Notes
-
[1]
Marcel Mauss, « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », L’Année sociologique, 1923-1924, rééd. Paris, PUF, 1973.
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[2]
Gilles Deleuze, Le Pli. Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988.
-
[3]
Alain Badiou, L’Être et l’événement, Paris, Seuil, 1988.
-
[4]
Anne Jonchery et Philippe Lombardo, Pratiques culturelles en temps de confinement, Paris, Ministère de la Culture/DEPS, décembre 2020.
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[5]
Lisa Rodrigues, « La Gen Z, génération de la vidéo mobile, mais pas seulement », Méta-Media, 23 avril 2021 : https://www.meta-media.fr/2021/04/23/la-gen-z-generation-de-la-video-mobile-mais-pas-seulement.html
Consacrés par la parenthèse inédite du confinement qui a créé une contraction de l’espace-temps, les usages numériques privatifs et distanciels (selfies, séries, stories et streams, via les réseaux sociaux et les apps) peuvent être désormais considérés comme un fait culturel total. Ils produisent une nouvelle esthétique du fragment, de l’instantané et de l’éphémère, caractéristique du cyber-baroque, dans un espace public façonné par les plates-formes. Ces nouvelles formes de socialisation créent néanmoins de nouvelles fragilités, auxquelles doivent répondre les politiques publiques de la culture.
1Suite aux multiples confinements occasionnés par la pandémie de Covid-19, de nombreuses réflexions sur le monde d’après se manifestent, qui prennent la mesure de l’impact sociétal et culturel de la crise sanitaire. La culture a subi une « blessure » anthropologique car elle a été déclarée « non essentielle », sous prétexte qu’elle ne génère pas de commerce immédiat. Cette expression malencontreuse mais agissante l’a confinée loin des produits et services de « première nécessité », reléguée à l’accessoire, voire au superflu. Se sont ensuivis la fermeture des musées, des salles de cinéma et des bibliothèques, l’arrêt des spectacles vivants et des concerts, l’interruption des tournages et répétitions, la suspension des pratiques amateurs en extérieur et la montée des usages privatifs, dans la sphère domestique, face aux écrans.
2Ce qui a été sous-estimé par les politiques publiques, c’est la capacité de rebond de la culture du superflu et du futile, car elle se source à des éléments d’évolution déjà présents dans le numérique marginal d’avant la crise sanitaire et dans le mouvement anthropologique millénaire de la culture, où les formes et les normes se recomposent pour donner du sens au monde et tisser des liens sociaux. Face à une norme culturelle pré-numérique présentant un grand récit unitaire qui fait de facto du modernisme un classicisme consensuel, la nouvelle norme culturelle configure un baroque numérique aux mises en récit dissensuelles et discordantes (le terme en italien désignait une perle irrégulière).
3Comme son lointain référent du xviie siècle, ce baroque du xxie siècle ne renvoie pas à la période antérieure. C’est en cela qu’il est cybériste (du grec « naviguer », et par extension contrôler par le code) : il ne réfère pas au modernisme comme le fait le postmodernisme, mais s’écarte des deux référents pour envisager de nouvelles perspectives ancrées dans un présentisme assumé. Il coïncide avec l’avènement de nouveaux paradigmes scientifiques et politiques, comme la complexité, la mondialisation et la numérisation de la société en réseau. Il ne résout pas les tensions et les contradictions de la culture mais les déplace, avec l’apparition d’une autre chaîne de valeurs culturelles où le numérique est un fait culturel total – pour décaler la formule de Marcel Mauss sur le fait social total [1]. Le cybérisme correspond à la prise de conscience politique de ce changement, et le cyber-baroque à son esthétique et sa sensibilité ; il repose moins sur le consumérisme que sur la participation et instaure un contrat de partage… où le commerce immédiat n’est pas essentiel !
Les caractéristiques du cyber-baroque comme nouvelle norme culturelle
4Le modernisme peut être considéré comme un classicisme où les genres et les formats culturels se caractérisent par des lieux différenciés (salle de cinéma, de théâtre, de cirque…), des critères de reconnaissance (durée, pays de production, format, support…), des modes de consommation régulés (billet, abonnement…), des pratiques inventoriées (musique, danse, photographie…) et des ressources allouées (budget, subventions, mécénat d’État ou privé). Cette structuration est gérée par des contrôleurs d’accès accrédités (éditeurs, critiques, revues spécialisées) qui font le tri de ce qui est culturellement acceptable ou pas et gèrent un stock d’œuvres finies, classées et cataloguées. Ils opèrent un refroidissement de la sensibilité qui se prête à une industrie culturelle fondée sur la reproduction et la consommation de masse.
