Notes
-
[1]
Gabriel Tarde, L’Opinion et la foule et L’Opinion et la conversation, cité dans le mémo ci-contre. Les passages suivants se rapportent à cet ouvrage.
-
[2]
John Dewey, Le Public et ses problèmes, cité dans le mémo ci-contre.
-
[3]
René Berger, « Pour une écologie visuelle. Les défis et les paradoxes de l’art vidéo », dans Les Mass Media et l’éducation visuelle, colloque, Ciedart, San Giorgio Maggiore, Venise, 1-2 mars 1975.
-
[4]
Georg Simmel, Sociologie et épistémologie, cité dans le mémo ci-contre.
Devenus la norme à l’occasion des confinements et de la généralisation du télétravail, les échanges en « distanciel » viennent rappeler que les progrès techniques de communication et l’intelligence globale ne suivent pas forcément la même courbe, et que la conversation, par son « langage corporel » et son pouvoir de socialisation, reste indispensable à l’activité humaine.
1La communication à distance fait partie de l’histoire des communications interhumaines. Autrefois, on recourait aux récits de voyageurs, aux lectures publiques, aux correspondances innombrables et aux placardages, puis aux journaux. Il y a eu aussi les coursiers, les porteurs de bonnes et de mauvaises nouvelles, le télégramme, la conversation téléphonique. Le sociologue Gabriel Tarde, dont on connaît la contribution précoce à l’émergence de la sociologie de la communication et de la notion de réseau, avait placé ces modes de communication qui annonçaient les médias de masse dans une série continue dont le développement progressif lui semblait propice à l’épanouissement de cette forme d’intelligence collective qu’il appelait l’esprit social ou l’Opinion publique mondiale avec un « o » majuscule [1]. L’émission radiophonique avait eu pour ancêtre le journal, une « lettre publique », qui elle-même avait pris le relais des correspondances dont le volume avait toujours été impressionnant. Peut-on croire aujourd’hui que les échanges via les technologies de l’information et de la communication (TIC) appartiennent à cette même lignée qui place l’humanité sur le chemin de son émancipation finale ?
2Face aux nombreuses occurrences de désinformations et de mensonges dont on sait désormais qu’ils convainquent en gros cinq fois plus que les vérités établies, il y a lieu d’en douter. Fake news d’un côté, associations de malfaiteurs via les réseaux sociaux de l’autre, à quoi s’ajoutent des méthodes éprouvées de suppression ou au contraire d’instrumentalisation rentable des données, ainsi que les usages maîtrisés du piratage, de la publicité et de la propagande à des fins commerciales ou politiques, tout cela fait penser que le progrès technique de la communication à distance et l’intelligence globale évoluent en sens contraire. Le développement linéaire qu’avait imaginé Gabriel Tarde serait démenti par les faits. Loin de mener à la spiritualisation des publics, que l’auteur opposait aux caractéristiques physiques des foules de gens au coude à coude susceptibles d’être emportées collectivement par la joie ou la colère, la communication à distance inscrirait les mondes virtuels dans la dynamique d’un passage à l’acte dont les responsables seraient galvanisés par des échanges hors sol, et prêts à tout.
3En fait, à la lecture de Gabriel Tarde, on prend conscience d’une variable que les inconditionnels des TIC ne considèrent généralement pas. Si le sociologue loue en effet le développement de relations virtuelles, en particulier parce qu’elles prémunissent contre l’emballement psychologique des foules et l’isolement mortifère des individus, c’est dans la mesure où ces dernières, loin de se substituer aux relations directes, de bouche à oreille, jouent au contraire le rôle de phases préparatoires à une rencontre effective. C’est dans la conversation en face à face, ce « facteur de l’opinion le plus continu et le plus universel, sa petite source invisible qui coule en tout temps et en tout lieu », que se trouve le site de l’accomplissement final des relations virtuelles. À défaut d’une conversation, les informations à distance restent ce qu’elles sont, des bribes de l’environnement invisible sans lien les unes avec les autres, au mieux un petit morceau d’information, au pire un excitant ponctuel qui renvoie le lecteur à lui-même. Afin que la presse et, plus généralement, les objets de la communication à distance soient d’une utilité sociale quelconque, il leur incombe non pas de véhiculer des contenus voués à se déverser dans un esprit passif, mais de proposer des matériaux suffisamment élaborés pour prévenir à la fois le délire et l’absolutisme. Former l’opinion, comme la presse devrait le faire, consiste à susciter la réflexion, la critique, l’imagination interprétative. Ce rôle, ce sont les conversations au sujet de la nouvelle du jour qui se tiennent au coin de la rue, au salon, dans une boutique, au café, qui l’assurent. C’est ainsi que l’opinion irréfléchie et subjective mute vers l’opinion réellement publique d’un public mature, du fait même que ses membres pratiquent ce « dialogue sans utilité directe et immédiate » et libre et égalitaire (par contraste avec un dogme, un ordre, un culte religieux) qu’est la conversation ordinaire.
