Notes
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[1]
Nous avons conservé pour cet entretien un langage oral qui traduit la spontanéité des propos.
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[2]
Wisner, A. Réflexions sur l’ergonomie. Toulouse, Octarès, 1995.
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[3]
Oddone, I. Redécouvrir l’expérience ouvrière. Paris : Éditions sociales, 1981.
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[4]
B. Trentin, La cité du travail. Le fordisme et la gauche. Paris : Fayard, 2012.
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[5]
Le Guillant, L. (2006). Le drame humain du travail. Toulouse : Erès. Et encore F. Tosquelles (2009). Le travail thérapeutique en psychiatrie, Érès.
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[6]
Voir par exemple, Vygotski maintenant, sous la direction de Y. Clot, La Dispute, 2012.
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[7]
Note de la rédaction : l’empêchement est une notion centrale dans les travaux d’Yves Clot, définie par exemple dans son récent ouvrage, le travail à cœur comme « de façon récurrente, de ne pas pouvoir terminer ce qui a été commencé, de devoir attendre en pensant à ce qu’on pourrait faire, de faire une chose en pensant à une autre, et même de commencer une tâche en sachant qu’on ne pourra pas la mener à bien » (p. 95).
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[8]
Note de la rédaction : voir l’article de Mathieu Detchessahar dans ce même numéro.
1Revue Négociations : Comment êtes-vous devenu titulaire de la chaire de psychologie du travail au Cnam ? Quel est votre parcours ? Quelles rencontres ont façonné votre parcours et votre manière d’appréhender les situations de travail ?
2J’ai tout d’abord fait des études de philosophie et soutenu une thèse avec Yves Schwartz sous le titre Le travail, entre activité et subjectivité. Cette thèse est habitée par le problème de la psychologie du travail comme discipline dans l’histoire des transformations du travail au XXe siècle. Ensuite, soucieux d’action concrète et alors que les circonstances universitaires s’y prêtaient, j’ai voulu faire de la psychologie du travail directement en soutenant une Habilitation à Diriger des Recherches en psychologie du travail. Ce texte a été repris en 1999 aux PUF sous le titre La fonction psychologique du travail avant de connaître depuis de nombreuses rééditions. Je retiens deux influences majeures dans mon travail. La première, c’est Alain Wisner, en ergonomie, qui a marqué toute une génération de jeunes chercheurs dont je faisais partie, autour de l’idée que le travail réel et le travail prescrit ne sont pas assimilables [2]. D’une certaine manière, l’atteinte des objectifs prescrits n’est possible que précisément parce que ceux qui travaillent en première ligne font autre chose que ce qu’il leur est prescrit, ce qui n’a jamais été chez Wisner synonyme de mépris pour la prescription. C’était plutôt l’idée que quand on travaille, on doit pouvoir faire de la prescription une ressource pour l’action.
3La deuxième c’est Ivar Oddone. En Italie, il y a eu un mouvement d’appropriation des conditions de travail extrêmement fort avec des conseils d’usine, par exemple à la FIAT, qui étaient très centrés sur santé, travail, conditions de travail. Et donc, j’ai participé, au moment où j’ai commencé vraiment à m’intéresser à ces questions-là, à la publication en France du livre d’Ivar Odonne. Il est un psychologue du travail italien, un médecin aussi, qui est décédé l’année dernière. Le livre s’appelle Redécouvrir l’expérience ouvrière [3] et c’est un livre très documenté. L’idée centrale est que les opérateurs n’ont pas que des problèmes, mais ils ont aussi des solutions. Dans le réel, travailler, cela consiste à constituer les problèmes et pas simplement à les résoudre, contrairement à un schéma de psychologie cognitive un peu fragile. On ne fait pas que résoudre des problèmes, on les fabrique quand on travaille. Il s’agit aussi de fabriquer les solutions des problèmes qu’on institue. Cette thèse est aussi reprise dans un livre qui vient de paraître et qui s’appelle La cité du travail de Bruno Trentin [4]. On y trouve de la part de ce grand dirigeant syndical à l’impressionnante culture, une critique du syndicalisme qui n’a pas su rester ancrée, chevillée dans cette expérience des années 1970 qui, justement, était une expérience syndicale centrée sur le développement de la santé au travail, avec une idée assez simple, c’est que la santé, cela ne se marchande pas, c’est-à-dire qu’on ne peut pas monnayer par des primes par exemple, la dégradation de sa santé. On ne peut pas d’une certaine manière vendre sa santé. Le syndicalisme — c’est sa fonction sociale pour Oddone et Trentin — devait porter cette idée forte plutôt que, par exemple, s’installer dans une stratégie compensatoire qui au fond compense la dégradation de la santé par des compensations salariales. Trentin soutient l’idée que cela dégrade la santé, que cela dégrade le syndicalisme et que cela dégrade aussi la société parce que d’une certaine façon, cela fabrique une société de compensation dans laquelle, finalement, on triche avec le réel.
4J’ai aussi appris en Italie, avec Oddone, les techniques de formalisation de l’expérience qu’on utilise maintenant dans l’enseignement pour tous les psychologues du travail du Cnam et qui ont depuis connu beaucoup de développements en France, cela s’appelle l’instruction sosie. C’est une technique d’entretiens individuels et collectifs, de redécouverte de sa propre expérience professionnelle. Je pense que c’est un des héritages les plus importants de ce psychologue du travail, universitaire à Turin. Ensuite, évidemment, toutes les questions de psychopathologie du travail comptent aussi beaucoup pour moi parce que dès qu’on s’intéresse au travail, on tombe sur les dilemmes, les embarras les plus quotidiens, aussi bien au plan organisationnel qu’au plan technique. Les souffrances endurées dans le monde du travail ont été éclairées dès la fin de la Seconde Guerre mondiale par des maîtres comme Louis Le Guillant ou François Tosquelles dont nous avons republié les travaux dans notre collection de Clinique du travail chez Érès [5].
