Notes
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[1]
Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, 2001, Paris, Seuil.
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[2]
Jean De Munck, 2004, « Prendre au sérieux les négociations ». Négociations, vol. 1, 5-11.
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[3]
Le texte complet des interventions préparatoires (rédigées par Sophie Allain, Olivier Favereau, Olgierd Kuty, Christian Thuderoz et Didier Vrancken) est disponible sur simple demande par email auprès du secrétariat de la revue (revue. negociations@ guest. ulg. ac. be).
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[4]
Michel Callon, Bruno Latour (dir.), La science telle qu’elle se fait, La Découverte, Paris, 1990.
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[5]
Ulrich Beck, La Société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Aubier 2001 (1986).
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[6]
Agence Nationale pour la Gestion des Déchets Radioactifs.
1 En novembre 2004, la revue Négociations organisait un forum autour du livre de Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique [1].
2 Il nous semblait que les propositions, théoriques et pratiques, des auteurs à propos des « forums hybrides » – soit l’organisation d’espaces publics ouverts, où des groupes, des experts et de simples profanes peuvent débattre de choix techniques collectifs et ceux-ci, par le jeu des controverses et des confrontations normatives et d’intérêts, gagner en efficacité et qualité, le tout débouchant sur une « démocratisation » de la démocratie, devenue « dialogique » et enrichissant la démocratie délégative –, il nous semblait donc que ces propositions nourrissaient nombre de réflexions et de thématiques au cœur du projet éditorial de la revue.
3 Si, par exemple, pour Négociations, la notion de négociation recèle une valeur heuristique puisqu’elle est susceptible, écrivait Jean De Munck dans l’éditorial du n° 1, de faire vaciller trois lignes de partage fondamentales, structurant jusqu’alors le champ des sciences humaines et sociales – celles qui séparent efficacité et équité, formations symboliques et objets matériels, micro et macro-processus [2] –, Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe, de leur côté, recherchent les conditions et les procédures d’un agir social simultanément efficace et équitable. Cet objectif les conduit à remettre en cause les grandes dichotomies entre faits et valeurs, et entre nature et culture. Dans les deux cas, et même si les auteurs d’ Agir dans un monde incertain emploient plus volontiers les notions de « délibération » et de « controverse » que celle de « négociation », à laquelle ils attribuent, non sans raison, un déficit de rigueur – elle désignerait une action sociale qui, pour s’engager, suppose une méta-action la précédant (il faut d’abord négocier le fait de négocier…), de sorte que la régression est infinie –, il n’empêche, la conjonction est certaine et la volonté heuristique commune : il s’agit, pour penser un monde en mutations, de dépasser les fausses oppositions ou les fausses querelles.
4 Dans les deux cas, c’est aussi la transformation des modes de régulation des sociétés contemporaines et la remise en cause des modèles traditionnels d’autorité et de délégation qui invitent à cette recherche de dépassement épistémologique et à poursuivre l’interrogation sur le renouvellement des procédures démocratiques. Ainsi, si la négociation nous semble s’imposer aux régulations contemporaines comme une des conditions de leur qualité et de leur rationalité – ce que nous avons nommé « le modèle rationnel-négocié »–, l’idée d’un déploiement des controverses socio-techniques et de leur traitement organisé dans des « forums hybrides », aux fins d’examen de divers scénarios – « l’exploration des mondes possibles », dans les mots des auteurs –, celle-ci permettant l’élargissement des collectifs, rassemblant experts, décideurs politiques et profanes, autour de la recherche d’un bien commun – d’où une « composition du collectif », et non plus une seule agrégation d’individus –, cette organisation des controverses, donc, nous semble représenter une réponse appropriée aux situations d’incertitude croissante engendrées par les technosciences comme par les techniques sociales. Le propos peut en effet être étendu à d’autres situations que le seul champ des techniques : on peut ainsi envisager que des « collectifs d’expérimentation » s’emparent des questions de chômage, du temps de travail ou de l’âge et des conditions de la retraite des salariés, où les expertises et les compétences se croiseraient, où les leçons des résultats de l’expérience relanceraient le débat politique et, in fine, nourriraient des négociations sociales au contenu plus riche et aux productions plus légitimes.
5 Surtout, l’ouvrage Agir dans un monde incertain invite à étendre l’observation de la négociation dans des voies jusqu’alors peu prospectées. Parmi elles : l’observation de négociations en situation « d’incertitude radicale », c’est-à-dire quand sa réduction n’est possible qu’a posteriori, une fois connues les effets des actions ou des produits – ce qui pose, entre autres choses, le problème de la reconnaissance des minorités, de la validité de leur discours et de la nécessité de leur présence à la table des controverses ou des négociations ; le processus de construction négociée des enjeux d’un problème – ou comment un choix technique devient un « problème » par le jeu des tensions et des irruptions d’individus et de groupes, revendiquant leur droit à le refuser ; ou encore l’organisation de l’espace public de telle façon que soit garantie la possibilité de ces négociations, ce qui contribue aux débats récurrents sur les procédures – leur transparence, leur équité et leur efficacité. La notion de justice procédurale pourrait être ainsi activée par une réflexion sur le négocié, ses formes et ses conditions.
6 Lors du forum, Michel Callon et Yannick Barthe répondaient aux interrogations et aux remarques, formulées par écrit et transmises au préalable aux auteurs, de Sophie Allain, Olivier Favereau, Olgierd Kuty et Didier Vrancken. De larges extraits de ces échanges sont ici reproduits [3].
