« Des oppositions et des contradictions – voilà notre harmonie. »
1Le peintre Vassili Kandinsky, en 1926, fait paraître un petit ouvrage, qu’il intitule « Point, ligne, plan » ; il y résume l’enseignement qu’il dispense au Bauhaus, dans sa classe dite « de peinture libre ». Son souci : poser les règles internes, dégager la grammaire picturale qui régit l’acte de peindre. Pour cet artiste, la création ne suit pas des critères aléatoires mais apparaît comme un jeu formel libre, au sein de règles strictes.
2L’analogie semble utile : l’activité de négociation, comme l’activité de création artistique, possède sa grammaire ; les individus qui négocient suivent des procédures, de bon sens ou apprises des manuels, observent et mobilisent stratégiquement des règles (de persuasion, de coercition, de dissimulation, de concession, etc.). Et si le jeu formel d’une négociation est libre et son résultat indéterminé, du fait de la combinaison et de l’agencement d’un nombre important de variables, il n’en est pas moins structuré. Mieux connaître cette grammaire de la négociation, tel fut l’un des enjeux du colloque « Penser la négociation aujourd’hui », organisé début juin 2008 par la revue Négociations et dont a rendu compte ce numéro spécial.
3Mais il ne s’est pas simplement agi d’étudier une grammaire. La comparaison avec l’art pictural de Kandinsky et la reprise de l’un de ses propos, cité en exergue de cette conclusion, prennent ici tout leur sens. Un processus de négociation, c’est à la fois un équilibre savant de contraires, par la recherche d’un accord mutuellement satisfaisant de la part de deux volontés opposées, et un mécanisme décisionnel original, à distance d’autres modes de décision, tels l’imposition, la coalition, le recours au juge ou à un arbitre, etc. A distance, mais aussi contradictoirement à ces modes décisionnels, tant l’aménagement des préférences des parties par elles-mêmes – la négociation, donc – s’oppose, d’un point de vue pratique comme théorique, à la sélection d’une préférence par un tiers – l’adjudication, disent les anglo-saxons –, ou la prévalence d’une sur les autres – la décision unilatérale.
4D’où la probable figure qu’un peintre comme Kandinsky dessinerait sur sa toile s’il lui était demandé de représenter un processus de négociation, comme il a tenté de le faire pour un concert musical : des lignes, courbes ou droites, dotées de valeurs directionnelles opposées, des arcs brisés, fragmentés, illustrant les bifurcations et les rebondissements, des aplats colorés se désagrégeant ici ou là, pour faire percevoir les abandons et les concessions, ou encore un encadrement de la figure centrale, de manière à montrer qu’une négociation s’inscrit dans un contexte structurel, etc.
5S’explique ainsi le titre, sibyllin, de ces pages conclusives : points, lignes, plan. Cette métaphore esthétique nous servira de canevas pour clore, provisoirement, après la lecture de la vingtaine de communications rassemblées dans ce numéro spécial, les débats que nous avons initiés durant ce colloque, et, comme il se doit, ouvrir sur quelques perspectives, dessiner quelques orientations.
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7Points. Le septième jour, avant de se reposer, quitter le château de Cerisy et revenir à leurs travaux et enseignements, un moment délaissés, les participants au colloque « Penser la négociation » firent un premier bilan, à chaud, de leurs échanges. Il n’est pas inutile d’en indiquer la teneur. L’animateur avait proposé de réfléchir à partir de quatre rubriques : les points forts du colloque, ses points faibles, les points aveugles, les points à approfondir, au cours de prochaines journées d’études ou par la publication d’articles dédiés.
8L’artiste, ici, sur sa toile, comme Kandinsky le faisait lui-même, jouerait à coup sûr de la taille de ces points, de leur forme, circulaire ou carrée, ou de leur teinte, claire ou sombre, pour éclairer le spectateur à propos de ce qui fut peu, ou longtemps, débattu à Cerisy, pendant les (courtes) périodes de débats entre les interventions, ou ce qui ressembla à quelques « trous noirs » dans nos échanges en séance plénière. Plusieurs participants pointèrent ainsi le manque de monographies, de cas concrets de négociation. Si la conceptualisation y fut à l’honneur, comme en témoigne la plupart des articles de ce volume – les intervenants s’efforçant de répondre à l’invite des organisateurs : penser la négociation –, cette pensée, pour être opérante, doit s’accompagner d’études et d’observations concrètes du déploiement du négocié, dans sa modestie et sa singularité, aux champs comme à la ville, lors de rounds commerciaux, de fermetures d’usines ou pendant l’actualisation des traités de non prolifération nucléaire. L’exemple, ou le cas, dit-on, comme l’échec, est pédagogique ; il possède une vertu compréhensive ; il dit comment les choses se font, qui les fait, pourquoi et au nom de quoi. Ce qui trace une première ligne de force pour la revue Négociations et ses prochaines livraisons : multiplier les récits de négociation et les témoignages de négociateurs. De tels comptes rendus nourrissent la réflexion et la théorie ; c’est également l’occasion, pour la revue, de s’ouvrir davantage aux praticiens er décideurs, et leur permettre de jeter un regard réflexif sur leurs choix d’actions.
9Lignes. D’autres points aveugles de ce colloque, notés par divers participants, dessinent d’autres lignes de force. Par exemple, pour ne retenir que ceux-là : l’impasse – osons le mot – qui fut faite à Cerisy à propos des aspects relatifs à l’argumentation et à la rhétorique du négocié ; et la faible place, en temps et en contenu, accordée aux phénomènes de négociation internationale.
