Notes
-
[1]
Qu’on nous permette toutefois de signaler, si proche du Calaisis, le village de pêcheurs d’Audresselles : Jacques Landrecies et Charline Popieul, “Approche du picard d’Audresselles”, in « Picard d’hier et d’aujourd’hui », Actes du colloque de Lille 3 [4-6 octobre 2001], Textes réunis par Jacques Landrecies et Aimé Petit, Bien dire et Bien Aprandre n°21, Villeneuve d’Ascq, 2003, Université Charles-de-Gaulle – Lille 3, Centre d’Études Médiévales et Dialectales, pp. 243-260.
-
[2]
Denise Poulet, Au contact du picard et du flamand. Parlers du Calaisis et de l’Audomarois, Lille, ANRT, Centre d’Études Médiévales et Dialectales de l’Université de Lille III, 1987.
-
[3]
Rappelons que le Courgain était le quartier des pêcheurs, petite cité autonome où la population se concentrait dans un espace confiné. Ce quartier cultivait son particularisme avec ses coutumes propres et son langage et le groupe était soudé par un fort sentiment identitaire. Le Courgain était dit également « Courgain maritime ». Il existait un autre quartier, appelé « Petit Courgain », à Saint-Pierre.
-
[4]
Zidorius du Gaincourt [Delétrès-Byl], Eul’ Pêcque-Mêle. Littérature Courguinoise. Calais. Calais, s.d. [1934], 48 p. [Les indications entre crochets proviennent de la thèse de Madame Poulet, p. 318.]. Le mot Pêcque-Mêle est toujours en usage à Calais avec le sens de « fouillis » (source : Magali Domain).
-
[5]
« Gaincourt » renvoie implicitement à l’étymologie populaire : « gain court » : endroit où l’on gagne chichement sa vie. L’antéposition de l’adjectif qualificatif est effectivement une tendance lourde du picard. Ce toponyme n’a rien d’exclusivement calaisien et son étymologie reste toujours controversée.
-
[6]
L’orthographe d’origine des citations sera scrupuleusement respectée.
-
[7]
Flair : odeur ; Minck : halle au poisson ; patriquer : pétrir ; waroniez : hapax. Les lexiques boulonnais donnent la forme warouler avec deux sens distincts (peloter ; abimer le poisson) qui conviennent parfaitement ici.
-
[8]
Quelques légères traces toutefois avec les « gouguenots » (corvée) et « l’séringue à bidet pour lav’main » [humain].
-
[9]
Exception : en sortant de la Gare du Nord, le couple tombe sur une femme soûle et Zidore d’indiquer qu’il n’est pas besoin de venir à Paris puisqu’on voit le même au Courgain tous les jours.
-
[10]
Mais une pochade par définition a été écrite rapidement. Certes, le style par son alacrité nous donne cette impression mais en fait nous n’en savons rien.
-
[11]
Pour ne pas alourdir le texte, nous nous sommes limités à de courtes listes d’exemples non référencés.
-
[12]
Jean-Pierre Dyckès, De Calais à Montreuil. Le Patois Boulonnais, Boulogne-sur-Mer, t. XII de la Société Académique du Boulonnais, 1992, 665 p. [Désormais J-P. D.]
-
[13]
Jacques Mahieu, Lexique du Parler de la Beurrière, s.l., 1974, 102 p. [Désormais J. M.].
-
[14]
Pierre Marchand, Courgain…, Préface de Pierre Garnier, Amiens, Éklitra, XVI, 1973, 251 p.
-
[15]
Le 26 mai 1910, le Pluviôse, en manœuvres de plongée, percute l’avant de la malle « Pas-de-Calais » qui effectue son trajet habituel. L’équipage entier (27 hommes) périt rapidement. Les travaux de renflouage, particulièrement délicats, seront plusieurs fois interrompus. Ce n’est que le 11 juin que le sous-marin rentre enfin au port. Les funérailles, impressionnantes, auront lieu le 22. Cette catastrophe provoque une émotion considérable, d’ampleur internationale.
-
[16]
I Tite-Marie II Magrite III Pétit IV Préparatifs V Fêtes VI Poisson VII Dimanche matin VIII Dimanche après-midi IX Enfantillages X Quotidien XI Espoirs XII Rentrée XIII Harengaison XIV Automne XV Tourbillons XVI Bout de l’An XVII Augures XVIII Masques XIX Faute XX Mars XXI Avril XXII Mai XXIII Catastrophe XXIV Relevages XXV Retour XXVI Funérailles XXVII Fins.
-
[17]
Rabat de la première de couverture.
-
[18]
Grâce à un article très documenté paru ici-même dans nord’ : Sylvain Fontaine, « Pierre Marchand, poète imparfait », nord’ n°42, Paul Adam, décembre 2003, pp. 87-95.
-
[19]
Celui des éditions Éklitra, comme on l’a vu. Courgain… aura même l’honneur d’une adaptation théâtrale par Michel Quint en 1980 (Sylvain Fontaine, p. 94).
-
[20]
V. sur ce sujet : Jacques Landrecies, La Littérature patoisante du Nord – Pas-de-Calais, Lille, La Voix du Nord Éditions, coll. « Les patrimoines », 2006, 50 p.
1 Avant de parler de littérature picarde calaisienne, il est bon de rappeler l’originalité de l’histoire linguistique de Calais et de sa région, histoire particulièrement complexe et mouvementée puisqu’elle aligne – cités dans le désordre - français, latin, picard, anglais, flamand et même, très brièvement, espagnol (1596-1598). Le fait majeur de cette histoire est constitué par le reflux tardif de la germanisation apportée dans le Nord du pays par les Francs lors des invasions du v e siècle. Sur le littoral, ce recul du moyen-néerlandais atteint Boulogne au début du xiii e siècle, puis Calais un siècle plus tard pour terminer sa course à la fin du xix e siècle au-delà de Gravelines. L’autre fait original tient à la présence, certainement plus mémorable, de l’occupation anglaise du Pays Conquis de 1347 à 1558. Mais celle-ci n’influença guère les parlers locaux, son incidence sur la langue locale se faisant plutôt sentir indirectement dans les mouvements de populations qu’elle provoqua tout au long de cette période (fuites, désertifications, repeuplements). La romanisation, qui devait rester maîtresse des lieux, s’opéra selon deux modalités bien distinctes : francisation tardive qui ne concerna longtemps qu’une minorité d’une part, picardisation massive de l’autre. On possède peu d’attestations anciennes sur les parlers picards du Calaisis et très peu de travaux sur la langue [1] et la frustration serait grande si un travail universitaire d’envergure n’était venu plus récemment combler cette lacune béante. La thèse de Denise Poulet [2], originaire d’Audruicq, consacrée aux parlers du Calaisis et de l’Audomarois, qui a exigé quinze années de travail, a porté sur 51 points d’enquête dont une vingtaine dans le Calaisis. La publication qui en a résulté n’additionne évidemment pas une suite de monographies locales mais synthétise les acquis sous forme d’une description grammaticale et d’un vocabulaire présenté de façon thématique puis en glossaire. Ainsi la question de la connaissance des parlers de cette zone se trouve-t-elle réglée d’un seul coup, si l’on ose dire, par ce travail d’ensemble. Pour ce qui concerne plus précisément Calais, nous apprenons que le parler de la ville se segmentait nettement en trois secteurs. Calais-Ville parlait français, comme on peut s’y attendre, mais les classes les plus favorisées (armateurs, commerçants) avaient développé un marqueur propre avec une prononciation très fermée. Le picard était pratiqué dans deux endroits éloignés l’un de l’autre, le Courgain Maritime et le quartier ouvrier de Saint-Pierre, ce dernier, proche de celui de Marck et de l’arrière-pays, étant nettement dévalorisé (« parler plat ») pour sa façon de traîner sur les voyelles. Or la littérature picarde de Calais n’aligne que deux ouvrages publiés, Eul’ Pêcque-Mêle, sous-titré Littérature Courguinoise, et Courgain… : elle est donc totalement consacrée au quartier du Courgain [3] et c’est ce phénomène que nous nous proposons d’étudier.