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8 Revue Négociations : L’idée et le mot de « négociations » apparaissent à plusieurs reprises dans votre ouvrage. En particulier, lorsque vous explicitez la dimension d’apprentissage des controverses (« La controverse permet de concevoir et d’éprouver des projets et des solutions qui intègrent une pluralité de points de vue, de demandes et d’attentes. Cette prise en compte, qui passe par des négociations et des compromis successifs, enclenche un processus d’apprentissage », p. 56) ; lorsque vous parcourez les diverses opérations de « traduction » entre recherche « confinée » et recherche « de plein air » (« Chacune de ses étapes donne lieu à des négociations », p. 111) ; lorsque vous abordez la question des identités, jointe au mouvement dit d’« exploration du collectif » (« Il faut que chaque groupe admette que sa propre identité est négociable, et que la composition du collectif passe par des compromis et des ajustements avec les autres identités présentes », p. 181) ; ou dans la définition d’une décision équitable, liée, dites-vous, à un jugement sur cette équité, « nécessairement négocié » ; etc. Toutefois, le statut de la notion n’est pas toujours explicite ; son usage est parfois réducteur. Elle y est ainsi parfois réduite à l’idée de marchandage ou de calcul d’intérêts (« Sans la double exploration que permettent les forums hybrides, dûment organisés, le calcul des intérêts et leur négociation sont impossibles », p. 325) ; il est souvent difficile de la différencier des situations de conflit et de violence ; et elle semble avant tout utilisée pour traduire l’idée d’« ajustement », sans que vous ne cherchiez à entrer vraiment dans l’analyse de cette « boîte noire » de l’ajustement. Pouvez-vous donc, tout d’abord, préciser votre conception de la notion de négociation, et l’usage qui vous semble pouvoir en être fait ?
9 Michel Callon : Historiquement, le concept de négociation a joué, avec toutes ses ambiguïtés, un rôle crucial dans nos recherches. Il nous a obligé à renouveler complètement les analyses entre sciences, techniques et sociétés. Il est une sorte de levier qui permet de comprendre comment, à travers des controverses, les connaissances se transforment et se diffusent. Auparavant, lorsque l’on traitait de controverses socio-techniques, la notion de négociation paraissait exotique. Il a fallu attendre le début des années 80, pour que les sciences studies, qui se sont développées à cette époque, réussissent ce coup de force qui consistait à introduire des catégories de sociologie générale et de philosophie politique dans le domaine de la science. Avant cette époque, il était en effet exclu de parler de négociations à propos de faits scientifiques et de preuves. Jusque là, la science résistait à l’analyse sociologique. Et ceux qui travaillaient sur l’institution politique considéraient qu’on ne négociait pas des faits, des preuves, mais qu’on les discutait ! Il était impensable d’utiliser des notions comme celle d’arène publique pour parler de cette discussion. Par contre, on employait les termes de comité scientifique, ou de normes techniques. L’introduction de ces catégories, empruntées à d’autres champs de la sociologie, a bouleversé la vision qu’on pouvait avoir des sciences, des différences entre rapports de force et rapports de raison, du rôle des intérêts professionnels ou cognitifs. Je me souviens d’un texte d’introduction que nous avions écrit avec Bruno Latour pour présenter les travaux anglo-saxons de ce courant [4]. Nous écrivions qu’un des premiers apports de cette nouvelle sociologie des sciences tenait dans la notion de négociation, que l’on retrouvait sous la plume de tous ces auteurs. Pour expliquer ce qu’il y avait de nouveau dans cette sociologie, le concept de négociation, en effet, à nos yeux s’imposait. Mais beaucoup étaient scandalisés par le fait que l’on parle de négociations : que l’on puisse négocier la loi de la pesanteur, ou que l’on puisse négocier la structure de l’ADN, cela paraissait inimaginable ! Pourtant, la négociation permet non seulement d’expliquer pourquoi les connaissances, les faits, les techniques se transforment, mais aussi pourquoi ils apparaissent toujours comme des compromis.
10 Yannick Barthe : En même temps, notre ouvrage, Agir dans un monde incertain, cherche à tenir compte d’une évolution des controverses scientifiques et techniques, à savoir le fait qu’elles se déroulent de plus en plus dans des espaces publics, où une multiplicité d’acteurs se montrent capables de prendre part à cette négociation par une production de connaissances et une revendication d’intérêts. D’où la notion de « forum hybride ». D’ailleurs, il y a peut-être, à ce propos, une ambiguïté dans le livre : nous ne « militons » pas spécialement pour la constitution de forums hybrides. Nous partons simplement du constat qu’ils existent ! À chaque fois que surgit une controverse sur une question scientifique et technique, elle dessine en effet un espace public particulier, et c’est cet espace public que l’on peut appeler « forum hybride ». La plupart du temps, des procédures sont alors imaginées précisément pour organiser, ou cadrer les débats, mais ce que nous entendons par « forums hybrides », c’est avant tout un espace de controverses.
