Notes
-
[1]
Aurélien Colson, enseignant et chercheur à l’ESSEC, maître de conférences à l’ENA, est directeur associé d’ESSEC IRÉNÉ (ccolson@ essec. fr). Alain Pekar Lempereur, professeur à l’ESSEC, est directeur d’ESSEC IRÉNÉ (llempereur@ essec. fr). Nous tenons à remercier pour son aide précieuse Cédric Pierard, chargé de mission au sein d’ESSEC IRÉNÉ et responsable du programme « Négociateurs du Monde » (wwww. essec-irene. com).
-
[2]
A l’étude de la doctrine de la guerre juste – cf. notamment le volume de Jean Bethke Elshtain (1992) – répond désormais l’exploration de ce que Jacques Sémelin (2005) appelle le « trou noir » des massacres de masse et de la violence extrême, dont s’était déjà approché Ervin Staub (1992).
-
[3]
Sur la récurrence croissante de la médiation dans la sphère internationale, cf. Jacob Bercovitch et Richard Jackson (1997), et plus largement Alain Pekar Lempereur, Jacques Salzer, Aurélien Colson (2008).
-
[4]
C’est ce que nous a indiqué, lors d’un entretien avec Aurélien Colson le 13 mars 2003, Alain Christnacht, conseiller d’État, ancien Haut-Commissaire de la République en Nouvelle-Calédonie (1991-1994), directeur de cabinet du ministre des DOM-TOM lors des accords de Matignon (1988) et conseiller du Premier ministre lors des accords de Nouméa (1998).
-
[5]
Alain Pekar Lempereur remercie Aziza Akhmouch, Liliane de Andrade, Eric Blanchot, Aurélien Colson, Florrie Darwin, Antoine Foucher, Thierry Gadaud, Bruno-André Giraudon, Cédric Jouniaux, Eric Le Deley, Ricardo Perez Nuckel, François Perrot, Cédric Pierard, Fahimeh Robiolle, Tina Robiolle et Astrid de Valon qui l’ont assisté comme membres d’ESSEC IRÉNÉ dans le développement de ces programmes.
1Il y a exactement un siècle, Georg Simmel, dans son ouvrage Sociologie (1908 ; trad. 1999), notait que la guerre et la paix « sont tellement imbriquées que les conditions du combat à venir se constituent au sein de tout état de paix, et celles de la paix future au sein de tout combat » (336). Cette intuition du sociologue – dont la contribution fondatrice à l’analyse de la conflictualité dans les relations internationales n’a été que récemment mise en lumière, notamment par Frédéric Ramel (2006) – conserve toute sa modernité. Elle a trouvé une démonstration ultérieure dans les travaux de John A. Vasquez, par exemple, pour qui « certain types of peace have been fairly successful in avoiding a repeat of the war, while others have actually promoted a war’s recurrence » (1993 : 266).
2Ainsi, à l’opposé de la définition sommaire qui a pu en être donnée dans le paradigme réaliste – chez Hedley Bull par exemple : « the absence of war among member-states in the international system » (1977 : 7) –, la paix n’apparaît pas lorsque s’interrompt une guerre. L’arrêt des hostilités ne fait qu’ouvrir une phase critique de transition dans laquelle, quand bien même les combats auraient cessé, quand bien même un accord formel aurait été négocié, chacun des protagonistes ressent la fragilité du moment et le possible retour aux hostilités. Cette période de transition doit préserver un cheminement vers « a great reduction in the probability that political actors will resort to violence to achieve their ends » – ce qui constitue, pour Vasquez, la définition même de la paix (264).
3Simmel soulignait donc à bon droit que « la paix ne procède pas aussi directement du conflit, la fin du conflit est une démarche particulière qui n’entre ni dans une catégorie ni dans l’autre, de même qu’un pont est d’une autre nature que les deux rives qu’il relie » (337). C’est bien la manière dont s’achève un conflit, la nature de ce pont reliant la rive du conflit et la rive de la paix, qui doit retenir l’attention, tant celle du chercheur que celle du praticien.
4Mais deux facteurs compliquent l’architecture et la construction de ce pont vers la paix. Le premier renvoie au caractère interétatique ou infra-étatique du conflit. Au terme d’une guerre entre deux États souverains, les belligérants peuvent envisager leurs destins de façon séparée – ce qui n’interdit pas une réconciliation, ainsi qu’en témoigne l’exemple franco-allemand. Au contraire, une guerre civile laisse un même corps social meurtri et déchiré : séparées par la haine, des communautés n’en doivent pas moins continuer à vivre ensemble, en tout cas côte à côte. Cette proximité imposée ne sera durable que si les communautés concernées en viennent à l’accepter, ce qui suppose un modus vivendi voire, si possible, une réconciliation. Celle-ci a partie liée avec l’acceptation de règles du jeu communes, la reconstruction de la confiance entre acteurs, la capacité à surmonter les épreuves du passé – ce qui évoque la reconnaissance et le pardon – pour mieux se concentrer ensemble sur les questions d’avenir. Il y a réconciliation lorsque s’est suffisamment diffusée la conviction selon laquelle un futur commun revêt plus d’importance qu’un passé divisé. Cette notion est donc perçue comme essentielle par les chercheurs des conflict resolution studies – en témoigne l’importance que lui accordent notamment Oliver Ramsbotham, Tom Woodhouse et Hugh Miall (2005 : 231-245).
5Mais cette réconciliation – et c’est le second facteur de complication – sera rendue plus difficile si le conflit, enfreignant les limites du jus in bello, a été marqué par de graves violations des droits de l’homme, par des crimes de guerre, voire par des crimes contre l’humanité et des actes de génocide [2]. Le souvenir des atrocités et le légitime besoin de justice exprimé par les victimes ne faciliteront pas la réconciliation pourtant nécessaire à la poursuite de la vie en commun, formant une tension difficile à résoudre entre une logique de paix et une logique de justice, selon l’analyse d’Aurélien Colson appliquée à l’ex-Yougoslavie (2000).
6C’est donc en particulier dans ces contextes extrêmes – une guerre civile marquée par les pires atrocités – qu’il faut poser la question de la réconciliation. C’est ce que nous ferons, à la lumière des données recueillies sur deux terrains présentant ces deux facteurs de complication : le Burundi et la République démocratique du Congo (RDC).