Eul’ Pêcque-Mêle [4]de Zidorius de Gaincourt
2Signée du pseudonyme explicite de Zidorius de Gaincourt [5], la première de couverture annonce clairement la couleur en proposant en sous-titres étagés Littérature Courguinoise puis en capitales CALAIS. Une barque de pêcheur en pleine mer qu’on retrouve inversée en quatrième complète l’annonce initiale. Seul un motif de style nouille, directement inspiré de Mucha, déroulant ses volutes au-dessus du titre, dissone un peu et pourrait même nous induire en erreur quant à la date de parution de l’ouvrage. Il n’y a pas de table des matières. Les 48 pages sont découpées en neuf chapitres qu’on peut réorganiser de la façon suivante : la vie militaire (I Souvenir eud min Départ pour la Caserne [6], 5-8 ; II Mes débuts à l’infirmerie, 9-12 ; VIII Souvenir de la campagne 14-18, 28-38) ; l’activité maritime (III Première Marée du petit mousse, 13-14 ; VI Zidore chez les sauvages 21-25 ; VII Le Mareyeur et ses infants, 26-27) ; les scènes de la vie calaisienne (IV Nouveau Rich’, 15-17 ; V Visite de Claudinette à Titine, 17-20) et enfin pour fermer la marche Souvenirs de min voyage à Paris (IX, 38-48). Cette composition n’a rien de décousu, elle est au contraire ingénieuse, puisqu’elle procède à un entrelacement des sujets tout en ménageant une continuité thématique ou narrative interne (les paires I-II, VI-VII, IV-V). À quoi s’ajoute un autre enchaînement : le Voyage à Paris a été précédé d’une lettre relatant les déboires du fils Bébaire dans la capitale, placée en fin de chapitre VIII. L’insertion épistolaire pratiquée à trois reprises (I, VIII, IX) permet de son côté de faire progresser l’action tout en provoquant un effet de rupture dramatique et stylistique. Le fil conducteur de l’ensemble est fourni par le narrateur Zidore mais l’homodiégèse n’est pas systématique avec trois exceptions : la Visite de Claudinette à Titine (réduite à ce seul dialogue) et deux textes totalement autonomes : La première marée du petit mousse (pièce versifiée qui combine 3e puis 1e personnes) et le pastiche lafontainien sans lequel il n’est pas de véritable ouvrage patoisant, ici Le mareyeur et ses infants. L’autre personnage le plus important n’est autre que son épouse, Zabelle, impliquée à plusieurs reprises dans l’action. S’y ajoutent les autres membres de la famille, la mère, Zidorine Bonninfant, le fils Bébaire, la sœur Fifine qui tous trois se manifestent par l’envoi d’une lettre. Dernier personnage central, le Courgain.
3Le thème de la conscription qui ouvre l’ouvrage et en occupe le tiers relève évidemment du comique troupier alors fort en vogue. Il permet de souligner d’emblée l’importance du lieu de naissance en arrachant le jeune homme à la chaude matrice du Courgain dont le souvenir ne cessera de l’obséder. Le mot Souvenir est utilisé à trois reprises en titre, chaque fois lié à un déplacement (caserne, campagne, Paris) : il signifie donc que l’ouvrage a été écrit sur place, au Courgain. Le narrateur écrit les souvenirs de périodes où loin du Courgain il ne faisait que songer au Courgain. Cela étant, pas plus que les chansons et les sketches de Polin, ces quelques pages ne constituent une dénonciation de l’institution militaire. Le héros est simplement balloté de gare en gare, subit divers rites de passage, se prend de bec avec les sous-officiers… C’est un dégourdi qui sait s’adapter vite, un plaisantin à la réplique facile, bon camarade et populaire de surcroît… De fusilier marin il devient rapidement « soldat cataplassier », situation qui débouche par conséquent sur des épisodes de médecine burlesque, occasions de railler une fois de plus le côté expéditif de l’armée. L’enchaînement rapide des anecdotes, le rythme enlevé, saccadé même, des dialogues et de l’écriture sont parfaitement en phase avec le contenu de la narration. On s’attendait à ce que l’atmosphère devînt nettement plus grave avec le Souvenir de la campagne 1914 à 1918. Or, il n’en est rien, tout simplement parce que Zidore — vingt-cinq ans plus tard — est affecté au 1er d’artillerie à Calais. Cette troisième séquence est construite sur le même schéma que la deuxième : Zidore obtient, en passant « par les voies anarchique [sic] », un rendez-vous avec le général qui lui accorde une place d’infirmier puis il se met aussitôt au travail avec le Major. Il ne connaîtra donc jamais la vie des tranchées qu’a sans doute vécues son fils Bébaire, poilu sur le retour au pays qui n’en pipe davantage mot dans sa missive. Les horreurs de la guerre, la violence et le malheur n’ont pas leur place dans cet opuscule exclusivement voué au rire. Il se trouve cependant un texte d’une tonalité vraiment dramatique, celui de la Première Marée du petit mousse. Cette longue pièce de 138 vers nous conte la mésaventure de Jean-Baptiste, petit Courguinois prédestiné à la pêche qui essuie une furieuse tempête dès sa première sortie. Ne perdant pas son sang-froid, il commande la prière à tout l’équipage. Aussitôt un bateau surgit (Le Rédempteur) et les sauve. De retour à Calais, après les premières effusions l’« infant » et sa mère s’en vont faire pénitence à la chapelle de Notre-Dame de la Mer. Seul texte dramatique donc mais qui finit bien et on comprend la valeur symbolique et la nécessité pour le public comme pour le lecteur autochtone de ce naïf ex-voto versifié. Cette volonté d’édification se retrouve également dans Le Mareyeur et ses infants, amusant pastiche du Laboureur qui sert de prétexte pour esquisser le cycle annuel des tâches du mareyeur, ce qui en fait à coup sûr l’une des déclinaisons les plus originales des innombrables versions dialectales de l’œuvre du fabuliste. La série maritime se clôt de manière plus débridée avec Zidore chez les Sauvages, sous-titré judicieusement Fantaisie Courguinoise. Zidore et son « grand fiu » en partance pour l’Amérique sur un navire marchand, après s’être égarés, accostent sur une île déserte « oùss qu’i n’aveut pas d’gins ». L’équipage n’en est pas moins accueilli par une tribu de sauvages. Zidore se dévoue pour aller parlementer à l’aide de quelques bouteilles d’eau-de-vie, les saoule copieusement, est invité à la table du roi où par politesse il s’oblige à mastiquer avec répugnance sa portion de singe mariné. Nous sommes ici dans un mixte de roman d’aventures et de blague populaire. Si le sujet est éculé, l’art de la narration de l’auteur fait de ces quelques pages sans prétention un vrai moment de détente. Deux textes qui n’en font qu’un nous ramènent en sens inverse à Calais proprement dit, hors du Courgain. Zidore en courses dans la « base ville » [sic] surprend la conversation de deux vieilles femmes, « Titine Vert-de-Gris restant core au Courgain et Claudinette… habitant Saint-Pierre eud pi quèc sannées ». Après quelques échanges les deux commères conviennent d’un rendez-vous chez la première, conversation qui nous est livrée de façon externe, sans le truchement de Zidore. L’escapade hors du Courgain n’aura pas duré et nous n’en sommes sortis que pour y revenir aussitôt. Ces deux scènes se passent après-guerre et portent sur la forme locale du conflit et ses conséquences sociétales. Certains épisodes pénibles sont évoqués (essentiellement les « bombardations », un neveu revenu blessé avec une pension) mais sur le mode risible car les contreparties sont avantageuses : la population s’est enrichie avec la présence des « Alliers » et le « Nouveau Rich’ » ne sait plus à quoi dépenser son argent. Cependant dans leur nouvelle maison meublée de neuf Titine et Pierre s’ennuient à mourir. Qui plus est Titine est victime de l’ostracisme des commerçants et ses tentatives pour suivre les modes la couvrent de ridicule. Ils ont la nostalgie de leur ancienne condition, celle des authentiques Courguinois. Par ailleurs on apprend aussi que les enfants de Titine suivent des formations pour devenir l’un mécanicien, l’autre dactylo et l’on comprend, même si la conclusion n’en est pas tirée, que le progrès va inévitablement altérer la cohésion de ce milieu fermé. L’ouvrage se termine par la relation du voyage à la capitale, grand classique de la littérature dialectale. L’expédition est entreprise sur la suggestion de Zabelle (« On dit que c’est si biau ! ») malgré les réticences de Zidore (« …à Paris, in voyant no air bonasse, i n’manquerons pas d’nous écauder »). Sombre prédiction qui ne va pas manquer de se réaliser. Il faut dire que le couple y met du sien. Parti avec pour tout bagage « un grand panier au pichon », il s’applique à démontrer qu’il n’a effectivement jamais quitté son pays. D’où de constantes surprises et difficultés avec les moyens de déplacement moderne : train, tramway, métro, ascenseur. L’hôtellerie aussi est source de constantes méprises : dans leur chambre située au septième étage d’un hôtel infesté de puces, ils barrent solidement la porte, par crainte des Apaches, ne comprennent pas le rôle du concierge et du garçon d’étage. Heureusement, même à Paris il reste la solidarité provinciale : solidarité familiale du cousin restaurateur qui les accueille avec empressement à leur premier repas, solidarité régimentaire avec ce camarade rencontré par hasard qui les invite à passer la soirée dans son « beuglant », invitation qu’ils ne parviendront jamais à honorer faute de savoir se repérer dans Paris. De retour chez leur cousin, ils trouvent une lettre de la sœur de Zidore qui se plaint de ressentir cruellement leur absence. Leur décision est aussitôt prise : « …in route pour Calais. »
