Couverture de NEG_012

Article de revue

La négociation comme mode de composition dans les systèmes d'action complexes

Pages 119 à 130

Notes

  • [*]
  • [1]
    Les passages du récit sont en italiques ; les uns, empruntés directement à Thucydide (et traduits par l’auteur), sont entre guillemets, les autres adaptent et contractent le récit. Ils sont entrecoupés de commentaires en caractères normaux. Le récit se trouve au livre IV, p. 102-108.

1Comment articuler la négociation avec ses alternatives, comme l’affrontement, la coopération ou le recours à l’arbitrage d’un tiers ? Il y a là une question classique, mais insuffisamment traitée jusqu’ici de la recherche en négociation. Certes, la possibilité pour le négociateur de recourir à ces autres modes d’action possibles, leur importance pour apprécier une situation de négociation, sont évoqués de manière récurrente dans la littérature. Bien sûr, les auteurs d’études de cas sur la négociation prennent bien soin de démonter in concreto les multiples liaisons entre cours d’actions conflictuels, coopératifs, négociés, etc. Cependant les efforts pour expliciter sur un plan plus théorique la logique de ces articulations sont restés plus limités. A titre d’illustration, notons, dans le livre classique où Strauss analyse la place des négociations dans les ordres sociaux, la citation suivante : « là où il y a des ordres sociaux, il n’y a pas seulement des ordres sociaux négociés, mais aussi des ordres sociaux coercitifs, des ordres sociaux manipulés, et d’autres encore. Il est trivial d’affirmer qu’ils font tous partie de la condition humaine ; le défi, c’est de montrer les connections entre eux » (Strauss, 1978, p. 262). Malheureusement, cette citation est empruntée à la dernière page de l’ouvrage, qui n’apporte pas d’autres éclaircissements sur le sujet… Or la clarification de ces articulations, intéressante en elle-même pour toute recherche sur la négociation, devient cruciale pour l’analyse des négociations « interstitielles », imbriquées dans des systèmes complexes, sur lesquelles portent l’essentiel de nos travaux (Mermet, 2005, 1998).

2Pour relever ici ce défi, nous procèderons en trois étapes. D’abord nous reformulerons le problème en montrant l’intérêt de voir la négociation comme un mode de composition (à la fois, composer une organisation et composer avec les autres parties prenantes) plutôt que de décision et nous proposerons, pour articuler la négociation et ses alternatives, un modèle de « configuration de composition ». Nous discuterons ensuite certaines des questions que soulève ce modèle et des éclairages qu’il apporte. Pour finir, un exemple tiré de « La Guerre du Péloponnèse », de Thucydide, nous permettra d’illustrer la capacité de cette approche à décrypter la place et le rôle des négociations dans des cours d’action complexes.

Introduction du modèle de la configuration de composition

3Dans ses définitions classiques, la négociation est le plus souvent présentée comme un mode de décision. Or cette conception nous semble qualifier de façon trop étroite les rôles de la négociation pour ses protagonistes. Elle induit d’emblée un point de vue symétrique sur la négociation : l’essentiel ce serait le résultat partagé, la décision prise en commun. Mais si l’on se place du point de vue du négociateur, la négociation apparaît autrement : comme un moment dans sa propre action stratégique, un mode d’action pour obtenir un changement (ou pour obtenir qu’une situation appréciée ne change pas). Si l’acteur négocie, c’est parce qu’il doit composer avec d’autres acteurs – et cela, il ne le fait pas seulement par la négociation mais aussi par la coopération, l’affrontement, le recours à un tiers, etc., souvent dans le même cours d’action. C’est surtout du point de vue collectif que la « décision » semble un aboutissement. Du point de vue de l’acteur, elle n’est souvent qu’un moment dans une ligne d’action plus longue et qui lui est propre.

4Au demeurant, même si l’on envisage la négociation du point de vue du collectif des acteurs pris ensemble, la notion de décision reste trop restrictive pour rendre justice aux rôles multiples de la négociation dans les systèmes d’action complexes : elle met l’accent sur des moments où l’organisation produit des décisions, mais ne rend pas justice à la capacité de la négociation à transformer l’organisation elle-même. Comme l’écrivent Kolb et Faure (1994), « la négociation, c’est l’organisation en action » – autrement dit, elle s’inscrit dans une situation organisationnelle et réalise un travail organisationnel.

