1 Consultation, concertation, négociation : ces termes renvoient tous les trois aux processus de prise de décision collective, mais chacun désigne une situation, des objectifs et des processus différents. On rencontre ces différentes situations de prise de décision dans des contextes sociaux ou politiques variés : à l’intérieur des organisations sociales, entreprises, syndicats, partis politiques ou associations, dans le contexte des relations entre organisations sociales ou partenaires sociaux que ce soit à l’échelon national, régional ou local, ou encore lorsqu’il s’agit de l’élaboration de décisions politiques, par exemple gouvernementales, ou bien dans le domaine de l’aménagement du territoire.
2 Ce qui est assez frappant, c’est que l’on assiste souvent à l’emploi d’un terme pour un autre, comme s’il y avait un certain flou dans la définition de ces termes et comme si les acteurs n’étaient pas toujours au clair concernant les processus impliqués par ces différentes situations. La confusion est fréquente dans le domaine de la vie politique : un ministre se félicite de la concertation mise en place à propos de l’élaboration de telle décision politique, alors que ses interlocuteurs, eux, sont fort mécontents car ils estiment q’il s’est agi d’une simple consultation. Ou bien, lors de la préparation d’une réforme d’importance, le premier ministre parle de concertation, alors que les partenaires sociaux, eux, disent qu’ils ont négocié pied à pied.
3 Il arrive même que des chercheurs éminents, analysant une même situation de prise de décision dans le secteur de l’environnement, utilisent à quelques pages d’intervalle un terme pour un autre. On en trouvera un exemple, aux pages 119 à 145 de l’ouvrage collectif passionnant dirigé par R. Billé et L. Mermet, « Concertation, décision et environnement » (2003), qui rend compte d’analyses de cas concrets de prise de décision dans le domaine de l’aménagement. Il s’agit de la présentation en public par Armelle Faure d’une intéressante étude sociologique sur l’impact des éclusées d’un barrage sur la Dordogne. Tout au long du texte, y compris dans le titre de la communication, il est question de concertation, et au cours du débat qui a suivi, l’auteur en vient à dire : « Ainsi le passage entre la consultation - car c’est bien de consultation qu’il s’est agi… », une différence de dénomination aussitôt relevée par l’intervenant suivant (p. 143). Même si l’extrême complexité des situations peut expliquer ces utilisations de termes différents pour désigner une même réalité sociale, il semble qu’il peut être utile de bien définir chacun des trois termes énoncés, consultation, concertation, négociation ainsi que les processus différents qu’ils impliquent. Une telle élaboration terminologique qui n’a cependant rien de très nouveau, devrait permettre aux acteurs et aux observateurs extérieurs d’être mieux armés pour agir ou analyser une situation souvent complexe et de mieux comprendre les passages, les dérapages relativement fréquents d’une situation particulière à une autre. Examinons donc successivement les objectifs et les processus à l’œuvre au sein de chacune de ces trois situations de prise de décision.
1 – La consultation
4 L’objectif de la consultation est de recueillir, préalablement à une décision collective, les avis, opinions, attitudes d’un certain nombre d’acteurs. C’est donc une procédure que l’on met en place en amont de l’adoption d’un projet dont une rédaction provisoire existe déjà ou est en cours d’élaboration. C’est le cas lorsqu’une assemblée législative élabore un projet de loi ou qu’une commission chargée par exemple de remettre un rapport au gouvernement ou au Parlement, consulte des experts, des élus, des citoyens aux compétences et appartenances variées, ou lorsqu’un projet d’aménagement est soumis à une enquête publique. C’est aussi le cas lorsqu’un gouvernement veut par referendum obtenir l’avis d’une nation ou d’une collectivité territoriale sur un texte définitivement élaboré.
5 La consultation consiste le plus souvent à faire s’exprimer séparément des acteurs, individuels ou représentants de collectifs, sur ce qu’ils pensent d’une situation, d’un projet. Les acteurs consultés peuvent s’exprimer par un vote ou être auditionnés oralement, mais ils ne participent pas en commun à la prise de décision. Grâce à leur compétence et à leur nombre, ils peuvent peser sur la prise de décision, mais sans qu’il y ait de leur part participation active aux réunions de prise de décision. Une consultation qui révèle une large majorité d’avis négatifs peut alors éventuellement déboucher sur une procédure de concertation.
2 – La concertation
6 L’étymologie du terme nous éclaire sur l’objectif visé : concertation vient du vieux mot « concert », accord de personnes qui poursuivent un même but ; « se concerter : s’entendre pour agir de concert » (Le Robert). Ce qui apparaît au cœur de la définition c’est donc bien l’action collective en vue d’un accord, d’un but commun.
7 On peut alors dire que l’objectif de la concertation est pour des acteurs, individuels ou collectifs, de trouver un accord, de résoudre ensemble un problème qui se pose à eux, de prendre ensemble une décision collective, ou de préparer une décision prise en final à un autre niveau.
