’amour, Le soir on vous honore au temple Et l’on vous dédaigne au grand jour… [9]

23 Si l’on en croit ces vers, Marceline semble ne pas avoir été à l’aise dans le milieu des acteurs et des actrices. La sincérité et la spontanéité doivent disparaître au profit d’une certaine forme d’inhumanité : le préjugé sur le statut de la comédienne était tenace, Marceline en avait fait la cuisante expérience, lorsqu’elle avait souhaité épouser E. Debonne.

24 Son activité de comédienne reste par ailleurs indissociablement liée à l’expérience de la pauvreté. Rappelons que ses débuts au théâtre eurent pour seul objectif d’échapper à la misère. Plus tard, quelques années avant sa mort, elle confie à son correspondant et ami F. Lepeytre (9 juillet 1852) ne garder du théâtre que « des souvenirs durs comme des pointes de fer ». Elle ajoute : « L’on me jetait des bouquets et je mourais de faim. »

Modes, répertoires et jeu d’acteur

25 L’attitude du public a-t-elle compté dans sa décision d’abandonner le théâtre ? Il semblerait que ce facteur n’ait pas eu d’incidence sur la décision de Marceline. Sous le Premier Empire et la Restauration, le sentimentalisme jouissait d’une vogue étendue à de nombreuses formes d’expression artistique. Interpréter des jeunes filles innocentes, tristes et persécutées impliquait d’émouvoir et de séduire le public. Marceline Desbordes-Valmore excellait dans ce type d’interprétation ; ainsi Auguste Lacaussade rapporte-t-il le propos de Prosper Valmore, qui soulignant chez elle un jeu moins fondé sur l’art que sur l’instinct, se fait l’écho de ses contemporains [10].

26

Moins douée du côté de la figure que Mlle Mars, Marceline avait une voix pleine de charme et une physionomie bien autrement éloquente. Elle avait aussi rempli l’emploi des ingénuités ; mais, élevée à l’air libre, n’ayant passé à l’école que le temps d’apprendre à épeler ses lettres, sa nature naïve n’avait pas eu à subir les entraves d’une éducation de pensionnat. […] Elle possédait une diction d’une grande pureté. Son jeu, son débit étaient d’une telle vérité que le spectateur pouvait se demander en l’écoutant s’il était au théâtre : elle semblait le personnage même qu’elle représentait.

27 Marceline paraissait donc aux yeux de beaucoup comme une actrice née, particulièrement à l’aise dans les rôles d’ingénues. Faut-il penser dès lors qu’avec la génération romantique de 1830 et le répertoire des grands drames romantiques une autre période s’ouvrait, laissant la place aux Marie Dorval puis aux Frédéric Lemaître ? La nouvelle esthétique entraîna le bouleversement des arts scéniques et une transformation du jeu des acteurs ; on ne peut savoir si cela eu une réelle influence sur la décision de Marceline, d’autant que celle-ci intervint malgré tout quelques années auparavant.

Vocation poétique

28 Bien plus décisives sont les raisons qui relèvent de la vocation poétique de Marceline Desbordes-Valmore. Plusieurs indices en ponctuent la lente maturation, telle la composition de romances dès 1813, ou d’odelettes parues dans Le Chansonnier des Grâces ou l’Almanach des muses[11]. Le Docteur Alibert [12], attaché à l’Opéra Comique, lui avait suggéré de développer ses dons poétiques. Un poème intitulé « À Madame A. Tastu » dans le recueil Pauvres Fleurs (1839) évoque un désir ancien d’écrire, retenu par un manque d’assurance :

29 […] Pourquoi me tentez-vous, ô belle poésie ! Je ne sais rien. Pourquoi par vos mots d’ambroisie, Arrêtez-vous mon âme au bord de mes travaux Et de ma main rêveuse ôtez-vous mes fuseaux ? Je vous aime partout : mais stérile écouteuse, Ma raison n’eut jamais qu’une clarté douteuse ; Et j’ai peur de répondre et de laisser vibrer Ma plainte dans des chants qui m’ont tant fait pleurer ! […] [13]

30 Yves Bonnefoy, dans sa préface aux Poésies rappelle que le recueil Bouquets et Pleurs, paru en 1843 comporte un texte intitulé Plume de femme. Or Marceline y suggère que sa véritable vocation était l’écriture, l’écriture poétique :

31

Courez, ma plume, écrit-elle, courez […] ! c’est vous, ma plume, détachée du col d’un pauvre oiseau blessé comme mon âme, c’est vous que personne n’apprit à conduire, c’est vous que, sans savoir tailler encore, j’ai fait errer sous ma pensée avec tant d’hésitation et de découragement… Trempée d’encre ou de larmes, courez donc, ma plume, courez, vous savez bien qui vous l’ordonne [14] .

