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Article de revue

Variations sur la négociation tacite et le point focal de Thomas Schelling

Pages 15 à 26

Notes

  • [1]
    Courriel : chmorel@club-internet.fr
  • [2]
    Thomas Schelling, The Strategy of Conflict, Harvard University Press, 1960.
  • [3]
    Erhard Friedberg (Direction scientifique), A la recherche de l'organisation : CD Rom, Tome 1, 2001
English version

1Le concept du point focal de T. Schelling [2] est l'idée que deux acteurs peuvent trouver un compromis sans communiquer, par négociation tacite. Ils parviennent à ce compromis en déterminant chacun de leur côté la même solution. Cette solution est choisie parce qu'elle présente des caractères de visibilité, d'évidence, de bon sens. Chacun pense qu'elle saute tellement aux yeux que l'autre a toutes les chances d'opter pour la même. C'est ainsi que deux armées, décidées à cesser le combat ouvert, choisissent, sans communiquer, de s'arrêter de part et d'autre du point focal que constituent un fleuve ou une montagne. Si deux acteurs , sans parler ni se voir, doivent se répartir une somme de 200 Euros, chacun proposera un partage moitié – moitié. Et cela même si un des 2 acteurs pense que sa contribution mériterait un peu plus et que l'autre serait prêt à accepter ce point de vue. Le point focal peut donc s'imposer, même s'il est différent de ce qu'aurait produit une négociation explicite (par exemple 110 Euros pour le premier et 90 Euros pour le second).

2Il me faut effectuer ici une petite précision de vocabulaire. Dans le présent article, j'appelle négociation tacite un processus d'anticipations réciproques ne comportant pas de communication. Autrement on se trouve dans la négociation explicite. Il existe des situations intermédiaires où la négociation n'est pas vraiment explicite, mais pas complètement tacite non plus (communications non verbales, expressions des visages, ...). Le point focal peut aussi jouer dans ces situations, bien qu'elles ne soient pas totalement tacites.

3Ce concept m'a inspiré un certain nombre de réflexions. Il s'agit moins d'une lecture critique que de rebondissements provoqués par cette idée féconde.

La communication tacite est un mécanisme de coordination très répandu

4Soulignons d'abord que la communication silencieuse, dont la négociation tacite fait partie, n'est pas un phénomène secondaire. T. Schelling raconte [3] que l'idée du point focal lui est venu d'une anecdote, vécue ponctuellement. Il se rendait en voiture de la Californie du Sud vers le nord de la Nouvelle Angleterre avec des amis. Ils s'étaient arrêtés devant une épicerie pour divers achats et T. Schelling, dans la voiture, avait perdu son ami entré dans le magasin, car il avait été obligé de circuler par un agent de la circulation. Ils avaient mis du temps à se retrouver. Ensemble, sur la route, ils avaient ensuite réfléchi sur la meilleure façon de se retrouver au cas où cela se reproduirait. Ils avaient ainsi pensé, en silence, à des lieux de rencontre identiques.

5Une telle communication tacite est un mécanisme de coordination extrêmement répandu dans les groupes de la vie quotidienne et dans les organisations sophistiquées. On passe son temps à décider et à agir en fonction de ce qu'on pense que l'autre déciderait et agirait et ces suppositions croisées produisent des décisions et des actions coordonnées. Ainsi placé devant un choix de candidats, un recruteur va opter pour la personne qu'il devine être la plus susceptible d'être acceptée par le responsable demandeur, en se disant en même temps que ce dernier concédera que le profil du candidat doit répondre aux exigences globales de l'entreprise, en termes de diplômes notamment. Sans se parler, le recruteur et le responsable se mettent d'accord sur un candidat. Le premier de la liste des propositions est souvent celui qui convient à tous. Autre exemple : dans tous les restaurants d'Amérique du nord, le service fait l'objet d'une négociation tacite entre le serveur et le client, avec comme point focal une somme arrondie proche de 15 % du prix.

6La communication tacite permet d'économiser énormément de temps et d'énergie. Si celle-ci n'existait pas, les acteurs passeraient leurs temps à s'écrire et se parler, à confirmer leurs déclarations et à en accuser la réception, etc. au détriment de la production elle-même.

