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Article de revue

Le problème du compromis

Pages 95 à 111

Notes

  • [1]
  • [2]
    Cet article a bénéficié des lectures attentives de Christian Morel et d’Yves Lichtenberger. Ce qui y apparaît sensé est le fruit de leurs remarques et de leurs encouragements ; le reste m’incombe seul.

1Dans le tableau de Jacques-Louis David, Les Sabines, peint en 1799 et exposé au musée du Louvre, l’artiste a représenté le choc des deux tribus combattantes, Romains et Sabins, se disputant la propriété de leurs femmes, ravies par les uns, jadis, et que les autres sont venues chercher [2]. Au centre de la toile se tient Hersilie, la femme de Romulus. Le peintre la représente debout, en robe blanche, les bras levés, ses doigts touchant les boucliers de chacun des deux chefs de guerre, comme si elle tentait, à la fois,de les réunir et de les séparer. Plutarque, qui raconte l’épisode dans ses Vies parallèles, lui fait tenir ce discours : « Si c’est pour nous que vous combattez, rendez-nous nos pères et nos proches, sans nous priver de nos maris et de nos enfants. »

2Telle est la difficulté que doivent surmonter les acteurs engagés dans un conflit et sa résolution : imaginer une solution où les prétentions de tous soient compatibles avec celles de chacun. Ce qui signifie, pour les Sabines : pouvoir conserver, et leurs parents d’origine, ceux de la tribu qui vient réclamer son dû et se venger du rapt, et leurs maris actuels, à qui elles ont été unies. À la logique exclusive du ou/ou – ou nos pères, ou nos maris – est ainsi proposée une autre logique, inclusive : celle du et/et – et nos pères, et nos maris. Tel est le problème du compromis – son originalité et sa fragilité : créer un surplus (« a joint gain », dans les mots de Richard Walton et Robert McKersie, 1965), à partir d’une situation de ressources rares et mutuellement convoitées.

3D’autres problèmes existent. Parmi ceux-ci : celui des concessions (Lesquelles opérer ? Quand les opérer ?), celui de leur réciprocité (Pourquoi concéder à son tour ? Faut-il procéder à des concessions de niveau équivalent ?). Mais aussi : celui du choix de l’issue coopérative (concéder partiellement, ou abandonner toute prétention et se soumettre au désir de l’autre ? Demeurer dans le cadre d’une recherche de solutions mutuellement acceptables, ou sortir d’un tel processus et lui préférer un recours judiciaire ?) ou celui des anticipations et des conséquences des choix tactiques de concessions ou de renoncement (le résultat de la transaction sera-t-il conforme aux attentes des échangistes ? Quelle situation nouvelle – en termes de ressources détenues, de rééquilibrage des dotations et de bénéfices issus de la coopération – le compromis va-t-il créer et, possiblement, frustrer ou satisfaire les protagonistes ?).

4Le titre de cet article devrait ainsi être mis au pluriel – les problèmes du compromis. La forme singulière a été conservée, d’une part en écho au célèbre article de John Nash, paru en 1950, The Bargaining Problem (qui a montré qu’il existait, dans tout processus de négociation distributive, un point p, d’équilibre, définissant une situation où chaque négociateur maximise ses gains, compte tenu du choix de maximisation des autres) et, d’autre part, pour signifier que ces problèmes sont une déclinaison, ou une conséquence du problème principal : comment ajouter (et ainsi « créer de la valeur », pour reprendre les mots de David Lax et James Sebenius, 1986), quand les protagonistes d’un conflit ne cherchent qu’à retirer (réduire ou effacer la prétention de leur adversaire ; diminuer son allocation ; voire le supprimer en tant que concurrent) ?

5Après avoir examiné quelques jugements sociaux sur le compromis pour tenter de comprendre sa péjoration (I) – ce qui est, en soi, un problème majeur, puisqu’il ne conduit pas les individus à opter, spontanément, pour ce mode décisionnel et de partage, lui préférant ceux de l’imposition et l’adjudication, voire l’intervention du divin ou du hasard –, nous proposons ensuite (II) une définition du compromis et une première typologie de ce mode de résolution des litiges. Nous concluons (III) par une réflexion sur l’échange et la réciprocité des concessions.

1 – Les motifs d’une péjoration sociale

6À l’origine, le terme compromissum signifiait un engagement des parties à s’en remettre à l’arbitrage d’un tiers, en déposant une caution entre ses mains. Elles convenaient ainsi (de convenio, s’accorder) de se tourner vers un arbitre pour qu’il règle, à leur place, leur différend. Cette conception d’un compromis s’est poursuivie jusqu’au XIXe siècle et perdure encore, à notre époque, dans son sens premier (« un compromis de vente », signé devant un notaire ou un agent immobilier). L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert mentionne ainsi, dans l’article qui lui est consacré, ce qui « n’est pas permis de compromettre », et ceux qui ne peuvent compromettre (les mineurs, « une femme en puissance de mari », un homme prodigue ou un furieux, etc.). Aujourd’hui, le compromis s’est dégagé de cette soumission à un autrui, tiers arbitral, pour se déployer comme un dispositif, non de recours, mais de concours : il rend explicite la rencontre, la convergence, le cours commun (cum cursus), bref, la conjonction de deux régulations ; il est donc la meilleure expression d’une régulation conjointe, au sens que donne Jean-Daniel Reynaud, après Alan Flanders, à cette formule : une régulation ponctuelle, générant des règles mutuellement admises, et qui résulte d’une confrontation, d’un concours, entre deux rationalités, deux projets, deux sources de règles. Il constitue ainsi une décision commune, différente des projets d’origine, proposés ou espérés par chacun ; cette décision, d’où son originalité, résulte cependant d’un abandon, ou d’un aménagement substantiel des préférences de tous – et non, comme dans les cas de l’imposition et de l’adjudication, de l’effacement des préférences d’une des parties, au profit de celles d’un seul des protagonistes.

