Notes
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Courriel : hannah_bowles@harvard.edu
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Courriel : kray@haas.berkeley.edu
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Cet article est la traduction d’une communication présentée par les deux auteures au Colloque Gender and Work : Challenging conventional wisdom organisé à la Harvard Business School les 28 février et 1er mars 2013. Pour lire l’ensemble des communications : http://www.hbs.edu/faculty/conferences/2013-w50-research-symposium/Pages/symposium-essays.aspx
La négociation : « une bataille des sexes » ?
1Il y a un peu plus de quinze ans [3], des chercheurs ont posé la question suivante à des étudiants de MBA inscrits à un cours de négociation : « Dans les négociations distributives, qui a l’avantage : les hommes ou les femmes ? » La réponse fut écrasante : « Les hommes ». Motif le plus souvent cité : les hommes veulent moins perdre que les femmes. Ce qui révèle une conceptualisation profane de la négociation, saisie comme une bataille des sexes ou, du moins, comme un bras-de-fer, de type viril. D’autres réponses, voisines, ont illustré le lien entre masculinité et stéréotype des performances en négociation. L’avantage présumé des hommes en négociation proviendrait ainsi de leur agressivité, de leur force ou de leur cruauté. Certains répondants ont fait valoir que les femmes pourraient en tirer avantage car elles profiteraient ainsi d’une certaine sous-estimation à leur égard, et seraient ainsi mieux adaptées à leurs interlocuteurs.
2Une étude exploratoire (Kray, Thompson et Galinsky, 2001) a introduit un changement majeur dans l’approche de la différence sexuée, en passant de l’étude du genre en négociation (un homme négociant vs. une femme négociant) à l’étude des croyances sexistes et des stéréotypes à propos de la performance en négociation. Ces quinze dernières années, la recherche en psychologie de la négociation a été en grande partie consacrée à la compréhension de la manière dont la construction sociale du genre affectait la performance des hommes et des femmes en négociation (Bowles, 2013 ; Kray et Thompson, 2004). L’objectif était de déplacer le regard, au-delà du genre en tant que caractéristique, et de le porter sur le genre en tant que phénomène situationnel en négociation. Sauf que pendant que nous réfléchissons sur le thème de la « différence des sexes » et de « la différence qui fait la différence », les conceptualisations du genre en négociation ne semblent pas avoir vraiment dépassé le stade de la « bataille des sexes »…
3Si nous examinons les recherches publiées au cours des quinze dernières années, nous observons en effet qu’une grande part de celles-ci est conforme, plutôt que non conforme, avec la sagesse populaire qui veut que la négociation soit avant tout un domaine masculin. Conformément aux méta-analyses qui ont lancé l’enquête renouvelée du genre en négociation (Stuhlmacher et Walters, 1999 ; Walters, Stuhlmacher et Meyer, 1998), la recherche actuelle continue de montrer à grands traits que les hommes ont tendance à être plus compétitifs que les femmes et qu’ils obtiennent de meilleurs résultats en négociation.
4Alors : avons-nous fait des progrès ? Sommes-nous juste des féministes essayant de combattre la biologie à l’aide de la psychologie ? On peut en effet examiner le tableau d’ensemble et penser que les différences proviennent juste de la différence entre les hommes et les femmes. Ainsi, les négociateurs possédant un taux de testostérone élevé seraient plus enclins à la compétitivité et à dominer la table de négociation (Zak et al., 2009). Et comme les femmes ont un taux plus élevé d’ocytocine, elles auraient tendance à faire plus de concessions, sauf quand elles protègent leurs acquis (Zhong et al., 2012).