10Depuis que Cham Perelman a réhabilité, dans les sciences sociales, les notions de rhétorique et d’argumentation, et que Karl-Otto Appel et Jürgen Habermas ont théorisé l’éthique discursive et l’agir communicationnel, s’est ouvert un espace de recherche en négociations jusqu’à aujourd’hui peu investigué : comment se formulent les prétentions ? Comment s’organisent les procès de persuasion ? Comment se pratique l’art de convaincre, pour parler comme Raymond Aron (et comment se couple-t-il avec l’art de contraindre) ? Comment s’écrivent, concrètement, les accords et les conventions ? Etc. Cette seconde ligne de force – travailler sur les mots de la négociation, pas seulement sur sa gestuelle, ou sur les attitudes des parties – permettrait à la revue de collaborer avec des disciplines jusqu’alors peu présentes dans son réseau, comme la linguistique ou la philosophie.
11De même, concernant l’ouverture de la revue vers de nouveaux champs problématisés, ceux relatifs aux négociations internationales, qu’elles soient commerciales, diplomatiques ou environnementales, seront, à l’avenir, mieux investigués. L’expression « négociations internationales », malgré son imprécision et l’étendue des questions auxquelles elle renvoie, désigne en effet un champ d’études, entre guerre et paix, prévention et coercition, puissance et nuisance, où s’activent et s’entrecroisent nombre de problèmes majeurs en théorie de la négociation : l’engagement, la préparation, les stratégies d’alliance, l’intra-négociation, l’asymétrie des ressources, le pouvoir, la médiation, les solutions foyer, etc. Mais aussi : la morale de l’action, la justesse du compromis, l’équilibre des dotations. Autour de ces thèmes peuvent s’articuler des réflexions issues de champs académiques différents – la négociation collective, la transaction sociale, notamment – et de courants de recherche différents, souvent exclusifs les uns des autres – l’interactionnisme, la théorie des jeux, etc.
12Ce qui dessine une troisième ligne de force possible, présente en filigrane lors du colloque de Cerisy : les connexions, multiples, entre morale et négociation. Les questions de dignité, de respect, d’équité et de reconnaissance ont ainsi envahi, à juste titre, le débat public ; elles côtoient aujourd’hui, dans le champ de la négociation, des questions plus anciennes, liées aux décisions de partage, à leur pragmatisme, leur degré d’optimalité ou de « fairness » ; elles peuvent trouver des prolongements dans nos prochaines livraisons. Ce sera pour la revue l’occasion de poursuivre le programme ébauché par Jean De Munck dans l’éditorial du premier numéro, publié en mai 2004, quand il notait que le (faux) clivage entre justice et efficacité pouvait se résorber aisément dès lors qu’était rappelé le fait que tout compromis suppose toujours, et le maintien (ou la reconnaissance) des intérêts, et la visée d’un accord raisonnable. De sorte que, concluait de Munck, le consensus visé par une négociation ne trouve pas seulement sa validité au regard de l’équité et de la réciprocité des engagements ; il peut s’évaluer en justice et aussi en efficacité.
13Plan. Sont ici notées seulement quelques « lignes », à partir du débat à chaud opéré un lundi de mai 2008 par les participants au colloque. D’autres pourraient être signalées, notamment la question du contexte des négociations, puisque celles-ci s’inscrivent, du moins en Occident, dans des sociétés dites « de modernité avancée », et que les caractéristiques de celles-ci influent, à l’évidence, sur les processus de négociation. Ce terme de « lignes de force » est ici employé à dessein : ces lignes, dans un tableau, figuratif ou non – une route, une ligne d’horizon, un trait appuyé, un coup large de pinceau, un encadrement, des zébrures, etc. – structurent le « plan », c’est-à-dire la surface de la toile ; elles le constituent en tant que « tableau ». C’est la première définition d’un « plan », telle que nous la dicte la géométrie euclidienne : une surface plane, contenant toute droite joignant deux de ses points. Mais un « plan », c’est aussi une représentation graphique, en projection horizontale ou orthogonale – un plan de métro, par exemple – et, au sens figuré, un projet, avec une suite ordonnée d’opérations, pour atteindre un objectif – un plan d’actions, ou un plan de bataille. Gardons ces divers sens à l’esprit. Car le bilan de ce colloque de Cerisy-la-Salle, « Penser la négociation », peut autant se lire de façon rétrospective – ce qui y fut dit, commenté ou critiqué – que de façon prospective : ce à quoi il nous faut désormais nous atteler, ce qu’il nous faut connaître et analyser.
De ce point de vue, la démarche de Christophe Dupont, exposée dans son dernier ouvrage, La Négociation post-moderne, vaut boussole : identifier clairement, à propos de la négociation, « ce que nous savons » (nos acquis), « ce que nous ignorons » (nos lacunes), « ce qu’il nous faut savoir » (nos défis). Les contributions rassemblées dans ce numéro répondent, chacune à leur manière, à ces trois constats ; il convient donc, pour avancer, de dresser lucidement le « plan » de nos connaissances, négligences et ignorances, ainsi que le « plan » des actions académiques à entreprendre pour, collectivement, penser la négociation dans la modernité avancée.
Christian Thuderoz, au nom du comité de rédaction