NECTART 2021/2 N° 13

Couverture de NECT_013

Article de revue

Que pèsent les politiques culturelles à l’heure de Netflix et de YouTube ?

Pages 51 à 59

Notes

  • [1]
    L’enquête 2020 du Département des études, de la prospective et des statistiques du Ministère de la Culture est intitulée Pratiques culturelles en temps de confinement.
  • [2]
    Jacques Donzelot y voit un déplacement sensible : au « vivre ensemble », concept de la fraternité républicaine, serait privilégié le « faire société », traduction de l’empowerment anglo-saxon, appelant chacun à prendre part, sans nécessairement considérer la capacité des individus suivant leurs conditions sociales – « “Faire société” en France ? », Tous urbains, n° 10, 2015.
  • [3]
    Jean-François Sirinelli, Ce monde que nous avons perdu. Une histoire du vivre-ensemble, Paris, Tallandier, 2021.
  • [4]
    Plusieurs études récentes ont confirmé cet état de fait : Nathalie Berthomier et Sylvie Octobre, « Enfants et écrans de 0 à 2 ans à travers le suivi de cohorte Elfe », Culture Études, n° 1, 2019 ; Olivier Masclet, L’Invité permanent. La réception de la télévision dans les familles populaires, Paris, Armand Colin, 2018 ; Dominique Pasquier, L’Internet des familles modestes. Enquête dans la France rurale, Paris, Presses des Mines, 2018.
  • [5]
    Pour une écologie de l’attention, cité dans le mémo ci-contre.
  • [6]
    « En formant son propre accès depuis un écran, on en oublie la nécessité des contacts directs, fondement de la coexistence sociale. […] De fait, la présence physique et les rencontres fortuites se sont avérées soudainement porteuses d’une dimension sociale et, en fin de compte, politique : l’espace public soudain menacé est redevenu visible comme fondement de notre société démocratique » – tribune de la philosophe Katrin Becker, Le Monde, 20 novembre 2020.
  • [7]
    Carlos Moreno, Droit de cité. De la « ville-monde » à la « ville du quart d’heure », Paris, L’Observatoire, 2020.
  • [8]
    Éducation aux images 2.1. « Usages numériques, salles de cinéma, pratiques des publics adolescents, médiation : des convergences à inventer », recherche-action 2017-2022, Benoît Labourdette Production/Coordination Passeurs d’images en Île-de-France.
  • [9]
    Raphaëlle Bats, « Pluralité, visibilité, responsabilité. La désinformation comme une exhortation au rôle politique des bibliothèques », in Salomé Kintz (dir.), Décoder les fausses nouvelles et construire son information avec la bibliothèque, Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2021 : http://books.openedition.org/pressesenssib/10908
  • [10]
    Gabrielle Silva Mota Drumond, Alexandre Coutant et Florence Millerand, « La production de l’usager par les algorithmes de Netflix », Les Enjeux de l’information et de la communication, n° 19, 2018.
  • [11]
    Entretien dans « L’invité du jour » sur France Musique,
    1er décembre 2020.
  • [12]
    Nicole Vulser, « Les précaires du streaming musical passent à la contre-attaque », Le Monde, 9 décembre 2020.
  • [13]
    Guillaume Champeau, « Deezer, Spotify… : l’inéquité de l’offre légale dénoncée par les musiciens », Numerama, 3 novembre 2014.
  • [14]
    Sarah Pince, « Twitch s’associe à la Sacem pour rémunérer les artistes dont la musique est diffusée en stream », Traxmag, 16 septembre 2020.
  • [15]
    YouTube représente 50 % du temps de musique écoutée en ligne et seulement 10 % des revenus.
  • [16]
    Vincent Brossas, « Les parts de marché 2020 des moteurs de recherche en France et dans le monde », Leptidigital, 18 avril 2020.
  • [17]
    GAFA. Reprenons le pouvoir !, cité dans le mémo ci-dessous.
  • [18]
    Vision encore relayée récemment par Télérama avec son dossier du 17 décembre 2020, Quelle politique culturelle pour demain ?, invitant Roselyne Bachelot, Jack Lang et Jean-Jacques Aillagon à débattre autour d’enjeux d’État sans considérer les 80 % de financement public de la culture que représentent les collectivités territoriales…
  • [19]
    Dominique Moulon, L’Art au-delà du digital, Lyon, Scala, 2018.
  • [20]
    Cynthia Fleury, Ci-gît l’amer. Guérir du ressentiment, Paris, Gallimard, 2020.
  • [21]
    Michel Serres, Petite Poucette, Paris, Le Pommier, 2012.
English version