5Un examen plus précis de ces travaux infirme cette conclusion. Beaucoup d’entre nous, familiers des études sur le genre en négociation, ont pu observer, à plusieurs reprises, combien ces modèles grossiers de la domination masculine, s’ils ne cessent de scintiller, sont éloignés des réalités des contextes de négociation ; ils correspondent plutôt à des manipulations psychologiques et situationnelles simplifiées. Cinq exemples pour étayer cela :
6L’ambiguïté. Des études montrent qu’une plus grande ambiguïté dans le contexte de négociation augmente le risque d’effets de genre dans le comportement et la performance en négociation. Lorsque les négociateurs ont une idée claire de ce qui constitue pour eux un bon résultat de négociation ou de la manière dont ils devraient se comporter, les normes de genre sont moins influentes et les différences sexuées se réduisent (Bowles, Babcock et McGinn, 2005 ; Kray et Gelfand, 2009).
7L’activation des stéréotypes. L’activation implicite des stéréotypes de genre en contexte de négociation favorise les stéréotypes sexués (Kray et al., 2001). À l’inverse, l’activation explicite des stéréotypes de genre produit une réactance psychologique et une performance contre-stéréotypée en négociation (Kray, Reb, Galinsky et Thompson, 2004 ; Kray et al., 2001).
8La conformité au rôle. Pour les femmes négociatrices, la non-conformité au rôle entraîne des sanctions sociales, inhibe leur comportement en négociation et diminue leur performance (Amanatullah et Morris, 2010 ; Bear et Babcock, 2012 ; Bowles et Babcock, 2013 ; Bowles, Babcock et Lai, 2007).
9Le pouvoir. Fondées sur la présence de solutions de rechange (Kray, Reb, Galinsky et Thompson, 2004) et sur leur expérience psychologique accrue, des ressources de pouvoir désinhibent leur comportement en négociation (Petit, Gelfand, Babcock et Gettman, 2007).
10Les indices sociaux. Les effets de genre stéréotypés sont plus forts en face-à-face que lors de négociations anonymes ou fondées sur des textes ; le comportement des femmes est ainsi plus stéréotypiquement genré dans les interactions en face-à-face (Stuhlmacher, Citera et Willis, 2007 ; Walters, Stuhlmacher et Meyer, 1998).
11Si les effets de genre dans la négociation dépendaient principalement de la personnalité ou se fondaient sur une base biologique, une plus grande cohérence de ces effets devrait se vérifier dans les divers contextes de négociation. Par exemple, la négociation en face-à-face ou derrière des écrans d’ordinateurs ne devrait pas révéler de différences marquées.
12Alors, pourquoi nos travaux de recherche continuent de renforcer, peu ou prou, cette approche en termes de « bataille des sexes » ? Dans la section suivante, nous avançons l’idée que notre stratégie de recherche est en partie responsable de cela. Les avancées théoriques et empiriques de l’époque récente se caractérisent par un thème récurrent : sous certaines conditions, l’avantage masculin en négociation peut être désactivé. Obnubilés par notre quête pour expliquer le désavantage des femmes en négociation, comme le martèlent les paradigmes traditionnels en théorie de la négociation, nous n’avons probablement pas encore interrogé adéquatement les hypothèses sous-jacentes à notre façon de conceptualiser la négociation elle-même.