5Nous proposons donc de considérer la négociation comme une opération de composition. Ainsi l’on ne prend pas seulement en compte sa capacité à décider, mais aussi plus largement les différents types d’opérations organisationnelles qu’elle peut accomplir. La notion de composition permet aussi d’articuler deux niveaux d’organisation : la négociation comme mode d’action pour le négociateur et comme mode d’action collective pour les négociateurs pris ensemble. Cette notion embrasse bien aussi les différentes dimensions que la négociation redistribue et articule : les intérêts, les identités, les perceptions, les alliances, les perceptions, etc.

6Un autre avantage à nos yeux du concept de composition est son inscription dans le champ sémantique des qualifications des positions dans un agencement. Comme mode de composition, la négociation articule les pro-positions des acteurs, les tentatives d’im-position de certains, les pro-positions des uns et les op-positions des autres, les dis-positifs mis en place pour organiser les interactions. Et c’est bien tout ce travail de transformation, de réagencement des positions qu’il est important de saisir, si l’on veut comprendre la négociation comme mode d’(inter)action dans les systèmes d’action complexes.

7Enfin, si l’on voit la négociation comme une opération de composition – ou de recomposition – il est facile de constater que l’on retrouve bien les alternatives classiques à la négociation. L’affrontement conflictuel, l’évitement de l’adversaire, le recours à un arbitre tiers, etc., sont eux aussi des modes de composition dans le sens que nous introduisons ici. C’est donc en considérant la négociation et ses alternatives comme des modes différents pour une même opération – la composition – que nous poursuivrons ici notre travail pour les articuler plus clairement.
Dans son ouvrage de synthèse classique sur la négociation, Christophe Dupont (1994) propose un schéma pour faire le point sur les alternatives à la négociation (fig.1).

Figure 1

Les propositions de Dupont pour l’articulation entre négociation et autres modes de décision (d’après Dupont, 1994)

Figure 1

Les propositions de Dupont pour l’articulation entre négociation et autres modes de décision (d’après Dupont, 1994)

8Dans ce schéma, on retrouve à peu près la totalité des alternatives évoquées par la littérature sur la négociation, mais elles ne sont pas fermement articulées dans un cadre théorique clair et explicite. Il apporte cependant un point crucial pour notre démonstration : alors même qu’il se veut assez exhaustif, il en ressort un nombre limité d’alternatives à la négociation. Le même constat peut être fait dans toute la littérature sur la négociation. Or le fait que les alternatives soient à la fois très peu nombreuses, et à peu près toujours les mêmes, à des détails de définition près, suggère fortement l’existence d’une structure sous-jacente, dans laquelle ces alternatives s’articulent et s’opposent : c’est bien cette structure qu’il nous faut ici mettre en évidence.

9De façon plus précise, de nombreux auteurs se sont efforcés de préciser l’articulation entre négociation, coopération et conflit. Il existe un assez large consensus pour considérer la négociation comme prise entre d’un côté l’affrontement conflictuel et de l’autre la résolution coopérative de problème. De plus, la littérature sur la négociation est particulièrement claire sur le fait qu’au sein même de la négociation on peut observer une polarité entre des approches plus proches du conflit et d’autres qui tendent à la coopération – on pense par exemple aux notions d’orientation distributive ou intégrative de la négociation (Walton et McKersie, 1991 [1965]). Un schéma proposé par Luc Vodoz résume bien ces analyses (fig. 2).