4 Eul’ Pêcque-Mêle, on l’aura compris, est une œuvre à visée comique, à l’instar de l’immense majorité des œuvres écrites en picard. La forme la plus usitée est le comique de situation, caractéristique notamment du registre troupier. Il découle dans ce dernier cas de la confrontation d’un individu masculin à l’univers militaire, ses rites de passages (imposés aussi bien par la troupe que par la hiérarchie), ses exigences, ses absurdités. Le héros se heurte à toute une série d’obstacles qui seront finalement levés, au prix éventuel de punitions, et tels quels ces épisodes relèvent à leur façon du roman de formation. Ce comique est somme toute bon enfant car les déboires provisoires de Zidore ne sauraient lui être imputés, le passage à l’armée n’étant qu’un gigantesque rite de passage obligé à l’échelon d’une classe d’âge. La dimension collective du phénomène préserve donc dans ce cas le héros du ridicule. Il n’en va pas de même avec la situation de l’individu immergé dans un contexte qui le dépasse du fait de son origine sociale, géographique ou linguistique. C’est le cas bien entendu du Voyage à Paris, moderne Beotiana qui nous rappelle que les ploucs en ne maîtrisant pas les codes s’exposent à bien des avanies. Qu’il s’agisse ici d’un couple de marins-pêcheurs et non de ruraux ne fait qu’ajouter un peu d’originalité et de sel à l’affaire. Cette mise en scène de ses propres insuffisances implique de la part du sujet une forte capacité d’autodérision, voire une certaine dose de masochisme. Face à cette position d’échec le narrateur prend soin sinon de retourner la situation en sa faveur du moins de s’en tirer par une pirouette ou une réplique bien sentie qui lui permet de sauver la face et de passer à autre chose. L’autre solution consiste à se donner raison en réaffirmant ses propres valeurs et usages. Le comique de caractère est quant à lui peu présent. Il faut dire qu’à l’exception de Zidore les personnages manquent un peu d’épaisseur, leur succession est trop rapide pour qu’ils puissent se caractériser suffisamment sauf à relever d’une typologie sociale bien connue comme celle des militaires. En revanche le comique de mots est omniprésent. On le trouve de la façon la plus pittoresque dans le répertoire des injures : « un pirate de la savane », « bougre d’ bec all tarte ! », « Parisien à gros bec ! » « évadé d’Nouméa on partance pour Cayenne ! ». Mais d’une façon plus générale, il se manifeste dès qu’il est fait appel à un vocabulaire inconnu, qui sort de l’expérience immédiate du marin-pêcheur courguinois (telle par exemple la « conjuguison » [combinaison (vêtement)]) ou simplement de son usage courant (« des idées comicaux et dramaticales »). Les champs concernés sont fournis par les lexiques de la médecine, de la pharmacie (« des études micamentueuse et farmatical »), les termes dénotant des inventions récentes (« les rouplanes et les zépotins ») [aéroplanes et Zeppelins], les mots exotiques (« nipopotame, linoféroce ») et même à l’occasion la culture biblique, (« les adieux d’Oloterne à Judith »). De tels vocables français sont aussitôt soulignés, modifiés, triturés, parfois lourdement. À noter que ce processus de travestissement va jusqu’à la production de fautes grammaticales de base comme par exemple l’inobservance d’accord en genre ou nombre. Ce travail ne concerne que les vocables français et il n’y a jamais de tentative de picardisation. Les exemples sont légion. Il s’agit là d’un procédé comique d’un goût souvent discutable et dont l’efficacité ne saurait être garantie sur tous les publics. La motivation principale réside sans doute dans une volonté de connivence avec le lectorat populaire au moyen d’une prise de distance avec tout ce qui lui est étranger car à plusieurs reprises le narrateur exprime sa défiance envers les Monsieurs bien mis et au « bieau parlemint ». Reste que ces procédés émaillent tous les chapitres (exceptions : III, VII) et contribuent à leur façon à maintenir un climat burlesque constant.
5 Mais ce n’est pas un comique gratuit. L’œuvre, en effet, tient un discours axiomatique parfaitement cohérent qui insiste sur un certain nombre de valeurs, au premier rang desquelles, comme on peut bien s’y attendre, l’identité. Cette identité est multiple et se décompose en une succession pyramidale de loyautés : nationale, régionale, départementale, locale, micro-locale. Cette affirmation relève généralement de la simple pétition de principe mais peut le cas échéant s’appuyer sur des stéréotypes. Le patriotisme national trouve à s’exprimer à l’armée bien entendu mais de façon somme toute mesurée voire parodique : « S’il faut périr, périssons, s’il faut mourir, mourissons ! ». Bébaire devant le commissaire de police parisien où il a été emmené pour tapage au théâtre : « … je n’sus pas provinciaux je sut un infant du Courgain, là-bas tout dins l’Nord de la France et que par tempéramin onn pouvant pas voêr faire du mal à un quien… ». Et le brave commissaire d’enchaîner : « …je vois que j’ai devant moi un de ces beaux gars du Nord, les sans peur et sans reproche. » Dès l’arrivée à la caserne, l’appartenance départementale est affirmée de façon rituelle avec l’appellation « boyaux rouges ». Le patriotisme municipal fournit au texte sa basse continue. Zidore qui connaît son histoire locale n’hésite pas à invoquer Ustache de Saint-Pierre de façon quelque peu embrouillée : « Grâce à nos ancêtres, caporal, vous s’rotes cor inglais ! » De même que le paysan est perdu loin de son clocher, le mineur loin de ses molettes, Zidore est selon son épouse égaré dès qu’il a « perdu eul phare ed’ vue ». Reste que la véritable petite patrie est le Courguain et non Calais. On sent bien que Zidore aventuré « dins l’ base ville », est déjà loin de sa base. La profondeur de l’appartenance se manifeste d’emblée par l’usage fréquent de possessifs : (« m’in Courgain » ; « à nou maison, nou Courgain ») ainsi que par de fréquentes allusions dès que Zidore s’éloigne peu ou prou, ainsi par exemple le plancher bien ciré de la caserne lui rappelle-t-il l’Flaque à Guirlettes en hiver. Corollaire de cet attachement à cette petite communauté, la passion pour le monde maritime, tout spécialement pour celui de la pêche et l’obsession du poisson. Dès la fin du premier chapitre, la lettre de Zidorine à son fils regorge d’informations détaillées en termes très techniques sur l’actualité locale de la pêche, après quoi elle dresse triomphalement la liste des « friandises du pays » qu’elle lui envoie par colis, essentiellement une demi-douzaine de poissons divers. Par ailleurs dans leurs déplacements, Bébaire, Zidore et Zabelle sont amenés à prendre leurs repas au restaurant. Ils en profitent pour consommer systématiquement du poisson, à chaque fois pour leur plus vive déception. Loin de Calais les poissons ne sont pas bons et ne correspondent pas à leur attente ou leur dénomination. D’où des protestations qui sont aussi l’occasion d’étaler leur science en la matière. Cet amour des produits de la mer est magistralement illustré par le poilu Bébaire, de passage à Paris et visiblement en état de manque avancé : « … j’m’ennui d’pas voir eud batiaux » ; « J’m’ai fait conduire au marché au pichon tel’min que j’minnuyeu du flair du Courgain, eune foê rintré dins çu Minck, j’m’ai mis à patriquer, waroniez l’pichon dins tous les sins, tous les bords » [7]. Le Voyage à Paris permet évidemment des comparaisons entre Calais et la capitale qui ne tournent pas à l’avantage de cette dernière : la vie y est aussi chère qu’à Calais et « On est core plus mal logé à Paris qu’au Courgain ». Ce chauvinisme local constitue le moteur de l’intrigue mais d’autres valeurs fondamentales sont au passage affirmées. La première d’entre elles et la plus surprenante est celle d’un catholicisme affiché. Surprenante car la production patoisante de l’époque est avant tout laïque mais somme toute logique car elle correspond bien ici à l’expression d’un groupe humain, celui des marins-pêcheurs, dont la fidélité au catholicisme est légendaire. L’auteur manifeste tout spécialement cet attachement dans Première Marée du Petit Mousse mais rappelle çà et là l’appartenance de Zidore à la religion romaine. Ainsi par exemple dans cette notation intéressante au sujet de la soirée au beuglant. Zidore s’inquiétant du caractère « respectabe » du répertoire, son ami Justin lui explique que l’on joue chez lui « des pièces de Labiche : pour que tu comprennes mieux, les pièces que l’on joue dans les cercles et patronages catholiques ». Nous voici rassurés et cette saine conformité aux préceptes de l’Église se vérifie évidemment à propos de l’ouvrage lui-même, ce qui explique l’absence de recours aux facilités de la scatologie [8], de la grivoiserie et même, de façon cette fois-ci exceptionnelle, de la misogynie, épices d’ordinaire essentiels du comique patoisant. Un autre trait de bonne conduite se vérifie dans l’abstinence : l’absence d’alcool chez Zabelle (qui consomme du thé, du lait et de la « tisaine ») et une consommation très modérée chez Zidore qui s’autorise à l’occasion une bière ou une bistouille mais affirme ne prendre que de la « tisaine » lors des repas ordinaires. On ne trouve donc pas de ces plaisanteries rituelles sur l’alcool et l’ivresse qui encombrent les textes de nature populaire [9]. Cette moralité débouche sur un certain conformisme social, une soumission à l’ordre établi. Ce petit ouvrage, cette « pochade » [10], célèbre à sa façon amusante l’union du sabre et du goupillon. Zidore, à peine arrivé à la caserne, emporte l’adhésion de son aumônier dès leur première rencontre et signale à son général lors de la revue qu’il fait partie du Cercle Catholique. Mieux, lors de ses deux incorporations il obtient une entrevue de ce brave homme qui, sur la foi d’une recommandation, accède à sa requête, notant en 1914 que Zidore est un bon élément, dévoué et n’ayant jamais fait l’objet de punition, ce que nous savons être faux. D’une manière globale, tout ce qui représente une position élevée (officiers, capitaine de navire, propriétaires d’établissements) se caractérise par son humanité ; les accrochages se font avec les personnages en position subalterne (sous-officiers, domestiques, garçons de restaurant, agents de transport en commun). Zidore et Zabelle sont donc un modèle de famille chrétienne (mais sans ostentation) et dès la fin du premier chapitre, l’aumônier faisant allusion à la promotion de Zidore affirme « que tout jeune homme qui se conduit bien finit toujours bien ».