7Trois éléments, en première lecture, définissent un compromis : i) un choix, intentionnel, des parties en faveur d’une solution négociée ; ii) l’abandon, la réduction ou l’aménagement de certaines de leurs préférences initiales, dont la liste fait alors l’objet d’une recombinaison ; iii) l’obtention, ce faisant, d’un résultat supérieur à ce que chacun aurait pu obtenir sans l’engagement dans cette interaction négociée. Les deux premiers sont des conditions permissives et caractérisent un processus de négociation ; ils reposent sur une anticipation de gains possibles (ou, plus exactement, sur l’estimation d’une perte certaine si perdure l’affrontement initial), donc sur le pari qu’à l’issue de l’interaction négociée le gain sera substantiel et supérieur à d’autres choix stratégiques (demeurer dans le conflit ; recourir à un juge ; se soumettre à la volonté de l’autre ; attendre des jours meilleurs). La condition du renoncement partiel et mutuel, pour atteindre ce résultat supérieur, est au cœur du compromis. Comme cette dialectique le laisse penser – perdre pour mieux gagner ; ou gagner un peu plutôt que tout perdre ! – la question de l’abandon – c’est-à-dire : les concessions à opérer, leur réciprocité – est au fondement du compromis. C’est ce qui handicape ce mode décisionnel : fondé sur un renoncement, il suppose que ceux qui y ont recours sachent identifier correctement leurs préférences, puis les hiérarchiser, enfin en abandonner certaines, pour se contenter d’obtenir celles qui paraissent accessibles, par un jeu d’échange original (puisqu’il conditionne le renoncement à l’objet x à celui opéré par autrui au regard d’un objet y). Autant dire, à la différence d’autres modes décisionnels, moins alambiqués – la décision d’un seul, d’un juge, ou d’un expert – que le compromis n’a pas bonne presse. Quatre motifs semblent expliquer cette péjoration. Leur examen permet de mieux définir le compromis.

1.1 – Le compromis comme « Fifty Percent Solution »

8Construire un compromis suppose une certaine habileté, un savoir-faire : il semble technique, compliqué, parsemé de zones d’ombre. D’où un premier motif de sa non préférence ; nous le nommons : le motif technico-pratique. Nombre de décisions de partage de ressources se heurtent en effet à des impossibilités pratiques ; la solution d’un « juste milieu » semble aberrante ou déraisonnable. Les solutions compromissoires de type « Jugement de Salomon » sont de ce type : la division du bien revendiqué en deux parts égales lèse les droits de tous (en l’occurrence ici : ceux d’une une mère à élever son enfant, ceux de l’enfant à disposer de sa vie). D’où le (légitime) rejet des compromis fondés sur une faux partage égal des prétentions (soit les compromis « moitié-moitié », ou dits de « la poire coupée en deux ») : ils méconnaissent le détail des situations et, sous prétexte d’une décision empiriquement juste, ils font empirer la condition de tous.

9Comment alors procéder ? Le problème peut être contourné ainsi : sont ajoutées aux ressources non divisibles d’autres ressources, de manière à rendre le total partageable et équivaloir les dotations. La praticité du compromis est alors assujettie à des efforts volontaires et imaginatifs de la part des négociateurs, devant s’efforcer, contre toute raison, de s’écarter du problème, en modifier radicalement les données ou inventer des dispositifs astucieux. Ce qui le condamne est donc ce qui lui donne son originalité. L’effort d’imagination, face au confort de l’imposé, du hasardé ou du coalisé, est souvent apprécié comme coûteux, faisant appel à des procédures compliquées.

10Plus grave : en proposant de renoncer à un bien désiré ou de se contenter d’une satisfaction partielle, le promoteur d’un compromis peut aboutir à un règlement sous-optimal. En priorisant le juste sur le bien, il optimise finalement peu (si l’on considère que ce qui est raisonnable n’est pas forcément rationnel) ; et en recherchant ce qui pourrait faire l’unanimité, il ignore d’autres options, plus pertinentes. Cet argument de la non-optimalité du compromis est récurrent. On le trouve chez nombre de théoriciens, chez Mary Parker Folett, qui en fait l’axe de sa construction intellectuelle, comme chez Robert Blake et Jane Mouton, qui le dénoncent comme une solution managériale peu avantageuse.

11Cette première critique peut être dépassée : le compromis n’est pas, par nature, une moyenne entre des opinions ou des positions ; pas plus un point médian, ou un point d’équilibre entre des forces rivales ; il peut être cela, certes, mais seulement du fait des individus qui y recourent (et qui se contentent de « couper la poire en deux » ou se limitent à juxtaposer leurs prétentions sans chercher à les recombiner). Il est, fondamentalement, la forme concrète et en actes d’une régulation conjointe. La question est donc celle de l’optimalisation de ce dispositif, et non celle de son principe. D’où les efforts pour penser le compromis comme un dépassement, l’invention d’une autre solution, distincte des prétentions d’origine mais les englobant ou en conservant l’esprit. C’est ce que nommait Parker Folett à l’aide du mot d’intégration – « La recherche d’une troisième voie, incluant à la fois ce que A souhaite et ce que B souhaite, une voie dans laquelle aucune des parties n’a à sacrifier quoi que ce soit » – et ce que théoriseront cinquante ans plus tard Roger Fisher et William Ury (1991) sous le vocable de principled negotiation.

1.2 – Le compromis comme souillure et anomalie

12Composer (une œuvre musicale ou picturale) signifie que seront mêlés des ingrédients de nature différente (des couleurs, des sonorités ou des instruments) et que leur assemblage produira un objet nouveau. La qualité de cette composition dépend du choix et du dosage des ingrédients, ainsi que de la manière dont ils se dynamisent plutôt qu’ils se contrarient. Sinon ce réagencement de ressources apparaît fade, hétéroclite.

13Il en va de même du compromis : c’est le fruit d’une com-position – et non le résultat d’une im-position. Dans ce dernier cas, l’objet produit (une règle, une décision) est identique à la prétention d’origine ; il n’a pas été dénaturé par un agencement différent, ni réduit quant à son volume ou sa qualité : il est resté entier, fidèle ; c’est pourquoi il est socialement préféré par les décideurs. Pourquoi, en effet, composer (littéralement, poser avec, que cet « avec » désigne des éléments ou des individus) en réduisant le format de l’objet revendiqué plutôt que l’obtenir dans son intégralité ? S’explique ainsi la propension sociale des décideurs à opter, de préférence et jusqu’à ce que cette option deviennent impraticable, pour une décision unilatérale plutôt que négociée. Car, dans le cas du compromis, l’objet produit est différent, infidèle : il résulte d’un réagencement des prétentions initiales des participants à la décision, et cette opération a, nécessairement, dénaturé les objets initiaux.