10

Figure 2

Propositions de Vodoz pour articuler négociation, conflit et coopération (d’après Vodoz, 1992)

Figure 2

Propositions de Vodoz pour articuler négociation, conflit et coopération (d’après Vodoz, 1992)

Ici, un autre point crucial doit être introduit : d’un mode de composition à l’autre, c’est la discontinuité qui prévaut (Mermet et Barouch, 1987). Cette discontinuité n’est pas toujours perçue. Bien souvent au contraire, on raisonne comme si la négociation s’inscrivait dans un continuum entre coopération et conflit, comme si l’on pouvait passer sans rupture de l’un à l’autre. Or ce n’est pas le cas. L’affrontement conflictuel et la négociation, par exemple, correspondent à des régimes de communication, des attitudes, des perceptions de l’autre, etc., complètement différents. Pour passer de l’affrontement conflictuel à la négociation, il faut des signes ou des actes forts qui introduisent une rupture dans la logique de l’affrontement conflictuel. De la même manière, des partenaires engagés dans une coopération en confiance peuvent vivre fort mal le fait d’être obligés de se retrouve face à face dans une véritable négociation, où les codes et les affects de la coopération ne peuvent plus prospérer. Comme on le verra, le fait que l’on puisse au même moment être engagé à la fois dans un conflit et dans une négociation ne signifie nullement qu’il existerait une continuité entre ces deux modes de composition.

11Après avoir posé ces deux préalables – la négociation comme opération de composition, les modes de composition comme séparés par des discontinuités – nous pouvons maintenant introduire le modèle de la configuration de composition.
Composer, c’est nouer une maille dans un maillage, effectuer une opération de connexion (ou de déconnexion) dans un agencement organisationnel. L’acteur qui est en situation de vouloir (ou de devoir) composer et qui va interagir pour cela a deux choix fondamentaux à faire sur le mode de cette interaction. Le premier choix porte sur le caractère direct ou non de l’interaction : il peut soit interagir directement avec l’autre acteur, soit éviter l’interaction (par exemple en se cachant, en fuyant, en éludant une question), soit interagir indirectement par l’intermédiaire d’un tiers. Le second choix porte sur le guidage de l’interaction : il peut guider sa manière d’interagir en se référant aux divergences qu’il perçoit entre les acteurs, il peut se guider au contraire sur les convergences, enfin il peut opter – ce sera le fondement essentiel de la négociation – pour un guidage ambivalent, dans lequel l’acteur se guide à la fois sur les divergences et les convergences. En combinant ces deux choix, on débouche sur neuf modes possibles de composition (tableau 1).

Tableau 1

La négociation et les modes de composition alternatifs (Mermet, 2005)

Tableau 1
Interaction guidée sur les divergences Interaction à guidage ambivalent (divergences et convergences) Interaction guidée sur les convergences Evitement de l’interaction entre acteurs Concurrence, affrontement tacite Négociations tacites, ajustements Coopération objective Interaction directes entre acteurs Affrontement Négociation Coopération Interactions via un tiers acteur Procès, recours Médiation, Coordination par un leader

La négociation et les modes de composition alternatifs (Mermet, 2005)

12Le choix sur le guidage de l’interaction sépare trois grands modes : adversatif, coopératif et ce qu’il nous faut bien appeler « négociatif » (et qui regroupe la négociation au sens strict, explicite et directe, les formes tacites de négociation et les diverses formes d’inter-médiation, dont la médiation). A l’intérieur de chacun de ces modes, le choix du mode d’interaction sépare des modes fondés sur l’évitement, l’appui sur un tiers, ou l’interaction directe.

Discussion du modèle de la configuration de composition

13Pour bien saisir ce modèle de la configuration de composition, il est nécessaire d’en discuter plusieurs aspects.

14Tout d’abord, lorsque nous parlons de choix de la part des protagonistes, nous n’entendons nullement par là qu’il s’agisse forcément de choix rationnels. Qu’un mode de composition soit adopté rationnellement, par un raisonnement stratégique, ou sous l’empire de la passion (par exemple une hostilité que l’on ne peut ni ne veut surmonter ou bien la confiance d’une coopération de longue date), le résultat est le même : le choix sera déterminant pour le mode de composition qui régira l’interaction. Les discontinuités envisagées par le modèle sont d’ordre structural, quel que soit le registre sur lequel les protagonistes perçoivent et gèrent leurs interactions. Pour passer d’une mode à l’autre, il faut donc de la part de l’acteur un choix, une action, qui doivent chercher leurs prises aussi bien dans les affects que dans la raison.