5Revue Négociations : Est-ce que vous pouvez expliquer davantage quelles sont vos méthodes d’investigation, d’accès au terrain ? Qu’est-ce qu’il y a de spécifique ?
6Dans notre vocabulaire, on ne parle pas d’accès au terrain, je rebondis sur votre formulation, parce que notre métier, même comme universitaire, c’est d’être des intervenants. Nous intervenons toujours sur la base de demandes d’entreprises, au sens large, de demandes qui débouchent sur des commandes de direction, mais qui peuvent passer aussi par des CHSCT, voire directement par des syndicats. C’est-à-dire que notre métier, c’est d’intervenir en entreprise pour résoudre des problèmes. On ne fait pas de la recherche au sens classique du terme où on pourrait avoir besoin d’accéder à des terrains pour valider ou produire des connaissances nouvelles. Nous sommes plutôt dans l’idée de ce que l’on pourrait appeler des sciences de l’action, pour des situations dans lesquelles on intervient pour les transformer. Ce qu’on étudie, et je pense qu’on peut faire des recherches fondamentales là-dessus, c’est la manière dont l’action se développe ou ne se développe pas. On pourrait dire les mécanismes de transformation de l’action sur la visée de la santé au travail et des transformations organisationnelles qui lui sont liées. Pour être plus spécifique, je peux mentionner que je pars de travaux en psychologie qui sont situés dans une lignée qui est celle de Vygotski [6]. L’idée est que si on veut étudier le développement de l’activité comme objet scientifique (quels sont les « invariants » du développement, quelles sont ses régularités, quelles sont ses lois, ses ressorts), à moins d’avoir beaucoup de chances et de tomber par hasard sur des situations où le développement se produit, il n’y a pas d’autres solutions que de le provoquer. Donc l’idée de Vygotski, c’est l’idée de méthode indirecte, c’est-à-dire que si on veut étudier le développement, on ne peut pas se contenter d’étudier les données qui sont directement accessibles, il faut constituer l’objet. Le développement, c’est à la fois l’objet et la méthode de la psychologie, c’est sa position. Là, je parle vraiment de ce qu’on désigne en psychologie du travail comme la clinique de l’activité. Dans cette conception, on ne recueille pas des données, on produit du développement de l’activité. Et du coup, cela nous met dans une position d’être des opérateurs d’actions dans l’organisation.
7Dans ce travail d’intervenant, on essaie de produire du nouveau et ensuite, dans la recherche fondamentale, la question qu’on se pose est : comment se produit « le nouveau » ? Y compris quand le nouveau ne se produit pas, parce que justement, l’empêchement [7], c’est un objet de recherche fondamental pour nous. Ce qui fait qu’il y a un rapport entre la recherche, les connaissances et l’action qui est très spécifique. On ne mélange pas les deux. On n’encombre pas l’action avec la recherche, mais inversement, lorsqu’ensuite, on fait de la recherche, on le fait sur des données qu’on a constituées par l’action en transformant des situations. Épistémologiquement, c’est une position assez favorable parce que d’une certaine manière, on n’est pas dans la confusion entre l’action et la recherche, ce qui est souvent le cas dans les sciences sociales. Les détours imposés par les organisations, qui ont besoin de réponses concrètes, ne sont alors plus des obstacles à notre démarche de recherche.
8La technique qu’on utilise beaucoup, c’est l’autoconfrontation croisée, une technique de développement de l’expérience, notamment avec la vidéo. À partir de la demande d’un collectif de travail en coopération avec une direction d’entreprise, cela consiste à identifier des activités effectives, concrètes sur lesquelles on peut instituer du dialogue professionnel, et même de la dispute professionnelle. Nous avons remarqué que la controverse professionnelle entre les opérateurs qui font le travail est un bon moyen de découvrir le réel. Ce n’est pas l’idée de fabriquer du dialogue dans le travail avec une sorte de moralisme du dialogue. C’est l’idée que le dialogue, c’est efficace pour voir le réel parce que dans la controverse on voit mieux le problème. Dans les dispositifs méthodologiques qu’on utilise, l’objection est un moyen de pousser chacun dans ses retranchements et donc de découvrir des choses auxquelles personne n’aurait d’abord pensé, surtout seul.
9Revue Négociations : …et ces auto-confrontations croisées sont aussi des négociations ?