11 Michel Callon : Qu’on le veuille ou non, le terme de négociation est fortement connoté par la notion de marchandage, ou d’affaires qu’on est en train de conclure. On peut certes l’élargir, mais demeure quand même l’idée qu’il existe des groupes avec des identités, avec des intérêts, qui les calculent et qui savent où ils résident. C’est, en gros, l’horizon du mot « négociation ». Mais ce terme peut s’appliquer pour désigner des niveaux successifs. C’est un peu le système des poupées russes. Car on découvre qu’il y a toujours une négociation préliminaire à celle qui est en cours : quel problème voulons-nous discuter, qui a le droit de négocier, et avec qui ?, etc. On a ainsi une sorte de réduction, ou de régression, desquelles on ne sort pas : négocier est déjà une sorte de méta-négociation… La notion de négociation a donc quelque chose de vertigineux. Elle possède à la fois une vertu et une faiblesse : c’est une manière de cadrer quelque chose, mais, en permanence, on est renvoyé à autre chose… Que gagne-t-on à utiliser ce mot, pour désigner à la fois les transactions qui sont en cours à un moment donné, et cette régression qui fait qu’on a toujours la possibilité de revenir sur la forme de la table, de revenir sur ceux qui sont autour de la table, ou revenir sur l’ordre du jour, etc. ? Le même mot doit-il être conservé pour ces deux mouvements ? Je ne suis qu’à moitié convaincu. Il me semble que c’est intéressant, mais qu’on doit perdre un peu de signification en voulant plaquer un même mot sur des réalités qui ne sont pas quand même tout à fait du même ordre…
12 Yannick Barthe : Les mêmes remarques s’appliquent aussi à la notion de délibération. Généralement, la délibération commence à partir du moment où des options sont identifiées et à partir desquelles seront examinées les valeurs de ces différentes options. Mais dans les controverses socio-techniques, délibérer, c’est aussi explorer les mondes possibles. La discussion n’a alors pas simplement pour finalité d’aboutir à un choix parmi un certain nombre d’options connues et stabilisées – c’est ce que certains économistes appellent un « infra-choix » –, mais elle peut en effet porter également sur des « méta-choix », c’est-à-dire sur la manière de reconfigurer l’espace même des pensables, des options possibles. On peut donc très bien utiliser la notion de délibération, mais avec une conception élargie de celle-ci : ce n’est pas simplement un cadre qui est posé, avec un certain nombre d’options, et chacun défendant ses options en essayant de convaincre les autres de leur valeur.
13 Michel Callon : Oui, dans les forums hybrides, dans les controverses socio-techniques, les acteurs ne séparent pas la négociation sur leurs intérêts et le cadre qui définit le problème. La régression à l’infini qui s’applique à la négociation et à la délibération entraîne les controverses. Cet aspect régressif est central. C’est pour cela que nous avons utilisé la notion de « mondes possibles », en allant, d’ailleurs, un tout petit peu plus loin que les économistes qui, comme vous le savez, utilisent cette notion, qui, pour le coup, est une belle notion de philosophie politique. Je suis d’ailleurs étonné qu’elle n’ait pas été utilisée de manière plus systématique pour rendre compte des choix politiques… Mais les économistes, quand ils l’utilisent, se posent plus la question de l’occurrence des conditions selon lesquelles ces mondes peuvent apparaître, que la question de l’engendrement de ces mondes. A savoir : comment, à certains moments, ces mondes apparaissent, se constituent, deviennent robustes, cohérents ; de quelles entités ces mondes possibles sont constitués, quels sont les effets des actions que l’on entreprend sur l’évolution de ces mondes, sur le fait que l’on s’oriente vers un monde plutôt que vers un autre, etc. Les économistes ont donc très peu exploré cette machinerie. La notion d’apprentissage, liée aux controverses socio-techniques et aux forums hybrides, est cruciale de ce point de vue. Ce sont à travers les controverses que prennent forme ces mondes possibles ; lorsqu’ils seront assez bien décrits et stabilisés, il sera possible de leur attribuer des probabilités et ils pourront faire l’objet de décisions ; mais ce moment est tard venu dans ce processus d’apprentissage.
14 Yannick Barthe : Ce que vient de dire Michel me permet de rappeler qu’à l’origine de ce livre, nous avions l’ambition de sortir de la confusion actuelle entre « risque » et « incertitude ». Ulrich Beck, dans La société du risque [5], est d’ailleurs assez vague sur ces notions. Or, dès le début du XXe siècle, il y a eu des travaux en économie sur la distinction entre risque et incertitude – je pense notamment à ceux de Frank Knight qui datent de 1920. Il est important de prendre au sérieux cette distinction. Dans des mondes possibles clairement identifiés et auxquels on peut appliquer des calculs probabilistes, on se situe dans le cadre du risque ; avec la notion d’incertitude, on s’intéresse davantage à l’émergence de ces mondes possibles. Cette distinction devait être rappelée parce que le moment de la stabilisation des mondes possibles est un moment tard venu – ou ce moment-là ne viendra peut-être jamais. Par exemple, pour connaître les effets possibles de tous les produits chimiques qui sont mis sur le marché chaque année, il faudrait mobiliser toutes les ressources des laboratoires existants… On voit bien que l’on ne peut arriver à une situation où l’on connaîtrait les risques, c’est-à-dire où l’on pourrait attribuer des probabilités d’occurrence à des dangers potentiels.