15La réussite d’un tel passage n’est pourtant jamais garantie : l’acteur ne peut pas décider de façon unilatérale sur quelle mode se fera la composition. Si l’un veut négocier et que l’autre souhaite l’affrontement, c’est l’interaction elle-même qui conduira à un mode de composition donné. Pas plus qu’il n’y a de point de vue transcendant d’où observer la négociation, il n’y a de méta-communication garantie a priori et qui permettrait de séparer le choix d’un mode de composition de l’activité de composition elle-même. Ou plus précisément, si les partenaires trouvent un plan de méta-communication possible, c’est par leur interaction. Dans le cas général, il faut donc considérer que la détermination du mode de composition entre les acteurs est elle-même un enjeu de leur (inter)action stratégique.

16De plus, les actions que les protagonistes de la situation de composition entreprennent pour essayer de passer d’un mode de composition à l’autre ne sont nullement indépendantes des opérations de composition elles-mêmes. Par exemple, pour passer de l’affrontement à la négociation, il faut souvent envoyer des signes tangibles, c’est-à-dire, qui affectent déjà le contenu de la négociation envisagée. Ce constat constitue finalement un cas particulier d’un principe plus général : les questions de substance et les questions de procédure ne sont pas réellement séparables. Le choix du mode de composition est étroitement lié aux perspectives concrètes d’agencement que les acteurs s’efforcent d’obtenir. S’agissant de la négociation, n’en déplaise aux tenants des approches procédurales, le processus n’est pas séparable de la substance des accords.

17Un autre point est crucial pour bien saisir le modèle de la configuration de composition : le fait qu’à un moment donné, et pour un acteur pris dans une situation de composition donnée, c’est toute la configuration de composition qui joue en même temps. D’une part, plusieurs modes peuvent être activés explicitement en même temps – c’est l’exemple classique de la grève et des négociations collectives, de la guerre et de la diplomatie. D’autre part tous les autres modes, même s’ils ne sont pas activés, font l’objet d’une interaction qui, pour être latente, n’en est pas moins décisive. L’exemple le plus frappant, dans la littérature sur la négociation, est l’analyse de la dissuasion nucléaire proposée par Thomas Schelling (1960). Le principe même de la guerre de dissuasion, c’est que pour être efficace, elle ne doit jamais se concrétiser. Si l’on se place du point de vue de l’acteur, celui-ci doit donc évaluer l’ensemble de la configuration de composition qui correspond à sa situation. Il lui faut envisager les conséquences que pourraient avoir l’action stratégique, donc l’interaction, sur chacun des modes.
Au fond, notre proposition pour articuler la négociation et ses alternatives consiste à considérer que l’acteur d’une négociation est engagé à la fois dans cette négociation et dans une situation de composition qui englobe cette négociation. Il lui faut déployer une stratégie à deux niveaux : une stratégie de négociation, enchâssée dans une stratégie plus large de composition. Selon nous, ce modèle permet de retrouver facilement les concepts proposés jusqu’ici par la littérature sur la négociation pour articuler celle-ci avec les autres possibilités ouvertes au négociateur. C’est le cas par exemple pour la BATNA (Best Alternative to a Negotiated Agreement ) de Roger Fisher et William Ury (1982), pour le point de retrait des approches inspirées de la théorie des jeux (Raiffa, 1982). Sur un autre registre, la notion de « formule », proposée par William Zartman et Maureen Berman (1982) peut elle aussi s’inscrire dans le modèle de la configuration de composition. Ces auteurs montrent l’importance, dans les négociations délicates, de la recherche par les protagonistes d’une forme générale d’accord possible. Cette recherche a lieu, le plus souvent, dans un contexte dominé par l’affrontement et – c’est le point crucial ici – la « formule » d’accord possible ne doit pas être tenable seulement du point de vue de la négociation, mais de la situation de composition dans son ensemble, avec les potentialités de tous les modes de composition qui sont en jeu. Au total, il nous semble que le modèle de la configuration de composition permet d’intégrer les diverses approches proposées par la littérature classique de la négociation pour articuler celle-ci et ses alternatives, mais qu’il permettra d’aller plus loin dans l’analyse par la mise en regard de deux plans : celui de la négociation et celui de la situation de composition avec l’ensemble de ses potentialités d’interaction.
Enfin, un dernier aspect de nos propositions sur la configuration de composition doit encore ici être précisé. Lorsque l’on parle de la négociation comme un mode de composition, on embrasse plusieurs cas de figure possibles (tableau 2). D’un côté, dans une interaction donnée, la négociation peut être la modalité : les protagonistes interagissent comme des négociateurs ; ils échangent des vues et des propositions, ils affichent leur souhait de trouver une solution commune, etc. D’un autre côté, les négociateurs (ou les analystes) peuvent utiliser la négociation comme modèle. Que la négociation soit ou non affichée comme modalité, ils analysent la situation et/ou ils agissent en utilisant comme référence la négociation prise comme modèle : actions guidées réellement par la recherche de l’accord, par la recherche de solutions intégratives, par une attention prudente aux enjeux distributifs. Il importe alors, aussi bien pour l’analyse que pour l’action, de bien distinguer les différents cas de figure : si la négociation est à la fois modèle et modalité on peut parler de négociation effective. Si elle est modalité, mais pas modèle, on peut parler avec Christophe Dupont (1994) de pseudo-négociations. Dans le cas inverse (négociation comme modèle, pas comme modalité), on trouve tous les cas de négociations tacites et d’interactions intéressantes à analyser sous l’angle de la négociation, même quand elles ne sont pas affichées ou reconnues par leurs protagonistes comme étant des négociations (un cas de figure très important pour l’étude des négociations dans les systèmes d’action complexes). Parler de la négociation comme mode de composition, c’est combiner ces enjeux de modèle et de modalité – et les mêmes distinctions valent, bien entendu, pour les autres modes de composition (que l’on pense par exemple à l’importance de l’affrontement tacite, ou de la pseudo-coopération). Une telle approche, qui distingue clairement les formes de l’interaction et son orientation fondamentale nous semble particulièrement cruciale dans un contexte contemporain où les stratégies de gestion publiques comme privées cultivent de plus en plus l’ambiguïté dans la mise en scène de la négociation, de l’accord et de la coopération.