10Oui, là on en arrive à des choses qui convergent, d’après ce que j’ai compris, avec vos propres recherches à deux niveaux. Dans les collectifs, on fait ce que l’on appelle des auto-confrontations, simples et croisées, c’est-à-dire, premier mouvement, un opérateur est confronté à la trace de sa propre activité sur une bande-vidéo. À charge pour lui, dans le dispositif qu’on met en place de commenter son activité et au fond, de se mesurer à ce qui peut le surprendre dans ce qu’il fait avec une hypothèse : c’est qu’on pense quand on s’étonne. On essaie de fabriquer des étonnements sur l’activité de façon à ce que la pensée se développe en prenant comme source l’étonnement. Donc, c’est une approche qui n’est pas strictement cognitive puisqu’on s’appuie sur l’affect face à sa propre activité. On essaie de développer l’affectivité professionnelle dans l’activité dialogique provoquée : ce que les gens font, ce qu’ils disent de ce qu’ils font et finalement ce qu’ils font de ce qu’ils disent, pour eux, et potentiellement avec les autres. Ça, ce sont les auto-confrontations simples. C’est déjà un bon moyen de favoriser ce que l’on appelle du dialogue intérieur. Et bien souvent, après les auto-confrontations simples, les professionnels discutent avec eux-mêmes, en leur for intérieur : « Je n’aurais jamais cru que je faisais les choses ainsi. Je pourrais peut-être les faire autrement. » Ils se parlent de leur travail un peu comme à un sosie. Cela peut être du dialogue intérieur, cela peut être aussi déjà plus ou moins extériorisé, mais cela prépare en tout cas à la deuxième étape du dispositif qu’on utilise qui est l’auto-confrontation croisée, c’est-à-dire des situations où sur la même activité, avec deux bandes-vidéo sur cette même activité, chacun est amené à commenter l’activité d’un collègue de travail qui fait la même chose sans faire justement la même chose. Au fond, les gens discutent des épreuves de la tâche commune qu’ils vivent, même séparément. Et donc, le dispositif consiste à ce que chacun commente l’activité de l’autre. Et là, c’est seulement si on a été d’abord amené à discuter avec soi-même, dans le dialogue intérieur que j’ai évoqué précédemment, qu’on peut accepter sans trop s’en défendre les questions de l’autre.
11L’objectif est de transformer l’expérience, de la transmettre aussi, de la renouveler et de la développer, de l’enrichir, avec l’idée qu’il n’y a pas une bonne pratique ou une mauvaise pratique. Pour nous, la seule bonne pratique, c’est la pratique de la controverse professionnelle pour garder l’activité vivante. Pourquoi ? Parce que cela donne derrière des activités plus riches. Je substitue volontiers au couple bonne ou mauvaise pratique celui d’activité plus ou moins riche ou pauvre. Une activité riche, c’est une activité dans laquelle chacun dispose d’un répertoire d’actions possibles qui est emprunté à la palette du travail collectif, ce qui ne veut pas dire que chacun fait comme l’autre.
12Revue Négociations : Tous repose donc sur le collectif ?
13Il ne s’agit pas de dire que les collectifs sont un « bouclier » pour la santé. L’enjeu c’est que le collectif entre en chacun, que chacun le fasse sien pour être plus capable d’être seul, unique en son genre. Et que chacun, à titre individuel soit d’une certaine manière ce collectif, et que le collectif soit en chacun au sens où il en dispose pour son activité propre… Ce n’est pas une manière de fabriquer du collectif comme moule ou comme modèle à appliquer par chacun. C’est vraiment l’idée que si on veut être très singulier, il faut être très collectif, au-delà du collectif.
14Ce qu’on fait de plus en plus, et c’est là je pense qu’on retrouve votre souci ou en tout cas vos objets [la négociation], c’est qu’évidemment, on ne peut pas modifier une organisation et donc développer la santé simplement en développant l’activité collective. Il y a un collectif de pairs. Quand le collectif de pairs travaille, il tombe sur des objets dialogiques, on pourrait même dire, il fabrique des objets dialogiques. La vraie question est alors pour moi : quels sont les critères d’un travail bien fait ? Comment on fait reculer le travail ni fait ni à faire ? Parce que c’est souvent autour de cela que s’organisent les controverses. Quand on fabrique cela, qu’est-ce qu’on produit ? On produit du nouveau dans le meilleur des cas avec des objets dialogiques controversables, sources de disputes professionnelles dans le collectif, mais pas seulement dans le collectif parce les critères de la qualité du travail ne peuvent pas être définis seulement au niveau local dans des collectifs de travail. On n’instruit pas le dialogue seulement à l’intérieur du collectif, mais aussi entre le collectif et les directions d’entreprise, niveaux hiérarchiques par niveaux hiérarchiques. Et là, nous travaillons beaucoup sur une instance qu’on implémente aussi dans l’organisation, c’est-à-dire pas seulement le collectif qu’on fait travailler, mais une instance qu’on appelle de manière différente, mais qui sont, pour simplifier, des comités de pilotage des opérations d’intervention dont la fonction n’est pas seulement de piloter l’intervention sur un collectif mais d’enrichir, aussi de l’extérieur, le dialogue dans ce collectif.
15On passe du dialogue autour du métier et du collectif à du dialogue pour discuter avec la direction sur les critères de la qualité du travail. C’est un problème très important parce que chez les psychologues du travail, la tentation, c’est toujours de penser que le métier, ce sont ceux qui le font directement qui en sont propriétaires. Ce n’est pas notre avis car nous avons une conception du métier en quatre registres… Le personnel, l’activité propre de chacun. Il y a aussi, à l’inverse de cela, de l’impersonnel, c’est-à-dire la tâche, la prescription, la définition de la fonction. Il y a aussi de l’interpersonnel, c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’activité professionnelle qui se fasse en solo strict. Enfin, l’activité est toujours adressée, a toujours un destinataire, que ce soit un collègue au niveau horizontal, ou vertical avec son chef ou des hiérarchies. Le métier est aussi transpersonnel, c’est-à-dire qu’il y a une histoire des milieux professionnels. Il y a une histoire collective, il y a une histoire des métiers, il y a l’histoire des gestes techniques, il y a l’histoire des façons de dire les choses, des façons de parler, voire des jargons. Donc, il y a une histoire professionnelle dont on dit qu’elle est transpersonnelle parce que d’une certaine manière, elle traverse chacun. Personne n’en est propriétaire, mais tout le monde en est comptable. Et notre hypothèse de base sur la psychopathologie du travail, c’est que quand on ne peut plus être comptable de son métier sur les quatre registres, on est en danger en matière de santé au travail. En particulier lorsqu’on est dans des situations qui se développent massivement dans lesquelles il n’y a plus qu’un face-à-face entre le personnel et l’impersonnel. Lorsqu’a disparu précisément cette vie collective double, interpersonnelle et transpersonnelle, on ne peut plus « se mettre au diapason ».