L’esthétique du fragment
5Par contraste, le cyber-baroque apparaît comme un réchauffement émotionnel intense qui se mesure en émojis, smileys et autres émoticônes, sans révérence pour les experts, avec des divergences et des dissonances en série. Il revendique la sensation et l’émotion et refuse la codification des genres, qu’il hybride allégrement, de l’épique au grotesque, du mix au remix, avec force accessoires et artifices. À la logique de stock il préfère celle du flux, et contourne les experts par des influenceurs issus de la masse des usagers. Il jubile dans l’inventivité et la créativité et joue d’infinies variations à partir d’éléments finis aussi basiques que le code numérique (0 et 1), qui permettent à plusieurs réalités mutuellement exclusives de se côtoyer. Face à la réalité des crises globales (climatique, sanitaire, militaire…) qui menacent le xxie siècle et créent des incertitudes et des peurs « liquides », comme le suggère Zygmunt Bauman, la réponse est un présentisme fait d’immédiateté et de simultanéité, un futilitarisme qui domestique ces craintes et tient la vie par les deux bouts, à distance et en présence, car l’ennemi véritable, c’est l’absence.
6Son esthétique repose sur le fragment, comme suggéré par le mème – cette unité d’information culturelle échangeable et réplicable à merci. Il ne fait pas référence à un morceau de ruine du modernisme : il renvoie à des éléments avec une structure autonome, qui existent par leur référence à d’autres fragments dans une toile en réseau, aves ses plis et replis chers à Gilles Deleuze [2]. Et il ne dépend pas de critères abstraits mais de situations concrètes et diverses, jamais loin de l’individu et de sa propre expérience [3]. C’est ce que marque la vidéo YouTube exubérante du chanteur Psy, Gangnam Style, le premier mème culturel global, d’origine sud-coréenne ; dépassant le milliard de vues en décembre 2012, puis 2 milliards en 2014, il a fait danser la planète entière, en présence, dans des flash mobs – ces foules éclairs d’inconnus qui se regroupent via Internet – réunissant des milliers de participants, des rues de Séoul aux Jardins du Trocadéro à Paris. De nombreuses variations, parodies, dérivations de cette allégorique danse du cheval ont suivi, avec des reprises dans des jeux vidéo (Minecraft Style dès 2013, ou la danse « Tagada Hue » dans Fortnite en 2021). Cette expérience culturelle transmédia partagée est caractéristique du cyber-baroque, qui montre une présence aux autres à distance et la mise en circulation distribuée et transformée d’objets culturels non identifiés, pas toujours aux normes du marché, mais fondés sur la participation.
La mise en récit de soi
7Les thèmes de ce baroque cosmopolite jouent sur la métamorphose et l’illusion, les masques et les jeux sur l’identité avec pléthore d’avatars et de pseudos. L’être et le paraître, une des questions essentielles du xviie siècle, se repose avec acuité au xxie, qui diffracte les identités des individus dont les positions varient, au gré des situations, entre identité civile, agissante, narrative et virtuelle, comme le suggère Dominique Cardon. Toutes sortes d’applications permettent l’expression de ces identités fractales, qui impliquent un art de la mise en récit de soi. Les formats de type selfie et storie exposent un individualisme débridé se moquant de soi comme des autres. Ils privilégient les performances, surtout sur le mode de l’improvisation, avec un réel engouement pour le live et les modes d’interaction courts (twits, posts, reels…).
8Les procédés d’écriture affirment la suprématie de l’image et du son sur le texte, avec divers collages et échantillonnages (sampling) qui permettent des boucles et des effets de toutes sortes que le public de fans s’amuse à reconnaître, comme dans la musique électronique. Portée par des disc jockeys (DJ) qui produisent des emprunts ou remixes, c’est-à-dire de très courts extraits hétéroclites (funk, soul, rap…) mis bout à bout pour créer du nouveau, en ligne et dans les clubs, celle-ci compte des stars mondialisées avec des tubes comme #Selfie par les Chain- smokers en 2014. Au niveau audiovisuel, la forme privilégiée est la série, aux arcs narratifs multiples et entrecroisés qui utilisent à outrance le contrepoint, voire le trompe-l’œil, amenant des visions diverses sur un même plan, en dissonance, voire divergence. La série bafoue toutes les attentes du récit classique (film ou roman), avec force rebondissements, héros en organisations chorales et fresques épiques. La fantasy en est sans doute le genre le plus représentatif, avec des personnages déracinés et différents, voire mutants, soumis à une violence extrême et des idéologies dystopiques, et ne triomphant que par le réseau d’amitiés hétéroclites, que ce soit dans Le Seigneur des anneaux, Harry Potter, Hunger Games, Divergente ou Game of Thrones, au succès planétaire.