Tableau 1

La négociation comme mode de composition : modèle et/ou modalité (d’après Mermet, 1998)

Tableau 1
La négociation est le modèle qui guide l’interaction La négociation n’est pas le modèle qui guide l’interaction La négociation est la modalité de l’interaction Négociation effective Pseudo-négociation La négociation n’est pas la modalité de l’interaction Négociations tacites, interactions à analyser comme négociations Voir autres modes de composition

La négociation comme mode de composition : modèle et/ou modalité (d’après Mermet, 1998)

Un exemple de lecture d’un processus d’action stratégique par le modèle de la configuration de composition

18Pour illustrer la capacité du modèle de la configuration de composition à décrypter des négociations enchâssées dans des interactions stratégiques complexes, nous nous tournerons vers un livre premier de l’analyse stratégique : « La Guerre du Péloponnèse » de Thucydide. Le passage choisi se situe en 424 avant notre ère, à la 8ème année de cette guerre où des coalitions stratégiques complexes se forment et s’affrontent autour des deux puissances principales : Sparte et Athènes. Une armée spartiate s’approche d’Amphipolis, alliée d’Athènes, sur la côte Thrace. Suivons le récit de Thucydide [1].

19« Brasidas […] avança de nuit. Il avançait d’autant plus vite qu’il faisait mauvais, qu’il neigeait un peu et qu’il voulait échapper à l’attention des Amphipolitains, à l’exception de ceux qui voulaient livrer la ville. [Les Argiliens…] avaient arrangé cela […]; l’occasion leur étant fournie par l’arrivée de Brasidas, ils avaient négocié d’avance avec ceux des leurs qui étaient dans la ville, pour qu’ils la livrent. » On note déjà la complexité de cette situation de composition où les tensions internes à la cité interfèrent avec l’affrontement collectif contre l’ennemi qui arrive à ses portes. L’évitement de l’adversaire, la collaboration de ceux qui veulent livrer la ville suite à des actions douteuses et des négociations, se mêlent intimement dans la façon dont Brasidas aborde la situation de recomposition.