7La meilleure preuve de l'étendue de la communication tacite est qu'on éprouve parfois le besoin de l'interdire. Elle est prohibée dans le cas où le risque d'échouer est élevé avec éventuellement de graves conséquences. Ainsi dans le pilotage aérien, pilotes et contrôleurs doivent dialoguer de façon explicite et confirmer la réception des messages, parfois épeler les mots et illustrer chaque lettre par un mot standard débutant par cette lettre, etc. Il en est de même dans des communications militaires en opération. Dans les coopérations internationales, où les repères sont différents, où on n'a pas l'habitude de travailler ensemble, les acteurs de ces coopérations considèrent qu'il est impératif de rédiger ensemble un compte-rendu de réunion, alors qu'habituellement au sein de chaque entreprise les intéressés n'éprouvent pas ce besoin systématiquement. Dans tel hôtel en Amérique du nord, alors que la rémunération du service des restaurants est traitée par négociation tacite, le service du restaurant en chambre est fixé explicitement sur la note, car le client pourrait penser qu'il s'agit d'un cas particulier où le service n'est pas dû et il faut lever l'ambiguïté. L'exception de l'écrit pour fixer le service confirme la règle du compromis tacite sur la base de 15 %.

8La coordination tacite par le point focal devient un instrument de négociation lorsqu'elle est utilisée dans le contexte d'un conflit. C'est le cas de tous les modes de communication. Les instruments de communication, quand survient la divergence des intérêts, deviennent des modes de négociation. Ainsi les gestes, qui sont un moyen de communication, deviennent en cas de conflit un instrument de négociation non négligeable. De même les conversations de couloir : mode répandu de communication ordinaire, c'est aussi un mode essentiel de négociation dans les situations de divergence d'intérêts. Le point focal est donc un mode banal de coordination, qui en cas de divergence d'intérêts, devient un système de négociation important. Et il peut être très structurant pour la négociation. Cela est vrai pour tous les modes de communication qui sont utilisés dans une négociation. Une négociation en anglais pauvre pratiqué par des non anglophones ne se déroulera pas de la même façon et ne produira pas le même compromis que cette même négociation menée par chaque acteur dans sa propre langue avec des interprètes.

La négociation tacite d'un point focal peut être préférée pour des raisons autres que l'économie de temps et d'énergie

9Nous avons souligné que la coordination implicite est un phénomène répandu car elle est très économique en temps et énergie. Toutefois la négociation tacite peut être voulue pour d'autres raisons.

10Un premier motif est de laisser le moins de traces possibles de la négociation. Par exemple, dans une relation de corruption, chaque « partenaire » va essayer de deviner, l'un la fourchette espérée par l'autre et l'autre la fourchette acceptable par sa victime, et le montant sera transmis discrètement. Il n'y a ainsi pas de traces écrites, pas de témoins. Le corrompu pourra même déclarer qu'il n'a rien demandé et la victime ne pourra pas dire qu'on lui a réclamé quoi que ce soit. Le billet discrètement glissé dans la main du policier corrompu est une négociation tacite pratiquée plus parce qu'elle est peu visible que parce qu'elle est rapide et simple. L'invisibilité du processus qui conduit au point focal peut être un avantage majeur.

11Un autre avantage de la négociation tacite est que le fait de deviner ce que souhaite l'autre fait partie intrinsèque de l'offre. C'est le cas du don assorti d'une surprise. Le fait d'offrir un cadeau en devinant le désir de l'autre sans avoir à lui demander son souhait augmente la valeur du cadeau. Les cadeaux pourraient être attribués chaque fois en demandant ce que l'autre souhaite. Mais la pratique sociale répandue consiste à deviner la demande. Le point focal acquière ainsi plus de valeur que l'accord explicite. C'est une façon économique d'élever le prix d'un échange. Parfois même c'est plus le processus tacite qui importe que son résultat. Ainsi un cadeau de faible valeur, mais correspondant exactement à une attente intense de l'autre, va acquérir un prix très élevé à ses yeux.