Conçues dans un monde figé pour favoriser la diffusion d’une offre artistique et la préservation du patrimoine, les politiques culturelles apparaissent de plus en plus inadaptées au contexte d’aujourd’hui, dominé par les usages numériques « bottom-up » et l’hégémonie des GAFAM. Des réponses existent pourtant, tant à l’échelle locale que nationale et européenne.

1Il est toujours aisé de justifier un point de vue en le situant à un moment révélateur. Osons pourtant considérer qu’en matière d’évolution des pratiques et de paysage culturels, 2020 en revête quelques atours.

2Plusieurs études ont éclairé les mutations à l’œuvre. L’enquête du DEPS [1] a confirmé la transformation radicale des pratiques culturelles entre les digital natives (enfants du numérique) et les plus de 50 ans encore adeptes des médias traditionnels. L’impact de la révolution numérique sur les comportements est désormais mieux connu, ce qui en a accentué les débats : protection des enfants face aux écrans, radicalisation des expressions sur le Net, propagation des vérités alternatives. L’assaut du Capitole le 6 janvier dernier a justement constitué un moment paroxystique du trumpisme, construit sur l’éloignement de la science, du factuel et l’opposition entre groupes sociaux, avec toujours un certain crédit (74 millions d’électeurs américains tout de même), dont la France aurait tort de se penser préservée.

3Et 2020 a surtout été l’année d’une crise sanitaire sans précédent. Les expériences de confinement et de distanciation sociale ont accéléré les usages du numérique, dont les principaux acteurs ne cessent de grossir économiquement, de prescrire autoritairement des contenus et de modeler les goûts du plus grand nombre.

4La révolution anthropologique induite par ces mouvements interagit avec d’autres terrains, économiques, sociaux, intellectuels… et même relationnels et physiologiques. L’explosion numérique est aussi le produit d’une société plus mondialisée et plus individualisée nourrissant multiculturalisme et insécurité culturelle. L’hymne du « vivre ensemble » ou celui du « faire société » (ce qui n’est pas tout à fait pareil [2]) sont encore invoqués mais portent souvent en creux la difficulté à dessiner des horizons communs [3].

5Les politiques culturelles étroitement liées à ce contexte doivent impérativement se mouvoir, tant elles sont mises en tension. Il leur faut à la fois veiller à la permanence nécessaire de formes artistiques, garantes d’un héritage et d’une vocation universels, promouvoir résolument une expérience ancrée sur la relation humaine, mais aussi prendre en compte les inégalités et nourrir l’innovation sociale. Parallèlement, leur sont opposées l’injonction d’une adresse à l’individu plus qu’à la communauté, l’injonction d’un recours à la technologie plus qu’à sa critique, au packaging plus qu’aux contenus… avec le risque de céder à l’air du temps sur le sens et les valeurs. Pour exemple, le partenariat entre le musée du Louvre et la marque de vêtements Uniqlo, mis en scène sur Instagram pendant le confinement, a donné lieu à une commercialisation décomplexée d’une institution qui pendant sa fermeture aurait gagné à se dépasser d’abord en créativité pour réinventer ses missions de relation aux publics.