7Mais déjà surgit un paradoxe. La notion de réconciliation n’apparaît pas dans les ouvrages relatifs à la négociation, à de rares exceptions près – notamment un livre de Christian Thuderoz, d’ailleurs pour regretter cette absence (2000 : 102). Cette omission est d’autant plus paradoxale que la négociation constitue évidemment un outil central dans la fin des conflits armés, que les parties belligérantes traitent entre elles ou bien qu’elles soient assistées dans leurs négociations par un médiateur [3]. Cette absence invite d’autant plus à la réflexion que dès 1737, dans un ouvrage fondateur jetant, après François de Callières, les bases d’une théorie générale de la négociation, Antoine Pecquet écrivait que la négociation « est l’instrument de la réconciliation entre les princes » (1737, éd. 2003 : 15).
8D’où le triple objectif auquel s’attache cet article : contribuer à éclairer les liens qui existent entre négociation et réconciliation, en particulier dans les contextes post-conflits (section 1) ; présenter un dispositif original d’intervention dans deux pays ayant connu une grave guerre civile, le Burundi et la RDC (section 2) ; enfin analyser la nature et l’ampleur de la contribution d’un tel dispositif à des formes de rapprochement et de réconciliation (section 3).
La négociation : réconcilier l’inconciliable ?
9Plusieurs typologies ont souligné la diversité des processus permettant de terminer un conflit, en particulier celle de Christophe Dupont (1982 : 27). Là encore précurseur, Simmel proposait la sienne, qui nous guide ici (339-346). Il envisage trois « manières habituelles » de mettre fin à un litige : la victoire d’un des protagonistes, et donc la défaite de l’autre ; le compromis, c’est-à-dire la négociation ; enfin la réconciliation, où les deux parties choisissent de mettre fin à leur différend sans demander réparation. Mais Simmel aborde distinctement ces trois manières : or l’enjeu ici est de réfléchir à leur articulation. Il s’agit d’explorer en quoi, au lendemain d’une victoire, une réconciliation semble possible et nécessaire aux parties prenantes, et de cerner le rôle que peut jouer la négociation dans cette perspective.
10A cet effet, nous proposons une typologie de la place prise par la notion de réconciliation dans un processus de négociation. Schématiquement, trois configurations peuvent être distinguées.
La réconciliation reste étrangère au processus de négociation
11Ce cas semble le plus commun, et ce pour deux raisons. D’une part, au crépuscule d’un conflit armé, l’ordre du jour est dominé par des enjeux immédiats, concrets, évidents, aux antipodes des caractères définissant la réconciliation : le long terme, le symbole, le sous-jacent. D’autre part, les parties prenantes, même réunies autour d’une table de négociation, restent dans une logique antagoniste, polarisant leurs différences et s’arc-boutant sur leurs positions afin de ne pas être perçues par leurs audiences respectives comme bradant les intérêts dont elles sont les mandataires. La négociation emprunte une logique à dominante distributive : il faut répartir ce qui peut l’être – territoires, ressources, pouvoir, responsabilités. On négocie, puis l’on se sépare.
12Ce cas est d’autant plus fréquent que ces négociations se tiennent sous les auspices – et pour une part sous la pression – de tiers extérieurs. Comme le notait Simmel, « le compromis [c’est-à-dire la négociation] est hors de question […] dans des combats motivés par la haine ou la vengeance » (340). D’où le fréquent recours à la médiation dans les guerres civiles : les bons offices relèvent d’efforts diplomatiques traditionnels visant à moyenner la paix auprès des « chefs de guerre » locaux. Souvent la pression internationale est telle que ces chefs se sentent obligés de signer des accords de paix dont, au fond d’eux-mêmes, ils ne sont pas toujours persuadés du bien-fondé, mais au processus desquels ils ont au moins participé. Ils considèrent ces accords parfois plus comme des trêves, des pauses avant la reprise du combat.
13Ces chefs sont moins sûrs encore que leurs troupes respectives – à qui, durant des années parfois, on a désigné l’autre comme un ennemi juré – se reconnaîtront dans les clauses signées, fragilisant l’équilibre obtenu, augmentant d’autant le risque d’éclatement de chaque groupe en modérés fatigués de la guerre et radicaux gagnés en partie par le mirage de la poursuite de la lutte armée. Tout rapprochement avec l’ancien ennemi peut être vécu comme une trahison et comme un signe de faiblesse dans son propre camp ; les vainqueurs sur le terrain ou les négociateurs à la table en sont conscients. La réconciliation est donc tenue en lisière de la négociation.
La réconciliation apparaît comme une fin, fût-elle lointaine, de la négociation
14Dans cette deuxième configuration, qui peut revêtir de multiples modalités, la réconciliation est présente à l’esprit des parties prenantes, en tout cas de certaines d’entre elles. Elle devient une fin souhaitable. Si la négociation entend déboucher sur une paix durable, elle doit prévoir, pour l’avenir, des mécanismes qui favoriseront cette réconciliation entre les communautés concernées.
15Ainsi s’ajoute à l’ordre du jour de la négociation une variable supplémentaire, particulièrement sensible. Le processus n’en devient que plus complexe. La négociation doit aboutir à une décision sur le mécanisme qui sera retenu pour favoriser cette réconciliation : favoriser l’oubli ou au contraire investiguer les faits passés, éventuellement en institutionnalisant un échange de confession et de pardon – à l’instar de la Commission Vérité et Réconciliation dirigée par Mgr Desmond Tutu en Afrique du Sud (2000). Un autre modèle étant le recours à une procédure judiciaire, qu’elle soit nationale (comme en Ethiopie, pour juger les crimes du régime Mengistu) ou internationale (à l’instar des tribunaux pénaux créés pour l’ex-Yougoslavie puis le Rwanda).