Comment nous étudions le genre en négociation
13Pourquoi, alors que nombre de nos recherches sont consacrées à expliquer le genre en négociation comme un phénomène social, celles-ci renforcent encore largement le stéréotype de la domination masculine ? Nous proposons deux raisons pour expliquer cela :
14L’accent porté sur les déficiences des femmes. Alors que la plupart des recherches sur le genre en négociation ont cherché à comprendre comment des facteurs socio-psychologiques – distincts des facteurs biologiques ou liés à la personnalité – contribuaient à des effets de genre en négociation, les questions qui ont motivé la plupart des recherches à ce sujet ont concerné la sous-performance des femmes (Kolb, 2012) : pourquoi les femmes ne sont pas plus demandeuses ? Pourquoi les femmes ne négocient pas des salaires plus élevés ? Pourquoi les femmes laissent des gains potentiels sur la table ? Certes, nous nous efforçons de ne pas « blâmer les femmes », en montrant, par exemple, que ce sont les stéréotypes, mieux que les différences individuelles, qui expliquent ces effets de genre. Cela dit, notre objectif reste le même : expliquer les « lacunes » des femmes en négociation. Tout cela adresse un même message implicite : quelle que soit la complexité des raisons académiques fournies, la négociation reste un jeu masculin…
15Dans la mesure où nous formulons des conseils et des prescriptions, notre travail consiste à niveler le terrain de jeu de la négociation entre les sexes, par exemple en réduisant l’ambiguïté dans les processus et en aidant les femmes à éviter le piège des stéréotypes négatifs. À notre connaissance, les seules études qui ont établi de façon fiable un avantage féminin en négociation impliquaient une réactance face aux stéréotypes, soit qu’elles endossaient ouvertement des stéréotypes genrés (Kray et al., 2001), soit qu’elles manipulaient leurs contenus, en présentant les traits féminins comme des facteurs de succès en négociation (Kray, Galinsky et Thompson, 2002). Ces études étaient pourtant motivées par la question de savoir comment annuler cet inconvénient présumé des femmes en négociation…
16Un observateur de notre centration sur les désavantages des femmes en négociation, relativement aux hommes, remarquerait cependant que nos recherches sur le « genre » ont plutôt concerné l’étude des relations de genre chez les Blancs, Américains et diplômés. Peu d’études ont inclus dans leurs échantillons des femmes négociatrices expérimentées. Nous savons aussi peu de choses au sujet des pratiques de négociation chez les hommes à faible statut social ni comment la variable de genre interagit avec d’autres variables, à l’instar des identités sociales, qui lui sont liées. Les quelques études qui ont testé le comportement des hommes à faible statut (par exemple : issus des minorités ethniques) en négociation montrent que ces derniers éprouvent des contraintes similaires à celles qui ont été documentées pour les « femmes » dans nos études sur le genre, telles les espérances de gains plus faibles (Ayres et Siegelman, 1995) et les difficultés face aux comportements compétiteurs (Bowles et Al Dabbagh, 2011). Des recherches récentes sur l’ethnie comme variable dans l’étude des rapports sexués en milieu de travail indiquent que les femmes Blanches sont plus confrontées que les hommes Blancs au problème de la domination au travail, tandis que les hommes Noirs y sont confrontés de façon similaire aux femmes Noires (Livingston, Rosette et Washington, 2012).
17En l’absence d’une exploration plus large, tant théorique qu’empirique, de l’identité sociale en négociation, nous ne savons donc pas vraiment dans quelle mesure nos « différences de genre » en négociation dépendent du genre, en lui-même, ou des positions sociales, de façon plus large.
18Le paradigme de négociation. La seconde raison pour laquelle les chercheurs dépeignent la négociation comme un jeu masculin est la suivante : nous nous sommes appuyés sur une conception étroite et maintenant datée de l’activité de négociation. La recherche canonique en négociation trouve ses racines chez les chercheurs en relations de travail et chez les théoriciens de la décision, tels Dick Walton et Bob McKersie, ou Howard Raiffa, qui ont quantifié et élucidé les concepts fondamentaux de la négociation avec une élégante simplicité en utilisant la théorie des jeux (Lax et Sebenius, 1986 ; Raiffa, 1982 ; Walton et McKersie, 1965). Leurs étudiants et leurs collègues ont construit une théorie de la négociation en termes de « points d’utilité », créés et revendiqués par les parties (Lax et Sebenius, 1986 ; Raiffa, 1982). La génération suivante des chercheurs a ensuite développé une perspective « analytique » de la négociation, ouverte par la révolution cognitive provoquée par Danny Kahneman et Amos Tversky. Ils ont alors utilisé le paradigme du jeu analytique de la décision pour montrer les déviations systématiques des négociateurs, relativement aux prescriptions de la théorie du choix rationnel (Neale et Bazerman, 1991 ; Thompson, 1998).