12Un troisième avantage de la négociation tacite vers un point focal est qu'elle permet de tenir deux discours, par exemple un discours officiel offensif et un discours tacite réaliste. Ainsi des syndicalistes d'opposition réclament bruyamment une augmentation générale des salaires de 10 %, alors qu'ils ne déclenchent pas de conflit ouvert sur l'augmentation d'un point au-dessus d'une inflation de 2 % que la direction décide d'accorder. La revendication explicite de 10 % démontre le niveau d'exigence des représentants, tandis que la négociation tacite des 3 % manifeste leur appréciation réaliste mais silencieuse que l'entreprise ne peut pas faire plus. L'intérêt d'obtenir 3 % en ayant revendiqué ouvertement 10 % est que la concession tacite de 3 % n'apparaît pas comme un compromis. Si on négocie explicitement en demandant $3,5$ % ou 4 % et qu'on obtient finalement $3,2$ %, ce $3,2$ % apparaît alors comme un accord.

13Ainsi la négociation tacite peut, accompagnée d'une communication explicite très éloignée du point focal, renvoyer la responsabilité du point focal à l'autre. Si moi et autrui devons nous partager 200 Euros sans communiquer, nous proposerons chacun de notre côté un partage moitié - moitié. Mais si d'avance j'annonce que je ne serai pas satisfait tant que l'autre ne m'aura pas accordé 3 000 Euros, les 100 Euros que l'autre m'attribue, parce que c'est le point focal incontournable de la négociation tacite, apparaîtra clairement comme un compromis ne pouvant me satisfaire. Le point focal comporte une puissante force d'attraction dont le rayonnement, gênant pour une des parties, peut être affaibli par elle à l'aide d'un discours adéquat préalable.

14Un dernier avantage de la négociation silencieuse et de son point focal est qu'ils engagent moins. On se met d'accord implicitement sur une solution évidente non écrite. Si, par la suite, il apparaît que cette solution n'est pas bonne, ou si l'un des acteurs veut la remettre en cause, cela sera plus facile que si la solution non écrite avait été explicitement négociée. Par exemple, dans telle coopération internationale, un des partenaires préfère parfois utiliser l'anglais international plutôt que sa langue maternelle avec un interprète. Il choisit cette solution parce que l'imprécision de l'anglais international mène à un négociation partiellement tacite et à des compromis simples, qu'il peut reprendre par la suite au prétexte de sa connaissance imparfaite de l'anglais. Si moi et autrui devons nous répartir 200 Euros sans communiquer, le partage moitié – moitié auquel parviendra cette négociation tacite pourra être davantage contesté par un des deux acteurs, que si ce partage résulte d'une discussion explicite.

15Dans ces deux derniers motifs qui rendent intéressante la négociation tacite, on voit que le discours joue à côté un rôle important. Un discours agressif préalable permet d'atténuer la force du point focal qui découle de la négociation tacite. Un discours imprécis (l'anglais international) ou décalé (déclarations répétées dans une négociation pour éviter la discussion explicite) permet d'obtenir une négociation tacite et son avantage, à savoir le caractère moins contraignant du point focal tacite. Il y a donc un jeu subtil entre l'explicite, le tacite et le point focal. Je parle violemment à côté de mon silence paisible afin que ce dernier ne soit pas interprété comme une adhésion totale. Ou je parle d'une façon telle que cela produit un dialogue de sourds, qui me permet de bénéficier des avantages de la négociation tacite.

La négociation tacite d'un point focal peut échouer

16Certes la négociation tacite peut déboucher sur un point focal. Mais il ne faut pas oublier les nombreux échecs possibles de la négociation tacite. D'où viennent ces échecs ?

17La faillite de ce processus peut provenir de l'existence de plusieurs points focaux. Les adversaires vont alors se tromper sur les attentes de l'autre. Si un couple se perd dans un grand magasin, chacun pense que l'autre va l'attendre à l'entrée principale et c'est là qu'ils se retrouvent sans avoir communiqué. Mais le grand magasin peut comporter deux entrées principales. Ou le mari peut penser que son épouse visitera le rayon mode et la femme penser que son mari l'attendra comme d'habitude au rayon librairie. Ce type de malentendu, qu'il faudrait appeler plutôt mal supposé, est d'ailleurs un thème important en littérature. Les erreurs de point focal dans la négociation ne sont pas rares. Ainsi la direction d'une filiale pense que les syndicats attendent une négociation salariale immédiate, avant celle de la maison mère, alors que les représentants imaginent que la direction locale va attendre le résultat des négociations centrales et bâtissent leur stratégie sur cette prévision. Cette divergence d'hypothèses crée des incompréhensions fortes. En fait, il y a deux points focaux de cadrage de la négociation : une négociation tôt, mais sans alignement automatique sur la maison mère, et une négociation plus tardive, mais avec comme référence l'accord de la maison mère. Chacun pense avoir bien deviné la préférence de l'autre, ce qui est faux.