La langue
6Ces aventures quasi picaresques sont menées tambour battant, ne laissant guère au lecteur le temps de s’ennuyer. On a vu quels effets de variété étaient à l’œuvre dans la composition (textes extérieurs à l’intrigue, insertions épistolaires, dialogues animés). Plus largement l’auteur est un bon conteur, il aime jouer avec la langue et on ne peut lui dénier un certain talent d’écriture. En témoigne d’emblée l’incipit :
« “21 ! Petit conscrit, quand reviendras-tu à la maisonne ?” ce fut le cri poussé par eum’ pauvère mère eul jour eud min tirage au sort : car c’éteut justemint euç numéro-là euq j’aveux pris. »
8 Vivacité du style et du sentiment, introduction in medias res, clarté de l’exposition : ces deux lignes remplissent parfaitement leur office. Elles nous fournissent également un échantillon de la langue utilisée ou plutôt créée. Avec 48 pages, il est largement possible de procéder à une description significative du picard du lieu, lexique excepté. Voici, présentés sommairement, les traits les plus distinctifs.
A) Les traits phonétiques sont particulièrement évidents [11]
1) Vocalisme :
— La finale latine -ellus est passée à -ieau : capiau, catieau, coutiau… mais les diphtongaisons typiques du littoral ne sont par contre indiquées qu’exceptionnellement : batiauw, du nouviauw. C’est ainsi que batiau est la forme régulière alors que Denise Poulet donne batiav comme forme caractéristique du Courgain, non attestée dans ce corpus (p. 286).
— /we/ pour /wa/ est constant : bidet d’boêt, une fwé, histoère… On trouve même voère là où on attendrait vire.
— Au plan des nasalisations on note la fréquence des passages de /ã/ à /õ/ : Artabon, quond, tompon… L’opposition inverse est plus rare : trambonne. Le mot type « poisson » se dit systématiquement pichon et non *pichan. Ces données recoupent les conclusions de Denise Poulet pour le Courgain (p. 282).
2) Consonantisme :
Le phénomène le plus attendu est bien sûr celui du fameux zézaiement propre aux communautés de pêcheurs du littoral. Sa présence, notoire à Boulogne, Gravelines, est également attendue à Calais. Or, elle ne se vérifie pas dans notre texte, si ce n’est par défaut du chuintement picard, notamment dans les démonstratifs : ceull maudite guerre [pour cheulle] et dans les finales de subjonctifs. Mais le phonème /∫ / est cependant bien attesté du moins en français : chanter, chef, touchant. Autres exemples plus évidents : des bas à zour, z’min va…
B) Morphosyntaxe
— On trouve systématiquement aux 1e et 2e personnes les formes pronominales môé et tôé au lieu des célébrissimes ti et mi.
— Particularité de l’imparfait et du conditionnel, la finale en /œ/ ou /ø/ : y zaveutent, j’éteus, tu f’reux miux…
— Quelques occurrences attestent de la vitalité du subjonctif picard où à la place du marqueur /∫ / on trouve en finale le zézaiement /s/ : I faut qu’on travayonce.
C) Lexique
12 Le lexique est riche et précieux mais ne saurait évidemment être complet, un texte littéraire ne pouvant remplacer un questionnaire. On se bornera d’abord à signaler deux mots immédiatement repérables par leur haute fréquence. Guetter est le premier d’entre eux : on le trouve à chaque page à la place du français « regarder » sous de multiples formes. Il est exclusif de raviser. Inguerner [entrer, enfoncer] est le second. On en trouve un emploi figuré intéressant : « Magrite, j’lai fait inguerner à Sophie Berthelot… ». Ce vocabulaire s’avère particulièrement précieux dans le registre particulier du monde maritime. C’est ainsi qu’on trouve des termes d’équipement tels cholar [« haut d’une grande vareuse de matelot, ayant été découpé du bas »] [12], cotyron [« Cotyon : Large pantalon de travail de grosse toile huilée », J.P.D.], greyer [gréer et par analogie, vêtir] et de navigation : driver [dériver], être élingué [emporté par une lame], un bout d’gui [vergue], traille (féminin), trailler, trayeux [chalutier, pêcher au chalut, pêcheur au chalut], vint d’avale [d’ouest], eul vint est ravalet [« revenu à l’ouest », J-P D], un bout d’rabin [« Nœud qui forme le cul du chalut mais facile à larguer » [13]]… Mais ce vocabulaire reste minoritaire par rapport au français. Enfin, la pêche est omniprésente dans le texte sous ses deux formes essentielles, l’activité halieutique proprement dite : Applois [« Un certain nombre de filets réunis », J.M.], haringheux, l’héringaison, eul maquerlaison, le Minck, deule pécale [mauvaise pêche, Pierre Marchand], pecque sale [pêche au maquereau avec salaison à bord, J.M.], rouleuse [vendeuse de poissons des rues, P.M.]… et le vocabulaire zoologique des espèces poissonnières : canapés [« Variété de morue proche du colin », J-P. D.], clipeurs [« harengs ouverts, dédoublés, évidés et fumés », J-P. D.], harings, macriaux, pleyies secques [plies]… On ne s’étonnera pas de retrouver des termes du monde maritime employés métaphoriquement dans le langage ordinaire : afaler pour descendre (… j’m’afale dins l’cambe du capitaine), bastinguer les malades, greyer/ dégrayer pour s’habiller/ se déshabiller, des écals d’obus, et notamment celui du mouvement : o zavons drivaient un peu partout, « vire hop ! » [départ de l’ascenseur]… À souligner que l’auteur ne propose pas la plus minime traduction, indice sérieux d’une destination strictement locale.
13 Le texte n’est toutefois pas intégralement en picard. Certains protagonistes parlent en effet français. La répartition est géographique (les Parisiens) mais surtout diglossique puisque parlent français les généraux, le Major, l’étudiant en pharmacie, la vendeuse de lingerie, le capitaine au long cours, le commissaire de police, le propriétaire du beuglant. Il faut ici revenir sur la question de l’altération du lexique français. Les conséquences stylistiques de cette pratique sont considérables. La part de la francisation du texte s’en trouve sérieusement biaisée et on obtient un état de langue composite, fait non seulement de français et de picard additionnés mais aussi enrichi de nombreuses créations à base de français détourné. La part du français académique recule mais aussi celle du vernaculaire. Un autre donnée vient compliquer ce tableau, la présence du passé-simple, étranger au picard mais indispensable au récit écrit du passé en français : « on fit », « on nous conduisit »… La langue de Zidorius de Gaincourt n’est pas un simple reflet du parler courguinois mais bien une langue de création littéraire.
L’orthographe
14 Dire un mot de l’orthographe s’impose en dernier lieu. La question se pose au sujet du picard mais aussi de façon plus inattendue, du français. On sait qu’il n’y a pas à l’époque de système de transcription qui fasse autorité et il serait étonnant que Delétrès-Byl ait été au courant de l’existence des tentatives d’Édouard Paris et de Desrousseaux par exemple. Il en a donc été réduit comme tout un chacun à bricoler son propre système, avec un certain bonheur, il faut le reconnaître. Son orthographe se tient proche de celle du français, avec parfois d’évitables fioritures mais elle reste pour la très grande majorité des mots compréhensible au premier coup d’œil, à l’exception de cacographies syntaxiques du type : « *si t’as quecquausse amm’dire ou des arprochess amm’ faire »… Surtout, l’auteur a eu le bon goût d’éviter la plaie habituelle des systèmes de transcription, la pléthore d’apostrophes semées à pleines poignées au long des lignes. Il en résulte un allégement visuel de la page et une incontestable fluidité de la lecture. Certaines régularités sont cependant déroutantes. Elles affectent essentiellement les formes verbales et concernent le recours fréquent à l’accent circonflexe qui devient ainsi en quelque sorte la marque de fabrique de l’auteur. Mais alors qu’il s’ingénie à fournir un picard lisible, de l’autre côté il multiplie à plaisir pour le français les fautes les plus grossières en orthographe verbale : finales d’imparfait en – é : on nous *avé, euj *venés juste… et participes passés et adjectifs en – et ou êt : on a *gagnet, il a été *blessêt, marchandise *débarquêt, temps *passêt… Cette pratique a sans doute pour intention de signaler une prononciation plus ouverte qu’en français, phénomène répandu dans toute la zone étudiée par Denise Poulet (p. 266). Enfin, l’auteur s’applique également à dynamiter l’orthographe d’usage : *jamé ou *jamet, la *véritet, *mécanisien, *paciance, le *péyis, *syrène… Il va sans dire que ces erreurs ne sont pas le fait de l’ignorance et qu’elles ne sauraient être dépourvues de signification. L’auteur veut sans doute souligner par là l’origine populaire du narrateur. Ce faisant, il prend par démagogie le risque de le faire passer pour un illettré. Mais la raison la plus profonde est sans doute ailleurs : le travestissement carnavalesque de l’écriture participe de la volonté constante de faire comique.