14Mieux encore : l’objet a été souillé. D’où ce deuxième motif de péjoration sociale du compromis : il résulte d’une pollution. Ni attribué dans sa totalité, ni conservé dans sa pureté, il devient, en tant qu’objet compromissoire, impur. Ambigu et indéfini, il ne peut alors être replacé dans sa catégorie d’origine. Il devient donc encombrant ; il peut même être aberrant.

15Réunir deux objets, c’est les rendre informes. Donc, non identifiables. Ce qui perturbe le travail de catalogage. Où loger des objets qui peuvent appartenir, simultanément, à plusieurs catégories ? La raison l’ignore ; dès lors elle les rejette.

16Ce qui permet de comprendre le ressenti des individus à l’égard des compromis : comme décision « molle », se situant « entre deux décisions » claires donc robustes, il compromet même l’individu qui le propose (ou à qui on l’impose), puisqu’une part de cette décision est une part de lui-même (ce compromis retient un élément de sa préférence, pour laquelle il a argumenté). En intégrant une part des prétentions d’origine, le compromis semble être une continuité de celles-ci ; mais en intégrant d’autres prétentions (celles d’autrui), il fait douter de leur justesse. La revendication initiale se dérobe, s’estompe ; le compromis proposé semble une synthèse ; mais il dissout les thèses en présence.

1.3 – Renoncement moral et impossibilité pratique

17Autre motif de péjoration sociale du compromis : il refuse de choisir entre des priorités, et prétend, non les hiérarchiser, mais les satisfaire toutes. Tâche impossible ; elle est donc maltraitée ; et son résultat est un simple agencement de priorités, défini non par la raison mais par la loi du plus fort (ou du plus mesquin). Les Accords de Munich, en 1938, illustrent ce type d’arrangements : ils ne traduisent pas un renoncement mutuel mais la capitulation d’un seul : les priorités d’Hitler sont devenues celles de Chamberlain ; et la fausse paix qu’ils établirent prépara la varie guerre qui s’ensuivit. Avishai Margalit (2012) use de l’expression de rotten compromise, soit un compromis pourri (« Que l’on devrait éviter en toutes circonstances », p. 38) pour qualifier ces arrangements. Ils ne sont pas seulement vils, douteux ou mauvais : « Ils ne cessent pas d’être moralement mauvais » (p. 16). À la fin de la Second guerre mondiale, l’objectif des Alliés fut ainsi de contraindre les armées allemandes et japonaises à la reddition sans conditions. Refuser tout compromis avec les généraux nazis et impériaux permit la destruction de ces puissances militaires et la construction d’un autre ordre mondial, fondé sur la paix et l’unité des nations.

18Même raisonnement concernant la sécurité des personnes dans le transport aérien. Celle-ci ne semble pouvoir être compromise et les règles la permettant être aménagées, ou partiellement respectées. Non seulement pour des raisons morales mais aussi pour des raisons pratiques : qui voyagerait avec des compagnies d’aviation ne plaçant pas la vie de leurs clients au centre du dispositif technique ? Intérêt marchand et morale sociale se rejoignent ici pour écarter tout compromis sur l’application des règles de sûreté ; quiconque agirait en sens contraire se verrait honni et aussitôt condamné. Il existe ainsi des domaines où l’idée même de compromis semble impossible. Son rejet s’étend alors à d’autres domaines, à l’aide des mêmes arguments d’impossibilité morale et pratique (ainsi des campagnes publicitaires récentes de certaines enseignes de distribution – « Pas de compromis sur les prix ! »).

1.4 – Une impossible « Cité du compromis » ?

19Dernier motif, cette fois-ci politique, de la critique sociale du compromis : il a le défaut de produire des solutions inappropriées, à mi-chemin du statu quo, jugé néfaste (puisqu’il entérine une situation de rivalité conflictuelle, ne permettant pas aux cours d’action de se poursuivre) et de la décision hasardeuse (également jugée néfaste, car ne garantissant pas les besoins et désirs des protagonistes). Surtout, par les renoncements qu’il suppose, il conduit les individus à se défaire de leur capacité d’agir. D’où leur propension à imposer leurs préférences plutôt qu’à les composer, puisque dans le second cas, il leur faudra abandonner ce qui leur apparaît nécessaire, légitime ou historiquement et socialement juste de revendiquer. C’est le problème des gouvernants : incarnant l’intérêt général, pourquoi devraient-ils céder aux intérêts particuliers ? Initiateurs de réformes qui leur semblent nécessaires et pour lesquels ils pensent avoir été élus ou désignés, ils se refusent à devoir en atténuer la portée, en exclure des catégories ou en différer le calendrier.

20Ce refus de compromettre se déduit de la manière dont fut pensée en Europe l’organisation du pouvoir politique, de Machiavel à Rousseau. Dans le monde de la Cité, où règne un ordre politique, fondé sur des règles, non de coopération mais de lutte, il y a peu de place pour une conciliation des intérêts privés. Au contraire, à l’instar de la lecture qu’en fit Machiavel (« Les hommes se doivent ou caresser ou occire », Le Prince, chapitre 3), le politique semble ce lieu caractérisé par un manque de scrupules (la fin y justifiant les moyens), l’astuce et la cruauté, l’intelligence et la stratégie, les rapports de force et les trahisons, les alliances et les manipulations, la ruse et la corruption. Et non : par la bienveillance, l’altruisme ou le don de soi. Tel est le tableau laissé par Machiavel. Ce dernier tient le compromis pour compromission : parce qu’il n’y a pas de moyen terme entre caresser et occire ; parce que les règles qui ont cours en ce monde sont celles de l’offensive, du combat jusqu’à la victoire. Temporiser, transiger, est signe de faiblesse ; et d’une faiblesse, on ne peut bâtir un pouvoir fort.