15 Michel Callon : La notion de risque, popularisée par plusieurs disciplines, participe d’un cadrage qui vise à ramener des situations d’incertitude extrême à des situations qui peuvent donner lieu à des choix rationnels. Il y a un certain nombre de conduites des controverses qui aboutissent au « camp contre camp », notamment en recourant à la notion de risque, particulièrement de risque sanitaire. Car la meilleure façon de bloquer une controverse et d’aboutir au face à face, au camp contre camp, par exemple sur la commercialisation d’un vin réputé ou sur l’implantation d’une antenne-relais téléphonique, est de la transformer en risque sanitaire. Le risque sanitaire devient alors calculable par les agences, « épidémiologisable ». Dans le domaine du nucléaire, c’est identique : on tente en permanence de ramener les dossiers sur des problèmes sanitaires. Les ingénieurs de l’ANDRA [6] ont essayé pendant longtemps de montrer que le stockage des déchets en profondeur ne comportait aucun risque, alors que les gens demandaient plutôt que ce stockage soit réversible. La « sanitarisation » des dossiers et le codage d’un dossier en termes de risque : voilà donc la plus belle façon de passer à côté de la dimension productive de la controverse…
16 Yannick Barthe : Dans une controverse, ce sont des mondes possibles qui s’affrontent, alors que la notion de risque, elle, entraîne une issue en termes de tout ou rien. Une fois que l’on est d’accord sur la nature d’un risque, l’issue de la controverse, en gros, sera : le prend-on ou ne le prend-on pas ? Ce n’est plus du tout une confrontation entre des mondes. Par ailleurs, l’intérêt pour certains acteurs de transformer la controverse en termes de risques est aussi de pouvoir renvoyer certaines revendications à une mauvaise perception des risques. C’est assez classique. Au lieu d’avoir une controverse entre différents porteurs de monde possibles, on obtient une controverse bipolaire ; d’un côté des experts, qui peuvent éventuellement être en désaccord mais qui devront progressivement se rapprocher de la vérité scientifique, à savoir l’état réel du risque, et de l’autre des acteurs en proie à des fantasmes ou victimes de « biais de perception » à propos de ce risque. Cela conduit à un mode de résolution des conflits axé sur la pédagogie, ou l’éducation du public, au détriment du compromis. Car à partir du moment où l’on affirme qu’il y a un risque, alors il n’y a plus vraiment de compromis possibles…
17 Michel Callon : Un autre aspect de la notion contre-productive du risque est qu’elle réduit les controverses socio-techniques à l’expression d’une conscience malheureuse. En gros, les risques sont souvent négatifs. Là encore le raisonnement économique et tous les raisonnements en terme de path dependency, de « dépendance de sentier », sont très utiles parce qu’ils montrent qu’il y a de très bonnes raisons pour que les thématiques scientifiques ou les options technologiques, que l’on continue à développer une fois que les premiers investissements ont été faits, ne soient pas remis en cause. Les mondes possibles sont cadrés une fois pour toutes. Mais ces verrouillages socio-techniques créent des orphelins. C’est à dire des identités qui sont laissées sur le bord de la route parce que les problèmes qu’elles posent ne sont pas pris en considération. Que réclament ces identités ? Non pas d’être protégées contre des retombées nuisibles ; au contraire, elles réclament plus de science et plus de technique dans des domaines qui ont été ignorés ! Cela, c’est tout à fait positif. On le voit en permanence dans le monde de la médecine avec les maladies rares ou orphelines comme certaines maladies du Sud. On le voit également dans le domaine des technologies de l’information, par exemple ce qui se fait actuellement autour des logiciels libres, ou autour du peer to peer. Il s’agit bien ici de la construction de collectifs qui se saisissent de problèmes écartés par les cadres existants.
18 Yannick Barthe : C’est d’ailleurs pourquoi, quand elles interviennent une fois que les choses sont déjà cadrées, comme c’est souvent le cas, les procédures de débat public aboutissent fréquemment à une impasse. Elles se nient elles-mêmes en termes de discussion : elles prétendent en effet ouvrir une discussion, un débat alors que les choix ou les projets qui font l’objet des conflits sont présentés comme irréversibles et, précisément, comme non discutables. Dans ce genre de situation, aucune négociation n’est par définition possible.
19 Revue Négociations : La formule de « forums hybrides » s’inscrit dans le tournant argumentatif contemporain. Quelle place est cependant réservée à la question du pouvoir ? Tout un courant de recherche en sociologie verrait d’un autre œil ces forums et soulignerait qu’il existe des pré-structurations du pouvoir à l’œuvre sur ces lieux, qu’il s’agisse de la régulation croisée de l’école stratégique ou de la régulation conjointe de Jean-Daniel Reynaud. Le champ social dans lequel se construisent ces forums n’est pas totalement vide : il a déjà été structuré, non seulement par le pouvoir prédateur de Machiavel, mais surtout par le pouvoir « coordinateur » de Michel Crozier. Comment réagissez-vous ?
20 Michel Callon : C’est évident : dans la science, le pouvoir est partout ! La célèbre critique des sciences faite par Pierre Bourdieu ne cesse de rappeler l’importance des relations de pouvoir dans le champ scientifique. Il y existe une forme d’organisation qui engendre des relations de pouvoir. Le pouvoir est donc étroitement lié à la notion de négociation, même si la science nous montre que l’on ne peut pas tout réduire à des jeux de pouvoir. Car aussitôt que l’on s’intéresse au contenu, la notion de pouvoir prend une autre signification.