Courgain… de Pierre Marchand [14]
15 L’ouvrage de Pierre Marchand, au titre à la fois explicite et allusif (la promesse rêveuse des points de suspension…) se présente maintenant sous un tout autre aspect matériel à commencer par son volume (251 pages). La première de couverture, loin de la complexité de la précédente, obéit à une autre logique, en se caractérisant par l’opposition entre une illustration massive qui mange l’essentiel de l’espace (une Courguinoise stylisée, en coiffe, à la mine farouche) et, au rez-de-chaussée, les seules mentions des titre (en caractères gras et à fort empattement) et auteur (en très petits caractères). Ce dernier s’efface donc délibérément derrière son sujet. Mais cette sobriété apparente est aussitôt compensée par la profusion du hors-texte : photo de l’auteur et indication des pré-éditions sur le rabat, page de titre, photo aérienne du Courgain, riche préface de deux pages du poète Pierre Garnier, dédicace, table des personnages, neuf illustrations hors-texte (reproductions de cartes postales de la Belle Époque à Calais ou au Courgain), enfin postface de l’auteur, deux Annexes (I « Références » [bibliographie], II « Notice Étymologique »), table des matières, présentation enfin en vingt lignes de l’ouvrage en quatrième de couverture. Ainsi s’affirme d’emblée la volonté documentaire de l’œuvre, un certain didactisme même, comme le souci d’en éclairer la genèse et de fournir des gages de véracité et de sérieux.
16 L’intrigue se déroule de l’été 1909 à l’été 1910. Elle se noue autour de la famille de Jean de Calais, ancien marin-pêcheur travaillant alors à bord d’une drague. Son épouse Irma, cœur d’or et poigne de fer, règne sur leurs six enfants. L’aînée, Magrite, aime Antoine, un gars de vingt ans, sous-marinier à bord du « Pluviôse », et se morfond à guetter ses trop rares passages. Lors d’une de ses visites, Antoine, très amoureux, demande sa main, avouant que Magrite est enceinte de ses œuvres. Ulcéré, le père parle de renier sa fille. Antoine rejoint son bâtiment et on apprend rapidement la catastrophe [15]. Les derniers chapitres du roman sont consacrés aux tentatives de renflouage puis aux funérailles des victimes. Deux personnages contribuent à étoffer à la marge cette histoire. Tite Marie est une Courguinoise que le malheur a poursuivie et qui n’a plus pour toute famille que son neveu Antoine. Bien qu’âgée, elle continue sa dure activité de vérotière. Elle ouvre le roman par une scène de travail sur la plage suivie de la revente de sa récolte chez Irma puis par son retour nocturne à son domicile. Elle le clôt par sa mort après la disparition d’Antoine. Elle symbolise le Courgain, ses valeurs faites d’âpreté au travail et de fierté identitaire. Alfred dit Pétit, l’un des fils de Jean de Calais, est une autre figure typique de ce milieu ; du haut de ses onze ans c’est un margat intrépide, toujours prêt à s’évader vers le port pour y jouer mille tours pendables avec son camarade Maurice. Il symbolise évidemment de son côté la jeunesse et l’avenir.
17 Il est clair dès le départ que le propos de l’auteur est double : il va offrir à la fois une intrigue romanesque et une description du milieu de cette intrigue, amenant le lecteur à se poser les questions de son intention première (roman ou documentaire ?) et de la part de vérité historique. La trame évènementielle est en en effet émaillée de précisions factuelles qui ne semblent pas relever du simple effet de réel. Les innombrables protagonistes se voient tous affecter un nom propre, sobriquet pour les gens du peuple, patronyme pour tous les autres (ainsi pour la population maritime, du préfet et de l’amiral aux simples matelots dès lors qu’ils sont individualisés). Un exemple entre mille de ce souci du détail. À propos des naufragés : « Et le commandant Callot ? On le retira, le soir,* du poste central, les deux mains sur le périscope. » L’astérisque indique en note : « *A 22h 35. » (p. 220). Devant une telle méticulosité l’interrogation finit par tomber d’elle-même et avec elle, la précédente concernant le but essentiel de l’auteur. La postface vient d’ailleurs — un peu tard — lever les derniers doutes :
« Du Courgain d’autrefois, il ne reste plus rien. La seconde guerre mondiale a su l’anéantir. Un autre est né qui n’a plus sa physionomie, ni ses mœurs, ni même, pour les jeunes, son patois. C’est pourquoi j’ai voulu faire revivre ce coin de terre avec son visage, son folklore, son parler ; pourquoi j’ai voulu en faire le roman – mais le roman vrai : un particularisme s’ouvrant sur le régionalisme, un régionalisme s’ouvrant sur le monde…
Je n’ai rien inventé des évènements, même anecdotiques ; tous se sont déroulés et j’en ai respecté la chronologie – exception faite pour quelques histoires de gamin ou certains faits et gestes de mes personnages fictifs.
Ceux-ci ne sont que quatre : Tit Maurice, Tite Marie, Magrite et Antoine – encore ce dernier doit-il presque tout à Auguste Delpierre, Courguinois, quartier-maître à bord du Pluviôse. Les autres ont vécu, vivent encore et les propos que je leur prête sont ceux qu’ils ont tenus ou bien qu’ils auraient pu tenir…
19 « Ceux-ci ne sont que quatre » : certes, mais non des moindres puisqu’il s’agit du couple d’amoureux qui fournit à l’intrigue son véritable moteur et de deux personnages qui portent symboliquement l’histoire du Courgain, passée ou à venir, sur leurs épaules. « Les propos que je leur prête sont ceux qu’ils ont tenus » : comment ne pas être dubitatifs ? Pierre Marchand souligne en dernier lieu qu’il n’aurait pu mener à bien son projet sans les encouragements et l’aide d’érudits ou de témoins de l’époque, au total une dizaine de personnes. Il est vrai qu’en 1967 il était encore possible de s’entretenir avec les reines du Courgain de 1907 et 1908. Mais il faut aussi remonter à la préface qui aurait dû nous alerter « À mon beau-père, / Et à travers lui, / Au Courgain. » Elle met en avant le rôle déterminant de la belle-famille. C’est en 1953 que Pierre Marchand épouse une Calaisienne au patronyme si musical, Marguerite Lartisien, qui éclaire à coup sûr le choix du prénom de son héroïne. On devine dès lors, au-delà de son amour pour sa jeune épousée, une fascination pour ce milieu d’adoption tellement exotique pour un terrien, tout un lent travail d’imprégnation puis d’identification à cette nouvelle famille. (Et ne disait-on pas que le Courgain était une famille ? Mais nous ne savons pas si les Lartisien étaient Courguinois). En tout cas, nous est affirmé le rôle d’initiateur, de passeur, puis sans aucun doute de vérificateur par cette figure de vétéran, du beau-père. L’élaboration du roman dura sept années, sept années de labeur, de recherches, d’enquêtes, de mise en écriture. Pour aboutir à cette déclaration qui sonne comme une protestation : « Je n’ai rien inventé… » L’auteur s’est-il donc limité à un simple rôle de greffier ? Où réside alors sa part de création littéraire ?