21Plus grave : le compromis n’a pas de « Cité » en propre ; démuni d’une quelconque grandeur, il n’est qu’un simple médium, certes adéquat pour suspendre des litiges entre des conventions sociales d’action, mais il n’est pas lui-même une convention. S’il coordonne des individus, il n’inspire pas leurs actions ; et s’il se justifie parfois, dans telle ou telle situation, il n’est pas une procédure de justification (ce n’est pas au nom du compromis que le syndicaliste agit : plutôt au nom d’une solidarité collective, ou d’une demande en justice d’égalité ou d’équité ; un compromis avec son employeur lui permet d’avancer vers cette solidarité ou cette réparation ; il en est le moyen, non l’objectif). S’il existe des principes de justification des actions, comme le notent Luc Boltanski et de Laurent Thévenot (1991), permettant aux individus de plaider leur cause et « soutenir la critique dans les situations de discorde » ; si cette justification est adossée à un principe supérieur commun, qualifiant les êtres et les choses, résumé dans divers « états de grandeur » ; si les situations sociales peuvent s’analyser de plusieurs points de vue, conflictuels, et s’il importe pour les individus de les catégoriser pour agir et coopérer ; si ces situations sont « troubles » et constituent des « agencements composites » ; s’il « n’existe pas de position de surplomb, extérieure et supérieure à chacun des mondes, d’où la pluralité des justices pourrait être considérée de haut, comme un éventail de choix également possibles » (p. 285), alors ne sont possibles que des compromis entre ces Cités, entendus comme des suspensions provisoires des différends. Mais aucunement une « Cité du compromis », en tant que modèle propre de justice. Imaginer un tel monde est une aporie ; il est impossible puisque, par construction, une Cité est un monde, singulier, unique, et non un mixte de mondes ; un modèle, porté par un principe supérieur, non un mélange, hétéroclite, de principes ; des objets univoques, et non composites ou équivoques. Tel est le dernier problème du compromis : il ne semble pas être un référentiel d’action puisque son existence s’explique par l’impossibilité des référentiels usuels à construire des situations totalisantes du monde ; il est donc un instrument par défaut qui, combinant des visions partielles, les rend compatibles. D’où sa péjoration : il rend explicite la nécessité d’un référentiel bricolé, pour que les cours d’action sociale parviennent, enfin, à leurs objectifs – et que vivre ensemble soit possible.

22En ce sens, le compromis est un référentiel puissant ; ce qu’il perd en noblesse – pas de cité idéale du compromis ! – il le gagne en efficacité. Mais il n’apparaît noble (ou sa vilenie jugée acceptable) que quand les cités idéales ont failli, leur pureté les condamnant à l’inaction ou à l’imposition de la terreur.

2 – Définir le compromis

23Tout compromis est basé sur un échange, original, de droits sur des biens, ou sur des volontés de régulation. C’est là sa particularité en tant que dispositif décisionnel : il repose, non sur une définition singulière de ce qui doit être fait (un seul décide, unilatéralement ou en vertu d’une expertise qui l’y autorise), mais sur une définition plurielle, fondée sur une opération originale : l’un sacrifie un droit pour en obtenir un autre, ce qui permet à son partenaire d’interaction d’obtenir à son tour un droit sur un autre bien, en échange de son propre sacrifice sur un bien autre, revendiqué par son vis-à-vis ; ou abandonne une prétention sur une règle pour obtenir l’application d’une autre règle. Il y a donc échange de concessions : au renoncement de l’un correspond le renoncement de l’autre.

24Cet échange de concessions peut être : conditionnel (c’est-à-dire du type : « Je concède si mon adversaire concède d’abord ») ; insuffisant (l’offre d’ouverture de l’un ou de l’autre est insignifiante ; ce qui ne permet pas à l’échange de se poursuivre) ; ou prématuré (compte tenu du rapport des forces, de l’engagement très récent dans le conflit, une concession trop rapide ne suscitera pas, en réponse, une concession de l’adversaire). Trois risques, donc, dès les premiers moments du processus compromissoire : qu’aucun ne fasse le premier pas, chacun attendant que son interlocuteur opère le premier retrait – ce qui risque de conduire rapidement le processus dans l’impasse, l’entêtement de tous rendant impossible la délimitation d’une zone d’accord ; heurter le vis-à-vis par des premières concessions de faible envergure, qui sera déçu de cette intransigeance, ou offensé par ce qu’il prendra pour du mépris, donc peu enclin à faire une concession conséquente ; d’où un autre risque d’impasse, les petits sauts de puce initiaux ne pouvant combler le fossé, large, entre les prétentions initiales ; enfin, que l’adversaire ne réponde pas par une autre concession, ou qu’il se contente, s’il juge être en position de force favorable, de n’accorder qu’une contrepartie dérisoire, malgré plusieurs concessions majeures de son vis-à-vis. À chaque fois est posé le problème de la réciprocité. Tel est le problème sociologique majeur du compromis au moment de son engagement : les concessions seront-elles mutuelles ? Cette incertitude – du processus et de son résultat – nourrit la péjoration dont est victime le compromis : pour s’en prémunir, les acteurs ont tendance à l’assortir de conditions pratiques qui le rendent imprécis et alambiqué. Ce qui renforce son caractère bricolé, hétéroclite ; il est donc perçu comme une entité polluée, insane. Et celle-ci ne peut alors s’adosser à un principe supérieur clair, permettant de départager les protagonistes dans leurs querelles ; il leur faut bricoler un dispositif pratique, s’éloignant de ces principes rivaux, au risque de les rendre illisibles.

25Partons ici d’une première définition du compromis : il est d’abord une tentative de complémentarité dans une situation de rivalité. Que recherchent en effet deux décideurs devant opérer un choix d’action commun mais en compétition pour sa définition ? Tenter de faire coexister, dans un scénario à inventer, les deux prétentions rivales, de sorte qu’elles apparaissent complémentaires et non antagoniques. Comment les rendre compatibles, sans (trop) les dénaturer et les dépouiller de leurs attributs ? Tout dépend de leur domaine de validité.

26Pour penser le compromis comme mise en compatibilité, l’analyste doit quitter le raisonnement in abstracto et adopter une démarche in concreto : partir des objets litigieux eux-mêmes, à propos desquels s’affrontent ces prétentions rivales. Notons que tout objet social peut être à l’origine d’un litige : il peut d’agir d’intérêts, d’idées, de biens, de droits, de règles, de principes, de devoirs moraux, de rationalités, de légitimités, etc. Rien ne s’oppose à leur antagonisme : ce sont tous des points d’appui aux acteurs sociaux pour leur engagement dans l’action. Le mode de compromission de ces objets entre eux, selon leur nature, est cependant différent.