19Cette approche de la négociation fondée sur la théorie des jeux a eu une grande et longue influence, au moins en partie en raison de ses avantages pratiques considérables. Les Business schools – mais pas seulement elles, d’ailleurs –, ont soutenu et diffusé ce type de recherche en négociation du fait de sa popularité et de son efficacité pédagogique. Et les centres de recherche ont investi des ressources importantes dans le développement et la vente de simulations de négociation, à des fins d’enseignement et de recherche.
20Cependant, comme Kolb et Putnam (2000) l’ont observé depuis longtemps, cette approche fondée sur la théorie des jeux a privilégié une conception traditionnellement masculine de la négociation, définissant celle-ci comme un jeu individualiste, compétitif, transactionnel et normativement rationnel. Bien que nombre de chercheurs en négociation ont plaidé de façon convaincante en faveur d’une approche relationnelle de la négociation (par exemple, Gelfand, Major, Raver, Nishii et O’Brien, 2006 ; McGinn et Keros, 2002) et que de nombreuses études ont pris en compte aussi bien la dimension sociale des processus que leurs résultats (Bowles et al, 2007 ; Curhan, Elfenbein et Xu, 2006), le monétaire ou les points gagnés dans un jeu non répété de négociation sont restés les indicateurs prédominants de la mesure de la performance en négociation.
21Une autre dimension genrée de ces jeux de négociation est relative au contexte dans lequel nous les inscrivons. Nous avons ainsi tendance à masquer la structure analytique de nos jeux et les loger dans des domaines techniques dans lesquels les hommes ont tendance à dominer : les rémunérations, les deals financiers, les contrats sportifs, la construction automobile, etc. De récentes études montrent empiriquement que les contextes de ces jeux de négociation peuvent influer sur les différences de comportement de genre et leurs résultats en négociation (Bear et Babcock, 2012 ; Miles et Lasalle, 2008). Par exemple, Bear et Babcock (2012) ont choisi un jeu de simulation concernant une négociation entre deux directions d’usine produisant des phares de motocyclette et l’ont transformé en négociation à propos de billes – en maintenant constante la structure analytique. Les hommes écrasaient les femmes dans le cas des motocyclettes, mais ce n’était plus le cas lorsque la négociation portait sur des billes. (Remarquons cependant que dans la version « perles » de ce même jeu de négociation, les femmes n’étaient pas gagnantes).
22Peut-être que la meilleure illustration que nous connaissons de ces femmes « manquant d’ajustement » (Heilman, 1983) est cet article, vieux maintenant de trente-cinq ans, décrivant le comportement d’étudiants de premier cycle en psychologie simulant une négociation entre dirigeants du secteur de l’électroménager (Kimmel, Pruitt, Magenau, Konar-Goldband et Carnevale, 1980). Dans une section portant sur les « différences de genre », les auteurs observaient :
« Hommes et femmes se sont comportés de façon similaire. Sur la plupart des mesures, les corrélations sont identiques. Mais on relève quelques différences intéressantes : comparées aux hommes, les femmes ne semblaient pas à l’aise avec la tâche demandée ou paraissaient peu impliquées dans le rôle formel de négociatrice. Elles parlaient moins. Elles doutaient d’elles-mêmes. Elles semblaient moins intéressées par l’expérience et faisaient moins référence à leurs entreprises et au monde commercial virtuel entourant ce jeu de négociation. (…) Elles avaient moins recours que les hommes aux engagements positionnels, aux menaces et aux moqueries désobligeantes. Ce sont là des tactiques distributives classiques qu’on voit dans la plupart des négociations. Les femmes les ont rejetées car le rôle de négociateur formel semble étranger à leur identité féminine (was ego alien) ».