6Les mutations à l’œuvre ne manquent pas de laisser les acteurs culturels perplexes voire confus, avec le sentiment d’écoper une cale qui prend inexorablement l’eau. Si les modes de diffusion culturelle paraissent s’élargir grâce aux capacités du Web, les artistes s’en ressentent souvent marginalisés tant l’éditorialisation, la maîtrise et la transformation des contenus leur échappent majoritairement. D’autant qu’ils savent combien les inégalités sociales accentuent le défaut d’autonomie dans la pratique des écrans [4] et donc dans la découverte culturelle. Pourtant, tout ne se joue pas là : même les millennials (la « génération Y ») sont en attente de courroies, plates-formes, réseaux alternatifs… et expériences sociales réellement vécues. Face à une économie de l’attention dont le numérique a décuplé les objets, l’enjeu est bien de promouvoir une écologie de l’attention en tournant celle-ci vers des contenus « positifs » pour l’évolution de la société [5]. Pour qu’acteurs et citoyens soient toujours contributeurs et contradicteurs de ce contexte, les politiques publiques, en particulier celles de la culture, demeurent encore un levier considérable. De fait, la force du système français réside dans une capacité et une volonté d’agir du local au global. Voici quelques enjeux à explorer au milieu d’autres.

À l’échelle locale : remettre la proximité, le débat, les imaginaires, la curiosité au-devant pour contredire le repli, le virtuel et la crédulité

7La « ville du quart d’heure », concept chrono-urbanistique d’accessibilité de tous aux besoins essentiels, n’a pas fait florès pour rien lors des dernières élections municipales. Elle est la réponse politique à la virtualisation des services, à l’éloignement entre les citoyens et les institutions, et elle vient en même temps nourrir l’enjeu désormais démocratique de la préservation de la présence physique [6]. La « ville du quart d’heure » est aussi celle de la contradiction aux mass media par la reterritorialisation culturelle et artistique. Appréhender les villes et intercommunalités de manière polycentrique s’expérimente déjà avec des artistes actifs au plus près des habitants ou des initiatives culturelles singulières implantées dans les quartiers ou les petites villes afin d’en stimuler l’identité. Mais les moyens sont souvent limités, et assumer cette ambition n’est pas si simple pour les institutions culturelles. Cela implique sans doute d’être moins en prescription et plus à disposition, plus à l’écoute notamment des temps de la vie des personnes et des communautés. Une « ville du quart d’heure » ou un « territoire de la demi-heure » [7] recouvre donc un espace tant de satisfaction de besoins et de services que d’implication et de projets. Sans doute faudra-t-il étendre des stratégies culturelles de micro-territoires en dialogue avec des stratégies plus larges de villes, d’intercommunalités, de départements…

8À la territorialisation se conjuguent l’expérience réellement vécue et la matérialité. Cela vaut d’abord pour l’expérience artistique, où l’offre virtuelle doit rester supplétive des formes vivantes et incarnées. De nombreux lieux sociaux et socioculturels issus de l’éducation populaire (centres sociaux, MJC, amicales laïques…) existent encore, mais on veut toujours trop en réduire le rôle au champ des services plutôt qu’à celui de la création artistique. Très présents dans les quartiers populaires, ils permettent pourtant d’accompagner des pratiques souvent musicales, dont l’autoproduction est une forme nouvelle et foisonnante de diffusion, en les sortant de l’isolement et en les qualifiant.

9Ce sont aussi de nouveaux dialogues qui peuvent s’inventer entre éducation populaire et culture autour des savoir-faire en croisant activités artistiques, manuelles et numériques. Certains lieux culturels s’ouvrent à de nouvelles fonctionnalités de partage de connaissances ; ils intègrent ou se lient à un jardin partagé, un garage solidaire ou encore un fab lab. Ces lieux dédiés à la construction d’objets notamment avec des outils numériques deviennent des services quasi municipaux ou s’intègrent à des médiathèques, comme La Forge à Fontenay-sous-Bois.