27De façon idéal-typique, quatre types d’objets litigieux sont repérables dans les cours d’action collective :

  1. Les biens homogènes, détenus par une ou l’autre des parties, mais dont elles revendiquent contradictoirement la possession (deux frères et quatre fauteuils Louis XV issus de l’héritage ; un tracé frontalier ; une somme d’argent gagnée par deux joueurs de loto, etc.). Ces biens sont divisibles : ils peuvent être alloués à l’un et à l’autre, selon une formule de division faisant l’objet du compromis. Nommons cette première figure : un compromis de partage.
  2. Les biens hétérogènes (ce peut être des droits ou des intérêts), détenus par l’une ou par l’autre des parties, mais dont la jouissance ou la possession est revendiquée. C’est le cas du conflit israélo-égyptien d’avant les accords de Camp-David de 1979 : Israël exigeait que soit garantie la sécurité de ses frontières et de ses citoyens, devant être mis à l’abri de tirs possibles de missiles égyptiens ; l’Égypte revendiquait sa souveraineté sur le Sinaï, occupé par Israël depuis la fin de la guerre de 1967. Sécurité et souveraineté : deux biens, différents, et dont chaque protagoniste détient sur son vis-à-vis les droits d’accès. Idem pour le conflit entre la Moldavie et la Russie : l’une revendique un rabais significatif sur ses achats de gaz, l’autre exige qu’elle n’adhère pas à l’Union européenne. Un rabais et une non-adhésion : deux biens, différents, mais en corrélation. La résolution du litige par compromission, ici, s’accomplit par un échange : sécurité contre souveraineté, rabais contre non-adhésion. Nommons cette deuxième figure : un compromis d’échange.
  3. Les règles (celles du vivre ensemble, que ce soient des règles de méthode ou de contenu). Exemples de ce type d’objets litigieux : les règles du travail, telles qu’elles sont négociées dans les conventions collectives (d’entreprise ou de branche) ; ou les principes mentionnés dans un Traité européen (e.g. le Traité de Lisbonne). La résolution de ce type de litiges peut cheminer selon deux processus : a) un processus d’échange – les protagonistes échangeront des prétentions sur les règles à adopter (« Accorde moi ce droit x, ou accepte cette règle x et, en retour, je t’accorde le droit y ou j’accepte la règle y »), ou b) un processus de construction (la règle z, adoptée et acceptée par chacun, résulte d’un travail d’élaboration conjointe, à partir, certes, des prétentions initiales, mais les dépassant ou les restructurant). Nommons ce troisième type : un compromis de régulation.
  4. Les principes (i.e. des valeurs, des droits, des convictions, des croyances, une réputation, des propriétés gustatives, etc.), par définition hétérogènes, et qui opposent les parties à l’occasion de l’exercice d’un droit, ou au nom de valeurs. Exemples archétypiques : le port du voile islamique ; la demande de cours de natation spécifiques pour jeunes musulmanes ; la revendication de lieux de culte dans les usines ; le refus d’un classement moins élitiste des grands crus bordelais, etc. Dans chaque cas s’affrontent des prétentions s’inscrivant dans des univers de sens différenciés. Nommons cette dernière forme compromissoire : un compromis de composition.
Inconvénient de cette typologie des compromis– comme toute typologie, et comme la nature du compromis nous le montre : il est difficile de catégoriser strictement ces objets litigieux ; ils font coexister, dans leur définition, un peu de partage, un peu d’échange, un peu de régulation et un peu de composition valorielle. Même dans la construction d’une règle nouvelle, des éléments constitutifs sont issus d’un échange ; et même dans un partage pragmatique intervient un sentiment de justice ou d’injustice. La distinction, d’ailleurs, entre règle, principe et biens est floue : une règle se fonde sur un principe ; un principe valoriel est une règle d’action. Quel est alors l’intérêt de cette typologie ?

28Elle permet de clarifier la double question de l’échange et des concessions : sa symétrie, d’un côté ; la réciprocité, de l’autre. Dans le cas des biens homogènes, le partage est pragmatique ; il ne mobilise pas un appareillage disproportionné au litige à régler ; un greffier suffit à l’établir. Traduit en quasi-acte notarié, le compromis, sous cette première forme, n’est pas vraiment un échange négocié : juste une répartition, si possible égale. Mais l’égalité n’est pas requise : l’aîné de la fratrie peut se voir doter d’un surplus ; la Grande-Bretagne peut obtenir des dérogations à la politique commune ; le tracé frontalier, à tel endroit, peut bifurquer et délimiter une zone plus étendue, au bénéfice d’un des pays rivaux.

29L’échange de biens hétérogènes est plus délicat ; cela suppose que les protagonistes, souvent aidés d’un tiers, consentent à une formule d’échange qui les dépossède de leurs droits d’accès à des ressources jugées stratégiques : pour obtenir sa sécurité, à la fin des années 1970, Israël abandonne ainsi sa carte maîtresse : l’occupation du Sinaï. Pour payer son gaz moins cher, la Moldavie renonce à une ressource d’envergure : son adhésion possible à l’Union européenne. La question est alors celle du taux d’échange : combien de chevaux pour un royaume ? Combien de plats de lentilles pour un droit d’aînesse ? Seuls les échangistes peuvent définir ce taux, compte tenu de leurs stratégies et de leurs intérêts. Notons ici que les valeurs des droits et des objets échangés se définissent dans l’échange, au moment de l’échange – et non hors de lui : elles ne lui préexistent pas. L’échange s’opère en effet en fonction des désirs de l’autre, ce qui matrice le désir de chaque protagoniste de lui accorder ou non ce qu’il demande. Les utilités dépendent des rivalités ; elles ne les suscitent pas.