16L’enjeu est la discussion de ces questions entre collègues et la manière dont ensemble, ils peuvent faire de l’histoire commune, hériter d’une histoire professionnelle, transmettre une histoire professionnelle. Bien souvent, dans les organisations aujourd’hui, c’est ce qui est en déshérence, en défaillance. Et donc, on est dans des face-à-face ravageurs entre d’un côté des personnes et de l’autre côté des organisations qui définissent impersonnellement les choses. Et alors, il y a le cercle vicieux de la transgression. Quand chacun est seul, il fait comme il peut et souvent comme il veut et c’est parfois discutable, mais ce n’est pas discuté. Et donc le cercle vicieux de la transgression, d’un côté, et du coup, de la prolifération de la procédure de l’autre, puisque quand il y a transgression, on cherche à combattre la transgression par la procédure. Plus il y a de procédures, plus il y a de transgressions. Et ce cercle vicieux de l’organisation, dans nos interventions nous cherchons à le remplacer ou à y substituer avec patience, ou au moins à le compléter par un cercle vertueux qui consiste à revenir sur ces instances intermédiaires interpersonnelles et transpersonnelles pour refaire de la vie collective, restaurer le sentiment de vivre la même histoire, qui consiste, pour défendre son métier, à pouvoir s’y attaquer ensemble. Le fait d’expérimenter ce développement collectif interpersonnel et transpersonnel, c’est une vraie ressource pour garder une prescription vivante.
17Revue Négociations : Comment vos méthodes d’interventions y contribuent ?
18Nos méthodes d’interventions visent à restaurer ces discordances créatrices entre tous les registres du métier. Cela veut dire que l’instance impersonnelle de la prescription est un objet de préoccupation très important pour nous, parce que si l’impersonnel ne reste pas vivant, si la prescription se nécrose en raison de l’absence de ressources sur le métier collectif en situation, cela nécrose tout le système. Autrement dit, les deux niveaux d’intervention sur les collectifs de travail appellent aussi à ce que ces collectifs de travail travaillent pour se mettre en discussion avec des directions afin que l’impersonnel reste vivant et pour que l’impersonnel reste vivant lui-même, d’où l’importance de ces comités qu’on appelle encore des comités de pilotage. Mais je pense que dans certaines de nos interventions, c’est beaucoup plus que cela, c’est vraiment des instances de reconception du métier, de la qualité du travail. Et du coup, là, il y a du dialogue qui débouche sur des problèmes de négociation. Cela pose tout un ensemble de questions. Quel cadre on met en place pour que l’interpersonnel et le transpersonnel reviennent dans ces instances ? Comment on fait pour que les représentants dans les instances de l’impersonnel aboutissent à des compromis dynamiques, évolutifs ? Par quelles méthodes ? C’est là qu’interviennent les documents vidéo qui sont construits sur des dialogues professionnels en situation de travail effectif. Ces dialogues vidéos constituent des artefacts dialogiques, des petits montages qu’on décide de fabriquer avec les professionnels eux-mêmes et qui sont destinés à être discutés dans les comités de pilotage, dans les instances dialogiques de niveaux supérieurs. Et donc, on a fait des expériences probantes d’efficacité de ces artefacts dialogiques qu’on tire des analyses en situation dans les instances de direction, sachant que cela permet de remettre le réel sur la table.
19Revue Négociations : Est-ce à dire que les instances de décision ou négociation sont coupées du réel ?
20L’enjeu n’est pas de dire « Voilà, vous n’êtes pas au courant du réel, on vous montre le réel, il faut que vous en tiriez les conséquences ». Il s’agit de montrer que le réel, cela se discute. Ce qu’on montre dans nos artefacts dialogiques, ce sont des opérateurs qui ne sont pas forcément d’accord entre eux. C’est même l’un des critères de qualité du montage vidéo qu’on va fabriquer et qui sert à ces négociations collectives ou en tout cas à ces controverses « sommitales ». On voit des gens dialoguer et on voit fonctionner cette idée que la seule bonne pratique, c’est la pratique de la controverse puisqu’on voit des gens qui, en même temps qu’ils dialoguent découvrent des dimensions du réel qui leur échappaient à eux-mêmes. L’idée n’est pas non plus de dire « on vous montre ce que les opérateurs pensent et on veut avoir votre avis sur ce qu’ils pensent ». Au contraire ce qu’on montre, c’est ce que les opérateurs cherchent à penser. Et on les montre en train de travailler, ces opérateurs, en train de travailler grâce au dialogue pour « attraper » un morceau de réel. Avec l’idée que si on montre cela à des dirigeants, ils peuvent se dire qu’au fond, ils peuvent faire pareil. Le réel, ce n’est pas quelque chose qui s’attrape si facilement. Parfois, il faut faire quelque chose de l’objection qui est faite par un collègue de travail. C’est une sorte d’implémentation d’un dispositif dialogique comme moyen d’apprivoiser le réel. Le réel c’est l’intégrale des angles morts. Personne ne peut dire qu’il n’en a pas.
21Revue Négociations : Ce que je comprends, c’est qu’avec tout ce travail que vous faites, qui est dialogique, on crée des conditions nécessaires pour qu’ensuite la négociation puisse se dérouler sur la base de controverses, mais qui ont été éclairées collectivement. Comment se passent ces négociations, quel est leur rôle ? Comment on les régule ?