21 Yannick Barthe : Curieusement, certains lecteurs de notre ouvrage nous ont d’ailleurs reproché de sous-estimer les relations de pouvoir, de domination, et plus généralement de rapport de force. Or, dans notre livre, nous partons précisément de situation de conflits où s’expriment des rapports de force. La question de départ du livre est la suivante : quels effets tendent à produire de tels conflits ? Et quels modes de résolution de ces conflits ont été imaginés ? On part donc bel et bien de situations de rapports de force…
22 Michel Callon : S’il existe bien une notion, certes peu présente dans le livre, mais au moins aussi importante que celle de négociation, c’est celle « d’épreuve ». Il s’agit d’une notion bien établie, en France plus qu’à l’étranger. Et si beaucoup de gens – la gauche, pour dire les choses simplement – nous ont reproché de ne pas accorder assez de place aux rapports de force, aux groupe d’intérêts constitués et aux mécanismes d’exclusion, cela tient surtout à un désaccord sur le type de sociologie que l’on veut pratiquer. Nous nous situons dans une sociologie conventionnaliste. La sociologie des sciences y occupe une place centrale et l’on y considère que c’est à travers l’épreuve que l’on peut connaître la société. Avant l’épreuve, on ignore quelles sont les forces en présence. Et ces forces évoluent. Nous ne disons pas qu’il n’y pas de grands méchants loups, ni des faibles sans ressources. Mais prétendre savoir ces choses-là à l’avance, c’est faire preuve d’une grande suffisance théorique ; c’est l’épreuve que constituent l’expérience scientifique et la controverse qui, pragmatiquement, permet aux forces de se manifester, de se définir et de se mesurer. Peut-être aurions-nous dû écrire que la société est composée de forces se mesurant les unes aux autres. Certaines le font à travers des expériences scientifiques, d’autres à travers des épreuves de justice. Les forums hybrides constituent un mélange de toutes ces épreuves. On y oscille en permanence de l’épreuve scientifique à l’épreuve technique, de l’épreuve de justice à l’épreuve économique. Le forum hybride est cette réalité empirique dans laquelle les épreuves sont liées les unes aux autres, alors qu’en général elles sont bien séparées. Un peu comme un creuset dans lequel toutes sortes de catégories sont brassées. Remarquez que je n’emploie pas des termes tels que « compromis » ou « arrangements », ce qui supposerait que l’on ait affaire à des sphères bien identifiées. Non. Il s’agit bien plus de brassage, d’hybridation, de mélange. Et la question est de savoir comment, à partir de ce mélange, de cette fusion, se redistribuent des identités et des façons de vivre en commun. Le problème posé est en fait celui de la connaissance sociologique. Puisque l’épreuve vise à mesurer les pouvoirs les uns par rapport aux autres, elle constitue le point d’entrée privilégié pour le sociologue. Pourtant, de nombreuses études sociologiques ont prévu que des évènements allaient se produire en fonction de la distribution des pouvoirs, ce qui ne les a pas empêchées de se révéler fausses ! Quoiqu’il en soit, le pouvoir ne s’active qu’au travers des épreuves. Les capitaux se dévalorisent et les économistes sont bien placés pour savoir que les épreuves sont permanentes. En somme, le capital n’existe pas en dehors des épreuves qui permettent de le mesurer…
23 Yannick Barthe : En outre, tout en reconnaissant qu’il y a du « déjà-là », des ressources dont l’existence précède l’émergence d’une controverse, on ne peut pas savoir à l’avance quelles ressources seront pertinentes dans une controverse, si ce n’est en étudiant sa dynamique. Ainsi, on estime souvent que les asymétries entre acteurs proviennent d’une distribution inégale des capacités d’expertise. Mais, dans les controverses que nous avons étudiées, il s’est avéré que l’expertise scientifique ne constituait pas toujours une ressource pertinente. Prenons l’exemple d’un projet de stockage de déchets nucléaires dans département du Gard il y a quelques années. La controverse a très vite porté sur la menace que constituerait un éventuel centre de stockage pour l’image des produits agricoles et viticoles. L’expertise scientifique concernant l’installation elle-même a été jugée non pertinente. Par contre, ce qui est devenu pertinent, c’est le fait de savoir si une telle installation risquait ou non de porter préjudice aux exportations de vins de Côtes-du-Rhône vers le Japon ou les États-Unis d’ici vingt ans… Les acteurs qui sont parvenus à poser cette question, mise au centre des débats, ont ainsi rendu pertinentes des ressources, inimaginables à l’origine. Si, dès le départ, on s’était posé la question de savoir quelles étaient les ressources des acteurs en présence, personne n’aurait imaginé que la connaissance des chiffres à l’exportation et du risque d’une chute d’exportation de ces vins, puisse être perçue comme une ressource pertinente. On aurait plutôt considéré les connaissances géologiques comme les seules ressources pertinentes, mais pas ce type de connaissances… L’observation montre donc qu’une ressource devient pertinente et que les acteurs qui la détiennent – à savoir, les agriculteurs – ne sont pas ceux que l’on imaginait au départ, c’est-à-dire ceux apparemment dotés de plus de pouvoir – les agences nucléaires. La dynamique de la controverse permet ainsi non seulement de mettre à l’épreuve les ressources existantes, mais aussi de faire émerger de nouvelles ressources permettant d’occuper une position de force dans le débat.