18On peut rencontrer une situation où trois solutions évidentes, c'est à dire trois points focaux, coexistent. Prenons l'exemple de l'attribution du pourcentage d'augmentation individuelle annuelle aux cadres dans une entreprise. Les cadres, qui reconnaissent que leur performance a été dans la moyenne, s'attendent à ce que leur responsable hiérarchique leur accorde une augmentation égale au budget qui est de $4,3$ % de la masse salariale. Mais la hiérarchie estime que l'augmentation pour un collaborateur moyen se situe au centre de la fourchette des augmentations qu'on lui a prescrit (soit de 0 à 8 %), c'est à dire 4 %, et pense que son collaborateur raisonne comme lui. Quant à la direction générale, elle juge que l'augmentation correspondant à une performance moyenne doit être égale à l'inflation, à savoir $3,5$ %, et que hiérarchiques et collaborateurs pensent de la même façon. Il y a donc trois points focaux : $3,5$ %, 4 % et $4,3$ % et de nombreuses erreurs de négociation tacite en découlent. Un collaborateur qui reconnaît être dans la moyenne est ulcéré de recevoir 4 % au lieu de $4,3$ % et prend ceci comme une sanction. La direction générale est excédée de voir que les cadres qui se situent dans la moyenne perçoivent des augmentations supérieures à l'inflation. Avec trois solutions que l'un ou l'autre estime non seulement évidentes pour lui, mais évidentes aussi pour les deux autres, alors que ce n'est pas le cas, la négociation tacite ne fonctionne pas.

19Lorsqu'il existe deux points focaux, il est fréquent que l'un des deux soit une position où A est égoïste et B généreux et l'autre point focal la position où A est généreux et B égoïste (les termes égoïste et généreux sont utilisés pour simplifier le propos, mais ne doivent pas être pris ici avec la connotation morale et l'intensité qu'ils comportent dans le langage habituel). Si A et B choisissent sans communiquer le même point focal, par exemple A égoïste et B généreux, le mécanisme du point focal fonctionne correctement. Le problème est que, dans une négociation tacite, les acteurs vont avoir tendance à surestimer la dimension égoïste de l'autre plutôt que sa dimension généreuse. D'abord parce qu'ils sont dans l'inconnu et réagissent en privilégiant la sécurité : en supposant l'autre égoïste, je ne risque pas d'être déçu. D'autre part, comme il n'y a pas de communication, ils partent de l'idée réaliste du chacun pour soi. Par conséquent A va choisir le point focal B égoïste et A généreux et B optera pour le point focal A égoïste et B généreux. Reprenons l'exemple de deux époux qui se perdent dans un grand magasin, l'épouse se trouvant au rayon mode féminine et le mari au rayon librairie. Il y a deux points focaux. Le premier est de se retrouver au rayon mode où se situe l'épouse, le mari devant faire le trajet de la librairie vers le rayon mode (épouse « égoïste » et mari « généreux »). Le deuxième est de se rencontrer au rayon librairie et c'est cette fois l'épouse qui se déplace du rayon mode vers la librairie (mari « égoïste », épouse « généreuse »). Ils pensent se retrouver plus facilement ainsi qu'en allant vers un autre point comme une entrée principale (car il y a plusieurs entrées principales). Mais les deux conjoints vont par sécurité privilégier la solution où l'autre est « égoïste », c'est à dire la solution où son conjoint attend paresseusement que lui-même abandonne sa visite et vienne le rejoindre. Le mari se rend ainsi au rayon mode et la femme part vers le rayon librairie.