20« […] à l’aube, [Brasidas] disposa son armée devant le pont […] où était établie une garnison que Brasidas força facilement, à la fois grâce à la trahison et grâce au mauvais temps qui lui avait permis de tomber sur eux sans qu’ils s’y attendent. Il traversa le pont et les possessions hors les murs des Amphipolitains […] tombèrent d’un coup en son pouvoir. » Ici, la recomposition se poursuit par une combinaison de force et de collaboration cachée.

21Une partie des leurs étant captifs, les autres entrant dans la ville comme réfugiés, « une grande confusion s’installe chez les Amphipolitains, d’autant plus qu’ils se soupçonnaient les uns les autres ». La transformation de la situation de composition déstabilise les modes de composition entre les Amphipolitains : la montée du soupçon marque le progression de l’affrontement et de l’évitement là où régnaient davantage coopération et négociation.

22« Personne ne sortant de la ville contrairement à ce qu’il attendait, [Brasidas] installa son armée et resta stationné. [Dans Amphipolis] les opposants aux traîtres, prenant l’ascendant par le nombre, empêchèrent l’ouverture immédiate des portes et envoyèrent [un message demandant de l’aide…] au général Thucydide, stationné à Thasos. » La situation militaire se stabilise provisoirement. Le rapport politique s’inverse dans la ville (on pressent à la fois des affrontements et négociations) et la coalition athénienne cherche à son tour de nouvelles coopérations.

23Celui-ci part en toute hâte avec 7 bateaux, espérant arriver assez tôt pour sauver Amphipolis et, au pire, pour occuper Eion, la ville voisine. Brasidas s’inquiète au regard du renfort apporté par les sept navires aux Amphipolitains et aussi parce que Thucydide dispose de relations privilégiée parmi les Thraces de l’arrière-pays (ce qui peut déboucher sur de nouvelles alliances et transformer le rapport de force). Brasidas craint que les Amphipolitains ne révisent leur appréciation de la situation et refusent de passer de son côté. Les adversaires qui s’évitent encore rentrent dans une course de vitesse, une compétition pour occuper le premier Amphipolis et Eion.

24« [Brasidas] proposa [alors aux Amphipolitains] un accord très mesuré […] Il fit proposer ceci par le héraut : les Amphipolitains et les Athéniens présents dans la ville pouvaient, s’ils le souhaitaient, conserver leur biens et jouir de la citoyenneté sur un plan d’égalité. Ceux qui désiraient partir pouvaient le faire en emportant leurs possessions ». « La plupart changèrent d’avis en écoutant ces propositions ». Les Athéniens étaient peu nombreux, les Amphipolitains pensaient à ceux des leurs qui étaient aux mains de Brasidas et « ils trouvaient la proposition plus juste qu’ils ne le craignaient » A ce stade crucial du récit, les propositions de Brasidas sont en décalage avec les attentes négatives du mode de l’affrontement ; elles s’appuient avec succès sur des critères de mesure, de justice qui sont précisément le fondement de l’espace de délibération et de négociation que constitue (et qui institue) la cité grecque classique. En se situant délibérément sur un mode de composition négocié, Brasidas facilite la poursuite de la recomposition.