22Là on tombe sur des questions de recherche un peu pointues, qui sont pour nous relativement récentes, c’est d’ailleurs pourquoi on prend très au sérieux et on s’intéresse beaucoup aux travaux sur la négociation et les espaces de discussion en sciences de gestion [8]. Parce que de fait, ce qu’on a développé, c’est une sorte d’ingénierie, si je le dis dans votre vocabulaire, d’ingénierie dialogique. Tout cela est très outillé. Comme vous le soulignez, ce qu’on fait avec des collectifs, c’est une sorte d’instruction des dossiers… La controverse, c’est un moyen d’instruire le dossier technique et, j’allais dire, les scénarios de possibilité de développement de l’activité. On en a développé beaucoup au départ, car nous sommes psychologues, des interventions pour la santé. Donc, nous sommes partis vraiment d’en bas, parce que souvent, des directions nous demandaient de développer des expériences de clinique de l’activité qui avaient l’avantage de créer du confort chez les opérateurs. En relançant la délibération, c’est-à-dire l’échange, la pensée, le dialogue, on avait remarqué qu’on produisait des effets importants en matières de santé au travail, c’est-à-dire que, comme le disent souvent les opérateurs, « on ne sait pas ce que c’est que le stress, mais quand on fait ce que vous nous faites faire, nous, on n’est pas stressé » parce que le dialogue est sur le geste professionnel, pas sur les idées… Le dialogue sur le geste a une vertu… thérapeutique ou, soyons plus prudents « mutative », cela fabrique de la santé parce que cela fabrique de l’initiative. Donc, cela fabrique de la capacité d’agir. Et la santé, cela a à voir avec la capacité d’affecter son milieu par son initiative. C’est comme cela qu’on la définit. Ce n’est pas seulement l’absence de maladie, c’est la créativité. Au fond, notre dispositif dialogique est un dispositif de créativité professionnelle… Petit à petit, nous avons fait l’expérience que si on voulait que ces collectifs restent créatifs, d’une certaine manière, il fallait qu’ils aillent chercher des ressources, pas seulement en eux, mais dans l’organisation et jusqu’aux directions d’entreprise. Parce que s’ils n’allaient pas chercher des ressources là, ils risquaient de trouver simplement des contraintes et donc l’organisation risquait de venir finalement contrarier le processus d’initiative qu’on avait engagé. Nous nous sommes alors posé assez vite la question, si je reprends votre vocabulaire, de la manière dont notre ingénierie dialogique de développement du métier, en tant qu’activité concrète, devait elle-même se développer du côté d’une ingénierie dialogique de l’organisation. Ce qui implique le rapport entre les collectifs et les directions d’entreprise. Ça fait quelques années que nous sommes sur ce point, c’est-à-dire qu’on se pose le problème de cette ingénierie de la coopération et de la négociation. Et pour le moment, ce que nous avons mis en place, c’est justement l’utilisation de ces artefacts dialogiques, que dans certains milieux on appelle des objets intermédiaires.
23Revue Négociations : pourriez-vous nous donner un exemple qui permette de se saisir de ce que l’on pourrait appeler une clinique de la négociation dans ce contexte ?
24Ce matin, j’en ai encore fait l’expérience. C’est une intervention à la SNCF auprès des agents d’accueil, les agents d’escale, ceux qui sont sur les quais, à la fois des vendeurs au guichet, mais aussi tous ceux qui « humanisent » les trains et qui essaient de gérer des situations qui sont toujours compliquées. Je dirais que la clinique de la négociation pour moi, elle est déjà à l’intérieur du travail avec le collectif. Je ne me méfierais d’une situation qui définirait la négociation simplement au plan des comités de pilotage. Je pense que quand on fait de l’analyse du travail et de la clinique de l’activité sur un geste de métier, parfois sur une posture, sur une manière de se tenir… Ce matin, il y avait tout une discussion autour de la question suivante : est-ce qu’il faut se tenir près du mur ou pas près du mur ? Parce que si on est près du mur, d’une certaine manière, on est dos au mur, on est mieux protégé sur l’arrière, si jamais il y a un incident dans la gare… On travaille beaucoup sur des petites choses comme cela, la posture étant un moyen de « civilisation » du milieu. Et donc, les professionnels discutent entre eux de cela. Je pense qu’il y a quelque chose qui ressemble à des négociations lorsqu’ils commencent à discuter sur les gestes et postures qu’ils utilisent pour être en meilleure santé, pour protéger leur santé et pour être efficace, et c’est très lié. Donc, dans une controverse professionnelle sur un geste, le plus petit soit-il, il y a de la négociation parce qu’on cherche des plages d’accord. Quand on considère les confrontations, on repère toujours le même mécanisme dialogique fonctionner. Pour pouvoir aborder une question épineuse ou quand on veut mettre sur la table un désaccord sur les gestes professionnels d’un collègue qu’on voit travailler, à qui on a envie de dire « Ça, c’est pas du boulot », cela passe toujours ou pratiquement toujours par l’énoncé d’un accord. C’est-à-dire que le désaccord est précédé par quelque chose comme « Ben oui, en gros, souvent c’est comme ça, on fait tous pareil »… Et ensuite, vient « oui, mais sauf sur ce point-là ». Ce qui est intéressant, c’est le mixte subtil entre l’accord et le désaccord, c’est-à-dire que pour pouvoir s’autoriser à mettre en discussion avec un collègue un désaccord sur un geste, il y a comme une sorte de préalable dialogique sur la formulation du fait qu’on fait bien partie du même collectif.