4Il se trouve chez le grand philosophe de la démocratie, John Dewey, une conviction similaire. Dans les dernières lignes de son ouvrage Le Public et ses problèmes (1927), après un grand détour par la description de l’interdépendance humaine planétaire, l’enquête sociale, la définition des problèmes publics y compris au niveau mondial, Dewey appelle au « retour » à la « communauté locale », car c’est là, selon lui, que « la richesse intellectuelle transmise et cumulative de la communauté » s’incarne dans les relations interpersonnelles, ce qui est le fondement le plus sûr de la démocratie. Et il conclut : « Comme le disait Emerson, nous reposons au sein d’une immense intelligence. Mais cette intelligence restera assoupie, et ses communications brisées, inarticulées et défaillantes, tant qu’elle ne se développera pas au sein de la communauté locale » [2].
5À partir du moment où le « distanciel » est offert ou imposé comme un substitut du « présentiel », tout change. Un large éventail de troubles et de dysfonctionnements se déploie. Certains, comme la « Zoom fatigue », l’insomnie, la fonte des muscles, le sentiment d’isolement, le décrochage, l’anxiété face à la multiplication des contacts oculaires, ou encore l’effet miroir de la visio-conférence qui dégrade l’estime de soi, ont déjà fait l’objet d’analyses passionnantes. Sans aucune exhaustivité, je voudrais pointer ici ce qui découle de la mort de la conversation, dont on peut penser qu’elle associe utilement le civisme, la sociabilité et la culture démocratique.
6C’en est d’abord fini de la qualité de compréhension mutuelle qui provient de la combinaison entre la fonction de mise en contact du langage (ou fonction phatique), que la conversation ordinaire met en exergue, et la fonction d’information. Les études concernant l’importance du langage intercorporel et de la contextualisation physique des prises de parole convergent vers le constat d’une dégradation de la compréhension mutuelle et de la faculté d’apprendre quand les interactants sont à distance. Les efforts qu’ils font pour pallier l’absence de signaux émis par l’intermédiaire du langage non verbal, en se mettant en position de guetteur face au moindre détail éventuellement utile, expliquent d’ailleurs une partie de la fatigue nerveuse et de l’anxiété dont beaucoup se plaignent. Le rôle du « langage corporel » et des gestes, la chimie étrange des corps, les mimiques, les petits ajustements auxquels recourt le locuteur s’il perçoit l’ennui ou l’incompréhension de son interlocuteur, tout cela procède de micro-perceptions indispensables à la création des conditions optimum d’information et de formation.
7Les relations normales avec l’expérience de l’égalité sont elles aussi impactées. D’un côté, l’impossibilité d’empiéter même légèrement sur la parole d’autrui et de mener une discussion commune via des plates-formes telles que Zoom, Teams ou Meet témoigne peut-être moins d’une limitation technique que d’une politique sous-jacente de contrôle des échanges. Les prises et les tours de parole dépendent d’un meneur de jeu dont le pouvoir est autrement plus étendu qu’en situation de co-présence, et les locuteurs savent qu’ils n’en contrôlent qu’une partie. Si, comme l’enseignent les méthodes de communication non violente (CNV) issues de Marshall Rosenberg, les discussions à plusieurs sont d’autant plus fructueuses que les participants décident de leur organisation et s’arrangent pour qu’elles se déroulent correctement en s’ajustant les uns aux autres, les rencontres en « visio » délèguent ces tâches à un logiciel dont la logique de distribution de parole dépend de choix auxquels ils n’ont jamais participé et qui s’imposent à eux de l’extérieur, de manière tout aussi autoritaire que ce à quoi l’administrateur de la réunion est techniquement autorisé.
8D’un autre côté, à l’intérieur de la sphère hiérarchique du design des applications de visio-conférence règne parfois – beaucoup s’en plaignent – une sorte d’égalitarisme nivelant qui, s’il apporte des avantages dans le cadre de luttes contre un pouvoir inique, grippe gravement les situations fondées sur des relations de confiance/autorité comme celles qui prévalent dans l’enseignement, la médecine, la justice. Or, ce sont là les domaines à la fois les plus constitutifs de la vie démocratique et les plus menacés par la pérennisation de la communication à distance (le gain économique étant considérable). Ainsi, de nombreux enseignants notent une dégradation des relations d’autorité au profit d’une revendication de symétrie par des élèves de plus en plus désinvoltes face à ceux qu’ils perçoivent comme les représentants d’une culture « officielle » et conservatrice, qui plus est renforcée par un dispositif à distance favorable au monologue, à laquelle ils opposent la culture technologique et médiatique directement accessible sur l’Internet. Une fois réduits à la dimension de petites vignettes dont il est loisible de disposer à sa guise, les participants ne peuvent évidemment plus bénéficier des effets de la présence physique comme régulateur des interactions sociales. Les crises d’autorité et les moments d’irrespect se multiplient d’autant mieux qu’aucun contre-pouvoir tangible ne parvient plus à s’exercer.