30Définir des règles communes est encore plus difficile ; cela suppose que les protagonistes en conflit sachent identifier des zones où leurs rationalités puissent s’échanger et/ou se rendre compatibles. La règle issue de cette confrontation est ainsi construite sur une reconnaissance réciproque de la légitimité des prétentions de chacun (e.g. un accord d’entreprise où le principe d’une réorganisation du travail dans les ateliers combine une exigence syndicale d’amélioration des conditions du travail et une exigence managériale d’efforts de productivité). Le compromis de régulation est alors, par nature, provisoire et contingent : que changent les rapports de pouvoir et les rationalités d’action (les stratégies, donc, ou les préférences), et le compromis doit être reconstruit ; il n’est donc, comme le dit Reynaud (1979), « ni constant ni définitif ». Mais sa construction construit ce faisant celles et ceux qui l’élaborent ; en ce sens, il n’est pas pur marchandage et pur échange de concessions : il affecte ses constructeurs et produit une réalité et des acteurs « plus complexes » (Lichtenberger, 2000).

31Enfin, dernier niveau de difficultés : la composition elle-même, à partir de valeurs et d’entités symboliques (e.g. faire coexister, dans un même espace public, principes de la laïcité et liberté de conscience). Deux types de processus de composition sont ici possibles. Ils créent des objets compromissoires de nature différente :

  • par délimitation stricte des domaines de validité : les principes sont conservés en l’état, mais leur validité est contenue dans leur « sphère » ou dans leur « ordre » ; ils ne peuvent régir d’autres situations sociales. Dans celles-ci s’impose la règle usuelle, dans sa pureté. Le compromis ne porte donc pas sur la règle, mais sur son champ d’application. Exemple : le port du kirpan, soit ce couteau effilé que tout Sikh doit porter sur lui dès son plus jeune âge. S’affrontent ici deux principes, tous deux légitimes : le droit, fondé sur une valeur simultanément laïque et religieuse, de pratiquer un culte et d’en porter les signes identitaires ; le droit des enfants d’être en sécurité dans les cours d’école. Résolution possible : la validité du principe religieux est circonscrite au domicile privé ; celle du principe de sécurité circonscrite à l’espace public.
  • par création de nouvelles entités : les principes sont conservés en l’état, mais sont imaginés des objets équivoques, à partir de la prise en compte simultanée de ces principes. Exemple : la fabrication d’un droit du travail calédonien, ne s’appliquant que dans ce pays d’outre-mer.
Quels sont les éléments communs à ces quatre modes résolutoires et qui spécifient leur nature de compromis ? Un : l’invention d’une formule, originale, de règlement du différend initial et de mutualisation des cours d’action. Deux : l’engagement des adversaires à agir conformément au scénario imaginé ; en ce sens, ils deviennent des partenaires d’interaction, unis par une même promesse, celle de respecter ce scénario, élaboré en commun. Compromettre, ici, signifie promettre ensemble (cum promissus), c’est-à-dire : s’engager à faire ce qui a été dit, après avoir, dans le texte du compromis, dit ce qu’il fallait faire. Trois : l’abandon de prétentions. Compromettre, c’est renoncer à une part de ce qui était préalablement exigé, pour obtenir une part de ce que l’autre refusait jusqu’alors de céder (son propre abandon, donc). Quatre : l’échange de concessions. C’est le principe même de l’opération, son originalité : tout compromis est un échange de choses – et « Tout échange de choses est un compromis » (Simmel, 1999, p. 341). Cinq : la réciprocité des dons et abandons. Au sacrifice de l’un (pour obtenir, en échange, un gain) correspond, symétriquement, le sacrifice de l’autre (pour qu’il retire un gain) – la formule compromissoire étant la définition du taux d’échange et le dosage de cette réciprocité.

32Il est maintenant possible de proposer une deuxième définition du compromis, prenant en compte les étapes, les propriétés et les difficultés de ce travail compromissoire. Un compromis est un accord négocié, matérialisé par un contrat (oral ou écrit), impliquant un échange de promesses et de concessions mutuelles, ainsi qu’un engagement à respecter et mettre en œuvre les règles définies dans ce contrat, sachant qu’il doit se conformer à une certaine morale sociale et satisfaire une exigence d’efficience. Mise en accord, mise en mots, mise en scène, mise en commun et mise en œuvre : telles sont ainsi les dimensions de tout travail compromissoire ; d’où la mobilisation d’arguments (pour étayer les prétentions, ou les contenir), de rituels (pour ponctuer la progression vers l’accord, ou maintenir vivant le désaccord), de procédures (pour énoncer les concessions, les équilibrer), enfin, d’engagements (pour fonder la possibilité de l’accord, donc de la sortie du conflit, et assurer son application, pour ne pas y retomber).

33Un compromis est donc – dernier étage de notre travail de définition – un dispositif (soit un ensemble d’éléments agencés en vue d’une fin ; et cette finalité est une action collective à venir, dont les modalités du déploiement ont été fixées d’un commun accord) combinant trois opérations, articulées :

  • une opération de production. C’est ce que William Zartman (1977) nomme la « formule générale d’accord », soit le cadre politique de l’accord, construit avant d’en définir les détails d’implantation et ne résultant pas, à ce stade, d’un marchandage. Il s’agit : d’identifier les items qui feront l’objet d’une discussion et ceux qui en seront exclus ; de délimiter la zone des aménagements possibles ; enfin, d’inventer une formule globale, appropriée, au sein de laquelle les concessions de chacun prendront alors sens et place.
  • une opération de cession et d’abandon réciproque (de droits sur des biens, ou de prétentions à propos de règles). C’est une procédure de renoncement : les protagonistes, tour à tour, réduisent la liste et l’ampleur de leurs prétentions, selon un taux d’échange se définissant au cours même de ce processus de cession et orienté par une visée stratégique (éviter la perte si l’affrontement persiste ; maintenir la relation sociale ; bénéficier des fruits de la coopération que celle-ci induit).
  • enfin une opération de jugement (sur ces prétentions, sur cette formule). Les protagonistes évaluent alors le montant de leurs gains, de leurs pertes, ainsi que le surplus à se partager. Cette évaluation est contextuelle et culturellement orientée.
Notons ici que le compromis est autant un résultat (d’un processus de négociation) qu’un processus lui-même. Ces opérations de production, de cession et de jugement ouvrent en effet sur des horizons nouveaux (les bienfaits de la coopération ; les bénéficies d’un examen conjoint d’une situation complexe ; les ressources d’un cours mutuel d’action, etc.). Il n’est donc pas seulement un produit mais une production ; il n’est pas une seule signature en bas d’un contrat, le moment ultime d’un processus arrivé à son terme ; il est une décision commune de poursuivre l’interaction, sous des formes nouvelles.