25Au niveau des comités de pilotage il y a des dirigeants de la SNCF, pas simplement des RH, des dirigeants stratégiques et opérationnels. Pour nous, cela est très important, justement dans l’ingénierie de la décision et de la négociation, d’avoir autour de la table des partenaires qui ne sont pas des partenaires simplement du soin, ou du care, si je peux dire, mais qui soient des partenaires industriels, qui ont la capacité de prendre des décisions de gestion et d’organisation, voire des décisions financières. La négociation, c’est savoir qui négocie, qui a le pouvoir de prendre les décisions. Dans nos métiers, le risque, c’est toujours d’être confiné avec des responsables de ressources humaines qui s’occupent de la santé sans s’occuper de la performance. Nous sommes arrivés à l’idée depuis quelques années déjà que la santé, cela avait vraiment à voir avec la performance. Il y a une dyarchie dans les organisations d’aujourd’hui où il y aurait d’un côté la performance économique qui bien souvent se réduit à la performance financière, des choses qui ne se discutent pas, qui ne se négocient pas parce que c’est comme cela, parce que la performance financière, c’est des chiffres. Et puis à côté des chiffres, des choses qui se déchiffrent, c’est-à-dire qui méritent qu’on réfléchisse, qu’on fasse parler les gens, qu’on les laisse s’exprimer et ça, ce serait le rôle des psychologues ou des médecins. Et ça, ce serait en dehors de la performance, ce serait comment les gens supportent plus ou moins bien la performance qui est de toute façon naturalisée. Nous considérons que cette dyarchie est une catastrophe pour la santé des personnes comme pour la performance économique réelle.
26L’enjeu est donc, dans les instances « sommitales », de montrer comment les opérateurs s’occupent systématiquement de la performance, pas seulement comment ils se plaignent de ce qu’on fait à leur santé, mais comment ils s’occupent de la performance. Parce que de toute façon, préserver sa santé, c’est chercher à tout prix à faire un travail dans lequel on peut se reconnaître. Donc les gens, pour préserver leur santé, en réalité ils cherchent la performance, mais évidemment ils ne cherchent pas forcément la performance comme le contrôleur de gestion. Donc, on part un peu du principe que, justement, sur le périmètre de la performance, sur la définition et la conception de la performance, il peut y avoir un conflit de critères, et que ce qui est le plus dangereux en matière de risque psychosocial, puisqu’on parle beaucoup de ça, ce qui est le plus dangereux, c’est le déni de ce conflit de critères sur la qualité du travail, c’est ce déni-là.
27Revue Négociations : N’avez-vous pas en quelque sorte un rôle de médiation au sens large ?
28Notre activité consiste à faire face aux conflits de critères autour la qualité du travail. Alors, l’ingénierie qu’on est en train d’essayer de développer dans ces instances où justement on veut lever le déni, consiste à installer la controverse sur les critères de la qualité du travail entre opérateurs, dirigeants et aussi les organisations syndicales. On peut appeler ça une institution dialogique, dans laquelle l’expérience a été faite avec nous, et peut continuer sans nous, sur l’objet « qualité du travail ». À quatre, on peut vraiment trouver des solutions auxquelles on n’avait pas pensé d’abord. Les quatre, c’est les directions opérationnelles et stratégiques, celles qui décident de la conception de la performance. Encore une fois, cela n’exclut pas les RH, ils peuvent être là, mais ils ne sont pas nos interlocuteurs privilégiés a priori. Ensuite les organisations syndicales et le personnel lui-même. Il s’agit d’installer la question du travail et de sa qualité : qualité des produits, qualité des process, qualité des collectifs, qualité de l’organisation. Les comités d’ingénierie impliquent la définition des partenaires qui discutent, la définition de l’objet discuté, la qualité du travail, les instruments de cette discussion. Autour de la table, il doit y avoir un groupe de référents des opérateurs eux-mêmes, des professionnels concernés par le travail qu’on a fait, des syndicats et la direction opérationnelle, les RH. Et évidemment, on va y ajouter les médecins du travail, tous les personnels de la santé qui sont d’habitude nos interlocuteurs, mais là, ils sont réinstallés dans une autre position.
29Revue Négociations : Revenons sur les outils que vous utilisez et qui impliquent un montage vidéo. Cela entraîne de la négociation ?
30Ce matin, on a présenté un film de 20 minutes avec l’une de mes doctorantes. Elle était préoccupée, parce qu’elle avait fait la réunion de validation du montage la veille, et de cette réunion était sortie l’idée que quelque chose qui lui paraissait absolument fondamental à mettre sur la table avec les directions, avait été censuré, selon ses termes. Le collectif disait « ça, on ne veut pas qu’ils le voient ». Et donc, on avait bien eu un processus de négociation sur le montage qui est un processus d’adressage.
31Ce qui est intéressant, c’est qu’il y avait des désaccords entre les salariés. Certains disant Il faut assumer jusqu’au bout. Si on veut vraiment discuter avec eux, il faut mettre les choses sur la table. Si on cache des choses, comment vous voulez qu’on discute ? Et donc, il y avait eu tout un dialogue sur le montage qui avait débouché sur des décisions et le film qui a été montré, c’est l’un des films réalisés parmi plein de films possibles, qui résulte donc de la négociation, décision des opérateurs. Mais du point de vue clinique de la négociation, lorsqu’on présente ensuite le film, on dit : « Le film que vous allez voir, vous allez le voir, mais il y avait un autre film possible que vous ne verrez pas. C’est le film qui aurait repris des délibérations entre professionnels qui vous aurait posé beaucoup de problèmes quant à la prescription et que ces professionnels ont pensé ne pas pouvoir vous soumettre. » Du coup, ça, c’est un argument rhétorique. En situation, c’est de la clinique de la négociation, je pense, qui consiste à dire « Finalement, les professionnels vous privent de documents qu’on aurait pu avoir, sur lesquels on aurait pu avoir votre avis parce qu’au fond, ils considèrent qu’ils ne peuvent pas vous faire confiance parce qu’ils ont peur de votre réaction… ».