16Si le processus s’en trouve complexifié, l’espoir est que le résultat de la négociation y gagne en solidité sur le long terme. On peut parler de négociation intégrative : on négocie et l’on espère qu’un rapprochement en découlera. Dans cette configuration, la réconciliation vient en aval de la négociation. Mais Simmel pense aussi que la réconciliation peut constituer un amont de la négociation : « La réconciliation, un mode purement subjectif, contraste avec le caractère objectif que porte l’achèvement du combat par le compromis. Je songe ici à cette réconciliation qui n’est pas la conséquence d’un compromis ou d’un autre renoncement au combat, mais la cause de ce dernier » (342, nous soulignons). La réconciliation peut découler de la négociation ou de l’arrêt du combat ; mais elle peut aussi faciliter la négociation. C’est l’esprit de la dernière configuration de notre typologie.
Le processus même de négociation produit de la réconciliation
17Si, comme Simmel semble l’indiquer, la négociation est difficilement praticable dans des situations marquées par la haine ou la vengeance – qui sont précisément les caractères des guerres civiles marquées par de graves crimes –, c’est bel et bien la réconciliation qui offrira l’antidote au besoin de vengeance et qui pourra dissoudre la haine. La réconciliation serait alors comme un préalable à une approche efficace de la négociation. Un préalable ou, en tout cas, un accompagnement indispensable. Dans le cas du conflit néo-calédonien, par exemple, les accords de Nouméa du 5 mai 1998 sont précédés d’un préambule qui illustre cette approche. Ce texte, aussi beau que bref, reconnaît les conditions de la colonisation de la « Grande Terre » et tisse dans une même trame les perspectives distinctes des deux communautés : « le moment est venu de reconnaître les ombres de la période coloniale, même si elle ne fut pas dépourvue de lumière ». L’existence et la teneur de ce texte furent essentielles à la conclusion de l’accord sur le fond [4].
18La conviction selon laquelle des efforts de rapprochement et de réconciliation doivent être menés en parallèle d’une séquence de négociation, et que le processus même de négociation doit laisser place à ces mêmes efforts, fonde le dispositif de médiation post-conflit qui va être présenté. Certes, ce dispositif ne constitue pas, au sens strict, une instance de négociation – et c’est là, d’ailleurs, une condition de son succès. Car c’est bien à la faveur de ce processus décalé, indirect et profondément intégratif que le rapprochement entre ex-belligérants s’amorce et que des linéaments de la réconciliation apparaissent, favorisant ensuite le dénouement d’enjeux de fond.
Un dispositif face à deux terrains post-conflits : le Burundi et la RDC
19Il ne s’agit pas ici de décrire en détail les conflits qui ont déchiré le Burundi et la RDC – dans l’est de laquelle des heurts meurtriers se poursuivent encore au moment où nous écrivons. Au Burundi, pays qui compte environ six millions d’habitants, 300 000 personnes ont été victimes de la guerre civile et d’actes de génocide entre 1993 et 2003 ; en 1972, environ 350 000 personnes avaient déjà été massacrées ; ainsi, en l’espace d’une génération, la population a été littéralement décimée. En RDC, la guerre civile et les conditions sanitaires qu’elle a créées ont emporté environ cinq millions de personnes, soit les pertes humaines les plus importantes provoquées par un conflit depuis la Seconde guerre mondiale.
20C’est dans ces deux contextes de désastre humain que des équipes d’ESSEC IRÉNÉ [5], en partenariat avec le Woodrow Wilson International Center for Scholars (Washington) et CMPartners (Cambridge, MA), ont été appelées à concevoir puis animer des dispositifs d’intervention post-conflit. Ces actions se poursuivent depuis 2003 au Burundi et janvier 2006 en RDC, dans les deux cas avec une présence locale permanente, respectivement le Burundi Leadership Training Program (BLTP) et l’Initiative pour un leadership collaboratif et pour la cohésion de l’État (ILCCE).
21Ces deux processus de médiation post-conflit procèdent, à plus d’un titre, du cadre théorique proposé par John W. Burton dans le champ des conflict studies. Tout d’abord et de façon générale, le paradigme pluraliste des relations internationales et des systèmes politiques proposé par Burton (1972) se retrouve dans le choix transversal d’une diversité d’acteurs impliqués dans ces processus : acteurs politiques à tous les échelons, officiels et « rebelles », bien sûr, mais aussi représentants de la société civile, du monde économique et des médias. La sortie d’un conflit, et a fortiori la réconciliation, engagent cette pluralité d’acteurs non-étatiques. Ensuite, les fondements mêmes de la facilitation – son caractère non-imposé, le souci constant des facilitateurs de ne pas prendre part sur le fond, l’accent mis sur le processus et sur la mise en relation des acteurs – s’inscrivent dans une approche de conflict resolution élaborée par Burton et son école (1990). Enfin, l’attention prêtée aux problèmes de perception et au rôle de la communication dans la dynamique des conflits renvoie là encore à un trait constant de l’approche burtonienne (1972 : 55-78 et 1969).
Configuration générale du dispositif de médiation post-conflit
22Dans les grandes lignes, ce dispositif – décrit ailleurs en détail par Alain Pekar Lempereur (2007) – consiste à organiser régulièrement des retraites formatives réunissant des groupes de leaders clefs, appelés à travailler ensemble mais devant surmonter des différends liés aux événements passés – ou toujours en cours. L’atelier de base, prévu sur cinq jours, comprend deux parties distinctes :
- une partie méthodologique et relationnelle (trois jours) : les leaders clés y renforcent leurs compétences de prise de décision, de négociation, de dialogue et de résolution de problèmes ; ils apprennent aussi à mieux se connaître, à se respecter et à se comprendre mutuellement ; cette première partie, où les sujets qui fâchent ne sont pas encore abordés, réunit les conditions indispensables à la phase suivante ;
- une partie pratique et substantielle (deux jours) : les participants identifient les sujets les plus importants et urgents pour leur pays, retiennent ceux sur lesquels ils peuvent exercer une influence, recherchent ensemble des solutions et aboutissent à des engagements, pour lesquels des mécanismes de suivi sont mis en place.