3 – Réciprocité et échanges de concessions

34Concluons par l’examen d’un dernier problème : celui de la réciprocité des concessions. Il est au cœur du mécanisme du compromis, saisi en tant que triple dispositif de production, de cession et d’évaluation. Partons de la définition de Max Weber : « L’échange est un compromis d’intérêts par lequel des biens ou des chances sont abandonnées de part et d’autre à titre de réciprocité. » (1921/1995, p. 113). À propos de cette dernière, Weber indique qu’il s’agit de « toute offre, fondée sur un contrat librement consenti, d’utilités effectives, continues, présentes ou futures, répondant à une offre de prestations analogues, quelle qu’elle soit. » (p. 115). S’ouvrent donc ici les questions de l’équilibre et de la justesse du compromis (à quelles conditions peut-il être un fair agreement ?) ; de sa solidité et durabilité (quelles conditions sont-elles nécessaires et suffisantes pour qu’il soit efficient ?) ; enfin de sa possibilité (puisque cette réciprocité est la condition même d’un compromis).

35La question du taux d’échange est non triviale ; elle nous semble au cœur des processus compromissoires – puisque de la symétrie apparente des concessions dépend la validation du compromis final. Concéder est un art – et une opération risquée. Sans développer ses ruses, signalons d’abord une distinction d’importance : la concession comme renoncement, comme abandon de prétentions (« Je voulais 100, je réduis ma prétention, je me contente de 75 ») ; et la concession comme dépossession (« J’avais 100, et pour sortir du conflit, je lui abandonne 25 »). Il importe de ne pas confondre les deux opérations : l’une vise à faciliter un accord, l’autre à dépouiller un acteur.

36Pourquoi concéder mutuellement ? Quel est le fondement anthropologique de cette réciprocité des concessions en négociation ? Étrange ballet – Howard Raiffa (1982) use d’une expression voisine : « The negotiation dance »… –, en effet, que cet échange, réglé, de concessions mutuelles : le cédant (celui qui donne) devient bientôt le cessionnaire (celui qui reçoit). Le parallèle avec le don et le contre-don, tel qu’ils ont été théorisés par les anthropologues depuis l’essai initial de Marcel Mauss (1921 / 1950), semble ici pertinent : le donataire (celui qui reçoit), dans l’échange cérémoniel que décrivent Malinowski et les informateurs de Mauss, devient le donateur (celui qui donne). Parce que l’un a reçu, il donne ; parce qu’il a donné, l’autre donne en retour. Ce schéma peut-il nous aider à comprendre l’échange compromissoire ?

37Comprendre l’échange réciproque de cadeaux entre chefs de tribus mélanésiennes et amérindiennes, entre contrainte de donner et liberté de rendre, telle est l’ambition de Mauss. Ces échanges sont codifiés et ritualisés (ils sont effectués « de manière solennelle ») et s’accomplissent selon un cycle que Mauss nomme celui des « trois obligations » ; à savoir : « Donner, recevoir et rendre ». Pourquoi cette réciprocité ?

38Mauss résout l’énigme en interrogeant la chose échangée : ce qui oblige, dans le cadeau reçu et échangé, estime-t-il, « c’est que la chose reçue n’est pas inerte » (p. 159). Présenter quelque chose à quelqu’un, « c’est présenter quelque chose de soi ». En découle l’obligation de recevoir, puis de rendre : « Car accepter quelque chose de quelqu’un, c’est accepter quelque chose de son essence spirituelle, de son âme » (p. 161). Céder, dans un compromis, c’est donc donner un peu de soi (ou de qui importe à soi) ; céder, en retour, c’est reconnaître la valeur de la première cession ; les parties, ainsi, con-cèdent (du latin cum cedere, donner ensemble). Refuser de rendre, par une concession en retour, c’est donc revenir au conflit initial et arrêter la coopération puisque quelque chose de soi n’a pas été offert après avoir néanmoins reçu quelque chose du soi de l’autre.

39La deuxième hypothèse pour expliquer cette obligation de réciprocité oscille entre l’intérêt qu’elle procure et la contrainte qu’elle induit : on donne, d’une part, parce qu’on y est forcé, comme le note Mauss (parce que « le donataire a une sorte de droit de propriété sur tout ce qui appartient au donateur »), mais aussi, d’autre part, parce que cela évite la guerre, les représailles, les sanctions. C’est l’assertion de Montesquieu à propos du « doux commerce », mais aussi la célèbre remarque de Lévi-Strauss dans le chapitre concernant la réciprocité dans Les Structures élémentaires de la parenté à propos de la continuité, dit-il, entre relations hostiles et fourniture de prestations réciproques (« Les échanges sont des guerres pacifiquement résolues et les guerres sont l’issue de transactions malheureuses »).

40Remarquons ici que si la réciprocité crée du lien social – et l’entretient – il n’y a de réciprocité possible que s’il existe un lien préalable, unissant les acteurs aux prises (et ils sont en prises car ils sont unis – ne serait-ce que par leur conflit). La réciprocité exige ainsi la contigüité, la proximité, le commerce relationnel. Les négociateurs échangent et concèdent car ils appartiennent au même système d’action.

41Une troisième hypothèse, formulée par Marshall Sahlins, dérive de l’intérêt mais le requalifie en réponse stratégique : la triple obligation s’explique par le manque cruel de ressources ; donner, recevoir, rendre, c’est partager des biens utiles dans une économie de faible abondance. Donner le bien x permet de recevoir le bien y, en retour, nécessaire au groupe qui a initié l’échange. Maurice Leenhardt, dans le cas des tribus mélanésiennes des côtes et de la Grande terre, montre ainsi l’intérêt de donner (des produits de la mer) pour recevoir (des produits de la terre ou de la faune).