32Revue Négociations : Est-ce que cela conduit à des renégociations ?
33Bien sûr. C’est-à-dire que là, dans la décision qu’on prend en comité de pilotage, il y a l’idée que derrière, il faut faire un courrier dans lequel la direction réaffirme que rien ne peut être sanctionnable, que tout peut être dit et que donc le périmètre est ouvert. Je me souviens d’un travail que nous avions fait dans le bâtiment. Nous avions fait nos auto-confrontations, présenté les documents aux opérateurs eux-mêmes et puis à la hiérarchie de proximité. Le directeur de travaux nous a dit ensuite « Ça, jamais, vous entendez bien, jamais ce document vidéo ne sortira d’ici. D’abord, parce que si jamais l’inspection du travail voit ça, le chantier est fermé. Et deuxièmement parce si jamais mes dirigeants voient que je travaille comme ça, je suis fichu ». Et nous avions un comité de pilotage avec la direction de ce grand groupe du bâtiment la semaine d’après. Donc, je suis arrivé en disant : « on ne peut pas faire ce qu’on avait prévu. On avait prévu que vous puissiez discuter du document vidéo sur le travail sur ce chantier et j’ai un interdit du directeur de travaux, du chef de chantier et même des opérateurs. Donc ce document, il est dans le coffre-fort du chantier et il ne sortira pas de là ».
34Là, on fait fonctionner un cadre qui est fondamental et qui consiste à dire : « la commande que vous nous avez adressée, elle s’adresse à nous dans un cadre qu’on a défini et là, on a un problème avec le cadre, c’est-à-dire que ce qu’on croyait possible initialement, vous et nous, s’avère après expérimentation « indigérable » pour le moment. On a un problème dont il faut qu’on discute. » Et là, c’est très intéressant, cela consiste justement à redéfinir le périmètre de l’intervention, c’est-à-dire ce qui est dicible et pas dicible. Dans ce cas-là, on avait obtenu la possibilité, c’est ce que j’avais demandé et c’est de la négociation aussi, un courrier du patron de l’entreprise, au plus haut niveau, qui indiquait extrêmement clairement que même les critiques les plus fortes qui pourraient être faites sur l’organisation et les transgressions à la règle (parce qu’effectivement, dans le bâtiment, tout le monde sait que cela ne marche que parce qu’il y a des transgressions à la règle), étaient recevables dans ce cadre-là. Et qu’il n’y aurait aucune sanction qui serait prise… Ce courrier, je suis allé le remettre au patron du chantier, lequel a eu le courrier, a ouvert le coffre et il a mis la lettre dans le coffre. Il a substitué un objet à l’autre. Il a mis la lettre dans le coffre et il m’a rendu la cassette en disant « Maintenant, vous pouvez l’utiliser ». Alors peut-être que ça, cela peut être interprété du côté de la clinique de la négociation, c’est-à-dire que du coup, avec des objets comme cela, qui sont des objets indigestes dans le périmètre prédéfini, on redéfinit le périmètre…
35Revue Négociations : Jusqu’où allez-vous dans l’accompagnement des négociations qui sont issues de vos interventions ?
36Jusqu’à maintenant nous n’avons jamais été jusqu’à des phases de négociations où il s’agit de décider ensemble. Notre méthodologie implique d’assumer pour le moment, d’être une sorte d’expérience du dialogue qui démontre que le dialogue est possible et qu’il est possible sur des objets inattendus. C’est une expérience qui repousse les limites de ce qui est discutable. Pour aller plus loin, cela supposerait des formes de coopérations interdisciplinaires dans lesquelles nous serions davantage rassurés nous-mêmes sur le contenu de gestion des questions qui sont soulevées. Parce que notre expertise, c’est une expertise sur la santé au travail, sur le développement de l’activité, et pas sur ce qu’est une bonne décision de gestion en manière de performance. Par ailleurs, je pense que dans les cadres où l’on intervient pour le moment, on n’arriverait pas à négocier des interventions sur la base des demandes qui nous sont faites si on allait jusque-là. Il n’y a pas le souhait que nous soyons des garants des discussions qui suivent la négociation. C’est aussi très compliqué pour les syndicats de participer à des changements organisationnels avec la crainte d’être entraîné sur un terrain qu’ils n’ont pas choisi.
37Revue Négociations : Il y a eu beaucoup de négociations collectives ces dernières années sur la santé au travail, qu’est-ce que vous avez à dire et en pensez compte tenu vous, de votre manière de procéder et d’observer ?