23Dans cet esprit, le BLTP a réuni près de 8 000 dirigeants nationaux et locaux au plus haut niveau à travers des ateliers organisés à l’attention des décideurs politiques (de l’exécutif et du législatif), des cadres issus des secteurs de sécurité (armée et police), de la société civile, de la presse ainsi que des formateurs eux-mêmes (à Paris, Washington et au Burundi) ; un bilan à mi-parcours en a été tiré par Howard Wolpe et al. (2004). De même, en RDC, à travers l’ILCCE, plus de 600 dirigeants nationaux et provinciaux, issus de la politique, des secteurs de sécurité et de la société civile, ont participé aux 30 ateliers déjà tenus tant à l’échelle nationale que provinciale. La dynamique provinciale s’est concentrée sur les Kivu, région frappée de plein fouet par la guerre.
Trois principes, inhérents au dispositif, semblent vecteurs de réconciliation
24Le premier principe commande l’appropriation du dispositif par les acteurs locaux ; le deuxième exige son inscription sur place et dans la durée ; le dernier requiert l’intégration des acteurs les plus radicaux.
La réconciliation ne s’impose pas de l’extérieur. Elle se construit de l’intérieur, par les acteurs concernés
25Au Burundi comme en RDC, le dispositif a pour point de départ l’accord – ou, sinon, la non-opposition – de toutes les personnalités au sommet de l’État, signataires des accords de paix (et si possible de celles qui ne l’étaient pas pour des raisons diverses). Il ne s’agit pas simplement de convaincre les leaders au sommet que des ateliers ou conférences ici ou là, réunissant les acteurs clés du pays, seraient nécessaires. Il faut que ces ateliers aient lieu avec leur « volonté » ; il faut une nationalisation du projet, une burundisation ou congolisation de l’initiative avant même qu’elle ne commence.
26Si une aide technique à la facilitation peut être accordée par des personnalités étrangères, ce sont bien les nationaux qui l’orientent et qui lui donnent du contenu. Des dirigeants, qui ont parfois le sentiment de s’être faits forcer la main de l’extérieur au moment de la négociation puis de la signature des accords, accueillent avec soulagement l’idée que le dialogue qui s’engagera avec les leaders clés est bien national. Il faut leur garantir que la facilitation se limite à une méthode bien huilée, permettant une progression du processus vers le fond.
27Ce premier principe est en soi facteur de rapprochement, prémisse de réconciliation : des personnalités en désaccord de fond, parfois violent, s’accordent sur un processus commun. Par exemple, les premiers ateliers au Burundi – processus de Ngozi – et en RDC – processus de Nganda – ont réuni des participants aussi représentatifs que possible du leadership national. Les groupes étaient hétérogènes, regroupant des personnalités du monde politique et de la société civile. Ce brassage était la meilleure façon de prendre le pouls d’une société divisée et fragilisée par la guerre, mais aussi de prouver aux participants de ces séminaires, à travers ces rencontres improbables, qu’ils pouvaient se reconnaître les uns les autres et retravailler ensemble. Au Burundi, une fois les résultats des élections connus, une retraite gouvernementale a réuni en septembre 2006 le président élu Pierre Nkurunziza, les deux vice-présidents et les ministres, véritable expérience de team building au plus haut niveau, permettant aux membres du gouvernement de mieux se connaître et de réfléchir aux méthodes d’action de l’Exécutif.
Prolongement du principe précédent, l’entreprise de réconciliation doit se construire sur place et dans la durée
28C’est continûment, chaque mois ou presque, que se tiennent au Burundi et en RDC des retraites formatives – soit un atelier de base pour un nouveau groupe, soit un atelier de suivi, réunissant brièvement, de trois mois en trois mois, les participants d’un atelier de base antérieur. Ainsi se noue et se cultive un réseau de personnalités entre lesquelles se retissent des liens de confiance, à mesure que les engagements pris ensemble connaissent une mise en œuvre. Bien sûr, les reflux et les revers ne manquent pas. Mais ce suivi et cette inscription dans le temps sont, en eux-mêmes, des facteurs de rapprochement.
29Cette durée est permise par l’appui constant et renouvelé de nombreux partenaires internationaux. Au Burundi, le projet a été lancé grâce au fonds post-conflit de la Banque mondiale puis continué grâce à la Commission européenne, ainsi qu’à l’aide au développement anglaise (DFID) et américaine (Office for Transition Initiatives d’USAID). Quant à la RDC, un fonds en fidéicommis du Programme des Nations unies pour le Développement (PNUD) a reçu des contributions de la Commission européenne et des coopérations américaine, anglaise, canadienne, norvégienne et suédoise.
30Cette durée est aussi le fruit d’une antenne locale permanente. La direction de ces antennes a été confiée à des personnalités locales qui avaient su, en dépit du lourd passif du pays, garder la confiance de tous les acteurs locaux et internationaux.
31Au Burundi, deux noms sont souvent revenus dans la bouche des interlocuteurs nationaux consultés : Fabien Nsengimana, ancien conseiller à la présidence, et Eugène Nindorera, ancien ministre des Droits humains. Ces deux personnalités sortaient du lot par leur impartialité et leur dignité unanimement reconnues. La dualité ethnique burundaise a aussi dicté qu’il y ait à travers eux une représentation hutu et tutsi. Ces deux personnalités, à la seule mention de leurs noms, suffisaient à rassurer les participants potentiels. Tout au long du projet, Fabien Nsengimana, directeur du BLTP, et Eugène Nindorera, consultant, ont permis de déchiffrer les situations, de prévenir les impairs, d’orienter les débats et d’assurer une gestion burundaise du BLTP.
32En RDC, l’ILCCE s’est tournée vers l’ancien responsable de l’OCHA (Office de coordination de l’aide humanitaire, relevant des Nations unies), Michel Noureddine Kassa, un héros franco-algérien au Congo qui, de 1994 à 2002, a incarné cet esprit d’action impartiale au service des populations. Les Congolais l’ont reconnu comme l’un des leurs et chacun le considère avec respect. Une lettre de l’ILCCE signée par lui constitue le passeport nécessaire auprès de nombreux Congolais. Il faut aussi noter l’apport inestimable du père Martin Ekwa, responsable de l’organisation de l’enseignement catholique en RDC après l’indépendance, qui a lui aussi ouvert de nombreuses portes et qui, par sa figure de sage, sa subtilité et son charisme, a orienté la stratégie de l’ILCCE.