Des publics hyper-actifs
9Les publics du cyber-baroque sont participatifs, hétérogènes, mondialisés. Dans le jeu de miroirs des écrans, ils ont besoin du regard des autres pendant qu’ils consomment les productions culturelles. Ils ne se vivent pas en individus uniquement mais en collectifs, en communautés de fans qui créent autant de « salons » que nécessaire, jouant les chambres d’écho par leur capacité à amplifier et re-poster. Les écrans en sont l’interface, avec une transition facile car ils faisaient déjà partie des spectacles en présence, quand dans les stades et les salles de concert les caméras étaient en action et médiatisaient le regard par effet de loupe sur moniteurs géants, détournant le regard de la scène, en contrepoint. Les écrans sont désormais chargés de la médiatisation avec les autres, et les spectateurs sont à la fois novices et savants face aux opportunités et innovations qu’ils permettent. Ils sont à la fois plus critiques et plus lucides, comme le manifestent leurs commentaires, tout en suspendant leur incrédulité par rapport à ces mises en récit foisonnantes, pour le plaisir.
10Ce ne sont plus des audiences passives mais des communautés de partage et d’interprétation, comme l’illustre l’évolution de la plate-forme Twitch. C’est une plate-forme de diffusion en direct (streaming) de jeux vidéo qui s’est augmentée d’un chat. Son succès tient au fait que les joueurs peuvent diffuser leurs parties en les commentant en direct tout en se filmant. Les spectateurs peuvent voir les réactions du joueur ou de la joueuse grâce au retour vidéo (via sa webcam) et mettre des commentaires dans le chat. L’expérience du stream désigne donc à la fois une activité (le jeu en direct), le commentaire sur le jeu et l’interaction permanente entre spectateurs (via le chat). Depuis 2017, la plate-forme s’est ouverte aux contenus hors jeux en créant une catégorie « Causerie » (« Just Chatting »). Le stream, même à distance, vient donc doubler le live comme lien, la participation permettant de souder autrement, avec la mise en circulation des artefacts créés, avec le public inclus.
La bascule des pratiques culturelles portée par le partage
11Ces trois caractéristiques du cyber-baroque, montantes depuis le Web 2.0, sont exacerbées par l’e-confinement de la crise sanitaire, qui leur a donné une opportunité de tester leur résilience et leur viabilité. De fait, la forte montée en puissance des usages privatifs et du distanciel ne signifie pas l’isolement et la fragmentation ; elle s’inscrit dans les industries créatives, basées sur des biens relationnels (gratuits) et des biens expérientiels (payants mais fondés sur l’usage et non sur la propriété).
Des plates-formes numériques comme espaces « publics » par défaut
12L’informatique accompagne ces évolutions culturelles, et les architectures numériques que sont les plates-formes se présentent comme des portails d’accès à une vision baroque du monde. À l’intérieur, toutes sortes d’apps s’offrent au clic, qui permettent les « commodités de la conversation », pour paraphraser les « précieuses » pas si ridicules que cela de Molière. Les apps sont souvent gratuites, accessibles via Apple App Store ou Google Play principalement, et constituent des artefacts médiatiques de l’instantané et de l’impulsion. Combinées aux médias sociaux, elles sont les conditions socio-techniques de la présence à distance et de la mobilité baroque, avec un pouvoir structurant sur les offres du marché de la culture, tout en donnant le sentiment d’être des espaces publics. Elles scellent le contrat de partage avec leurs fonctionnalités algorithmiques et leur design, qui encouragent la participation et son traçage par des métriques de l’engagement (taux de rebond, abonnements, visites répétées…).