20 C’est donc dans l’écriture et la construction qu’il faut chercher. Un coup d’œil sur la table des matières [16] permet déjà d’entrevoir la réponse sur ce dernier point. On y constate l’existence de séquences bien individualisées : les trois premiers chapitres, consacrés à la peinture des personnages dont ils portent les noms, installent l’exposition ; « Préparatifs » et « Fêtes » vont évidemment de pair comme « Dimanche matin » et « Dimanche après-midi » ; deux chapitres sont ensuite consacrés à la peinture des jours totalement ordinaires (« “Enfantillages”, Quotidien ») débouchant sur le lugubre couloir saisonnier « Automne », « Tourbillons », « Bout de l’An ». Nous sommes au milieu du roman. L’histoire semble piétiner avant que la suite « Augures », « Masques » et « Faute » (XIX) n’enclenche le cours irréversible du destin ; « Mars », « Avril » et « Mai », lourds de malaise sont le temps de l’attente, d’un compte à rebours qui ne dit pas son nom et qui va déboucher sur la tragédie et ses suites qui occupent les cinq derniers chapitres. Cette dernière série est entièrement dédiée aux évènements liés à la catastrophe et ne s’attarde plus désormais, sauf détail, au quotidien dont la description a été suffisamment brossée auparavant. En dehors de ce cas particulier, la plupart des chapitres sont mixtes, à proportions variables, faisant avancer tant soit peu l’action et fournissant toujours aussi l’occasion d’une description du mode de vie courguinois, ou plus largement calaisien, à travers la famille de Jean de Calais. Seuls deux chapitres sont purement informatifs, « Poisson » (VI, consacré à sa commercialisation au Minck) et « Harengaison » (XIII) et l’auteur a pris la précaution de les espacer suffisamment. On ne saurait mieux signifier l’importance déterminante de la pêche dans cet univers qu’en lui consacrant par deux fois l’exclusivité d’un chapitre où l’intrigue reste au point mort. Au total, la fermeté d’ensemble de la charpente, parfaitement linéaire, la minutie de sa composition, s’expliquent vraisemblablement par la genèse de l’œuvre, élaborée pour être publiée au préalable en feuilleton, à deux reprises, dans La Voix du Nord, édition de Calais de janvier à avril 1968 puis dans Le Bonhomme Picard, hebdomadaire de l’Oise, de février 71 à janvier 73 [17]. C’est la nécessité d’équilibrer le volume des insertions qui explique évidemment le découpage en « Préparatifs » et « Fêtes », puis « Dimanche matin » et « Dimanche après-midi ». La brièveté des chapitres (généralement de 7-8 pages, avec un maximum de 13) qui permet au lecteur de maintenir une vitesse de croisière constante est l’une des clés de la facilité de lecture et sans doute du succès de l’œuvre. Tout l’art de l’auteur consiste à faire passer la partie référentielle de son propos dans son propre discours de narrateur, en la véhiculant dans les plis de l’intrigue amoureuse et des différentes menues intrigues secondaires, en étant pédagogue sans être lourd, explicite sans s’attarder. Le système d’appel de notes infra-paginales permet également d’alléger le flux discursif des nombreuses définitions nécessaires, toujours formulées de façon concise. Les dialogues sont autant d’occasions pour glisser des informations, le plus souvent avec naturel. Ajoutons à cela que l’usage du patois offre un canal idéal pour l’approche des réalités particulières des conditions de vie populaire et de leur lexique. La construction de Courgain… est donc fort bien maîtrisée dans son architecture générale comme à l’interne puisque la dimension didactique se fond dans la progression narrative, sans jamais lasser le lecteur, sensible au quotidien qui lui est dépeint de façon vivante mais sans recherche d’effets. Par ailleurs, le lecteur ne peut que partager l’angoisse sourde de l’héroïne guettant l’arrivée de son fiancé, et sujette à une appréhension de plus en plus violente. Il va sans dire que pour un Calaisien, même des années soixante, l’histoire du Pluviôse est connue (un monument la rappelle) et qu’il aura anticipé la fin du roman dès la première apparition de ce nom lié à celui du héros masculin. Pour les autres, ils ne peuvent qu’être frappés par la multiplication des indices (listes des précédentes catastrophes de sous-marins avec leurs causes, interrogations inquiètes de Magrite et Tite Marie) et des signes avant-coureurs concernant directement le Pluviôse qui ne cesse de connaître des déboires. L’une des réussites du livre réside justement dans cette double attente, cette forte tension qui s’instaure crescendo dans la seconde partie : attente passionnelle du retour d’Antoine, pressentiment du désastre, qui font de ce livre documentaire un livre d’Amour et de Mort. Les qualités d’écriture ne sont pas en reste. Ici encore l’incipit est éloquent : « Magnifique, la mer s’en venait mollement murmurer et mourir aux pieds de Tite-Marie. » Avec son rythme houleux et la musique de ses allitérations en /m/ il apporte d’entrée une illustration du savoir-faire de l’auteur. Pierre Marchand n’est pas un de ces écrivants qui peuplent la planète de la littérature régionaliste. Titulaire d’une licence de lettres modernes obtenue en 1950, à Angellier – gage de solidité –, il a décroché son CAPES et enseigné le français. Il sait donc ce que le mot littérature implique, ce qui ne signifie pas pour autant qu’il sache écrire. Mais il sait. Il sait planter un décor, raconter une histoire, esquisser une description, susciter une émotion, créer une attente, animer un dialogue en picard comme en français ; il commet même de petites trouvailles de détail, prouvant son souci de la forme. Il se voulait d’ailleurs poète avant tout. Ce n’est évidemment ni un créateur ni un styliste d’envergure, surtout ce n’est pas un novateur. Il reste quelque chose de convenu dans sa façon de rédiger ainsi qu’un côté qualité française années 50. Aucune aspérité, aucune difficulté, on le lit d’un trait, ce qui n’étonne guère venant d’un militant de la culture populaire. D’aucuns lui ont reproché un style trop châtié. C’est évidemment un parti-pris de sa part. Ainsi, jamais de grossièretés, ni de grivoiserie ni scatologie appuyée. Ce qui ne signifie pas un refus des réalités, telle Tite-Marie qui se soulage directement en plein air, « béatement, longuement…, Ah, rien pour eune marée, Marie ! » Ou encore, sur ce chapitre, l’explication du manque contraint d’hygiène des habitations du Courgain ou l’effroyable plaisanterie rabelaisienne de Pétit balançant un seau d’excréments sur un petit vieux alité. Sans parler de l’insertion des chansons populaires :
21 Ou encore :
22 On ne peut donc parler de pudibonderie non plus, le sexe étant loin d’être banni de l’histoire. Très banalement, lors de l’accouplement de Magrite et Antoine, les préliminaires sont donnés mais il y a ellipse sur l’acte lui-même. On peut, en revanche, parler de pudeur, de décence, lesquelles s’imposent naturellement à cette époque si l’on publie dans la presse régionale et si l’on est un personnage public, enseignant de surcroît. De même ne peut-on taxer Pierre Marchand de misérabilisme tout simplement parce que les conditions de vie de cette population de pêcheurs sont pour la plupart d’entre eux réellement misérables et que l’auteur n’a pas besoin de rajouter à une peinture que le lecteur devine être fidèle. De même encore on ne peut parler de pathos lorsqu’est évoquée la mort de petits enfants parce que là encore on sent le souci de témoigner mais pas de tirer des larmes pour le seul plaisir. Enfin, au registre du macabre, on pouvait craindre le pire au sujet des corps remontés après un séjour prolongé en mer. Là encore, Pierre Marchand s’en tire au mieux. Il n’élude pas mais se contente de quelques mots pour désigner l’innommable. Son entreprise n’est pas de type zolien, son esthétique n’est pas naturaliste ou populaire mais classique, toute en retenue. Aucune véhémence dans ses propos (mais parfois prêtée dans ses dialogues). Aucune volonté affichée de dénonciation, les faits rapportés parlent suffisamment d’eux-mêmes et l’auteur ne prend jamais parti, ne tire jamais de conséquence idéologique. Ainsi pour ce qui concerne l’organisation des secours puis les tentatives de renflouage du Pluviôse, pas de procès des autorités mais une volonté d’examiner les choses dans leur difficulté. Jamais une condamnation ni un blâme, il suffit que l’on perçoive dans certains cas que l’auteur n’en pense pas moins. Exception faite peut-être pour l’admiration envers les sauveteurs ordinaires, qui elle, perce davantage sous la neutralité apparente. L’écueil du pittoresque quant à lui ne pouvait guère être évité : il était impliqué par le choix même du lieu. Mais il est contenu par la volonté scientifique de l’auteur : décrire, restituer et ne rien inventer au plan des mœurs. Ainsi en ne nous laissant plus rien ignorer, par exemple, de la technique du repassage du « soleil », la coiffe courguinoise, (IV) qui exige un tour de main si particulier, l’auteur fait-il par exemple davantage œuvre d’ethnologue que de journaliste ou d’artiste.
Le picard
23 Il est réservé aux dialogues populaires et fournit donc un corpus très copieux. Il correspond pour l’essentiel à ce qui a été décrit précédemment mais les deux systèmes ne se recoupent pas totalement. Ainsi la phonétique se retrouve-t-elle largement mais sans la finale du type batiaw comme on peut s’y attendre et en revanche la notation d’une mouillure systématique derrière /e/ final, notamment dans les participes passés : blesséis, marquéi… Surtout on ne trouve pas d’attestation de zézaiement ou plus exactement il est difficile à démêler du français. En morphosyntaxe on ne trouve pas de forme du subjonctif picard. Les constructions qui appellent ce mode sont suivies d’un subjonctif français comme dans les constructions populaires régionales contemporaines : « Tu voés, i faut qu’alle est bien sèche ! », « Faut que j’ vas chercher mes bottes ! »… Au plan du lexique on ne retrouve pas une utilisation aussi insistante des verbes guetter et ingarner qui apparaissent donc comme une signature stylistique de Zidorius de Gaincourt. Un certain nombre de mots ou de formes sont traduits en note pour le confort du lecteur : on y trouve peu de réelles difficultés. Sont précieuses en revanche les définitions. Elles concernent essentiellement, comme pour le français, l’univers de la pêche et son technolecte : techniques particulières, division du travail basée bien souvent sur l’origine géographique des marins, types de bâtiments, outillage, espèces, travail du poisson et commercialisation. Elles ne sauraient épuiser le jargon professionnel local mais il est probable qu’elles en déclinent les termes essentiels. La démarche de l’auteur est intéressante puisqu’elle conjugue définitions et emplois en contexte. Le terme est valorisé par l’emploi de guillemets s’il est défini en contexte, précédé d’un astérisque s’il nécessite un appel de notes. Ces précautions facilitent par ailleurs le recensement du vocabulaire picard présentant un certain intérêt. À noter que le technolecte de la tulle est également abordé, pour ce qui concerne la division du travail et le nom des machines.