24 Michel Callon : Le principe méthodologique de sciences sociales que nous adoptons est très simple : « Suivez les épreuves et vous aurez en permanence la distribution fluctuante des rapports de forces qui, à certains moments, se stabilisent sous forme de pouvoir dans les épreuves lorsque celles-ci se répètent ». Comme l’issue des épreuves est répétitive, vous pouvez induire que le pouvoir stabilisé et cristallisé se transforme en domination. Cela n’empêche pas de dire qu’il existe certaines structures stabilisées. Mais les structures apparaissent comme autant de répétitions d’épreuves dont les issues se ressemblent…
25 Yannick Barthe : Dans cette perspective, le pouvoir est envisagé comme le produit d’un certain nombre d’épreuves, comme un résultat qu’il s’agit d’expliquer et non comme un facteur explicatif. Il s’agit donc de ne pas déterminer à l’avance les asymétries mais d’observer leur réalisation au travers des controverses. C’est aussi ce qui permet de saisir des dynamiques de renversement et, plus précisément, de rapports de forces. Par exemple, dans une controverse telle que celle portant sur l’énergie nucléaire, une approche traditionnelle tendrait à considérer qu’il existe de fortes asymétries entre, d’une part, les agences nucléaires, ou l’industrie nucléaire et, d’autre part, les riverains concernés par l’exploitation d’une usine à risque ou d’un centre de stockage de déchets nucléaires. Or, il faut se demander où se trouvent réellement les asymétries. Et ceci d’autant plus que de fortes mobilisations locales suffisent à faire reculer ou capoter un projet, même si ce projet est le fruit d’une vingtaine d’années d’investissements financiers et bénéficie de l’appui des communautés scientifiques, du gouvernement et de l’industrie nucléaire… On peut également se poser la question suivante : si les asymétries étaient réellement figées, verrait-on autant d’effervescence autour des procédures de débats publics, et autant d’insistance sur la nécessité de trouver des arrangements ? Dans notre livre, nous sommes partis de situations où « le pouvoir » ne permet pas, à lui seul, de trancher les controverses. Sinon, la question des procédures n’aurait pas de sens…
26 Revue Négociations : Vous semblez considérer la démocratie dialogique comme « une affaire de procédures » (p. 163). Vous proposez des critères organisationnels permettant une délibération la plus large possible, et il est implicitement fait l’hypothèse dans l’ouvrage que, dans une configuration appropriée, le jeu libre des controverses peut aboutir à une solution à la fois efficace et équitable, au moins temporairement. Or, les travaux menés sur la négociation témoignent de nombreuses situations où l’antagonisme des intérêts, les ressentiments, les stratégies des acteurs, etc. – ce que vous appelez le déploiement des controverses –, loin de faciliter un rapprochement des points de vue, conduit au contraire à une radicalisation des positions de chacun, et ces négociations à des impasses. Le jeu lui-même sur les procédures, ou les biais cognitifs et les croyances des négociateurs, aboutissent souvent à des blocages. La « décision non tranchée » que vous décrivez et pour laquelle vous plaidez, est-elle alors compatible avec ce risque de jeux et de blocage procédural ?
27 Michel Callon : Le problème de la décision est capital. Dès lors qu’il s’agit de décrire des procédures de négociation, de délibération ou de consultation, la question est posée: est-ce que c’est simplement du vent ou bien est-ce que cela aboutit à peser sur les décisions ? Vis à vis de la décision, nous avons adopté une position que je pourrais caricaturer. On voulait en effet appeler le livre : Décider sans trancher, mais l’éditeur n’a pas voulu… Alors que l’étymologie du mot « décider », c’est précisément : trancher ! Pourquoi « décider sans trancher » ? Comme vous le savez, en théorie de la décision, il existe deux positions extrêmes. Une consiste à dire : la décision ponctuelle existe, elle crée des asymétries, elle crée des effets réversibles limités et cette décision peut être localisée. Il y a des décisions prises par des élus qui transforment les futurs possibles et qui choisissent les chemins à prendre. A l’autre extrémité, il y a tout un ensemble de travaux qui montrent qu’il n’y a que des micro-décisions, et que ces micro-décisions finissent par tisser une toile qui s’impose à tout le monde. Le décideur, dans ce cas, n’est jamais là que pour entériner toute une série de mouvements et de choix qui ont été opérés. On oscille en permanence entre un côté tragique de la décision et une version beaucoup plus prosaïque. Dans ces deux visions, il y a une notion étrangement absente, mais qui est au cœur de l’analyse que nous proposons sur les controverses socio-techniques : c’est la notion d’expérimentation, via l’investigation ; elle fait le lien avec la notion d’épreuve. Une épreuve qui vise à valider certains arguments, à en produire de nouveaux, à faire apparaître de nouvelles solutions, une sorte de flux continu qui permet de renouveler en permanence la discussion et les décisions possibles. Avec cette notion d’expérimentation, l’idée même qu’il y ait des décisions qui vont clore des dossiers passe au second plan car nous avons appris des sciences et des techniques qu’il n’y avait jamais d’expériences cruciales, qu’il n’y a jamais de clôture ! C’est pour cela que nous parlons « d’action mesurée » : elle se coule dans ce flux permanent d’expérimentations. On prend des mesures, mais pour voir quels sont les résultats de cette expérimentation ; on les prend, mais dans un sens politique, c’est-à-dire : pour relancer l’expérimentation. Pour caricaturer, au lieu d’avoir une vision dans laquelle des décisions tranchent et apportent une clôture, on a des mesures qui entretiennent en quelque sorte le mouvement, c’est un régime que certains pourraient qualifier de non stable mais, finalement, quant tout coule, tout est aussi stable que quand tout est figé… Le mot instabilité n’est pas le bon, il faudrait trouver un autre terme pour désigner ces équilibres qui s’enchaînent les uns aux autres, et que l’on remet en permanence en chantier. Au contraire, dans le domaine du nucléaire, nos décideurs sont toujours obsédés par l’idée qu’il faut prendre des décisions une bonne fois pour toutes, alors que le mouvement social aurait tendance à dire : « Nous voulons avoir les colis radioactifs à portée de vue, savoir où ils sont et plutôt que de croire que la géologie va prendre soin de notre avenir, nous préférons le prendre en main nous même »…