8 Un tel objectif entraîne des processus fort différents de ceux de la consultation : trouver à plusieurs un accord, une solution à un problème, implique la réunion et la participation active des acteurs concernés à l’ensemble des processus de prise de décision. En effet puisque l’on se réunit pour trouver à plusieurs une solution à un problème, c’est qu’il est complexe et que la solution qui est indispensable n’apparaît pas d’emblée. Donc les processus reposent sur une participation des acteurs, active et souvent de longue durée, à la prise de décision, dans une optique de coopération. C’est de la part d’acteurs concernés, une mise en commun de leurs compétences, mais aussi de leurs motivations particulières et de leurs intérêts qui peuvent être parfois divergents. Cette recherche de consensus, cette motivation fondamentale commune à trouver un accord ne signifie donc pas absence de divergences dans les opinions, évaluations et préférences techniques, voire stratégiques. De plus, les acteurs concernés et réunis peuvent avoir des statuts et des rôles fort différents, donc des intérêts variés par rapport au problème à résoudre qui peuvent conduire à des discussions longues et difficiles. Si les processus d’influence et de pouvoir ne sont pas à la première place, ils sont toutefois présents et peuvent peser sur l’issue de la concertation. C’est vrai aussi bien de la concertation au sein des organisations comme l’entreprise que de la concertation dans le domaine politique ou environnemental. La concertation peut être un processus de prise de décision du bas vers le haut : les acteurs les plus concernés par le problème sont ceux qui recherchent ensemble la solution, quitte à la proposer à l’échelon supérieur si la décision finale en dépend. Mais elle peut être aussi une concertation du haut vers le bas : c’est l’échelon supérieur qui organise la concertation et assez souvent qui propose une solution et cherche à la faire adopter par les autres acteurs des échelons inférieurs. C’est dans ce contexte que les processus de pouvoir peuvent être les plus actifs et parfois assez contre-productifs. On peut citer ici les travaux bien connus de Janis (1972) qui ont bien mis en évidence les ravages, en ce qui concerne le bien fondé de la décision prise, que peut parfois entraîner le pouvoir du responsable lorsqu’il impose une décision et empêche par son poids hiérarchique, son charisme et ses positions, les critiques et les opinions contraires de s’exprimer. Les aspects négatifs de la position du responsable et de la solution qu’il énonce et soutient n’ayant pu être formulés ouvertement, le groupe vit alors dans l’illusion d’un accord quasi unanime. Un tel processus est à l’origine de quelques fiascos célèbres de la part de Présidents des États-Unis, comme par exemple l’échec de l’invasion de Cuba à la Baie des Cochons par Kennedy. Mais s’agissait-il encore de concertation, de décision collective, au sens plein du terme ?
9 D’autres travaux, comme ceux de Laurent Mermet et d’analystes des processus de prise de décision dans le domaine de l’environnement, mettent en lumière les aspects conflictuels qui se font jour fréquemment dans les « concertations » liées à des projets environnementaux. L. Mermet et al . (2004) en viennent à définir deux modèles de base de la concertation dans ce secteur : un modèle de forçage dans nombre de concertations, le modèle « Décider, Annoncer, Défendre » où le porteur de projet cherche à imposer une décision déjà prise avant la concertation, et un modèle plus collégial « Concerter, Analyser, Choisir », avec entre ces deux extrêmes des modèles mixtes. Mais à propos du premier modèle peut- on réellement parler de concertation, alors que «la décision est le fait d’un acteur unique » (2004, p. 4) ? Nous sommes bien là en présence d’un exemple d’inadéquation entre le terme utilisé et la réalité sociale qu’il est censé dénommer. Ces mêmes auteurs nous montrent que même lorsqu’il y a concertation collégiale avec écoute et prise de parole des opposants à un projet donné, on passe très fréquemment de la concertation à la négociation. Il nous semble donc particulièrement utile de réserver le terme de concertation à des procédures qui désignent réellement une concertation, c’est à dire des discussions où l’orientation coopérative prédomine chez l’ensemble des acteurs. Sinon on ne sait plus de quoi on parle. Pour plus de détails concernant les processus psychosociologiques en jeu le lecteur pourra se reporter à une publication citée en bibliographie (Touzard, 1987).