24 Le système de transcription est très lisible car au plus proche du français. À noter cependant une curieuse particularité concernant les infinitifs du premier groupe qui sont toujours notés -éir : « Tu vas m’écoutéir ! », l’auteur voulant sans doute noter à la fois la mouillure indiquée plus haut et conserver la marque de l’infinitif. Il faut bien avouer que ce choix n’est pas très heureux. À cette réserve près, la notation est donc limpide et comme on peut s’y attendre d’après la formation et la fonction de son auteur, très cohérente. Enfin, l’utilisation du picard se démarque d’autant mieux de celle du français qu’il s’agit d’un français académique à l’orthographe impeccable. Au total, le picard utilisé par Pierre Marchand n’offre pourtant pas la même compacité, le même degré d’homogénéité que celui de son prédécesseur. Le français s’infiltre davantage dans les répliques des personnages et tous ne sont pas de ce point de vue logés à la même enseigne. C’est dans la bouche de Tite-Marie et des vieux matelots du port que le patois s’entend le mieux. Dans la famille de Jean de Calais on constate déjà une évolution, le français prend plus aisément sa place. L’auteur a particulièrement soigné la qualité du dialecte chez ses personnages les plus âgés, signifiant sans doute sciemment par contraste l’amorce de son lent déclin dans les générations suivantes. D’une manière générale, si l’on excepte le vocabulaire de la mer qui fait l’objet d’un recensement organisé, le patois est moins marqué que chez Delétrès-Byl. Les raisons en sont simples à imaginer. Il ne faut pas oublier que Pierre Marchand n’est pas calaisien de souche, l’utilisation du parler courguinois ne peut donc s’effectuer que sous forme d’une restitution appliquée. Sa formation, son activité d’enseignant l’auront aidé à saisir puis restituer les mouvements de la phrase, les principaux traits phonétiques mais ne lui auront donné ni l’aisance ni une connaissance approfondie du vocabulaire. Il aura cependant pu puiser dans les travaux que M. André Brygo a publié à la même époque dans Nord-Littoral, édition de Calais. On peut d’ailleurs supposer qu’il aura fait valider in fine ses compositions picardes par l’aréopage d’érudits et de témoins avec lequel il a travaillé étroitement ainsi que par sa belle-famille.
Conclusions
25 On ne saurait trop insister en conclusion sur le caractère éminemment précieux de ces ouvrages et des enseignements que l’on peut tirer de leur confrontation. Prix qui provient d’abord de leur rareté en tant que genre. Dans une littérature picarde abondante depuis l’époque romantique, toutes les zones géographiques, toutes les corporations ont contribué à la production d’ensemble, sauf précisément le littoral et le milieu marin. Les marins n’écrivent pas. En mer, où trouveraient-ils le temps ? Mais pas plus à terre, une fois retirés, à un âge où tant de vocations, de désirs de témoigner s’éveillent ailleurs. Les marins sont des taiseux. D’autres qui ne sont pas directement de leur milieu vont parfois rechercher et publier pour eux, par exemple des lexiques mais ils ne peuvent bien sûr écrire à leur place. C’est pourquoi il n’existe pas de littérature picarde de la mer. La parution des deux ouvrages étudiés ici constitue donc une véritable aubaine et le fait qu’ils portent sur le même objet, un motif d’interrogations. Le second d’entre eux a été écrit, on l’a vu, par un horsain, mais ce n’est vraisemblablement pas le cas pour le premier. Certes, nous ne possédons aucune indication biographique à son sujet, mais outre le fait qu’il s’agit d’un patronyme local (Byl plus particulièrement), il est évident que seul un Calaisien – à défaut d’un Courguinois – pouvait produire un tel texte. Rien ne prouve en effet qu’il s’agisse d’une œuvre strictement indigène, la composition sociale de ce quartier jouant plutôt à rebours d’une telle attribution. Qui plus est, le Courgain en tant que tel n’est pas du tout caractérisé, à l’aide de noms propres par exemple. Ce quartier de marins-pêcheurs ne sert que de décor, de point d’ancrage et l’action se déroule pratiquement toujours en dehors de ses murs. Son adoption en titre de l’ouvrage répond en fait à une nécessité à partir du moment où l’on a choisi de mettre en relief l’activité halieutique de la ville. Une autre activité aurait cependant été envisageable, la ville, en pleine prospérité, ayant réussi sa diversification. Pierre Marchand écrit à ce propos : « Calais port eud pêque, port eud voyageurs, port eud commerce, pis port eud guerre avec les sous-marins ! » (p. 132). Activités portuaires auxquelles il faut ajouter les activités industrielles, en premier lieu celle du tulle, installée à Saint-Pierre. Si on voit mal ébaucher par exemple un texte patoisant sur le trafic transmanche des malles de l’époque on aurait toutefois pu prendre pour sujet le quartier de Saint-Pierre qui présentait l’avantage d’une population nettement plus nombreuse. Mais l’activité textile inspire moins les auteurs patoisants. On trouve bien des textes dans l’agglomération lilloise, à Armentières ou encore à Caudry, mais toujours en nombre très mesuré, jamais à l’échelon d’un recueil. Au total, Saint-Pierre cependant aura le sien, une chanson, mais il semble que l’on s’en soit tenu là. La pêche est à vrai dire une activité plus vivante que la broderie mécanique, les naufrages sont plus spectaculaires que les accidents du travail, et la population des pêcheurs infiniment plus pittoresque que toute autre population prolétaire. À cela s’ajoute qu’il s’agit d’une réalité plus facile à circonscrire, le Courgain constituant un véritable isolat urbain. Ce qui n’empêche qu’il relève de tout un paradigme côtier. Leur forte identité corporatiste pousse en effet les pêcheurs à vivre ensemble et on assiste ainsi tout au long de la côte à des regroupements fortement individualisés, à la toponymie suggestive : quartiers du Courgain, donc, à Calais, de La Beurière à Boulogne, des Quilles-en-l’air à Equihen, du Pollet à Dieppe. Ces quartiers misérables focalisent l’attention des touristes (ils sont par exemple amplement photographiés, notamment pour la vente de cartes postales), apportent un facteur de notoriété supplémentaire à leurs villes, exercent une forte attraction sur l’imaginaire collectif. Tout militait donc pour le choix du Courgain : une nécessité objective à partir du moment où on élisait le thème de la pêche mais aussi le pouvoir de séduction d’un nom aussi fortement connoté. À partir de là tout oppose les deux ouvrages. À commencer par leurs auteurs : horsain d’un côté mais on sait tout de lui (origines, formation, carrière, place dans la vie culturelle locale où il a laissé le meilleur souvenir) [18] et également beaucoup de la fabrique de son Courgain… ; autochtone de l’autre mais dont on ignore absolument tout, ce nom semblant aujourd’hui complètement ignoré des Calaisiens les plus versés dans l’histoire de leur ville. À l’autre extrémité de la chaîne de création, on retrouve la même opposition radicale. D’un côté, un travail paru en feuilleton dans deux organes différents de la Presse Quotidienne Régionale avant de connaître les honneurs de la publication en règle, avec inscription au catalogue d’une maison d’édition régionaliste prestigieuse [19] et d’un autre une plaquette éditée localement et volatilisée depuis, inconnue à ses compatriotes comme de la quasi-totalité des amateurs de picard. Et d’une insigne rareté : l’exemplaire que je possède est le seul que j’ai croisé en trente années de recherche. Les explications tiennent ici d’abord à un unique tirage limité et au manque de considération envers ce type de littérature qui n’incite pas à une conservation soigneuse, raisons auxquelles se seront ajoutés les faits de guerre : bombardements de la ville, destruction du quartier, exode de sa population… La proximité des dates de sortie (1934) et d’entrée en guerre aura sans doute aussi accéléré le processus d’oubli… Par ailleurs, la mention « Imprimerie de l’Yser. Quai des Orphelins » et l’absence de prix indiqué suggèrent la possibilité d’une édition privée à but caritatif, peut-être sur une initiative catholique. L’existence de deux ouvrages traitant exactement du même sujet autorise maintenant une réflexion stimulante sur la littérature picarde. Tous les deux se rattachent à une source éprouvée, dédiée à la célébration du patriotisme municipal, avec cette particularité déterminante d’être ici en prose alors qu’il s’agit d’ordinaire, selon l’appellation que j’ai proposée, d’une « poésie de beffroi », produite sous la forme de recueils versifiés [20]. Avec ses 48 pages en monodiégèse, l’ouvrage de Zidorius de Gaincourt offre un texte narratif d’une exceptionnelle longueur. Ses différents chapitres se rapprochent des histoires d’une certaine ampleur qu’on trouve dans la presse patoisante et les almanachs de l’époque ; l’ensemble de la narration peut d’ailleurs avoir été inspiré par certains feuilletons de mésaventures que l’on trouve dans les mêmes publications. Il va sans dire que cette œuvre par sa dimension uniment comique se rattache au mainstream de la production picarde. Enfin, il ne faut pas perdre de vue que le statut de Courgain…, lui, est mixte. Il s’insère dans la foule des romans régionalistes en français incluant une langue régionale à l’aide de deux techniques précises, l’insertion de dialogues ou de parties de dialogues et l’émaillage de vocables dialectaux dans le corps du texte français. Ce qui est inhabituel ici, c’est le volume de ces insertions, due à l’abondance et au nombre des protagonistes populaires. On peut estimer le corpus à plusieurs dizaines de pages, bien plus que l’ordinaire des publications patoisantes habituelles ! C’est que le recours au dialecte n’a ici rien d’anecdotique, il n’a pas vocation ornementale mais participe de l’esprit global du projet, celui d’une restitution des modes de vie du quartier. On le sait trop, le patois à l’écrit est conçu pour faire rire. Le rire n’est pas totalement absent chez Pierre Marchand, on s’amuse beaucoup aux facéties de Pétit et à certains jeux des fêtes locales, on sourit à certaines pages légèrement satiriques dont font les frais les notables lors des manifestations publiques. Quelques passages soulignent avec plaisir la gaieté propre à la jeunesse indépendamment de ses conditions d’existence. Enfin certaines chansons, on l’a vu, n’engendrent pas la mélancolie. Mais la tonalité d’ensemble est sérieuse, didactique et de plus en plus dramatique à mesure qu’on avance vers la fin, cas de figure également tout à fait inhabituel dans la production picarde si l’on excepte quelques mélodrames. Au total, ces deux œuvres s’inscrivent dans des lignées solidement installées mais ne se laissent pas réduire aux schémas établis et s’en distinguent au contraire par une dimension atypique. Leur mise en comparaison ne peut esquiver une évaluation de leurs mérites esthétiques où l’avantage semble aller sans conteste à la seconde, qui correspond à un projet noble, ample et ambitieux, maîtrisé dans sa composition comme dans son écriture, obéissant quasiment à la règle des trois unités du théâtre classique : unités de lieu (Calais), de temps (une année), d’action (l’évolution du couple Antoine-Magrite). Mais cette « chronique romancée » selon l’heureuse expression de Pierre Garnier, se range aussi dans le tiroir de la littérature factuelle alors que l’œuvrette comique qui l’a précédée procède bien davantage de cette gratuité qui rime si bien avec littérarité. En outre, si le sujet est le même, les esthétiques, on l’a vu, sont différentes, l’une classique, académique, l’autre populaire, carnavalesque. Autre question enfin, qui ne saurait laisser ici indifférent, laquelle nous parle-t-elle le mieux du Courgain ? Eul’ Pêcque-Mêle me semble ici irremplaçable parce qu’il participe véritablement selon ses indications d’une « littérature courguinoise » dont il est par ailleurs selon toute vraisemblance le seul représentant. Parce qu’il est écrit à un moment où le Courgain existe encore, par un des siens (enfin, sans doute un Calaisien…) et qu’il s’adresse aux Calaisiens, qu’il ne cherche pas, d’un point de vue externe, une reconstitution, mais qu’en ne le décrivant jamais, il en parle toujours. D’aucuns trouveront cet argument de l’origine et de l’authenticité douteux et rappelleront avec raison que ce n’est pas parce qu’on est issu d’un lieu qu’on écrit le mieux à son sujet. Mais dans ce contexte précis il me semble pertinent, je veux dire que le travail de Delétrés-Byl donne à entendre une voix, une certaine vérité, celles du lieu, et qu’à sa façon modeste il témoigne efficacement des pouvoirs de la littérature.