10Promouvoir une relation active à la technologie et au monde implique aussi d’agir sur le rapport aux images et pour l’autonomisation face aux médias et à l’information. En Île-de-France, une recherche-action récente sur l’éducation aux images [8] souligne le besoin des professionnels de la culture de se questionner sur le nouveau rapport à la création et à la diffusion des images. Les pratiques numériques permettent à tous d’être producteurs et diffuseurs, et au premier rang les adolescents, qui filment, publient, partagent. Ainsi, les salles de cinéma sont invitées à diversifier leurs missions et à s’expérimenter comme lieux d’ateliers, de socialisation, de croisements, d’expositions, de création… Celles qui s’y essaient se mobilisent contre le décrochage scolaire, renouvellent le débat public, réinventent les actions mémorielles et patrimoniales.

11Les médiathèques questionnent elles aussi leurs nouvelles fonctions démocratiques autour de la relation aux médias et à l’information. « Chasse aux fake news », débats, ateliers infox, fabrique de l’info : l’éducation aux médias pour les plus jeunes apparaît souvent aujourd’hui comme une mission inscrite entre lecture, action pédagogique et débat public. Ici se joue une transformation du modèle de la bibliothèque, plus engagé envers la cité puisqu’il oblige d’éditorialiser des références pour viser à un débat nourri et nourrissant.

12Les institutions se trouvent de la sorte confrontées à leur rôle politique : « assumer que nos actions nous engagent, nos choix nous rendent visibles, c’est exposer haut et fort notre défense de la liberté », rappelle Raphaëlle Bats [9]. Ainsi s’élargit ce rôle historiquement tenu par les théâtres. La bibliothèque de Montreuil (à l’instar de la Bibliothèque du Congrès à Washington) s’est ainsi mise aux couleurs de l’arc-en-ciel pour la Marche des fiertés. Et le musée d’Histoire de Nantes déploie – non sans débats – des partis pris assumés, par exemple sur la décolonisation de la pensée et du musée.

13Dans les démarches d’interpellation de l’attention, il faut revendiquer la place de la vision des artistes et des écrivains. Elle fertilise l’appropriation individuelle du réel par une parole interprétée, une indignation poétisée ou des fictions prospectives. Utiliser l’utopie, l’uchronie, la dystopie permet d’aller de la science-fiction aux sciences dures, de faire médiation à l’histoire et aux sciences. De nombreuses collectivités revisitent justement leurs politiques du patrimoine et de la culture scientifique et technique sous des formes résolument contributives. L’esprit du mouvement des Petits Débrouillards, favorisant à chacun le pouvoir d’agir, fait toujours référence : ni crédulité, ni incrédulité, mais une politique résolue de la curiosité au plus grand nombre.

Aux échelles nationale et européenne : promouvoir la diversité culturelle et la rémunération des artistes contre la concentration économique et l’appauvrissement culturel

14Les dernières nouvelles du front des industries culturelles ne sont pas sans inquiéter : l’hyper-concentration ne cesse de s’accentuer. À Netflix, Disney+ et Amazon qui a récemment racheté la MGM, vient s’ajouter un nouveau mastodonte créé par la fusion entre WarnerMedia et Discovery. Netflix passe la barre des 200 millions d’abonnés et les chiffres de ses concurrents atteignent la taille de la population de grands États européens. Le succès de ces plates-formes et la bataille qu’elles se livrent démontrent la domination impériale du streaming et d’une culture par abonnement.

15Le bouleversement est profond : il attaque directement les lieux de diffusion et semble signer la disparition des supports physiques. Pire, il crée une relation de dépendance à des contenus par des environnements virtuels, des algorithmes et des techniques complexes comme ceux de Netflix [10], issus largement de la captologie, ce champ d’étude qui explore les liens entre les techniques de persuasion et l’informatique. Pour proposer des contenus en prédiction des attentes de ses utilisateurs, la plate-forme se base sur un algorithme qui analyse de façon très détaillée les habitudes de chacun et donc des millions d’heures de visionnage : l’acmé du marketing prédictif.