13Alors que les espaces physiques de la culture ont été victimes de leur propre force d’inertie lors de l’e-confinement, les plates-formes ont accéléré leur mouvement. Elles ont utilisé l’agilité des apps pour organiser des billetteries en ligne et offrir des outils de gestion d’événements à distance (Eventbrite, Meetup, Evite) ; elles ont mis en avant des outils de collaboration comme les services de visio-conférence (Zoom, Webex, GoToMeeting, BlueJeans) tout en facilitant l’accès aux jeux et aux sports (Strava, Fitbit), au point que la durée de temps en ligne a sensiblement augmenté partout dans le monde. Pour les artistes, elles ont ménagé toutes les formes possibles de monétisation de l’audience (cagnottes en ligne, options d’auto-publication, publicité…), notamment avec des plates-formes de mécénat participatif comme Patreon ou Buy Me a Coffee, qui viennent troubler l’ordre classique de la propriété intellectuelle, pour financer la culture autrement. D’industries des marges, elles se sont transformées en industries dominantes et renversent les rapports de force, comme Netflix qui négocie avec Hollywood sans respecter le statu quo des genres et des formats ni la chronologie des médias, tout en bousculant aussi d’autres marchés comme la France, suscitant la création de plates-formes nationales comme Salto.
14Parant aux accusations de fragmentation de la société, elles ont amené les usagers à les rejoindre, sur un mode majoritairement individuel mais en ménageant aussi des formes de sociabilité de groupe, avec des forfaits « duo » pour des visionnages « en famille ». Elles ont valorisé la sociabilité en ligne fluide, avec l’adjectif « social » souvent accolé à de nouveaux services : le social audio (contenus en audio, dont les podcasts), le social gaming (dont l’e-sport et des jeux vidéo communautaires en mode multijoueurs, fonctionnant à travers un réseau social, comme Adopt Me ! sur la plate-forme Roblox, joué 22 milliards de fois depuis son lancement en 2017), ou encore le slow social (pour la proximité, à l’image d’applications de messagerie restreintes et privatives comme Cocoon). En filigrane se profilent les environnements virtuels sociaux (Facebook Horizon, Sansar, VRchat, AltspaceVR, Second Life, Immersed) exploitant l’intelligence artificielle, dont les artifices configurent le baroque en devenir. Ils explorent tous les limites de la participation cybériste, depuis le degré le moins impliqué de la collaboration jusqu’aux contributions distribuées, voire à la co-création en immersion.
Le contrat de partage via les écrans connectés : la force des liens faibles
15Les apps et services de partage sont configurateurs du champ et réorganisent tous les secteurs de la culture, que ce soit la vidéo (YouTube, Dailymotion), la vidéo live (Twitch, YouNow, Be.Live), la photographie (Flickr, 500px, BeReal), la lecture (Goodreads, Anobii) ou la musique (Spotify, SoundCloud, Deezer). Dans cette économie des biens relationnels qui sont aussi des biens expérientiels, ce qui s’échange c’est le sentiment de reconnaissance réciproque, d’alliances fluides avec de potentiels « amis » ou « followers », la réputation personnelle étant le bénéfice intangible pour l’usager au même titre que l’engagement pour les plates-formes. L’écran n’est plus une mise à distance mais une proximité chargée d’émotions authentiques, à la base du contrat de partage fondé sur l’authenticité, l’échange d’émotions, la réciprocité et « la force des liens faibles » théorisée par Mark Granovetter.
16Dans cette esthétique de vie baroque, entre biens relationnels et biens expérientiels, le lien social se fait fractal également, refusant les liens absents au profit des liens faibles, ceux qui sont permis par les réseaux connectés, entre inconnus reliés par des intérêts communs, et par contraste avec les liens forts du cercle de proches, car l’hétérogénéité est propice à la créativité. Le fait de couper les liens forts avec les générations antérieures renforce les liens faibles avec les contemporains. Avec les médias sociaux transfrontières, l’accès aux contemporains et à leurs fragments est vertigineux, comme en témoignent les 1,22 milliard d’usagers d’Instagram, l’endroit baroque où il faut être vu, pour les moins de 35 ans à tout le moins. Instagram est comme la métaphore même du cyber-baroque, instantané, éphémère (les stories en images et vidéos sont visibles pendant 24 heures), ménageant des interactions image/corps/écran. Pendant la crise sanitaire, le média social a lancé le co-watching à la manière de Twitch, plusieurs personnes pouvant tenir une conversation en vidéo tout en commentant des contenus de la plate-forme.