28 Yannick Barthe : Expérimenter, en ce sens, ce n’est donc pas décider une fois pour toutes, mais toujours conserver possibilité de décider dans l’avenir, garder une prise sur le processus, et la possibilité de revenir en arrière, de faire émerger d’autres possibles. Les procédures que nous examinons ont-elles ce genre d’effets ? Pour apprécier certaines procédures, on gagnerait à prendre en compte leurs effets indirects sur la décision, ainsi que leurs effets différés dans le temps. Ainsi, l’un des résultats d’une controverse socio-technique est de faire émerger des mondes possibles, des voies alternatives à certains choix techniques : cela ne se traduit pas forcément par un effet direct sur la décision. Mais cela a pour effet de délégitimer le discours qui était censé accompagner une décision comme étant la seule décision possible scientifiquement fondée. Il faut également considérer le long terme. Prenons le cas des auditions publiques organisées par le Parlement français en 1991 sur la question des déchets nucléaires : on s’aperçoit que les propositions qui ont été avancées à l’issue de cette procédure et dont certaines ont été inscrites dans une loi ont émergé bien des années auparavant, dans le cadre de procédures de concertation ou d’expertise pluraliste qui, sur le moment, n’avaient eu aucun effet ! Mais, plus généralement, parler d’expérimentation permet de rompre avec une l’idée selon laquelle, dans les situations d’incertitude, le principal problème serait, pour reprendre une formule usée, d’avoir à « prendre des décisions dures sur des connaissances molles ». Cette conception traditionnelle de la décision s’appuie sur l’idée que le travail politique consisterait à prendre héroïquement des décisions permettant de régler définitivement un certain nombre de problèmes. Or, beaucoup de travaux en science politique ont montré que le travail politique ne conduisait pas à régler les problèmes, mais à les transformer… D’ailleurs, de plus en plus de décisions sont explicitement présentées comme étant provisoires ou ayant un caractère expérimental, révisable. Dans le domaine législatif par exemple, l’une des évolutions récentes est la multiplication de ce qu’on appelle des « lois expérimentales », c’est-à-dire ayant une durée déterminée et devant être évaluée voire révisée quelques années après leur vote. L’une des premières lois expérimentales a été la loi de 1975 sur l’Interruption Volontaire de Grossesse. La loi de 1991 sur les déchets nucléaires est également une loi expérimentale puisqu’elle arrive à terme en 2006. Nous proposons simplement d’élargir ces approches à toute une série de nouveaux domaines. Evidemment, une fois cela dit, le problème de la clôture devient finalement un non problème, au profit, peut être, de phases de stabilisation, ou de « rendez vous » qui amèneront les acteurs pertinents à évaluer et réviser les voies explorées. Mais l’idée même d’une décision définitive devient presque un non sens dans cette définition de la décision…
29 Michel Callon : Le problème de l’organisation de l’expérimentation est précisément un de ceux qui nous ont intéressés dans le livre. A partir du moment où cette notion d’expérimentation est au cœur des controverses, il faut en effet se poser la question de leur organisation. Et c’est peut être là que gît notre insistance sur les procédures. Il s’agit en quelque sorte – j’utilise ici une métaphore qu’il ne faut pas prendre au pied de la lettre – de « civiliser les forums hybrides sauvages ». Nous avons apporté quelques propositions nouvelles. La première est que ces expérimentations ont lieu dans des collectifs que nous avons nommé des « collectifs de recherche », mélangeant à la fois des professionnels, c’est à dire des gens qui sont reconnus comme des experts, pour mener des expériences, lancer des investigations, et les groupes concernés. Une des thèses importantes de ce livre est de mettre l’accent sur le rôle de ces collectifs, sur ce que l’on appelle les chercheurs « de plein air » et les chercheurs « confinés », pour montrer que dans ces forums, ces expérimentations sont conduites par des collectifs. Cela rejoint des travaux issus d’autres disciplines ; par exemple, les économistes parlent de « communautés épistémiques », terme qu’ils ont d’ailleurs emprunté aux anthropologues de la cognition distribuée. Il y a donc l’idée que le travail d’expérimentation et d’investigation s’opère, c’est vrai, dans des centres ou des laboratoires, mais que, si cela s’y cantonnait, cela ne marcherait pas. Ces collectifs commencent à produire de nombreuses d’études empiriques ; cela montre qu’il y a plusieurs formes d’organisation, plusieurs dynamiques de ces collectifs. Linux ne s’organise pas exactement de la même façon que les collectifs sur les maladies génétiques aux États-Unis… Dans tous les cas, on trouve un mélange d’acteurs, une distribution des compétences et des apprentissages collectifs. Nous avons beaucoup insisté sur cette dimension, c’est à dire sur l’organisation de ces collectifs. Sur le fait qu’ils puissent émerger, qu’ils puissent se développer et qu’ils puissent contribuer à cette production de faits, de savoirs, contribuer à l’élaboration de mondes possibles. La question des procédures est relativement nouvelle par rapport à ce que les sciences politiques ont pu dire de la démocratie délibérative. Dans le cahier des charges, il y a l’objectif de donner toutes leurs chances d’émergence, de développement et de travail à ces communautés et ces collectifs de recherches. Ils sont aussi un lieu où les identités se transforment : les problèmes évoluent, et donc les attentes évoluent, les identités évoluent également, y compris celles des professionnels. La collaboration entre les professions de la recherche biologique et les associations de malades a introduit de nouvelles identités professionnelles, a permis de nouvelles trajectoires professionnelles. Par exemple : des cliniciens, partant du lit du malade pour aller jusqu’au laboratoire, puis revenir au lit du malade, une fois qu’ils ont mis au point un certain nombre de protocoles. Ces trajectoires, auparavant très rares, sont devenues de plus en plus fréquentes, à mesure que ces collectifs prennent de la force. Donc, les identités sont brassées… Dans ces