33Cette présence locale permanente permet aussi de faire porter l’effort dans les zones les plus difficiles d’accès. En RDC, il a été décidé, en raison des risques liés aux événements dans les provinces du Nord et Sud Kivu, de délocaliser des ateliers à Goma et Bukavu, et même dans des villes comme Butembo, Minembwe et Uvira, zones où la confiance a été la plus malmenée depuis quinze ans. Ces ateliers ont permis de dépassionner la crainte des élections, avant qu’elles aient lieu, et ensuite, celle des résultats, une fois l’alternance voulue par les électeurs. Ces zones « volcaniques » dans tous les sens du terme demeurent des foyers où la violence peut renaître de ses cendres à tout instant, mais des noyaux de bonne volonté ont été constitués ; ils luttent au mieux contre ces risques.
L’effort de réconciliation doit intégrer les radicaux
34Rien ne sert de chercher à réconcilier des gens déjà d’accord entre eux. Réunissez des modérés ; ils se mettront d’accord ensemble, puis la guerre reprendra par le biais des extrêmes, exclus du processus de départ. Il s’agit bien, dans ce dispositif, de générer des « rencontres improbables » : réunir modérés et radicaux de tous bords, y compris les faucons, tous ceux qui, pour le meilleur ou pour le pire, détermineront l’avenir du pays pour les vingt ans qui viennent. Les hommes épris de paix doivent bien entendu être présents, s’ils exercent une influence dans la société visée ; mais leur présence se justifie dans la salle surtout parce qu’ils peuvent exercer une influence positive sur les autres. Quant aux acteurs connus pour être sur la ligne dure, leur présence donnera de la crédibilité à l’initiative. Bien entendu, l’ambiance en sera plus glacée au début de la réunion, mais au moins les conditions sont réunies pour tenter de rapprocher ceux, précisément, que le conflit a le plus éloignés.
35Comment ces participants sont-ils désignés ? C’est là encore qu’interviennent les dirigeants nationaux et les représentants de la communauté internationale qui connaissent les champions de la paix mais aussi les faucons, qui pourraient saboter le processus de paix. L’idée est de demander à chacun de dresser une liste de trente personnes clés pour l’avenir du pays. En croisant les différentes listes de ces dirigeants (chefs d’État ou de gouvernement présents ou passés, présidents d’assemblées nationales ou provinciales, autorités religieuses, personnalités académiques ou de la société civile), des noms de personnalités reviennent à plusieurs reprises et sont reconnus comme leaders d’influence par les plus hautes autorités du pays. Six critères – présentés sans ordre hiérarchique – sont suggérés pour accroître la représentativité des personnes qui assisteront aux séances.
- Représentation des hommes et des femmes. Constatant le rôle essentiel qu’elles jouent ou pourraient jouer dans les processus d’apaisement, notre équipe d’organisation tente d’assurer une forte participation de femmes aux rencontres. Un niveau de 30 % a été fixé comme cible. Une telle représentation est parfois difficile, voire impossible, durant certains ateliers spécifiques, comme ceux dédiés aux secteurs de sécurité.
- Représentation professionnelle : des responsables politiques et administratifs, des officiers supérieurs de l’armée et des mouvements armés (« rebelles » reconnus ou pas), des juges ou avocats, des journalistes, des professeurs d’université, des syndicalistes, des responsables d’associations, etc.
- Représentation géographique avec des personnes de la capitale, mais aussi des provinces et éventuellement de la diaspora.
- Représentation ethnique assurant un équilibre entre les différentes communautés du pays, en particulier celles qui sont à l’épicentre du conflit.
- Représentation historique permettant un équilibre entre les différentes époques de l’histoire d’un pays. A titre d’exemple, en RDC, il était indispensable que soient présents des leaders lumumbistes, mobutistes et kabilistes.
- Représentation de l’éventail des opinions, comprenant les modérés et radicaux de chaque camp.
36La désignation des participants est, on le voit, en grande partie déterminée par les autorités du pays, renforçant le caractère local de l’initiative, son appropriation nationale. S’assurer aussi de la présence de personnalités clés garantit que ces médiations opèreront entre personnes qui « se reconnaîtront » les unes les autres. Même si elles ne savent pas qui vient avec précision, les premiers moments qu’elles passeront ensemble dans la salle les assureront qu’elles sont avec les personnes pertinentes, pour le meilleur ou pour le pire.
Du rapprochement vers la réconciliation
37En quoi ce programme de médiation post-conflit contribue-t-il à la réconciliation des parties prenantes ? Pour apporter des éléments de réponse à cette question, nous partageons l’approche prudente qui appelle à l’humilité dans l’évaluation de l’impact de toute entreprise de facilitation post-conflit, comme l’a souligné, entre autres, Mark Hoffman (2004). Il convient aussi de distinguer les deux terrains. Le cas burundais offre un meilleur recul, puisque les interventions s’y succèdent depuis 2003 ; il a connu une diffusion massive à travers des programmes de formation de formateurs ; surtout, la taille du pays et de sa population laisse penser qu’une taille critique a été atteinte. Il en va autrement en RDC : les interventions y sont plus récentes, à l’échelle d’un gigantesque pays où il n’a pas encore été possible d’engager une formation de formateurs susceptibles de démultiplier notre approche.
38L’exposé de ce dispositif a déjà permis d’illustrer, de différentes façons, les rapprochements qui s’esquissent et les contacts qui se renouent. Pour les évaluer de façon structurée, nous proposons une grille d’analyse distinguant huit niveaux d’impact croissant. Chacun comporte des éléments favorables à une réconciliation.
39Impact personnel immédiat. L’usage généralisé des prénoms comme du tutoiement et la proscription des titres officiels durant les ateliers font disparaître assez vite de nombreuses inhibitions et préjugés chez les participants. Leur mise en confiance individuelle, à travers les simulations, exercices et discussions, et leur reconnaissance permanente par les facilitateurs comme personnes clés pour le succès du processus provoquent des prises de conscience et des prises de risques, voire des confidences et des engagements, qui tendent à déboucher sur des comportements plus constructifs, au fur et à mesure que l’atelier se déroule. Les participants, qui au départ venaient souvent à ces rencontres avec le désir secret de changer l’autre, se sont changés eux-mêmes.