20Prenons le cas de cette nouvelle où un couple pauvre négocie en silence un échange de cadeaux. L'épouse possède de très beaux cheveux longs et le mari adore fumer la pipe. La femme vend ses cheveux pour offrir à son mari une tabatière et le mari vend sa pipe pour offrir à sa femme une résille pour ses longs cheveux. On retrouve le schéma du double point focal : chacun imagine le cadeau évident sans penser que l'autre pourrait être aussi généreux que lui-même, c'est-à-dire faire un sacrifice de même niveau. Le mari ne suppose pas que sa compagne pourrait se priver de sa chevelure comme lui se prive de sa pipe et l'épouse n'imagine pas que son compagnon pourrait se priver de sa pipe comme elle de sa belle coiffure.

21Ce schéma se produit entre syndicats et direction d'entreprise. Ce n'est évidemment pas le cas le plus fréquent. Mais cela peut arriver. Il s'agit d'une situation où se présentent deux solutions logiques. Une première, évidente, où la direction est peu conciliante et une seconde, évidente également, où la direction effectue une concession importante. La direction, en anticipant la négociation, opte pour la seconde solution logique de concession importante de sa part, car elle surestime la volonté de résistance de la part des syndicats. De leur côté, les militants n'imaginent pas un instant une position conciliante de la direction et s'attendent à une négociation tacite sur cette base. On aboutit alors à la situation absurde où la direction est décidée à effectuer une concession importante, mais ne peuvent la faire, car les syndicats, n'imaginant pas cela possible, ne la revendiquent pas et restent sur l'autre schéma logique.

22La faillite du processus peut en second lieu provenir tout simplement de l'absence de point focal : les adversaires ne peuvent pas négocier tacitement.

23L'absence de point focal peut être causée par le fait que, plus ou moins volontairement, la possibilité de point focal a été éliminée ou détruite. Par exemple, on demande à deux personnes, sans qu'elles puissent communiquer, de proposer un partage entre elles d'une somme de 200 Euros. Mais on leur interdit la solution 100 Euros à l'une et 100 Euros à l'autre. Elles seront alors bien incapables de trouver chacune de leur côté une solution commune. La possibilité de point focal a disparu. Encore plus simplement, si sans se parler elles doivent se répartir 207 Euros, la possibilité de centimes d'Euros étant exclue, cela produit une situation sans point focal.

24Cette situation n'est pas purement théorique. Dans une entreprise, le budget pour les augmentations individuelles des cadres est de $4,3$ % de leur masse salariale. Mais les responsables sont autorisés uniquement à accorder des pourcentages d'augmentation en points ou demi-points : 3 %, $3,5$ %, 4 %, $4,5$ %, 5 %, etc. Les responsables ne peuvent donc pas, dans leur négociation tacite avec leurs collaborateurs (il n'y a pas de discussion explicite sur les décisions d'augmentation), attribuer à un cadre de performance moyenne le pourcentage représentant le budget et qui est considéré par tout le monde comme l'augmentation moyenne. Le point focal a été interdit. Cette interdiction est d'ailleurs complètement intentionnelle. Il s'agit d'obliger la hiérarchie à être plus sélective en éliminant la solution de facilité du point focal. Et cette interdiction est mal ressentie par les cadres qui se positionnent à la moyenne en terme de performance et qui perçoivent 4 % au lieu de $4,3$ %.

25Un exemple de disparition de toute possibilité de point focal est la situation où toute solution de négociation a disparu. Les adversaires se sont placés dans une situation tellement conflictuelle qu'il ne reste même plus une évidence, une solution tacite, un précédent qui permettrait d'arrêter le combat sans merci. A la fin de la seconde guerre mondiale est arrivé un moment où les soldats allemands souhaitaient se rendre et les russes espéraient cela. Il n'était pas question alors de parlementer. Seule une négociation tacite de reddition aurait pu arrêter le carnage. Mais des deux côtés, ce point focal de reddition tacitement convenue avait été anéanti. Les allemands avaient commis tant d'atrocités en terre russe qu'ils s'attendaient au pire s'ils se rendaient. De plus, les Nazis punissaient par la peine de mort les tentatives de reddition dans l'armée allemande. De l'autre côté les russes auraient voulu que les allemands se rendent, mais se comportaient d'une façon qui n'encourageait pas la reddition. Le seul point focal qui restait, la reddition logique, évidente, avait disparu.

26En troisième lieu, l'absence de point focal peut résulter tout simplement de l'absence de relief. La configuration peut ne comporter aucune évidence, logique, précédent, chiffre rond pouvant faire office de point focal. C'est la situation de deux navires qui vont l'un vers l'autre mais sur des routes séparées d'une bonne distance. Comme la mer est uniforme, il n'y a pas de chemins combinés communs évidents qui ressortent. Il y a bien une règle de priorité bâbord contre bâbord. Mais à partir de quelle distance faut-il l'appliquer ? C'est en raison de l'absence de relief, donc de point focal potentiel, que beaucoup de collisions de navires se produisent sur des routes de non-collision. Faute de point focal, chacun se méprend sur les intentions de l'autre. C'est si vrai que les navires peuvent créer artificiellement un point focal. La jurisprudence stipule qu'un navire qui a entamé une trajectoire de croisement, même non réglementaire, doit la maintenir jusqu'au bout afin que l'autre bateau la « voit » bien et s'ajuste sur celle-là. Le changement de trajectoire maintenu, même aberrant, a créé un relief, un point focal sur l'étendue plane. De nombreuses situations de négociation de la vie quotidienne ou dans les organisations sophistiquées ne comportent pas de relief permettant d'identifier nettement un point focal (absence de précédent, absence de solution évidente, négociation qualitative excluant des chiffres ronds, etc.).

27Le célèbre dilemme du prisonnier pourrait être réinterprété sous l'angle de l'absence d'un point focal ou de la multiplicité des points focaux qui empêchent les acteurs de trouver une bonne solution. Chaque prisonnier, au lieu de mentir (ce qui est la meilleure solution pour les deux prisonniers) dénonce l'autre (c'est le choix le moins bon collectivement). Cette erreur est commise parce qu'il n'existe pas dans ce jeu une solution commune unique évidente. Chaque prisonnier est dans la plus grande incertitude concernant l'attitude de l'autre. Autrement dit, il n'y a pas de point focal ou il y en a plusieurs. Les prisonniers se trouvent dans une situation sans relief ou avec plusieurs reliefs. Ils sont comme deux navires sur la mer sans relief qui ne savent pas par où se croiser, parce que rien ne permet avec certitude d'anticiper la trajectoire de l'autre. L'épouse ne sait pas si son mari va venir la rejoindre au rayon mode ou si elle doit le retrouver à la librairie de la même façon que le prisonnier ne sait pas s'il doit mentir parce que l'autre va mentir ou s'il doit le dénoncer. Une situation sans point focal ou avec plusieurs points focaux est un dilemme et inversement. L'absence ou l'excès de point focaux dans la théorie du point focal et le dilemme de la théorie des jeux portent sur des configurations similaires.

Le point focal de la négociation tacite n'est pas obligatoirement une solution simple

28On donne généralement comme exemple de point focal des solutions simples : des chiffres ronds, pairs, remarquables, des figures géométriques élémentaires, des tracés géographiques évidents, etc. Mais, il ne faudrait surtout pas en déduire que le compromis tacite qui attire les adversaires comme une évidence est toujours simple. Pourquoi ?

29D'abord parce que le point focal est souvent un précédent et un précédent peut être compliqué. Un précédent compliqué mais fort peut faire office de solution évidence beaucoup plus qu'un partage simple et logique. Si deux acteurs ont l'habitude de se partager des gains à raison de 71 % pour l'un et 29 % pour l'autre (parce que l'un est le chef de l'autre par exemple), il est probable que chargés de proposer chacun de leur côté une répartition de 100 Euros entre eux, ils proposeront 71 Euros pour le premier et 29 euros pour le second.

30D'autre part, un point focal compliqué peut avoir davantage de succès qu'un point focal simple parce que la simplicité ne symbolise pas l'âpreté de la relation silencieuse. Par exemple dans telle entreprise, la négociation salariale comporte une part importante de discussion tacite. Elle débouche toujours sur des chiffres ronds d'augmentation salariale générale accompagnés de petites mesures très compliquées. Cela correspond à l'attente des syndicats qui ne pourraient pas vendre à leurs troupes uniquement des chiffres ronds, qui apparaissent trop comme le résultat de compromis pacifiques, alors que des solutions compliquées illustrent davantage un rapport conflictuel.

31En troisième lieu, pour diverses raisons, la référence peut être un chiffre compliqué qui sera plus évident ou logique qu'un chiffre rond ou un partage en deux moitiés égales. Supposons par exemple que le budget global des augmentations individuelles des cadres dans une entreprise soit de $4,3$ % et que les responsables aient la possibilité d'attribuer des augmentations individuelles dans une fourchette allant de 0 à 8 %. On pourrait penser que, pour quelqu'un se situant dans la moyenne et son chef, le point focal sera de 4 %. Le patron peut se dire que 4 % est acceptable et le subordonné moyen s'attendre à ça. Or le point focal n'est pas de 4 %, mais de $4,3$ % car c'est ce montant qui est dans toutes les têtes. En effet le personnel considère que l'augmentation moyenne n'est pas de 8 % divisé par 2, mais le budget, soit $4,3$ %. Quelqu'un qui pense mériter une augmentation médiane s'attend à percevoir $4,3$ % et sera ulcéré si on lui accorde 4 %, car cela symbolise un positionnement sous la moyenne. Et le hiérarchique qui s'attend à peu de réaction en attribuant la fourchette divisée par 2 commet une grosse erreur. C'est encore un exemple d'erreur potentielle de point focal : le responsable imagine 4 % comme solution implicite et le subordonné $4,3$ % et la différence psychologique entre les deux chiffres est considérable.

Une négociation peut être tacite sur certains points et explicite sur d'autres

32On observe une sorte de répartition des tâches entre la négociation explicite et la négociation tacite.

33Par exemple dans tel groupe, a lieu chaque année une négociation salariale à la maison mère, suivie de négociations salariales dans les filiales. Dans les filiales les syndicats et la direction ne discutent pas vraiment du taux d'augmentation. Les responsables de filiale savent que les syndicats s'attendent au même montant que dans la maison mère et n'accepteront pas un taux inférieur. Les représentants comprennent de leur côté que les filiales ne peuvent pas accorder des hausses supérieures à celle de la maison mère. L'augmentation de la maison mère est le point focal que tout le monde adopte tacitement. En revanche une négociation explicite très intense s'enclenche dans les filiales sur des mesures secondaires, de faible coût par rapport à la hausse générale de salaire. Ainsi l'enjeu principal est traité par la négociation tacite et les enjeux secondaires par la négociation explicite.

34Mais on peut rencontrer la situation inverse : l'enjeu principal est traité de manière explicite et l'enjeu secondaire de manière tacite. C'est le cas du service dans les restaurants en Amérique du Nord. Le prix du repas est explicite et le service est rémunéré tacitement sur la base d'un point focal de 15 % du prix principal.

35En fait ce n'est pas le caractère principal ou secondaire de l'enjeu qui va déterminer si la négociation va être explicite ou tacite. C'est l'existence d'un point focal puissant ou non. S'il existe sur l'enjeu principal un point focal dont le pouvoir d'attraction est très fort (comme, pour les filiales, ce qu'a négocié la maison mère), c'est le point focal de l'enjeu majeur qui l'emporte et la négociation est tacite sur l'enjeu majeur. En revanche, si c'est sur l'enjeu secondaire qu'existe un point focal puissant (comme l'habitude du service de 15 % en Amérique du Nord), c'est le point focal de l'enjeu annexe qui l'emporte et la discussion est tacite sur l'enjeu secondaire.

36On peut observer une autre répartition. La négociation procédurale est traitée par un processus tacite et la négociation substantielle par un processus explicite. Par exemple, sur un sujet concernant l'ensemble du groupe, directions et syndicats dans les filiales admettent, sans en discuter explicitement, que la négociation à l'échelon de la filiale se tiendra après celle de la maison mère mais à une date très proche néanmoins. En revanche, la négociation sur le fond se déroule de façon classique sur le mode explicite. Voici un autre exemple : sur certains sujets il est tellement évident qu'un accord signé n'est pas envisageable que les acteurs de la négociation sont tacitement d'accord pour que la conclusion des discussions se fassent sous la forme d'une note unilatérale de la direction. Laisser à la négociation tacite le soin de régler les procédures de négociation est toutefois assez dangereux, car les risques de méprise sont élevés avec des conséquences graves.

37Un schéma fréquent observé est la négociation tacite pour la préparation des négociations et la négociation explicite pour la formalisation ultime de l'accord ou du compromis. Une négociation tacite pourrait rester tacite jusqu'au bout. Le problème est que le compromis implicite d'une négociation tacite apparaît bien comme un compromis à ceux qui sont directement impliqués dans la communication tacite. Mais cela peut ne pas être évident à des personnes plus éloignées. Comment savoir que telle décision est un point focal pour les adversaires et non une décision arbitraire. Une rencontre formelle finale permet de faire reconnaître que le point focal est bien un point focal. Supposons deux personnes qui doivent proposer sans communiquer un partage entre elles d'un billet de 200 Euros, alors que l'une mérite aux yeux de tous plus que l'autre. Elles vont proposer un partage moitié-moitié, parce que, sans communiquer, c'est la seule solution évidente pour les deux personnes. Mais les personnes extérieures, qui ne savent pas que la répartition a due être faite de manière tacite, vont croire que la répartition est arbitraire. Seule une réunion entre les deux personnes officialisant la répartition tacite moitié-moitié permet de faire reconnaître que cette répartition est bien un compromis. Telle direction d'entreprise passe un temps considérable à imaginer la hausse générale de salaire, qui sera reçue comme acceptable par les représentants et le personnel, et généralement y parvient. C'est de la négociation tacite. En revanche elle tient absolument à ce que l'augmentation décidée soit ultimement débattue puis annoncée dans une réunion paritaire, alors que les syndicats n'acceptent pas d'entrer dans un processus d'accord signé. La réunion paritaire de conclusion permet que le point focal n'apparaisse pas comme une décision purement unilatérale (et les militants d'opposition font tout en réunion et après pour que le point focal soit reçu comme une décision unilatérale et arbitraire, sans toutefois déclencher les hostilités). L'employeur cherche à faire comprendre que le point focal est bien un compromis. Les militants cherchent eux à souligner que ce n'est pas un compromis, tout en l'acceptant plus ou moins. Il n'en reste pas moins qu'il s'agit bien d'un point focal résultant d'une négociation tacite.

Conclusion

38Une première conclusion à tirer de ces observations est que négociation tacite et négociation explicite sont étroitement liées. Les deux processus possèdent chacun des avantages et des inconvénients. La négociation tacite présente comme avantages une obligation moins forte vis-à-vis du compromis et donc plus de souplesse, la moindre visibilité du processus, la rapidité, la commodité. Les limites sont la contrepartie de ces avantages : l'absence de formalisation, un engagement plus faible vis-à-vis du compromis, la possibilité d'erreurs. Les avantages de la négociation explicite sont évidents : possibilité de mieux se comprendre, force symbolique de la rencontre effective, visibilité plus grande pour les acteurs extérieurs, formalisation du compromis (même s'il n'est pas écrit, il reste souvent des traces). Les acteurs actionnent simultanément ou de façon séquentielle ces deux processus en fonction des sujets, du contexte et des tactiques. La négociation explicite est la poursuite de la négociation tacite par d'autres moyens et inversement.

39La seconde conclusion est que la négociation tacite, pour fonctionner, suppose l'existence d'un point focal potentiel. Pour cela, il faut une culture partagée permettant de voir de chaque côté la solution évidente, une structure de solutions potentielles laissant surgir clairement une solution en relief et un relief qui ne comporte pas plusieurs solutions saillantes. Ces conditions ne sont pas toujours réunies. Pour un étranger qui ne connaît pas la culture nord-américaine, le montant du service dans les restaurants n'est pas évident alors que le serveur s'attend à un chiffre rond aux environs de 15 % et n'imagine pas que son client ne connaisse pas ce point focal. Nous avons vu que pour l'attribution d'une augmentation individuelle à un cadre, il pouvait exister trois solutions évidentes dans la discussion tacite. Cela va jusqu'aux acteurs extérieurs à la négociation tacite. Si un point focal n'est pas compris en dehors des deux partenaires de la négociation, il ne sera pas interprété comme un compromis à l'extérieur. La négociation tacite suppose un contexte contenant une solution en relief potentiellement partagé, et ceci par un ensemble plus large que celui des deux adversaires.

Notes

  • [1]
    Courriel : chmorel@club-internet.fr
  • [2]
    Thomas Schelling, The Strategy of Conflict, Harvard University Press, 1960.
  • [3]
    Erhard Friedberg (Direction scientifique), A la recherche de l'organisation : CD Rom, Tome 1, 2001

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