9Il ne faudrait pas sous-estimer en parallèle l’effet déréalisant du passage par l’image. Comme l’a précocement analysé le philosophe et sémiologue René Berger, si le « milieu visuel » est « dictatorial », c’est que les images se « branchent directement sur les sens », court-circuitant toute réflexion. Le monde de l’image est un monde « visqueux » dans lequel le spectateur s’abîme, victime du phénomène de « téléfission » propre à la « médiasphère » [3], ce qui l’amène à perdre contact tout autant avec lui-même qu’avec le monde réel. Faute de critères tangibles, la distinction entre le réel et le fictif – dont on connaît bien le développement sous la forme de fake news, révisionnismes en tout genre, manipulations de vidéos dont le présent coïncide mécaniquement avec celui du spectateur – tend à s’effacer. Le rapport à l’image qui fonde la relation spectacle-spectateur s’infiltre insidieusement dans la communication via les TIC qui, contrairement à l’écoute de la voix, accorde une importance déterminante au rétinien. C’est d’ailleurs pour éviter l’effet paralysant de la relation à l’image que les spécialistes actuels recommandent de couper le plus possible les caméras et de donner une plus grande place à l’écoute, toujours plus active et attentive, en recourant aussi à un casque, voire en dissociant dans l’espace de la pièce où l’on se trouve l’image de la source d’émission des sons.
10Finalement, par contraste criant avec la conversation en face à face, les utilisateurs des TIC perdent en grande partie la faculté d’improviser. Dans la vie ordinaire comme au travail ou ailleurs, il y a sans cesse à faire face à des événements inattendus qui perturbent les interactions en cours. L’art de maintenir ces dernières tout en minimisant les éventuelles interruptions, qui est massivement pratiqué dans le domaine du spectacle vivant, requiert un ajustement in extremis à la nouvelle situation, une conduite attentive et plastique, une rapide mobilisation du répertoire le mieux approprié, une bonne dose d’humour. La conversation, du fait même de son caractère informel et adaptatif, permet de réparer le fil de l’échange au fur et à mesure qu’il se rompt. Le philosophe Georg Simmel, par exemple, a ainsi subordonné les stratégies grâce auxquelles la conversation perdure au maintien d’une situation dans laquelle chacun se sent à l’aise [4].
11Il n’y a rien de tout cela dans les visio-conférences. La formalisation technique et ritualisée des prises de parole empêche à la fois l’improvisation créatrice, qui accompagne les conversations libres et informelles, et l’improvisation pratique qui consiste à surmonter élégamment un obstacle. L’humour en particulier, cela a été beaucoup remarqué, en disparaît aussi sûrement que la possibilité de suppléer au dysfonctionnement de la technologie, dont il est inévitable en l’état actuel des choses que les utilisateurs souffrent à un moment ou à un autre. Or, face à une défaillance technique, le support naturel de la conversation qui se joue dans une sorte d’union âme/corps étant absent, les échanges s’interrompent sans pouvoir rebondir et débouchent sur une situation assez pitoyable marquée par un concert de plaintes envers la machine dont le truchement est brutalement mis en relief, et beaucoup de résignation de la part des autres.
12Gabriel Tarde affirmait que « la conversation travaille […] puissamment à l’œuvre de la civilisation ». Par elle se développent diverses vertus sociales, dont la communion sociale et la paix qui en dérive. Que la conversation soit le point de départ d’une rencontre, la ponctuation ou le point d’aboutissement d’un échange plus formel, elle est aux plans psychologique, physique, éthique et politique indispensable. La sociabilité, c’est-à-dire le simple plaisir de la compagnie d’autrui, dont la pause-café, la pause-cigarette, les bars à graines, les apéros ou les pique-niques sont des exemples bien connus, loin d’exprimer un simple relâchement et une évasion, ce sont au contraire des moments où l’on prépare, souvent gaiement, le terrain pour se comprendre mutuellement et faire des choses ensemble.
Mémo
LES LEÇONS DE JOHN DEWEY : le philosophe appelle à un « retour » à la « communauté locale », car c’est là que « la richesse intellectuelle transmise et cumulative de la communauté » s’incarne dans les relations interpersonnelles.
À lire
- John Dewey, Le Public et ses problèmes [1927], Paris, Gallimard, 2010.
- Georg Simmel, Sociologie et épistémologie [1917], Paris, PUF, 1981.
- Gabriel Tarde, L’Opinion et la foule [1898], L’Opinion et la conversation [1899], Paris, PUF, 1989.
- Joëlle Zask, Participer. Essai sur les formes démocratiques de la participation, Lormont, Le Bord de l’eau, 2011.
Notes
-
[1]
Gabriel Tarde, L’Opinion et la foule et L’Opinion et la conversation, cité dans le mémo ci-contre. Les passages suivants se rapportent à cet ouvrage.
-
[2]
John Dewey, Le Public et ses problèmes, cité dans le mémo ci-contre.
-
[3]
René Berger, « Pour une écologie visuelle. Les défis et les paradoxes de l’art vidéo », dans Les Mass Media et l’éducation visuelle, colloque, Ciedart, San Giorgio Maggiore, Venise, 1-2 mars 1975.
-
[4]
Georg Simmel, Sociologie et épistémologie, cité dans le mémo ci-contre.