25« De sorte que ceux qui avaient négocié [ou qui agissaient] avec Brasidas justifiaient maintenant publiquement cette voie, voyant que la foule était en train de changer d’avis et que le général athénien de la place n’était plus écouté; l’accord se fit et ils livrèrent la ville selon les termes proposés ». Thucydide arrive le soir même et occupe Eion. « Il s’en fallut d’une nuit que Brasidas ne prit Eion : si la ville n’avait pas été secourue, il s’en serait emparé à l’aube ». Brasidas attaque Eion et échoue ; plusieurs villes du voisinage se rallient à Brasidas. Amphipolis représente pour les athéniens la triple perte d’un fournisseur de bois de construction navale, d’une source de revenu et d’un point d’arrêt militaire dans la progression des armées péloponnésiennes vers l’Est de la Thrace. Plusieurs points sont à souligner ici : la négociation de Brasidas avec les forces politiques amphipolitaines et la hâte compétitive de Thucydide jouent en même temps pour reconfigurer la situation. Cette reconfiguration porte à la fois sur la répartition des biens (le bois et le revenu), sur les intérêts géostratégiques et sur l’identité même des protagonistes, avec la transformation de l’identité communautaire et politique d’Amphipolis. Quant au général Thucydide, c’est l’auteur de « La guerre du Péloponnèse » lui-même et il est frappant de voir combien il tient ici à montrer – pour reprendre une expression américaine contemporaine – que son action « a fait une différence ». Ce souci que l’action individuelle « fasse une différence » nous renvoie directement au cœur du modèle de la situation de composition : l’acteur est engagé à la fois dans une interaction tactique limitée (il négocie, il combat, il évite, il essaie de battre de vitesse) et dans un tableau plus vaste de reconfigurations ; sont action est guidée en même temps par les logiques de ces deux niveaux organisationnels. Il pense et agit concomitamment sur deux plans : le mode de composition où il est engagé et la configuration de composition, envisagée et vécue dans son ensemble. Que le premier plan, limité, influence le second, plus vaste, malgré la complexité (et souvent, la perversité) des effets de composition, c’est cela, « faire une différence ».

26Un autre passage de Thucydide (livre V-9) illustre de façon frappante l’urgence de connecter ces deux niveaux d’organisation. C’est le discours que le même Brasidas tient à ses soldats quelques temps plus tard, juste avant une bataille décisive.
« Et vous […], alliés, […] au terme de ce jour, soit vous aurez été courageux, vous aurez alors la liberté et vous pourrez vous faire appeler alliés de Sparte, soit vous serez vassaux d’Athènes; si encore ils ne vous réduisent pas en esclavage ni ne vous tuent, votre servitude serait plus dure encore qu’auparavant et vous deviendriez des obstacles à la libération de la Grèce ». Comment exprimer plus clairement l’unité pensée et vécue de l’interaction de composition limitée (ici, sur le mode de l’affrontement violent) et de la recomposition vaste et radicale dont elle n’est qu’un moment ? Il n’en va pas autrement pour les négociations internationales, par exemple, au cours desquelles les discours sur les grandes visions politiques et humanistes se mêlent intimement aux tractations des parties, parce qu’aucun des deux niveaux ne peut avancer sans l’autre.

Conclusion

27Au total, le modèle de la configuration de composition nous semble offrir une articulation solide entre la négociation et ses alternatives, articulation qui s’inscrit dans la continuité des approches antérieures de ce thème par la théorie de la négociation, mais offre des perspectives à la fois plus précises et plus larges. L’exemple que l’obligation de brièveté du texte nous a fait choisir ne peut que faire entrevoir l’intérêt de ce modèle comme grille de lecture de processus d’action complexes. Il nous montre en tout cas (1) que les multiples négociations qui se trament sont prises dans un cours d’action où l’on ne peu les comprendre que prises avec l’ensemble de la situation et du processus de (re)composition impulsé par l’action stratégique, (2) que réciproquement, être attentif à l’ensemble de la configuration de composition favorise le repérage de moments et de processus de négociation dans un cours d’action très complexe alors même que la négociation n’est pas une catégorie d’analyse mise en avant (elle n’est pas identifiée comme telle par Thucydide ; elle est souvent sélectivement éludée par les acteurs de nombre de situations stratégiques contemporaines). On pourra trouver des mises en œuvres plus contemporaines et plus développées du modèle de la configuration de composition dans des études de cas réels (voir en particulier le travail de Tiphaine Gaudefroy de Mombynes, 2007, sur les stratégies et négociations de la firme en matière d’environnement). Au-delà, replacer ainsi la négociation dans un modèle de composition ouvre des perspectives nouvelles pour l’étude des places et rôles des négociations dans les systèmes d’action complexes (pour un aperçu, voir Mermet, 2008, séance 7).
Enfin, et ce point nous semble très important lorsque nous voyons la tonalité générale des travaux des quinze dernières années sur la négociation et la concertation dans le champ qui est le nôtre, celui de l’environnement, une telle lecture théorique est de nature à favoriser un rééquilibrage « réaliste » par rapport aux lectures qui ne veulent retenir que la coopération et la négociation comme références analytiques et normatives. Par la double valence qui la fonde, à la fois coopérative et adversative, la négociation ne peut être bien comprise et bien menée que si, à tout moment de l’analyse comme de l’action, on garde la pleine conscience des potentialités de l’affrontement autant que de la coopération – bref, de la configuration de composition tout entière.