24Les chercheurs en négociation ont cessé de faire ce genre d’observations, peut-être parce qu’il semble politiquement incorrect de sous-entendre que le fait de négocier serait étranger au fait féminin. Mais, maintenant que la recherche a montré comment les stéréotypes de la masculinité ont privilégié la performance des hommes en négociation, le temps est peut-être venu de dire : « Oui, cela semble à peu près juste »… Et de reconnaître que cette activité est plus gênante pour les femmes que pour les hommes.
Élargir le cadre de la recherche sur le genre en négociation
25La négociation est un processus d’allocation de ressources rares entre des parties interdépendantes. Si notre plus grand objectif est de comprendre les processus de résolution de problèmes dans des contextes organisationnels dans lesquels les intérêts des parties ne se recouvrent que partiellement, nous devons alors dépasser le paradigme de la théorie des jeux, qui implique de seules interactions ponctuelles, et incorporer à l’analyse des considérations contextuelles et morales plus riches, susceptibles d’influencer les comportements stratégiques et les résultats (Kolb, 2012 ; Putnam et Kolb, 2000). En conclusion, nous proposons ci-dessous quatre pistes pour élargir le point de vue concernant la façon dont les hommes et les femmes se conduisent au sein de leurs mondes sociaux aux fins d’allouer des ressources rares et résoudre les problèmes qu’ils rencontrent :
26Porter l’attention moins sur les obstacles que sur les opportunités. Les chercheurs sur le genre en négociation – et sur le genre dans les organisations, plus largement – ont cartographié la myriade d’obstacles entravant la performance des femmes. Pourtant, un nombre croissant de femmes sont des négociateurs et des leaders efficaces, tant dans le secteur public que privé. Nous proposons d’engager, sur la base de cette connaissance de la manière dont les femmes sont en retard, un effort concerté pour imaginer comment les femmes peuvent aller de l’avant. Même dans le contexte contraignant des négociations à système de points, les chercheurs ont seulement commencé à gratter la surface pour comprendre comment des styles d’interactions spécifiquement féminins pouvaient conduire à des résultats avantageux pour les femmes (Kray, Locke et Van Zant, 2012). Par exemple, l’intelligence collective en groupe est liée à la qualité des tours de parole, et celle-ci à la proportion de femmes présentes à la table de réunion (Woolley, Chabris, Pentland, Hashmi et Malone, 2010). En facilitant les interactions sociales, les femmes élèvent ainsi le niveau d’intelligence des collectifs. Avec une conception élargie de la façon dont les femmes négocient dans les organisations, nous pouvons ainsi développer une théorie positive sur le genre en négociation.
27Enquêter sur les intersections entre le genre et les autres identités sociales et de statut. Essentielle à la compréhension des situations sociales dans lesquelles s’inscrivent les hommes et les femmes est l’étude des intersections entre le genre et les autres identités sociales ou de statut, incluant l’ethnie et la classe sociale d’appartenance. Pour approfondir notre compréhension du genre en négociation, au-delà de l’expérience des Blancs et de la classe moyenne américaine et jeune, nous devons faire un effort concerté pour étudier une population diversifiée de négociateurs et explorer d’autres sources de variation dans les rapports de genre. Nos théories du genre en négociation et, plus largement, nos théories de la négociation, bénéficieraient également d’une meilleure compréhension du rôle du statut social en négociation, le genre étant une source distinctive et surtout persistante de statut social (Ridgeway, 2011). Pour expliquer comment la négociation est une activité véritablement genrée, nous avons besoin d’expliquer comment l’influence du genre est distincte de l’influence d’autres identités sociales de statut.