3 – La négociation
10 La négociation peut se définir comme une situation où des acteurs interdépendants cherchent par la discussion à mettre un terme à un différend, un conflit d’intérêt, ou même un conflit ouvert, en élaborant une solution acceptable par tous. A la différence de la concertation, le conflit est à la source de la négociation et le pouvoir des acteurs fait partie intégrante des processus en jeu dans l’élaboration d’une solution. Même s’ils ne sont pas radicalement opposés les objectifs, les intérêts des uns et des autres sont très différents et ce sont ces différences qui créent le conflit. Les processus en jeu dans une négociation sont complexes car il y a place pour la compétition et la coopération. Chacun des acteurs peut chercher à obtenir le maximum au détriment des autres. Ainsi, lorsque l’on négocie uniquement sur une ressource rare ce que l’un gagne l’autre le perd, comme par exemple dans une négociation salariale au sein d’une entreprise. La solution est alors du type gagnant-perdant, c’est à dire un compromis entre des positions initiales dont personne n’est réellement satisfait. Mais il peut y avoir parfois recherche d’une meilleure solution pour tous, une solution où tous y gagnent quelque chose d’important : on parle alors de solution intégrative car elle intègre les intérêts de chacun, de solution créative, originale, ou qui vise le long terme. Mais dans un contexte conflictuel la recherche d’une solution gagnant-gagnant a bien du mal à s’instituer puisqu’elle exige une orientation coopérative de la part de tous les acteurs. Accepter de gagner moins pour gagner avec les autres exige un changement radical d’attitude. Inversement, un négociateur peut parfois se trouver en face d’un interlocuteur qui refuse de faire la moindre concession et fait preuve d’une intransigeance absolue. On peut alors dans de telles conditions parler de pseudo-négociation, et qualifier ce négociateur de mauvaise foi.
11 On voit bien que la différence avec la concertation est de taille, puisque ce qui est au cœur du processus de décision dans la négociation c’est la divergence des intérêts, la défense des positions de départ, d’options souvent opposées, à travers des stratégies et des tactiques où le pouvoir de chacun est à la première place. En définitive, la négociation est une situation très spécifique et complexe, « ni la simple résolution d’un problème, ni une entreprise de persuasion, ni une pure situation de conflit, mais les trois à la fois » (Touzard 1977, p. 401).
12 On peut comprendre que dans certains domaines, comme les décisions en matière d’environnement, d’aménagement, on puisse passer assez vite d’une concertation à une négociation. Les auteurs spécialistes de ce domaine cités précédemment montrent fort bien que dans ce secteur on assiste à un enchâssement de procédures variées de concertation et de négociation, avec des phases de concertation ou pseudo-concertation qui peuvent se transformer en de véritables négociations. Laurent Mermet (1998) a très bien analysé, dans un chapitre consacré à la négociation dans les décisions complexes en environnement, les enchâssements de concertations et de négociations de types différents, qui se situent à des échelles différentes, avec des durées variées, en présence d’acteurs qui ne sont pas les mêmes, qui s’établissent parallèlement à des actions sur le terrain, à des navettes entre différentes instances étatiques, etc. Il identifie plusieurs types de négociations : des négociations effectives, des négociations tacites et des pseudo-négociations. Pour une analyse plus poussée le lecteur se référera à ce chapitre.
13 Ce qui paraît fondamental pour les acteurs participant à ces procédures c’est de pouvoir analyser, à travers les comportements des différents acteurs et des instances à l’origine de ces procédures, s’il s’agit de véritable négociation, de tranche de négociation au sein d’une procédure plus large de concertation, d’une vraie concertation, d’une mise en scène de concertation ou d’une simple consultation. C’est cette capacité d’analyse qui peut amener chaque acteur à se situer de manière pertinente et efficace au sein d’une procédure de prise de décision. Une telle capacité est particulièrement recommandée aux chefs de projets, en particulier dans le domaine de l’environnement, car ils peuvent se trouver embarqués dans une situation qu’ils n’avaient pas prévue, se retrouver en pleine négociation alors qu’ils avaient programmé une concertation.
14 Cette courte note n’a pas d’autre prétention que de mettre en relief de manière générale les objectifs et processus fort différents à l’œuvre dans trois types de prise de décision collective, avec l’espoir que cette présentation soit une aide pour les acteurs impliqués, quels qu’ils soient.
Bibliographie
RÉFÉRENCES
- Janis I.L. (1972). Victims of groupthink , Boston, Houghton-Mifflin
- Mermet L. (1998). « Place et conduite de la négociation dans les processus de décision complexes : l’exemple d’un conflit d’environnement », in Faure G.O., Mermet L., Touzard H., Dupont C. (2000), La négociation. Situations et problématiques , Paris, Nathan, 2 e éd. Dunod.
- Billé R., Mermet L. (2003). Concertation, décision et environnement. Regards croisés , Paris, La Documentation Française
- Mermet L., Dubien I., Emerit A., Laurans Y. (2004). « Les porteurs de projets face à leurs opposants : six critères pour évaluer la concertation en aménagement », Politiques et Management Public , n° 22, p. 1-22.
- Touzard H. (1977). La médiation et la résolution des conflits , Paris, PUF.
- Touzard H. (1987). « La concertation », in Lévy-Leboyer C., Spérandio J-C, Traité de Psychologie du Travail , Paris, PUF.