32 Et le poète de se comparer au grillon. Dieu aurait dit, affirme-t-elle : « Laissez chanter mon grillon ; c’est moi qui l’ai mis où il chante. » Le chant infime du grillon, symbolisant la création poétique, écrit Y. Bonnefoy, est nécessaire à l’harmonie du monde ; telle est sa signification dans le poème de Baudelaire Bohémiens en voyage.

33 Nous pouvons donc constater que la vocation poétique de Marceline s’est affirmée progressivement, éclosant seulement après une carrière de comédienne. Son fidèle ami Sainte-Beuve est convaincu que « son premier talent, ce don d’expression dramatique qu’elle possédait pourtant à un degré supérieur […] dépendait trop du cadre, des circonstances et aussi des moyens physiques » [15]. Il met l’accent sur « sa vive intelligence » et sa « délicatesse » : « elle en avait, dit-il, gardé comme un pli d’humilité ». Nous tendons quant à nous à penser que cette carrière témoigne des difficultés et de la volonté d’une femme qui avait toujours aspiré à s’imposer comme artiste… Van Gobbelscroy, le secrétaire du cabinet du roi qui dirigeait la commission royale chargée de contrôler le théâtre de la Monnaie à Bruxelles n’avait-il pas, à la fin d’un billet de remerciement adressé à Marceline, qui lui avait offert un exemplaire de ses Élégies en 1819 en même temps qu’elle demandait l’annulation de son engagement à La Monnaie, trouvé le mot juste en la qualifiant cette femme actrice et poète d’« enfant gâté de deux muses » ? [16]

Notes

  • [1]
     Marceline Desbordes-Valmore, « Le monde où vous régnez toujours… », in Élégies (Paris, Librairie Louis, 1819).
  • [2]
     Sainte-Beuve, Mme Desbordes-Valmore, sa vie et sa correspondance (Paris, Michel Lévy Frères, 1870), p. 9.
  • [3]
     Grétry (Liège, 1741 - Montmorency, 1813) est le musicien le plus à la mode dans la France prérévolutionnaire. Après des études en Italie au cours desquelles il s’initie à l’opéra-bouffe, il s’installe à Paris en 1767. Cet ami de Voltaire écrit des opéras, puis approfondit le genre de l’opéra comique, dont il devient le maître en France.
  • [4]
     Mlle Mars (1779-1847), célèbre comédienne du 1er Empire. Elle entre à la Comédie Française en 1795, où elle tient l’emploi d’ingénue et d’amoureuse, jusqu’à l’âge de 62 ans. Après l’Empire elle joue dans les premiers drames romantiques. Elle eut pour rivale Marie Dorval.
  • [5]
     Sainte-Beuve, op. cit., p. 12.
  • [6]
     Cet alexandrin est le premier vers d’un poème tiré du recueil Pauvres fleurs, paru en 1839 : « À Madame A. Tastu » (Paris, Dumont).
  • [7]
     Hyacinthe-Joseph Alexandre Thabaud de Latouche, dit Henri de Latouche (1785-1851) est une figure de la vie romantique. Journaliste, poète, écrivain, il fréquenta et aida matériellement Balzac, qui s’est inspiré de son roman Fragoletta dans Seraphîta (1834). Il servit également de guide à G. Sand dans ses débuts. Le nom de Latouche reste associé à celui d’A. Chénier, dont il fit publier des poésies inédites et qu’il contribua à faire découvrir. Il finit ses jours à La Vallée aux loups, à Aulnay où avait vécu Chateaubriand. Latouche fut celui qui inspira la figure poétique de l’amant dans les Élégies. La critique s’est longtemps interrogée sur son identité. Marceline rompit en 1840 avec cet homme à la personnalité ombrageuse. Elle était convaincue qu’il était le père de sa fille Ondine, née en 1821.
  • [8]
     Lettre citée par Jacques Boulenger dans Marceline Desbordes-Valmore, sa vie et son secret (Paris, Plon, 1926), p. 60.
  • [9]
     « À Délie », in Marceline Desbordes-Valmore, Œuvres poétiques (Paris, Lemerre, 1886), tome I, p. 61. Mlle Délia était une comédienne de l’Odéon, amie de Marceline.
  • [10]
     Préface aux Œuvres poétiques, op. cit., tome I, p. VIII.
  • [11]
     Revues poétiques et musicales.
  • [12]
     Jean-Louis Alibert (1768-1834), fondateur de la dermatologie, médecin-adjoint de l’Hôpital Saint-Louis, premier médecin ordinaire du roi, fréquentait le salon de Madame d’Helvétius. Cet homme des Lumières avait fait construire un petit théâtre dans son hôtel particulier. Il entretint une correspondance suivie avec Marceline Desbordes-Valmore.
  • [13]
     Cf. note 9.
  • [14]
     Yves Bonnefoy, Marceline Desbordes-Valmore, Poésies (Paris, Gallimard, 1983), p. 26.
  • [15]
     Sainte-Beuve, op. cit., p. 19.
  • [16]
     Sainte-Beuve, o. c., p. 18.
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