40Impact personnel durable. Une fois qu’ils ont achevé un atelier, les participants se retrouvent dans leur milieu et profession d’origine. Le risque est grand de revenir aux anciennes habitudes. D’où l’importance des réunions de suivi, dont les premiers moments sont souvent consacrés à échanger sur les changements opérés chez soi, avec les autres. Tel responsable politique de l’Ituri rend compte de la manière dont il a résolu, par l’usage de techniques de négociation, un problème qui aurait pu dégénérer entre deux communautés. Telle sénatrice burundaise, enfin reconnue pour ses qualités de leadership par ses pairs, devient ministre.
41Impact relationnel interne au groupe. Ces réunions assez glaciales au départ, qui mettent en présence des personnes qui sont de bords politiques, ethniques, opposés, créent assez rapidement une ambiance conviviale entre les participants. A travers les discussions, mais aussi les moments de pause-café et de déjeuner, voire les soirées, au fil des jours, de nombreuses barrières interpersonnelles cèdent. Soudainement les participants se surprennent à ne plus voir les autres comme des ennemis, mais comme des adversaires, voire des partenaires. La réflexion sur la constitution et le renforcement d’un réseau vient naturellement à la fin d’un atelier de base. La pérennité de ce réseau est essentielle. A titre d’exemple, trois participants de l’ILCCE furent successivement présidents de l’Assemblée nationale. Dans chacune de ces passations de pouvoir, il y avait des risques de blocage institutionnel, voire de violence. Mais ces personnalités, qui avaient appris à mieux se connaître entre elles, en partie grâce aux ateliers et à leurs méthodes, avaient pris la mesure des avantages d’une approche coopérative par rapport à l’usage de la manière forte ; elles ont donc pu trouver des mécanismes pour des atterrissages en douceur, le deuxième remplaçant le premier, et pareil pour le troisième. Les alternances se sont produites sans heurt durant la transition.
42Impact relationnel sur les subordonnés. Si les participants sont bien choisis, il y a de fortes chances qu’ils puissent répercuter les méthodes et réponses développées durant les ateliers auprès de leurs collaborateurs. Par exemple, à la suite d’ateliers organisés pour le Commandement intégré de la police au Burundi, l’Académie militaire burundaise incorpore désormais ces ateliers dans le curriculum de tous ses officiers, avec le concours de facilitateurs burundais formés à ces méthodes.
43Impact relationnel sur les autorités hiérarchiques. Les participants sont amenés à rendre compte des résultats de l’atelier auprès de leurs mandants. Leur influence positive sur ces derniers est capitale. Beaucoup de nouveaux ateliers n’ont pu avoir lieu que parce que tels participants à une activité antérieure pesaient de tout leur poids pour convaincre leurs mandants respectifs. Ils deviennent des porte-parole nationaux bien plus efficaces que l’équipe de facilitation, pour atteindre ce niveau d’impact supérieur, bien difficile au demeurant.
44Impact institutionnel. A partir du moment où une masse critique de représentants d’une institution ont travaillé ensemble en atelier, même s’ils n’appartiennent pas à la même mouvance politique par exemple, ils peuvent, au sein de leur institution, œuvrer de manière non partisane ou aborder certaines questions avec moins de crispation. En RDC, le Président de l’Assemblée nationale a soutenu l’organisation d’un atelier pour les chefs des groupes politiques ; ces derniers ayant créé un sens d’appartenance commune plus fort ont pu traiter avec davantage de facilité certaines questions du travail législatif en suspens. Au Burundi, à la suite immédiate de leur participation à un atelier, des militaires de tous bords ont réussi à débloquer plusieurs questions clefs, dont la définition du combattant et l’harmonisation des grades, alors que ces points les tenaient en échec depuis plus de trois mois.
45Impact interinstitutionnel. Le dispositif a déjà permis de prévenir des crises, voire d’en favoriser le règlement. Au Burundi, tout au long de l’année 2005, la participation à l’élaboration d’un code de conduite électoral, ainsi que la sensibilisation des chefs des partis à une approche responsable durant le processus électoral, ont fait l’objet de travaux en atelier. Toujours au Burundi, depuis février 2007, un conflit entre l’exécutif et le législatif bloquait les institutions. A la demande du président de la République, un atelier fut organisé en septembre par le BLTP pour réunir les personnalités clefs. Y participèrent les quatre anciens chefs de l’État vivants, le ministre de l’Intérieur, le chef d’État major des forces armées, le directeur général de la police nationale, enfin les principaux dirigeants de toutes les formations politiques. Dans la foulée de ce séminaire sans précédent, trois des anciens chefs de l’État évoquèrent ensemble – première dans l’histoire du Burundi – le règlement de la crise lors d’une émission de la radio Isanganiro. La crise se dénoua quelques semaines plus tard.
46Impact sociétal. Savoir si ces initiatives de médiation post-conflit changent même à la marge une société dépend de la capacité de diffusion à grande échelle de méthodes et de contenus par les leaders clés. Les participants aux ateliers sont invités à contribuer à cette diffusion. En RDC, lors des événements qui ont entouré l’annonce des résultats du premier tour des élections présidentielles, le 20 août 2006, l’agenda d’un atelier de suivi a été bouleversé. L’attention s’est tournée vers les deux prétendants au second tour : le président Kabila et le vice-président Bemba. Au moment où leurs troupes respectives s’affrontaient à Kinshasa, des participants de l’atelier, venus de tous les horizons, de l’est et de l’ouest du Congo, ont contribué à des rencontres discrètes de personnalités clés. Ces participants – proches d’un camp ou de l’autre, voire d’aucun – étaient tous soucieux de la cohésion nationale qui pouvait voler en éclats ; ils ont rédigé ensemble et prononcé dans les quatre langues nationales un appel à la paix, dit Appel de Nguma. Cet appel a été diffusé sur de nombreuses chaînes de télévision et de radio congolaises pendant plusieurs jours. A d’autres occasions, les participants ont tenu des conférences de presse ou provoqué des entretiens avec des journalistes. Des communications publiques auprès des étudiants et professeurs, comme à l’Université catholique de Bukavu, ont également eu lieu. Ce niveau majeur d’impact nécessite aussi l’intégration la plus large possible – à l’école dès le plus jeune âge, à l’université et en formation continue – des messages de paix, de réconciliation et de cohésion nationale, ainsi que des méthodes de négociation qui leur donnent de la substance dans la pratique. Il reste qu’à peine un habitant sur 1 000 a participé à ces ateliers au Burundi, et pas plus d’un habitant sur 100 000 en RDC qui en compte 60 millions. Même si la voix des leaders clés participant à ces ateliers porte souvent plus que celle du commun des mortels, nous sommes encore loin de pouvoir prétendre à un quelconque impact sociétal de ce genre d’initiatives sur la durée.
Conclusion
47Organiser des « rencontres improbables » entre ennemis ou adversaires radicaux ; permettre la parole et – surtout – l’écoute réciproque ; ranimer la conscience aiguë de l’autre et de l’interdépendance qui lie chacun dans tout système social ; apporter aux ennemis d’hier un nouveau vécu commun, point de référence en partage auquel ils pourront penser par la suite ; mettre en lumière, pour tâcher de les mettre à l’écart, des biais cognitifs qui freinent le travail de réconciliation ; faciliter des accords sur des processus d’où naîtront de nouveaux fruits tangibles ; créer des symboles et aider à leur diffusion auprès de l’audience nationale ; favoriser le règlement de questions de fond et de problèmes concrets ; bref inviter les participants à envisager ensemble un avenir, et à envisager un avenir ensemble : voilà en quoi le dispositif de médiation post-conflit présenté ici nous semble contribuer à une réconciliation des parties prenantes.
48Se pose d’ailleurs la question du transfert de ce processus vers d’autres théâtres post-conflits. Tant les principes qui y président que la grille d’évaluation proposée ici nous semblent pouvoir s’appliquer ailleurs. L’intérêt de cette transposition est à la fois pratique – proposer une contribution concrète à des mécanismes de sortie de conflit – et scientifique – observer les constantes et les adaptations nécessaires en fonction des variables de terrain. Pour une part, l’expérience en R. D. Congo constitue une première tentative de transposition du dispositif lancé au Burundi.
49La situation demeure volatile dans ces deux pays et il est illusoire de nier les risques de retour à la violence ; il suffit parfois d’un accident ou d’un crime, suivi d’une rumeur, pour enclencher l’escalade des événements tragiques. En connaissance de ce risque, il serait néanmoins cynique de ne pas garantir de médiation là où elle est la plus nécessaire, en y impliquant les personnes d’influence.
50La réconciliation a besoin de temps ; celui-ci manque encore pour évaluer l’impact de ce dispositif et sa capacité à encourager la réconciliation effective entre les parties prenantes. Elle doit aussi se construire à la bonne échelle c’est-à-dire, en l’espèce, la sous-région des Grands Lacs. Compte tenu des interactions constantes entre les pays voisins, une approche provinciale dans les Kivu, en RDC, montre vite ses limites. Le moment venu, nul ne peut éviter une réflexion sur la nécessité d’un atelier interinstitutionnel qui regroupera les plus hauts responsables politiques des quatre pays rassemblés dans la commission quadripartite (Burundi, RDC, Ouganda, Rwanda).
51La réconciliation n’est pas la finalité explicite de ces processus – sans doute un tel affichage serait-il contre-productif, tant « dans la réconciliation, certains verraient une occasion de salut et d’autres une capitulation », comme le notait, dans un autre contexte mais avec la même pertinence, Uri Savir, un des principaux négociateurs israéliens lors du processus d’Oslo avec les Palestiniens (1998 : 37). L’objectif affiché est de renforcer le rôle des leaders dans « l’unité », la « cohésion » ou la « consolidation de l’État ». Mais la réconciliation en constitue le résultat espéré.
52« Si seulement cette retraite avait eu lieu avant les négociations d’Arusha, tout aurait été beaucoup plus facile », notait un des premiers participants d’un séminaire organisé au Burundi, confirmant ainsi l’approche que nous avons exposée plus haut : l’effort de réconciliation doit se construire à l’intérieur même de la séquence de négociation en sortie de conflit ; il ne peut en être seulement une perspective ultérieure puisqu’il est intrinsèquement lié à ce processus et qu’il l’impacte, nous l’avons vu, à de multiples égards. Cet effort est bien constitutif de ce pont vers la paix dont il faut bâtir, patiemment, chacune des piles.
Une étape dans la réconciliation au sein des Kivu ?
53Après une reprise des combats à l’Est de la RDC fin 2007, une Conférence sur la paix dans les Kivu s’est tenue à Goma du 6 au 23 janvier 2008. Elle a débouché sur la signature d’un Acte d’engagement et d’un cessez-le-feu. Le président de l’Assemblée nationale, Vital Kamerhe, a souligné : « c’est un moment historique. Il faut rendre irréversible le processus mettant fin à la guerre ». Dans la foulée, un séminaire réunissant les principaux signataires a été animé par l’ILLCE, afin de consolider les acquis de la Conférence.
54Dans ce contexte, le ministre français des Affaires étrangères s’est rendu à Goma (Nord-Kivu), le 26 janvier 2008, à la rencontre de responsables congolais réunis par l’ILCCE. Accompagné par le ministre congolais des Affaires étrangères, Antipas Mbusa Nyamwisi, lui-même ancien participant de l’ILCCE, Bernard Kouchner a écouté les participants : élus, chefs traditionnels, responsables de groupes militaires, représentants de la société civile.
55De l’avis de ces participants, la trentaine d’ateliers de travail organisés par l’ILCCE depuis 2006 en RDC, notamment dans les Kivu, a favorisé l’aboutissement heureux de la Conférence de paix : « Il y a unanimité pour dire que l’ILCCE a préparé les participants à ce qui allait se passer lors de la Conférence sur la paix » ; « L’ILCCE avait brisé la méfiance entre les participants, c’est un apport fondamental » ; les ateliers de l’ILCCE favorisent « le passage d’une culture de méfiance à une culture de dialogue et d’acceptation de l’autre », ont notamment déclaré les responsables congolais présents, dont l’ancien vice-président de la République Azarias Ruberwa.
56Après avoir écouté les participants, Bernard Kouchner a salué l’action menée par ESSEC IRÉNÉ et ses partenaires à travers l’ILCCE, accordant à l’équipe « ses félicitations : c’est déjà difficile de réussir à mettre les participants ensemble ».
Bibliographie
Références
- Bercovitch Jacob et Jackson Richard (1997), International Conflict. A Chronological Encyclopedia of Conflicts and their Management, 1945-1995, Washington, D. C., Congressional Quarterly.
- Bull Hedley (1977), The Anarchical Society, London, Macmillan, 1995.
- Burton John W. (1969), Conflict and Communication : The Use of Controlled Communication in International Relations, Londres, Macmillan.
- Burton John W. (1972), World Society, Cambridge, Cambridge University Press.
- Burton John W. (1990), The Conflict Series, Londres, Macmillan ; 4 vols. : 1. Conflict : Resolution and Provention ; 2. Conflict : Human Needs Theory (éd.) ; 3. Conflict : Readings in Management and Resolution (éd. avec Frank Dukes) ; 4. Conflict : Practices in Management, Settlement and Resolution (avec Frank Dukes).
- Colson Aurélien (2000), « The Logic of Peace and the Logic of Justice », International Relations, Vol. XV, 1, April, p. 51-62.
- Colson Aurélien (2008), « Le Discours sur l’art de négocier d’Antoine Pecquet », in Lempereur Alain et Colson Aurélien (éd.) (2008), Négociations européennes : d’Henri IV à l’Europe des 27, Paris, A2C Médias.
- Dupont Christophe (1982), La Négociation. Conduite, théorie, applications, Paris, Dalloz.
- Elshtain Jean Bethke (éd.) (1992), The Just War Theory, Oxford, Blackwell.
- Hoffman Mark (2004), « Peace and Conflict Impact Assessment Methodology », in Austin A. et al. (éd.), Transforming Ethnopolitical Conflict: the Berghof Handbook, Berlin, VS Verlag für Sozialwissenschaften, p. 171-191.
- Lempereur Alain (2007), « De la médiation politique à la médiation post-conflit, ou la reconstruction nationale d’un leadership cohésif », in Lempereur Alain et Bensimon Stephen (éd.), Médiation. Modes d’emploi, Paris, A2C Médias.
- Lempereur Alain, Salzer Jacques et Colson Aurélien, Méthode de médiation, Paris, Dunod, à paraître en 2008.
- Mani Rama (2002), Beyond Retribution. Seeking Justice in the Shadows of War, Cambridge, Polity.
- Ramsbotham Oliver, Woodhouse Tom et Miall Hugh (2005), Contemporary Conflict Resolution, 2nd ed., Cambridge, Polity Press.
- Ramel Frédéric (2006), Les Fondateurs oubliés. Durkheim, Simmel, Weber, Mauss et les relations internationales, Paris, Presses Universitaires de France.
- Pecquet Antoine (1737), Discours sur l’art de négocier, Paris, Nyon Fils ; rééd. sous la dir. d’Alain Lempereur, Paris-Cergy : ESSEC IRÉNÉ, 2003.
- Savir Uri (1998), Les 1100 jours qui ont changé le Moyen-Orient, Paris, Odile Jacob.
- Simmel Georg (1908), Sociologie. Etudes sur les formes de la socialisation, Paris, Presses Universitaires de France, 1999.
- Sémelin Jacques (2005), Purifier et détruire, Usages politiques des massacres et génocides, Paris, Seuil.
- Staub Ervin (1992), The Roots of Evil: the Origins of Genocide and Other Group Violence, Cambridge, Cambridge University Press.
- Thuderoz Christian (2000), Négociations. Essai de sociologie du lien social, Paris, PUF.
- Tutu Desmond (2000), « Reconciliation in Post-Apartheid South Africa », in The Art of Peace. Nobel Peace Laureates Discuss Human Rights, Conflict and Resolution, Ithaca, N. Y., Snow Lion Publications.
- Vasquez John A. (1993), The War Puzzle, Cambridge Studies in IR, n° 27, Cambridge, Cambridge University Press.
- Wolpe Howard, Lempereur Alain et al. (2004), « Rebuilding Peace and State Capacity in War-torn Burundi », The Round Table, April, Vol. 93, n° 375, p. 457-467.
Notes
-
[1]
Aurélien Colson, enseignant et chercheur à l’ESSEC, maître de conférences à l’ENA, est directeur associé d’ESSEC IRÉNÉ (ccolson@ essec. fr). Alain Pekar Lempereur, professeur à l’ESSEC, est directeur d’ESSEC IRÉNÉ (llempereur@ essec. fr). Nous tenons à remercier pour son aide précieuse Cédric Pierard, chargé de mission au sein d’ESSEC IRÉNÉ et responsable du programme « Négociateurs du Monde » (wwww. essec-irene. com).
-
[2]
A l’étude de la doctrine de la guerre juste – cf. notamment le volume de Jean Bethke Elshtain (1992) – répond désormais l’exploration de ce que Jacques Sémelin (2005) appelle le « trou noir » des massacres de masse et de la violence extrême, dont s’était déjà approché Ervin Staub (1992).
-
[3]
Sur la récurrence croissante de la médiation dans la sphère internationale, cf. Jacob Bercovitch et Richard Jackson (1997), et plus largement Alain Pekar Lempereur, Jacques Salzer, Aurélien Colson (2008).
-
[4]
C’est ce que nous a indiqué, lors d’un entretien avec Aurélien Colson le 13 mars 2003, Alain Christnacht, conseiller d’État, ancien Haut-Commissaire de la République en Nouvelle-Calédonie (1991-1994), directeur de cabinet du ministre des DOM-TOM lors des accords de Matignon (1988) et conseiller du Premier ministre lors des accords de Nouméa (1998).
-
[5]
Alain Pekar Lempereur remercie Aziza Akhmouch, Liliane de Andrade, Eric Blanchot, Aurélien Colson, Florrie Darwin, Antoine Foucher, Thierry Gadaud, Bruno-André Giraudon, Cédric Jouniaux, Eric Le Deley, Ricardo Perez Nuckel, François Perrot, Cédric Pierard, Fahimeh Robiolle, Tina Robiolle et Astrid de Valon qui l’ont assisté comme membres d’ESSEC IRÉNÉ dans le développement de ces programmes.