Références

  • Dupont Christophe (1994), La négociation – conduite, théorie, applications, Paris, Dalloz.
  • Fisher Robert et William Ury (1982), Comment réussir une négociation, Seuil.
  • Gaudefroy de Mombynes Tiphaine (2007), L’entreprise, stratège et négociateur en matière d’environnement – la cas de la filière hydroélectrique d’EDF, Thèse de doctorat, Paris, AgroParisTech-ENGREF.
  • Kolb Deborah M. et Guy-Olivier Faure (1994), « Organization Theory – the Interface of Structure, Culture, Procedures, and Negociation Processes », dans I.W.ZARTMAN (éd.), International Multilateral Negotiations – Approaches to the management of complexity, San Francisco, Jossey-Bass, p. 113-131.
  • Mermet Laurent (2005), Concertations orchestrées ou négociations décisives? – Tome 1: Moments et modes de la recherche de l’accord sur les projets d’infrastructures qui mettent en jeu l’environnement et les ressources naturelles, Paris, ENGREF / Ministère de l’Ecologie, Programme “Concertation, Décision et Environnement”.
  • Mermet Laurent (2008), Négociations décisives (cycle de conférences disponibles en ligne), Paris, Recherches Exposées en Ligne – REEL-RGTE.
  • Mermet Laurent (1998), « Place et conduite de la négociation dans les processus de décison complexes – l’exemple d’un conflit d’environnement », dans FAURE Guy Olivier, MERMET Laurent, TOUZARD Hubert et DUPONT Christophe (éd.), La négociation – situations et problématiques, Paris, Nathan, p.
  • Mermet Laurent et Gilles Barouch (1987), « Résoudre les problèmes d’environnement à travers conflits et négociations », dans BAROUCH GILLES et THEYS JACQUES (éd.), L’environnement dans l’analyse et la négociation des projets, Paris, Association GERMES, p. 357-367.
  • Raiffa Howard (1982), The Art and Science of Negotiation – How to resolve conflicts and get the best out of bargaining, Belknap – Harvard University Press.
  • Schelling Thomas C. (1960), The strategy of conflict, Cambridge, Harvard University Press.
  • Strauss Anselm (1978), Negotiations : Varieties, Contextes, Processes, and Social Order, Jossey-Bass.
  • Vodoz Luc (1992), « Enjeux et limites du recours à la négociation », dans RUEGG Jean, METTAN Nicolas et VODOZ Luc (éd.), La négociation : son rôle, sa place dans l’aménagement du territoire et la protection de l’environnement, Lausanne, Presses Polytechniques et Universitaires Romandes, p. 279-296.
  • Walton Richard E. et Robert B. Mckersie (1991 [1965]), A Behavioral Theory of Labor Relations – an analysis of a social interaction system, Ithaca, NY, ILR Press.
  • Zartman I. William et Berman Maureen R. (1982), The Practical Negotiator, New Haven, Yale University Press.

Date de mise en ligne : 01/01/2010

https://doi.org/10.3917/neg.012.0119

Notes

  • [*]
  • [1]
    Les passages du récit sont en italiques ; les uns, empruntés directement à Thucydide (et traduits par l’auteur), sont entre guillemets, les autres adaptent et contractent le récit. Ils sont entrecoupés de commentaires en caractères normaux. Le récit se trouve au livre IV, p. 102-108.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.9.175

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions