NECTART 2021/2 N° 13

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Article de revue

Recentrer notre coopération culturelle internationale sur la créativité locale

Pages 84 à 100

Notes

Encore nourrie du principe de la grandeur de la culture « nationale » forgé à l’époque gaullienne, la stratégie de la diplomatie culturelle française doit être repensée. Non plus sur la base de relations « culturelles » bilatérales mais vers une coopération internationale éco-responsable qui doit investir à long terme dans l’humain, l’innovation, la dignité et le respect des nouvelles générations.

1L’examen des relations culturelles internationales de la France peut être utilement éclairé par une rapide analyse des stratégies que celle-ci met actuellement en place dans les pays du Golfe et des décisions qui en découlent [1].

2Chacun des membres du Conseil des pays du Golfe a conçu une stratégie de développement à long terme qui lui est propre (Bahrain Economic Vision 2030, Kuwait Vision 2035, Qatar National Vision 2030, Oman Vision 2040 et Saudi Vision 2030), les Émirats arabes unis présentant pour leur part des démarches spécifiques pour chacun de leurs membres (Abu Dhabi Vision 2030, etc.).

3Ces stratégies affichent avant tout des objectifs généraux. Par exemple, Saudi Vision 2030 est le cadre stratégique principal défini par le prince Mohammed ben Salmane en avril 2016 pour réduire la dépendance au pétrole de l’Arabie saoudite, diversifier son économie et développer certains secteurs publics tels que la santé, l’éducation, les infrastructures, les loisirs ou le tourisme. Ces objectifs visent entre autres une augmentation du commerce international non pétrolier, ainsi que la promotion d’une image plus « douce », plus « séculière ».

4Afin d’élaborer ces stratégies, les pays du Golfe font appel à des firmes internationales de consultance en management qu’ils rémunèrent en dizaines de millions de dollars, pour des contenus qui sont souvent le fruit d’un « recyclage » d’études similaires vendues à leurs voisins, avec quelques adaptations au contexte local et quelques contributions d’experts sur des sujets ponctuels. Étant donné que de nombreux officiels des administrations royales ont un vécu professionnel au sein de ces firmes, il existe une certaine « consanguinité » (sans aller jusqu’à parler de conflit d’intérêt), qui renforce ainsi la standardisation des processus et l’utilisation d’un jargon souvent opaque pour les non-initiés. D’ailleurs, la formulation des rapports d’évaluation, soumise à un attirail pléthorique d’indicateurs clés de performance (key performance indicators ou KPI), s’avère souvent au final éloignée de la réalité et des besoins du terrain.

5Dans le foisonnement de ces stratégies nationales, la culture n’est pas exclue des priorités. Le dernier pays à s’impliquer dans ce domaine est l’Arabie saoudite, qui a créé douze nouvelles commissions culturelles début 2020 : littérature, édition et traduction, mode, cinéma, patrimoine, architecture et design, arts visuels, musées, théâtre et spectacle vivant, librairies, musique, arts culinaires. On notera que ces commissions innovent peu dans leurs recommandations, reproduisant surtout des initiatives anciennes : construction de musées par des architectes stars, fondation de prestigieuses (et coûteuses) biennales affichant des artistes internationaux, mise en place de partenariats bilatéraux favorisant un investissement en direction du tourisme de masse, etc.

6On peut en définitive s’interroger sur la réussite à long terme de ces stratégies nationales dans le Golfe, puisqu’elles ne mettent pas l’accent sur l’émergence d’une « nouvelle créativité » locale ou un développement culturel dans toutes les couches de la population.

Des artistes immigrés en augmentation

7N’ayant pas ou guère investi dans l’éducation aux industries culturelles et créatives (ICC), les royaumes du Golfe se trouvent aujourd’hui confrontés à un manque de professionnels au sein de leurs populations d’origine qui les oblige à faire venir des artistes et des opérateurs culturels étrangers. En Arabie saoudite, les projets massifs de parcs ou de réserves à thème (Al-’Ula [2], grand comme la Belgique, ou encore Neom, une zone franche touristique et de loisirs limitrophe de l’Égypte), de musées, de biennales, etc. en cours de réalisation vont nécessiter la présence de nombreux spécialistes du monde créatif (et récréatif). De surcroît, poussés par l’impératif de sécuriser à long terme leur place sur l’échiquier des industries du contenu (qui est et sera un secteur économique mondial de premier plan dans l’ère post-pétrole), les pays du Golfe – ainsi que les entreprises qu’ils abritent – vont être rapidement contraints de se doter d’une « force de frappe » créative, actuellement insuffisante au sein de leurs populations d’origine. En conséquence, dans les ICC comme dans d’autres pans de leur économie, ils procèdent à l’« invitation » de talents issus d’autres pays du monde arabe (Maroc, Liban, Égypte), mais aussi du sous-continent indien, de l’Afrique sub-saharienne, voire de certains pays européens, balkaniques en particulier, qui y émigrent aujourd’hui en quantité notable.

Le contexte historique des relations culturelles internationales de la France

8Dans ce contexte, on peut s’interroger sur la doctrine actuellement appliquée par les autorités françaises en termes d’échange culturel bilatéral avec les pays du Golfe.

9À partir d’un point de vue forgé au fil du temps sur le terrain, il est possible d’identifier trois périodes successives qui ont permis d’aboutir à cette situation géopolitique.

101) La création du ministère de la Culture français en 1958 a été concomitante de la fin de l’Empire colonial, de la sortie du commandement intégré de l’Otan, de la résistance au volet culturel du plan Marshall (Hollywood…). Ce nouveau ministère est venu remplacer l’ancienne Délégation aux Beaux-Arts qui dépendait du ministère de l’Éducation nationale, ce qui a eu pour conséquence d’entraîner un amenuisement de l’approche socioculturelle (éducation populaire), mais aussi, par effet domino, de la mission d’accompagnement du développement culturel des pays extérieurs à l’Europe, dont il convient de rappeler qu’elle est originellement inscrite dans les statuts de l’AFAA, ancêtre de l’Institut français. Celle-ci s’est progressivement effacée au profit de la mission de rayonnement de la culture française, du déploiement de ce qu’on appelle désormais la « diplomatie culturelle », soumettant incidemment cette mission à des objectifs de communication et de soutien à la conquête de marchés extérieurs (armement, automobile, etc. inclus), mais aussi à l’affiliation francophone des futures élites de nos anciennes colonies.

112) Au moment de la montée en puissance de la construction européenne, cette stratégie très « gaullienne » (que l’on peut comprendre dans le contexte d’alors) d’une image « nationalisée » de la culture de la France exposée au monde s’est retrouvée en porte-à-faux avec les objectifs européens de « fédéralisation relative », perçus au plus haut niveau de l’État comme une menace que ferait peser l’inévitable montée en puissance de l’Europe des régions sur l’Europe des nations.

12Cela explique la levée de boucliers des représentations nationales françaises des professionnels de la culture lorsque certains réseaux européens ont tenté de faire modifier, sans résultat, la règle de l’unanimité en matière culturelle lors de la négociation du traité de Maastricht. Une réaction d’un autre âge…

13De là, probablement, la tension, sourde mais réelle, qu’a provoquée la volonté grandissante de certaines autorités locales françaises (grandes villes, euro- régions) de maîtriser leur propre parcours « international », y compris culturel, en s’affranchissant de la politique étrangère nationale, régalienne s’il en est. Au passage, il n’est pas inintéressant de comparer à tous ces égards les différences d’approches stratégiques du Goethe-Institut et de l’Institut français.

143) La troisième période de cette évolution, dramatique pour les opérateurs culturels et les jeunes artistes, est le raz-de-marée provoqué par la globalisation des contenus. Bien que lourde de menaces, celle-ci a au moins eu le mérite de remettre à plat la compréhension de qui tient désormais le joystick et les cordons de la bourse en matière de culture. Sur le champ de bataille des industries du contenu, certains changements radicaux sont brutalement apparus, exposant des symboles forts.

15Par exemple, sur Netflix, les plus gros succès commerciaux du jour ne sont plus d’origine anglo-saxonne, mais des productions hispanophones portées par des compagnies de cette aire linguistique. Aujourd’hui même, le premier succès commercial de musique populaire aux États-Unis, devant toutes les stars nationales, est un boys band coréen produit par une société coréenne. Inimaginable en 2015…

16De même, la production des échanges culturels mondiaux est aujourd’hui grandement portée par les réseaux sociaux et ceux qui en contrôlent les « tuyaux de distribution » : GAFAM, mais aussi fonds d’investissement, multinationales diverses, ainsi que, ne l’oublions pas, de nombreuses officines d’État chargées de la surveillance permanente et de la manipulation des réseaux sociaux, dont il serait naïf de croire que seuls les États totalitaires étrangers ont l’apanage. Ces multiples « acteurs » deviennent donc des « idéologues », assumés ou non, pour le pire plus souvent que pour le meilleur [3].

17Enfin, à côté des grandes agences de coopération culturelle européennes traditionnelles [4], on voit émerger de nouvelles nations [5] promptes à mettre en place des « diplomaties culturelles » offensives, voire agressives, cachant à peine leurs objectifs politiques et commerciaux. Qu’on les déplore ou non, ces tendances sont factuelles et irrévocables. Si l’on souhaite rester un « influenceur » résiliant dans la « sono planétaire », il faudra non seulement « faire avec », mais aussi « faire autrement ».

Le « grand virage »

18Au moment où se profile la douloureuse mais indispensable refonte de la gouvernance mondiale, il est urgent d’affiner nos définitions de la « globalisation » : face aux grands défis planétaires, aucun pays n’est en mesure de trouver seul les solutions, inenvisageables sans le « vivre ensemble » et le respect de la diversité culturelle qui en seront des clés incontournables. Une bonne et respectueuse coopération culturelle internationale en dépend.

19Si celle-ci doit être un enrichissement mutuel et équitable, la contribution des cultures francophones sera d’un grand bénéfice, car elles portent des savoir-faire créatifs, des méthodologies, des écoles d’artistes, une « archive universelle » dont la disparition serait catastrophique pour l’humanité, tout autant que celle des bouddhas de Bâmiyân, des divinités préislamiques du Moyen-Orient ou des tambours sacrés des Saami.

20Il apparaît que la condition de leur sauvetage passe par une déconnexion franche de la « diplomatie culturelle ». Non pas que la légitimité des diplomates doive être remise en cause : leur rôle reste indispensable et précieux dans la résolution pacifique des conflits. Toutes les approches dont ils disposent, y compris celle de la culture, sont légitimes. Mais les premiers concernés par la coopération culturelle internationale ne devraient-ils pas être les professionnels de la culture et des arts ?

21Rappelons que la France des Lumières est un ardent promoteur de la Convention de 2005 de l’Unesco sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, et bien entendu de la Déclaration universelle des droits humains [6]. À cette aune, avant d’entamer des relations « culturelles » bilatérales avec tel ou tel régime plus ou moins autoritaire à des fins qui n’ont rien ou peu à voir avec la culture, il est urgent d’interroger publiquement les termes et stratégies de notre coopération culturelle internationale, de repenser « notre langage », « notre mission », d’investir à long terme dans l’humain, l’innovation, la dignité et le respect des nouvelles générations.

22En matière de stratégie nationale ou européenne, il apparaît aujourd’hui inévitable que seul un investissement éco-responsable (éco-logique et éco-nomique) sur le long terme, affichant des indicateurs d’impact acceptables et durables, peut s’appliquer aux échanges culturels internationaux.

23Sur le front des nouvelles générations, justement, sommes-nous sûrs de ne pas perdre du terrain auprès de la jeunesse des pays dits en voie de développement, celle-là même qui est le vivier des ICC, incomparable démographiquement avec celle de la Vieille Europe ? Malgré l’époustouflant dessin de Jean Nouvel, le Louvre Abu Dhabi (qui le visite ?) inversera-t-il cette marée descendante ? Quelle est sa finalité, s’il n’est pas qu’un paravent pudique masquant d’autres objectifs immédiats bien peu culturels, ou qu’un outil du tourisme de masse ?

Quelques propositions de partenariats culturels entre les pays du Golfe et la France et/ou l’Europe

24Si nous voulons sauver le miracle de la riche diversité culturelle du continent européen, la mettre à disposition du monde sans arrogance, comme une ressource partagée, la déconnecter le plus possible de ces exécrables calculs de l’« immigration sélective », pillage de cerveaux créatifs aussi honteux que celui des matières premières, nous devons être capables de mettre sur la table des « contre-propositions » pertinentes, durables – loin du « top-down » de nos ingénieurs, qu’ils soient culturels ou pas –, basées sur l’écoute générale des praticiens et des « fans » (le mot « consommateurs » serait ici insultant).

25Cela prendra du temps, des alliances et des coopérations bien au-delà des frontières nationales, bien au-delà de la seule excellence artistique française, bien au-delà de la défense de la Francophonie, bien au-delà du réflexe jacobin de la souveraineté nationale. En particulier, c’est avec cet instrument rénové qu’une coopération digne et fructueuse avec les royaumes du Golfe pourrait se déployer.

26Un compagnonnage culturel fructueux et durable entre la France et/ou l’Europe et les pays du Golfe pourrait prendre les contours suivants, sous forme de pistes de réflexion :

27– Un réseau d’espaces de co-travail à l’usage des jeunes créatifs du Sud global

28Le Sud global (l’hémisphère Sud) laisse entrevoir son immense potentiel en termes de créativité. Il sera un jour ou l’autre le centre du monde, il est déjà au cœur de toutes les convoitises. En déplaçant notre stratégie vers une vision de long terme, plus humaniste et plus fine, mais aussi plus « rentable », l’exceptionnel réseau des Instituts français serait idéal pour constituer un espace de travail global, un coworking space mondial, au service de la jeunesse de ces populations. Il serait judicieux de lui adjoindre un programme de mobilité (échange de collaborateurs, réunions de réseaux, marchés de producteurs, partage de ressources…), sans détermination de langue ou de nationalité. L’avancée philanthropique et économique d’une telle initiative serait avantageusement portée par un consortium Europe/pays du Golfe.

29– « Notre banque » : un crédit mutualisé et de nouveaux procédés financiers

30La plupart des porteurs de projets artistiques et culturels dans les pays dits émergents rencontrent d’énormes difficultés dans leurs relations avec le secteur bancaire. Le rapport de l’opérateur à la banque que l’on connaît en Occident n’est pas applicable dans ces pays. Beaucoup ne peuvent ouvrir de compte en banque. Ils sont donc soumis au système souvent « instrumentalisant » des subventions du régime ou, à défaut, des aides étrangères. Il apparaît urgent de rénover/autonomiser la question de l’accès au crédit, qui pourrait s’imaginer mutualisé, et soutenu en amont par un fonds abondé par les pays du Golfe et la France/l’Europe. Des modèles existent dans d’autres secteurs que celui de l’économie culturelle et créative. Adaptons-les.

31– Une plate-forme d’éducation artistique en ligne

32L’observation des industries du contenu montre que l’éducation en ligne devient un des premiers champs de bataille globaux. La raison en est simple : de plus en plus de pays « pauvres » n’ont plus les moyens d’assurer une éducation publique de qualité et renvoient leurs citoyens vers des offres privées d’éducation en ligne, coûteuses pour les usagers, économiques pour ces États. Cette « éducation » est souvent de qualité moyenne, voire médiocre, et ces plates-formes brillent par la rareté voire l’inexistence d’une proposition d’éducation artistique. Une plate-forme virtuelle dédiée à l’éducation artistique des jeunes populations du Sud global présenterait des avantages multiples et durables. Elle pourrait être financée par la France/l’Europe et les pays du Golfe.

33– Une plate-forme globale d’archivage

34Comme dans le reste du monde, la conservation des narratifs, rapports, etc. des productions artistiques et culturelles du Sud global est déficiente. Quand ils ne sont pas détruits, la plupart des rapports d’activité finissent sur des étagères où personne n’ira les lire. Il en résulte une perte inestimable de savoir-faire, d’expérience, dilapidant de ce fait des ressources financières importantes (et souvent publiques). Il est urgent qu’un système efficace et collaboratif se mette en place. Des tentatives sont à l’œuvre, comme par exemple la plate-forme Global Grand Central [7]. Mais un tel outil se doit d’être le plus possible exhaustif, contemporain et fiable, ce qui suppose des coûts en ressources humaines et maintenance. Ici aussi, un engagement conjoint serait du meilleur effet.

35Même si elles n’utilisent pas les mêmes langages et approches que leurs aînés, il serait risqué de penser que les jeunes générations, en particulier celles du Sud global, considérablement plus nombreuses et de plus en plus éduquées, ont une vision naïve et peu élaborée des rapports de force qui orientent le futur de la planète. Aujourd’hui, même si elles sont écartées des cercles du pouvoir, elles prennent acte et rien ne leur échappe. Nous aurons des comptes à rendre. Comme chacun sait, les révolutions et les échéances commerciales ne suivent que très rarement la même horloge.

36Le « vivre ensemble » dont la France s’honore d’être un des hérauts, qui passe forcément par le respect de la diversité culturelle, pourrait avantageusement côtoyer/remplacer l’« exception culturelle française », de plus en plus incomprise par les non-francophones, irréversiblement majoritaires dans la jeunesse des pays du Sud. Il pourrait devenir un objectif noble et global proposé par la France et/ou l’Europe. Paradoxalement, il pourrait à terme être du meilleur effet pour la visibilité du monde francophone. Le geste aurait du panache. C’est un choix public, qui ne dépend pas des agences internationales de consulting.


Date de mise en ligne : 13/07/2021

https://doi.org/10.3917/nect.013.0084

Notes

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

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