16Ce schéma imité par d’autres plates-formes remet d’abord complètement à plat le modèle historique de l’exception culturelle fondé sur le « top-down » et non sur le « bottom-up » de ces nouvelles pratiques. L’application des quotas instaurés en 1986 (avec l’obligation de diffuser 60 % d’œuvres européennes, dont 40 % de françaises) est illusoire. La négociation désormais européenne permet de garantir encore un peu de diversité, mais de nombreux travaux contredisent la « longue traîne », cette théorie qui en 2004, à l’aube d’Internet, prédisait la disparition du monopole des best-sellers et une consommation culturelle beaucoup plus large d’œuvres, car plus accessibles. En réalité, la diversité consommée demeure identique à celle de l’avant-Internet… La France, comme d’autres pays européens, a créé sa propre plate-forme avec Salto, lancée à l’automne dernier, rassemblant les programmes des grandes chaînes télévisuelles. Mais l’initiative, aussi heureuse soit-elle, ne contredira que silencieusement le pouvoir des grandes plates-formes…

17Bien avant le confinement, des études montraient que la culture de salon, sur des écrans enrichis par YouTube et les réseaux sociaux, grignote peu à peu la culture de sortie. D’où l’enjeu considérable pour le cinéma de faire valoir à ces plates-formes, dans les négociations françaises en cours, la chronologie des médias afin de préserver la sortie et la durée des films en salle (sans céder à des contreparties d’investissements financiers dérisoires). D’où l’impératif commun pour l’État et les collectivités de préserver des commerces culturels de proximité comme les cafés-cultures ou les librairies indépendantes. Mais promouvoir la culture de sortie est un enjeu qui doit aussi mobiliser grandement l’Éducation nationale. Encourager les sorties scolaires et la fréquentation des lieux culturels doit être au cœur des programmes. Pourraient être généralisées avec des moyens financiers propres les expériences de jumelage entre les équipes pédagogiques et les théâtres, les cinémas art et essai, les musées… Il faudrait en faire un réel objectif aux volets d’éducation artistique et culturelle des projets d’établissement, auxquels d’ailleurs devraient être affectés des postes dédiés.

18L’autre élément que viennent fragiliser grandement ces plates-formes est à l’endroit de la juste rémunération de la production artistique et intellectuelle.

19Aucun des champs n’est réellement protégé. « Un pillage des artistes du sol au plafond », a récemment protesté Étienne Daho au sujet du streaming musical [11], et la grogne est mondiale [12]. D’après l’Adami, sur un abonnement Spotify à 9,99 euros, 46 centimes allaient en 2014 à la rémunération de l’ensemble des artistes de la plate-forme [13]. La Sacem négocie désormais une rémunération par titre écouté en streaming entre 0,001 et 0,002 euro, « tous ayants droit confondus, producteurs, artistes, auteurs », ce qui est déjà une avancée [14]… Quant à YouTube, elle refuse d’entrer dans le cadre juridique du droit d’auteur [15]. Sur le streaming musical aussi, les recommandations favorisent les artistes les plus écoutés. La vente de CD s’étant effondrée – un tiers du chiffre d’affaires global, sauf pour la musique classique (63 %) –, les professionnels de la musique exigent un meilleur partage des revenus, même si le streaming légal est moins dévastateur que le piratage des années 2000.

20Il faut souligner cependant l’obligation récente fixée à Google de négocier avec les éditeurs et les agences de presse la rémunération des contenus, jusqu’alors repris allègrement sans contrepartie par son moteur de recherche ultra-dominant (92 % du marché du search[16]). Mais sans organisme indépendant dédié aux droits voisins de la presse – une sorte de Sacem de la presse –, les négociations se font entre chaque titre et Google sur des montants très faibles, en excluant l’AFP et la presse spécialisée.