38J’ai écrit dans Le travail à cœur sur le sujet. En particulier, j’ai cru nécessaire de critiquer les accords sur le stress qui ont été passés sur le modèle de l’accord européen et qui se sont traduits par l’Accord national interprofessionnel sur le stress au travail de 2008, signé par l’ensemble des partenaires sociaux. J’ai été amené à critiquer ces accords au risque d’avoir des controverses avec des organisations syndicales qui considéraient que cet accord était un bon accord puisque pour la première fois, la partie patronale avait accepté de mentionner comme source de stress l’organisation du travail. Jusqu’alors, c’était une affaire personnelle, on a réussi à imposer que ce soit l’organisation du travail. Ce que j’ai mis en discussion, c’est l’objet de l’accord. Ce n’est pas parce qu’on parle d’organisation du travail qu’on parle du travail. C’est un accord sur le stress et je pense qu’aujourd’hui le problème central, ce n’est pas de négocier sur le stress. Et d’ailleurs, les partenaires sociaux se sont entendus sur une définition du stress qui est classique mais limitée : le stress, c’est quand on n’a plus les moyens de faire face aux exigences de l’organisation. Pour moi, le stress, ce n’est pas que ça. Donc, il y a négociation sur la base d’un consensus sur une définition du stress qui est discutable. Non pas qu’elle soit fausse, mais il faut au moins la compléter par une définition inverse qui est « Il y a stress parce que l’organisation du travail n’a plus les ressources de faire face aux exigences des salariés qui veulent encore faire un travail de qualité ». Il faut retenir les deux. Si vous négociez sur la première, vous obtenez un accord sur le fait que le salarié est trop petit par rapport aux exigences de l’organisation. L’organisation est grande, le salarié est petit. D’une certaine manière, vous demandez à l’organisation, c’est-à-dire à la partie patronale de compenser la petitesse du salarié, donc de l’aider à avoir des moyens vu qu’il n’en a pas beaucoup. Si vous inversez le processus et que vous dites c’est l’organisation qui n’a pas les ressources pour faire face aux exigences du salarié. Alors, c’est le salarié qui est trop grand pour l’organisation. Et donc, vous êtes en train de négocier sur les ressources que l’organisation doit mettre à disposition du salarié pour qu’il développe un travail de qualité. Ma critique principale sur les négociations qui ont été impulsées par le ministre du travail, Xavier Bertrand, qui a dit quelque chose comme « dans six mois, on doit avoir des accords partout sur le stress et puis, il y aura un site Internet au ministère où il y aura du rouge, du vert et du noir ». Le vert, c’est ceux qui ont passé un accord en 6 mois, les mauvais sont ceux qui sont dans le rouge. C’est une catastrophe pour moi que l’État se mêle de la question comme cela, parce qu’on fait l’hypothèse, et tout le monde l’a faite, que c’est une certaine culture du résultat qui est à l’origine des problèmes de travail d’aujourd’hui et c’est l’État qui développe cette culture du résultat sur 6 mois ! C’est invraisemblable. Donc au fond, ce que je pense de tout cela, c’est que c’est contaminé par l’idée que finalement, il faudrait que les organisations, par une sorte d’hygiénisme aident les pauvres salariés à supporter la performance telle qu’elle est. Alors que ce que j’ai essayé de développer c’est de prétendre qu’on peut négocier sur la qualité du travail, les critères de qualité du travail. Et pas sur des stratégies compensatoires, du type de celles que j’évoquais au début de l’entretien et critiquées aussi par Trentin c’est-à-dire, la performance étant ce qu’elle est, nous sommes stressés et du coup, nous souhaitons être protégés. Et il y a une désindexation qui est faite entre la question de la santé et la question de la performance. S’ils font du travail dans lequel ils ne se reconnaissent pas, la santé des professionnels se dégrade. Donc, il faut qu’ils puissent se reconnaître dans leur travail et c’est de cela qu’il faut discuter dans les entreprises. À quelles conditions les uns et les autres peuvent se reconnaître dans le travail qui est fait ? Évidemment, il y a des conflits de critères là-dessus et donc il y a des compromis à passer. Et si on s’occupe de ça, on s’occupe de la santé. Si on s’occupe de gérer le stress par différentes méthodes et qu’on ne met pas la performance sur la table, en réalité on ne s’occupe pas de la santé. J’ai fait une critique assez fondamentale du système de négociation collective sur la santé au travail en disant que pour négocier sur la santé au travail, il faut négocier sur la qualité du travail, pas sur la qualité de vie au travail. Parce que je pense que cette dernière formulation c’est le dernier avatar du dualisme que je critiquais au départ, c’est-à-dire la performance d’un côté et de l’autre côté le bien-être, avec une désindexation du bien-être et du « bien faire ». Mon hypothèse de base, c’est qu’il n’y a pas de bien-être sans « bien faire », que si on n’est pas sur la qualité du travail, le « bien faire », on ne peut avoir que des politiques de bien-être compensatoires. Et la compensation est un déni de la délibération sur la performance.
Bibliographie
Pour poursuivre :
- Clot Yves, Le travail sans l’homme ? Paris, La Découverte, 1995.
- Clot Yves, Travail et pouvoir d’agir. Paris, PUF, 2008.
- Clot Yves, Le travail à cœur, pour en finir avec les risques psychosociaux. Paris, La Découverte, 2010.
- Clot Yves & Dominique Lhuilier, Agir en clinique du travail. Toulouse, Érès, 2010.
Notes
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[1]
Nous avons conservé pour cet entretien un langage oral qui traduit la spontanéité des propos.
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[2]
Wisner, A. Réflexions sur l’ergonomie. Toulouse, Octarès, 1995.
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[3]
Oddone, I. Redécouvrir l’expérience ouvrière. Paris : Éditions sociales, 1981.
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[4]
B. Trentin, La cité du travail. Le fordisme et la gauche. Paris : Fayard, 2012.
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[5]
Le Guillant, L. (2006). Le drame humain du travail. Toulouse : Erès. Et encore F. Tosquelles (2009). Le travail thérapeutique en psychiatrie, Érès.
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[6]
Voir par exemple, Vygotski maintenant, sous la direction de Y. Clot, La Dispute, 2012.
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[7]
Note de la rédaction : l’empêchement est une notion centrale dans les travaux d’Yves Clot, définie par exemple dans son récent ouvrage, le travail à cœur comme « de façon récurrente, de ne pas pouvoir terminer ce qui a été commencé, de devoir attendre en pensant à ce qu’on pourrait faire, de faire une chose en pensant à une autre, et même de commencer une tâche en sachant qu’on ne pourra pas la mener à bien » (p. 95).
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[8]
Note de la rédaction : voir l’article de Mathieu Detchessahar dans ce même numéro.