communautés, il n’y a pas de séparation, ou de différences, entre le groupe et l’individu. Tous les travaux, et il commence à avoir pas mal de travaux anthropologiques et ethnologiques sur le sujet, tous ces travaux montrent qu’il s’agit ici d’une cognition et d’une action distribuée. De mon point de vue, la notion centrale est que le collectif apprend. Comment organiser ces expérimentations ? En permettant à ces collectifs de s’organiser de travailler, de produire et, deuxièmement, de faire connaître leur production, les identités qui sont élaborées, les savoirs qui sont produits, les techniques qui sont proposées ; les faire connaître et les faire discuter avec d’autres collectifs. Mais au lieu d’avoir des individus ou des intérêts constitués qui doivent composer les uns avec les autres, on a un travail permanent, fabriqué par des collectifs d’expérimentation, qui discutent les uns avec les autres pour hiérarchiser les identités, les attentes, les demandes, les ressources, etc. Nous sommes ici au cœur du processus politique. Le cahier des charges de ces procédures est donc très simple : permettre à ces collectifs de travailler, de confronter leurs résultats et leurs propositions. L’issue de la négociation, si on utilise ce mot, ce n’est pas une décision qui va faire régner une norme soutenue par une majorité au dépens d’une minorité ; la décision, c’est de se relancer dans l’expérimentation. C’est une sorte de fuite en avant, mais la fuite en avant a beaucoup de vertus si on arrive à la gérer et la canaliser, à faire en sorte qu’elle ne conduise pas à l’explosion ou l’implosion…
30 Revue Négociations : La prospective permet d’explorer des futurs possibles à l’aide de scénarios, que l’on peut construire de façon à ce qu’ils soient très contrastés. On est libre d’envisager une irréversibilité totale, avec des conséquences catastrophiques, ou au contraire une certaine flexibilité et des conséquences heureuses. Faire participer à la démarche des personnes impliquées, par exemple, pour un barrage, les « populations affectées par les barrages », pour reprendre le nom de l’ONG qui les regroupe, peut dédramatiser et relativiser les problèmes. Et même si les résultats de leur participation ne les satisfont pas pleinement, le simple fait d’être informés et de débattre modifie la perception qu’ils ont de l’opération. Qu’en pensez-vous ?
31 Michel Callon : C’est un aspect très important. Nous avons peu discuté dans le livre de la façon dont certains points de vue arrivent à être convaincants par rapport à d’autres. Il faut pourtant comprendre comment des arguments deviennent convaincants dans ces arènes publiques, organisées autour de problèmes et de questions. Comment se déroule une controverse ? Elle se fait à coup de démonstrations et par conséquent toutes les techniques, toutes les machineries qui permettent la démonstration, dans tous les sens du terme, jouent un rôle décisif. Dans ces forums hybrides organisés, l’argumentation continue d’avoir un rôle important, mais ce n’est pas une argumentation dans laquelle réside une dose importante de rhétorique : des preuves matérielles sont apportées ; on demande en effet des preuves sur les effets des prions, des preuves sur ceux des OGM, les organismes génétiquement modifiés. Il ne suffit pas de parler, il faut apporter des preuves. La notion d’expérimentation est donc importante car elle charrie avec elle des preuves. La sociologie des sciences nous a vaccinés contre l’idée qu’il s’agissait simplement d’une question de raison. Il y a des dispositifs, comme les maquettes, et qui sont de la rhétorique au sens pur du terme ; ils ont la capacité de montrer, ou de démontrer des effets qui s’imposent à tous ceux qui sont conviés à en être les spectateurs, La modélisation est donc un outil très important de consultation. Si l’on a un modèle qui permet de mettre en évidence des crues, des zones inondées, et les effets d’une décision, si vous visualisez tout cela, vous pouvez avoir une arène publique organisée, dans laquelle on ne fait pas que parler, aligner des arguments, mais où les arguments, la rhétorique, indiquent des faits, représentés et visualisés. La notion de démonstration est polysémique. On parle de démonstration en science ; c’est une construction logique, qui conduit d’un énoncé à un autre et qui finit par emporter l’adhésion au dernier énoncé. Une démonstration, c’est aussi une « monstration ». L’origine du mot est à rechercher du côté des manifestations publiques au cours desquelles les médecins faisaient des expériences d’anatomie, montrant sur un cadavre ouvert l’existence d’une maladie, ou d’un organe. La preuve de la maladie ou l’existence de l’organe était le doigt pointé qui permettait de diriger le regard de toute l’assistance vers lui. En langues anglaise et française, démonstration signifie mouvement, manifestation. Il y a donc ces trois sens de la démonstration : ils sont absolument cruciaux pour comprendre comment des arguments deviennent convaincants dans ces arènes publiques La controverse se fait à coup de démonstrations et, par conséquent, toutes les techniques, toutes les machineries qui permettent cette démonstration, dans tous les sens du terme, jouent un rôle décisif. Il faudrait, je crois, travailler sur ces machineries…
32 Coordination du forum et mise en forme des débats : O. Kuty et Ch. Thdz.
33 (avec l’aide de Tiphaine de Mombynes).
Notes
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[1]
Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, 2001, Paris, Seuil.
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[2]
Jean De Munck, 2004, « Prendre au sérieux les négociations ». Négociations, vol. 1, 5-11.
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[3]
Le texte complet des interventions préparatoires (rédigées par Sophie Allain, Olivier Favereau, Olgierd Kuty, Christian Thuderoz et Didier Vrancken) est disponible sur simple demande par email auprès du secrétariat de la revue (revue. negociations@ guest. ulg. ac. be).
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[4]
Michel Callon, Bruno Latour (dir.), La science telle qu’elle se fait, La Découverte, Paris, 1990.
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[5]
Ulrich Beck, La Société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Aubier 2001 (1986).
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[6]
Agence Nationale pour la Gestion des Déchets Radioactifs.