21On ne peut pas dire que l’artillerie française de l’exception culturelle ne s’adapte pas à ce contexte, mais elle s’est souvent manifestée en retard et très prudemment aux côtés de l’Union européenne, qui l’est encore plus. L’année 2020 a cependant été marquée par deux textes réglementaires de l’UE destinés à encadrer les géants du numérique. Le Digital Services Act fixe des obligations aux grandes plates-formes en matière de modération des contenus. Le Digital Markets Act impose pour sa part des contraintes spécifiques aux GAFAM dont la toute-puissance nuit à la liberté de la concurrence. Car le véritable sujet de la diversité procède bien des politiques économiques avec la construction d’alternatives à ce modèle de plateformisation monopolistique qui implique la transformation de secteurs d’activité, la modification des chaînes de valeur et la création de nouvelles formes d’emplois. Dans son essai Gafa. Reprenons le pouvoir !, Joëlle Toledano [17] souligne le manque de réactivité des juridictions face au pouvoir de marché de firmes comme Google ou Facebook, et appelle à ce que l’UE repense en profondeur sa politique de la concurrence. Elle reprend l’idée d’un code de bonne conduite pour empêcher l’abus de position dominante, et plaide pour le développement d’outils rendant plus concurrentiel, au cas par cas, chaque écosystème. Le soutien à l’interopérabilité est revendiqué par de nombreux acteurs de la société civile pour rendre possible l’échange de données, afin de briser le monopole des géants du numérique et de promouvoir un Web décentralisé et démocratique.

22En conclusion, les mutations à l’œuvre trouveront leurs meilleures réponses dans la consolidation d’un modèle de pluralité incontestable et affirmé des politiques culturelles en France, contredisant la tentation malrucienne de l’hégémonie d’une vision d’État [18], dans le rééquilibrage budgétaire de ces politiques entre Paris et le reste de la France ainsi que dans leur articulation aux politiques de l’économie nationales et européennes. Aux acteurs multiples de s’inspirer du regard des artistes mobilisés pour la réappropriation de la technologie au service d’un apport critique au monde et d’une nouvelle matérialité [19]. Pour faire reculer les pulsions croissantes du ressentiment [20], les investissements dans la santé, l’éducation et la culture sont prioritaires, en inscrivant ces politiques publiques dans un mouvement commun : restaurer des imaginaires, une capacitation et une autorité aux individus – non pas, comme disait Michel Serres, celle du « coup de bâton », mais celle « décidée à augmenter autrui » [21].

Mémo

LA RÉFÉRENCE DEVENUE INADAPTÉE DEPUIS L’HÉGÉMONIE DES PLATES-FORMES : le modèle historique de l’exception culturelle fondé sur le « top-down » et non sur le « bottom-up » de ces nouvelles pratiques.
LE CHIFFRE QUI DIT TOUT : Netflix passe la barre des 200 millions d’abonnés et les chiffres de ses concurrents atteignent la taille de la population de grands États européens.
LA RÉGULATION EUROPÉENNE : l’UE a promulgué en 2020 deux textes réglementaires destinés à encadrer les pratiques des géants du numérique : le Digital Services Act et le Digital Markets Act.

À lire

  • Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, Paris, Seuil, 2014.
  • Joëlle Toledano, GAFA. Reprenons le pouvoir !, Paris, Odile Jacob, 2020.