Épilogue
26 Régulièrement, dans le roman de Pierre Marchand revient cette ritournelle :
27 Formule de conjuration qui s’avèrera vaine comme on l’aura rapidement pressenti. Le Courgain ne résistera pas à la folie destructrice des hommes et sa population sera dispersée. Le quartier reconstruit selon des normes plus acceptables porte toujours le nom de Courgain mais n’a plus grand-chose à voir avec la cité et surtout le milieu décrits dans les ouvrages qui viennent d’être présentés ici. De toute manière, cette perte de substance et d’identité était devenue inéluctable avec le développement de la dentelle. Le conflit entre la pêche et l’ teulle, clairement exposé par Pierre Marchand, fait l’objet d’un débat permanent entre ses personnages. La famille de Jean de Calais est elle-même clivée par le sujet. Jean-Marie et Jeanne travaillent déjà à Saint-Pierre, ce qui agace Magrite. Les comparaisons entre la noblesse des métiers traditionnels de la mer et la sécurité et les bons salaires de l’atelier reviennent de façon récurrente. Cette question hante Tite-Marie qui redoute la disparition de la communauté courguinoise et ne mâche pas ses mots pour dire sa réprobation. À la fin du roman, «…Pétit qui vient de réussir son certificat d‘études, repousse l’école de pêche et sera perceur de cartons. »
28 Aujourd’hui à Calais comme ailleurs, la disparition du picard, annoncée depuis l’époque romantique, n’est toujours pas consommée. Même, il existe une certaine activité, des manifestations d’intérêt, et sur scène notamment, une revue, spécialité décidément du littoral. Mais le patois continue néanmoins de se déliter et ses jours sont comptés. Resteront pour témoigner et de l’un et de l’autre, et du Courgain et du parler local, nos deux œuvres. Et cette fois, les Calaisiens ont de la chance.
Notes
-
[1]
Qu’on nous permette toutefois de signaler, si proche du Calaisis, le village de pêcheurs d’Audresselles : Jacques Landrecies et Charline Popieul, “Approche du picard d’Audresselles”, in « Picard d’hier et d’aujourd’hui », Actes du colloque de Lille 3 [4-6 octobre 2001], Textes réunis par Jacques Landrecies et Aimé Petit, Bien dire et Bien Aprandre n°21, Villeneuve d’Ascq, 2003, Université Charles-de-Gaulle – Lille 3, Centre d’Études Médiévales et Dialectales, pp. 243-260.
-
[2]
Denise Poulet, Au contact du picard et du flamand. Parlers du Calaisis et de l’Audomarois, Lille, ANRT, Centre d’Études Médiévales et Dialectales de l’Université de Lille III, 1987.
-
[3]
Rappelons que le Courgain était le quartier des pêcheurs, petite cité autonome où la population se concentrait dans un espace confiné. Ce quartier cultivait son particularisme avec ses coutumes propres et son langage et le groupe était soudé par un fort sentiment identitaire. Le Courgain était dit également « Courgain maritime ». Il existait un autre quartier, appelé « Petit Courgain », à Saint-Pierre.
-
[4]
Zidorius du Gaincourt [Delétrès-Byl], Eul’ Pêcque-Mêle. Littérature Courguinoise. Calais. Calais, s.d. [1934], 48 p. [Les indications entre crochets proviennent de la thèse de Madame Poulet, p. 318.]. Le mot Pêcque-Mêle est toujours en usage à Calais avec le sens de « fouillis » (source : Magali Domain).
-
[5]
« Gaincourt » renvoie implicitement à l’étymologie populaire : « gain court » : endroit où l’on gagne chichement sa vie. L’antéposition de l’adjectif qualificatif est effectivement une tendance lourde du picard. Ce toponyme n’a rien d’exclusivement calaisien et son étymologie reste toujours controversée.
-
[6]
L’orthographe d’origine des citations sera scrupuleusement respectée.
-
[7]
Flair : odeur ; Minck : halle au poisson ; patriquer : pétrir ; waroniez : hapax. Les lexiques boulonnais donnent la forme warouler avec deux sens distincts (peloter ; abimer le poisson) qui conviennent parfaitement ici.
-
[8]
Quelques légères traces toutefois avec les « gouguenots » (corvée) et « l’séringue à bidet pour lav’main » [humain].
-
[9]
Exception : en sortant de la Gare du Nord, le couple tombe sur une femme soûle et Zidore d’indiquer qu’il n’est pas besoin de venir à Paris puisqu’on voit le même au Courgain tous les jours.
-
[10]
Mais une pochade par définition a été écrite rapidement. Certes, le style par son alacrité nous donne cette impression mais en fait nous n’en savons rien.
-
[11]
Pour ne pas alourdir le texte, nous nous sommes limités à de courtes listes d’exemples non référencés.
-
[12]
Jean-Pierre Dyckès, De Calais à Montreuil. Le Patois Boulonnais, Boulogne-sur-Mer, t. XII de la Société Académique du Boulonnais, 1992, 665 p. [Désormais J-P. D.]
-
[13]
Jacques Mahieu, Lexique du Parler de la Beurrière, s.l., 1974, 102 p. [Désormais J. M.].
-
[14]
Pierre Marchand, Courgain…, Préface de Pierre Garnier, Amiens, Éklitra, XVI, 1973, 251 p.
-
[15]
Le 26 mai 1910, le Pluviôse, en manœuvres de plongée, percute l’avant de la malle « Pas-de-Calais » qui effectue son trajet habituel. L’équipage entier (27 hommes) périt rapidement. Les travaux de renflouage, particulièrement délicats, seront plusieurs fois interrompus. Ce n’est que le 11 juin que le sous-marin rentre enfin au port. Les funérailles, impressionnantes, auront lieu le 22. Cette catastrophe provoque une émotion considérable, d’ampleur internationale.
-
[16]
I Tite-Marie II Magrite III Pétit IV Préparatifs V Fêtes VI Poisson VII Dimanche matin VIII Dimanche après-midi IX Enfantillages X Quotidien XI Espoirs XII Rentrée XIII Harengaison XIV Automne XV Tourbillons XVI Bout de l’An XVII Augures XVIII Masques XIX Faute XX Mars XXI Avril XXII Mai XXIII Catastrophe XXIV Relevages XXV Retour XXVI Funérailles XXVII Fins.
-
[17]
Rabat de la première de couverture.
-
[18]
Grâce à un article très documenté paru ici-même dans nord’ : Sylvain Fontaine, « Pierre Marchand, poète imparfait », nord’ n°42, Paul Adam, décembre 2003, pp. 87-95.
-
[19]
Celui des éditions Éklitra, comme on l’a vu. Courgain… aura même l’honneur d’une adaptation théâtrale par Michel Quint en 1980 (Sylvain Fontaine, p. 94).
-
[20]
V. sur ce sujet : Jacques Landrecies, La Littérature patoisante du Nord – Pas-de-Calais, Lille, La Voix du Nord Éditions, coll. « Les patrimoines », 2006, 50 p.