42Une quatrième hypothèse étend le raisonnement : on donne pour recevoir – et c’est un jeu simultanément plaisant et stratégique. C’est l’hypothèse d’Akerlof pour expliquer la relation d’emploi. Dans son article de 1982, Labor Contracts as Partial Gift Exchange, il propose de considérer le geste des employés (travailler fort) comme un don offert à l’employeur pour l’obliger à ne pas les obliger à travailler encore plus fort (en haussant les cadences, par exemple). Et cela, dans un contexte de solidarité collective : bien sûr, certains employés pourraient satisfaire un niveau d’effort plus exigeant ; mais pas tous ; le groupe s’arrange donc pour signifier à l’employeur que tel niveau ne sera pas atteint (pour protéger les plus fragiles) mais que le maximum d’efforts sera fourni. À lui, dans ce cas, de répondre par un contre-don (maintenir la règle d’effort à un niveau clément pour tout l’atelier).

43Une autre hypothèse est apportée par Marcel Hénaff (2012) dans son judicieux commentaire du don : la réciprocité permet de rester dans le pacte, de demeurer dans le jeu. Chacun, en donnant, en retour, garde sa place dans le jeu, puisque le jeu social de l’échange, justement, est de jouer le jeu. Accepter le don initial (recevoir), notait Mauss, « c’est montrer qu’on est enclin à entrer dans le jeu, sinon à y rester » (p. 186). Ne pas rendre, c’est sortir du jeu. Entrer dans le jeu, souligne Hénaff, c’est devoir répliquer (comme dans tout échange de salutations). Ne pas le faire, c’est se mettre hors-jeu. L’obligation de répondre tient en cela : on ne rend pas la balle pour être généreux, aimable ou par contrainte contractuelle ; on le fait parce que ce geste appartient au jeu et que s’y soustraire interrompt le jeu. Dans Le Don des philosophes, Hénaff confirme le trait – et l’écrit en italiques : « Répondre au don offert par un don en retour, c’est accepter une alliance et s’y maintenir. »

44Réciprocité, donc – et non : équivalence, énonce à son tour Alvin Gouldner (1960). Question empirique difficile et importante, reconnaît-il. En effet, l’étymologie du mot, en langue française ou anglaise, entretient le doute : réciprocité provient du latin reciprocus, « ce qui revient au point de départ ». Gouldner s’interroge surtout sur les vertus stabilisatrices de la norme de réciprocité. Il souligne que le donataire restera en dette vis-à-vis du donateur jusqu’à ce que prestation soit rendue. Ce qui entretient le lien social ; et comme les échanges sont multiples, l’un est toujours le créancier et le débiteur d’un autre. Il arrive cependant que des créances soient non recouvrées, ou imparfaitement rendues. La fonctionnalité sociale de cette norme, conclut Gouldner – qui s’inscrit ici dans une lecture critique mais révérencieuse des travaux de Talcott Parsons –, réside dans sa capacité à initialiser la socialisation. La norme de réciprocité est ainsi, dit-il, un « mécanisme initiateur » (a starting mechanism) dès lors qu’elle est intériorisée et pratiquée par les deux parties : « Elle oblige celui qui a reçu le premier à rendre prochainement l’avantage accordé ; ce qui permet à celui qui a donné en premier d’être confiant dans le fait qu’il sera remboursé (repaid). Par conséquent, ils seront moins hésitants à faire le premier pas et l’échange et la relation sociale s’en verra facilitée » (p. 177).

45Peter Blau, dans son Social Exchange and Power in Social Life (1964), prolonge le travail de Gouldner en focalisant son regard, dans un chapitre consacré à l’échange social, sur la compensation – l’obligation de rendre, donc. Est échange social – entre des voisins, à propos d’un prêt de matériel ; entre des enfants, pour des jouets ; entre des collègues, pour une assistance ; entre proches, pour des recettes, etc. – l’action volontaire d’individus motivés par les gestes en retour de la part de ceux à qui elle a profité. Volontaire, et donc non contrainte. Blau renoue ici avec l’intérêt d’obliger l’autre, là où Gouldner insistait sur la régulation sociale de la norme de réciprocité. D’où sa définition de l’échangiste social : « Un individu qui fournit une prestation enrichissante (rewarding service) à un autre oblige ce dernier. Pour se décharger de cette obligation, l’obligé doit lui fournir, en retour, un autre avantage » (p. 89).

46Il est probable que, dans toute construction d’un compromis, au travail comme aux champs, dans un couple comme dans les cénacles internationaux, soient mobilisés conjointement plusieurs de ces motifs de concession mutuelle ; les motifs d’action sociale étant eux-mêmes pluriels, les raisons d’accorder ces derniers, momentanément, en offrant à l’autre puisque l’autre a offert, apparaissent puissantes. Pour autant que cette cession en retour apparaisse aux protagonistes légitime, équilibrée et volontaire. Car réside là, avons-nous noté en liminaire, le problème de tout compromis : se défaire d’un droit (perdre), pour obtenir la jouissance d’un autre (gagner), alors qu’il semble souvent plus efficace (ou moral) de ne rien céder et de miser sur le droit de ne pas perdre. Au risque de ne rien gagner.

Conclusion

47Les théoriciens de la négociation ont peu théorisé le compromis. Quelques gloses ont été proposées ici ; elles ont le mérite d’ouvrir le débat académique à son sujet. Le champ à défricher est vaste ; saisir le compromis par sa péjoration, pour souligner l’originalité de ce mode décisionnel, ou en tant que dispositif de production, de cession et d’évaluation, ou encore sous l’angle de la réciprocité des concessions, comme cela a été tenté ici, est une voie possible. D’autres existent. Car l’étude du compromis mérite plus qu’une heure de peine : cette forme sociale est en effet, comme le notait Yves Lichtenberger (2000, p. 278), « consubstantielle au déploiement des formes démocratiques de régulation ».

Bibliographie

Références

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  • Weber Max (1995), Économie et société, T.1. « Les catégories de la sociologie », Plon, Agora-Pocket (1922).
  • Zartman William (1977), The Negociation Process, Sage, Beverly Hills.

Mots-clés éditeurs : compromis, renoncement, concessions

Date de mise en ligne : 30/01/2014.

https://doi.org/10.3917/neg.020.0095

Notes

  • [1]
  • [2]
    Cet article a bénéficié des lectures attentives de Christian Morel et d’Yves Lichtenberger. Ce qui y apparaît sensé est le fruit de leurs remarques et de leurs encouragements ; le reste m’incombe seul.
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