Date de mise en ligne : 13/07/2021

https://doi.org/10.3917/nect.013.0051

Notes

  • [1]
    L’enquête 2020 du Département des études, de la prospective et des statistiques du Ministère de la Culture est intitulée Pratiques culturelles en temps de confinement.
  • [2]
    Jacques Donzelot y voit un déplacement sensible : au « vivre ensemble », concept de la fraternité républicaine, serait privilégié le « faire société », traduction de l’empowerment anglo-saxon, appelant chacun à prendre part, sans nécessairement considérer la capacité des individus suivant leurs conditions sociales – « “Faire société” en France ? », Tous urbains, n° 10, 2015.
  • [3]
    Jean-François Sirinelli, Ce monde que nous avons perdu. Une histoire du vivre-ensemble, Paris, Tallandier, 2021.
  • [4]
    Plusieurs études récentes ont confirmé cet état de fait : Nathalie Berthomier et Sylvie Octobre, « Enfants et écrans de 0 à 2 ans à travers le suivi de cohorte Elfe », Culture Études, n° 1, 2019 ; Olivier Masclet, L’Invité permanent. La réception de la télévision dans les familles populaires, Paris, Armand Colin, 2018 ; Dominique Pasquier, L’Internet des familles modestes. Enquête dans la France rurale, Paris, Presses des Mines, 2018.
  • [5]
    Pour une écologie de l’attention, cité dans le mémo ci-contre.
  • [6]
    « En formant son propre accès depuis un écran, on en oublie la nécessité des contacts directs, fondement de la coexistence sociale. […] De fait, la présence physique et les rencontres fortuites se sont avérées soudainement porteuses d’une dimension sociale et, en fin de compte, politique : l’espace public soudain menacé est redevenu visible comme fondement de notre société démocratique » – tribune de la philosophe Katrin Becker, Le Monde, 20 novembre 2020.
  • [7]
    Carlos Moreno, Droit de cité. De la « ville-monde » à la « ville du quart d’heure », Paris, L’Observatoire, 2020.
  • [8]
    Éducation aux images 2.1. « Usages numériques, salles de cinéma, pratiques des publics adolescents, médiation : des convergences à inventer », recherche-action 2017-2022, Benoît Labourdette Production/Coordination Passeurs d’images en Île-de-France.
  • [9]
    Raphaëlle Bats, « Pluralité, visibilité, responsabilité. La désinformation comme une exhortation au rôle politique des bibliothèques », in Salomé Kintz (dir.), Décoder les fausses nouvelles et construire son information avec la bibliothèque, Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2021 : http://books.openedition.org/pressesenssib/10908
  • [10]
    Gabrielle Silva Mota Drumond, Alexandre Coutant et Florence Millerand, « La production de l’usager par les algorithmes de Netflix », Les Enjeux de l’information et de la communication, n° 19, 2018.
  • [11]
    Entretien dans « L’invité du jour » sur France Musique,
    1er décembre 2020.
  • [12]
    Nicole Vulser, « Les précaires du streaming musical passent à la contre-attaque », Le Monde, 9 décembre 2020.
  • [13]
    Guillaume Champeau, « Deezer, Spotify… : l’inéquité de l’offre légale dénoncée par les musiciens », Numerama, 3 novembre 2014.
  • [14]
    Sarah Pince, « Twitch s’associe à la Sacem pour rémunérer les artistes dont la musique est diffusée en stream », Traxmag, 16 septembre 2020.
  • [15]
    YouTube représente 50 % du temps de musique écoutée en ligne et seulement 10 % des revenus.
  • [16]
    Vincent Brossas, « Les parts de marché 2020 des moteurs de recherche en France et dans le monde », Leptidigital, 18 avril 2020.
  • [17]
    GAFA. Reprenons le pouvoir !, cité dans le mémo ci-dessous.
  • [18]
    Vision encore relayée récemment par Télérama avec son dossier du 17 décembre 2020, Quelle politique culturelle pour demain ?, invitant Roselyne Bachelot, Jack Lang et Jean-Jacques Aillagon à débattre autour d’enjeux d’État sans considérer les 80 % de financement public de la culture que représentent les collectivités territoriales…
  • [19]
    Dominique Moulon, L’Art au-delà du digital, Lyon, Scala, 2018.
  • [20]
    Cynthia Fleury, Ci-gît l’amer. Guérir du ressentiment, Paris, Gallimard, 2020.
  • [21]
    Michel Serres, Petite Poucette, Paris, Le Pommier, 2012.

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