28Reconnaître les implications morales des négociations. À ce jour, la négociation a été largement conceptualisée comme une activité amorale par laquelle les parties nouent des compromis à propos de ressources économiques en vue de faciliter des accords mutuellement bénéfiques. Pourtant, l’acte même de compter explicitement les gains à l’issue des transactions (on pourrait dire : « des comptes d’apothicaires ! ») a des conséquences morales. Plus précisément : l’idée selon laquelle tous les problèmes de négociation sont solubles dans des utilités communes et fongibles suppose à son tour l’idée que les négociateurs agissent dans une sphère relationnelle au sein de laquelle il est moralement acceptable de peser des priorités en compétition avec d’autres, d’effectuer des analyses coûts-avantages, et d’accepter de manière pragmatique des compromis (Fiske 1991, 1992 ; Fiske et Tetlock, 1997). Des études récentes montrent que les femmes et les hommes diffèrent dans leur façon d’apprécier la moralité des négociations. Les femmes négociateurs, comparativement aux hommes négociateurs, semblent plus résistantes au pragmatisme moral (Kray et Haselhuhn, 2012), moins enclines à se désengager moralement (Kennedy, Ku et Kray, 2014), et dotées d’une plus grande indignation morale face à divers compromis (Kennedy et Kray, 2013). Les résultats de ces études soulignent la possibilité que des cadres moraux profondément enracinés dictent les règles de l’échange ; et qu’hommes et femmes puisent chacun à des corps de règles différents. Dans la même veine, il serait utile que les chercheurs en négociation aient la sagesse de considérer que la négociation n’est qu’une forme d’échange social. Les sociologues ont longtemps distingué échanges négociés et échanges réciproques (Emerson, 1981 ; Molm, Peterson et Takahashi, 1999), ces derniers impliquant des arrangements peu structurés, non négociés, avec des dettes qui ne sont pas des dus ou des profits jamais encaissés. Il y a échange réciproque lorsque des individus font des concessions à d’autres individus, mais sans savoir si, quand et sous quelle forme celles-ci seront rendues. Les théories du genre en négociation s’enrichiront ainsi en intégrant dans leur réflexion les sphères relationnelles alternatives et les méthodes de l’échange social.
29Élargir notre conception théorique et investigative de la négociation. Enfin, notons le besoin de compléter la recherche expérimentale fondée sur la théorie des jeux avec des enquêtes plus générales menées à partir de l’expérience vécue des négociations dans les organisations et au regard des frontières entre travail et famille (Kolb, 2013). Les analystes ont élargi la théorie de la négociation au-delà de l’étude de ce qui est mesurable dans la valeur créée et réclamée lors d’une seule séance de négociation (voir, par exemple : Curhan et al., 2006, sur la valeur sociale ; Lax et Sebenius, 2006, sur la négociation en 3D ; et McGinn et Keros, 2002, sur les relations sociales). Il est donc temps d’élargir la focale d’étude de la manière dont hommes et femmes s’inscrivent dans, et façonnent, leurs mondes sociaux. Une recherche organisationnelle ancrée dans l’observation de terrain permettra ainsi d’enrichir notre compréhension de l’interaction entre contexte et négociation interpersonnelle (Strauss, 1978).
Conclusion
30En résumé, nous plaidons ici pour une plus grande conscience de soi de la part des chercheurs en négociation à propos de leur rôle dans la construction sociale de la négociation comme un jeu masculin. Nous avons acquis des connaissances importantes dans ces quinze dernières années à propos de la manière dont les facteurs contextuels modèrent l’avantage des hommes en négociation. Il est temps, maintenant, de réexaminer de façon critique notre façon de conceptualiser la négociation elle-même, puis aller au-delà des jeux que nous connaissons pour apprendre auprès de populations plus diversifiées, sans oublier l’étude attentive des contextes de négociation.
Bibliographie
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Notes
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[1]
Courriel : hannah_bowles@harvard.edu
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[2]
Courriel : kray@haas.berkeley.edu
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[3]
Cet article est la traduction d’une communication présentée par les deux auteures au Colloque Gender and Work : Challenging conventional wisdom organisé à la Harvard Business School les 28 février et 1er mars 2013. Pour lire l’ensemble des communications : http://www.hbs.edu/faculty/conferences/2013-w50-research-symposium/Pages/symposium-essays.aspx