17Instagram et les autres médias sociaux, qui se copient entre eux, représentent bien le paradoxe d’un individualisme hyper-connecté : les autres sont la référence quand la référence historique, biologique et généalogique est effacée par le présentisme et les affinités à distance. Cet individualisme hyper-connecté donne des formes d’activisme baroques comme la culture de l’annulation (cancel culture), qui récuse l’autorité des élites culturelles ex-dominantes, au point que les œuvres d’art dans les espaces publics en font les frais, avec le retrait de sculptures sur les places, dans les rues. Le mélange de faux-semblants et vrais-semblants, dans ce que d’aucuns appellent la post-vérité et d’autres la pluralité des mondes, favorise aussi toutes sortes d’interactions sollicitant l’imaginaire et permettant à plusieurs réalités de se côtoyer virtuellement, offrant diverses expériences simulées, immersives dans des « espaces de compossibilité », pour reprendre le concept de Leibniz revisité par Alain Badiou afin de rendre compte de l’hétérogénéité des vérités et de leur performance située.
Les pratiques amateurs et les reconfigurations de la socialisation connectée
18Les usagers ont plébiscité cette offre numérique pendant le confinement, comme cela est confirmé par une enquête du ministère de la Culture menée en 2020 [4]. Elle montre une intensification des pratiques amateurs (où l’individu est acteur de son loisir), comme la danse, la photo, la musique, au détriment des sorties culturelles (cinéma, théâtre, concert, musée) et des loisirs plus « passifs » autour de la télévision et de la lecture, chaque pratique artistique gagnant 5 à 6 points par rapport à 2018. Elle indique aussi la montée des pratiques amateurs autour du live, du stream, des stories et des séries, avec un engouement pour l’écriture, le montage audio et vidéo et la photographie, un essor amplifié par l’usage massif des réseaux sociaux. Cette sociabilité profite, relativement, aux catégories populaires par rapport aux catégories supérieures, du moins pendant le confinement. Elles ont eu davantage de temps libre à investir dans la culture, y compris des pratiques collectives par le biais des enfants, avec un élargissement de l’éventail des biens culturels consommés, allant de la consultation de ressources culturelles sur Internet au visionnage de vidéos en ligne en passant par la pratique de jeux vidéo.
19Ce réinvestissement est particulièrement fort chez les plus jeunes, ce qui est important pour la socialisation à la culture des générations à venir. Ladite « Gen Z » confirme son goût pour le partage et l’interactivité sur les deux échelles des écrans, les smartphones et outils mobiles pour les formats courts d’une part, les grands écrans pour les formats longs d’autre part, selon Méta-Media [5]. Les grands écrans accompagnent de nouvelles pratiques comme le visionnage partagé, avec des services tels que Netflix Party ou Hulu Watch Party qui permettent de regarder ensemble un même programme tout en étant physiquement séparés. L’interactivité est restée élevée, expliquant la pratique du mobile même en sédentarité, car elle réduit la distance par l’e-présence et abolit l’absence. Près des deux tiers des jeunes ont communiqué entre eux à propos de séries ou de contenus vidéo en ligne, et pendant le visionnage ils ont continué à échanger simultanément avec leurs amis via leurs appareils mobiles. Ces tendances marquent bien la bascule dans la nouvelle norme cyber-baroque fondée sur le contrat de partage avec ses selfies, séries, stories et streams.
Vers la complémentarité et l’hybridation des normes ?
Les rebonds de la norme moderniste en connexion
20Malgré la distanciation et la clôture des lieux publics, la culture moderniste s’est organisée en tentant de préserver son modèle tout en installant d’autres rapports aux publics. Ce sont les institutions et organismes déjà présents dans le numérique qui ont le mieux répondu à la demande, soit en passant par les médias sociaux, soit en utilisant les atouts de la réalité virtuelle, ce qui leur a permis de poursuivre leur mission et de retenir leurs publics. Des musées, dont le Louvre, ont ouvert leurs salles en ligne pour des visites virtuelles ; des bibliothèques comme la Bibliothèque nationale de France ont organisé des expositions virtuelles et « boosté » leur offre d’e-books. Le public a apprécié, qui s’est inscrit en masse, et a confirmé la demande globale pour un accès à la culture, notamment celle financée par des fonds publics, ce qui est avéré par les analyses de l’OCDE et de l’Unesco.
21Des secteurs de niche ont pris plus de place, comme la réalité virtuelle (VR). S’ouvre une nouvelle ère d’expérience de l’art par les offres numériques, mais aussi pour sa sélection, sa conservation et sa distribution. Ce mouvement était déjà en marche mais a été précipité et s’est révélé agile et adaptatif au-delà des attentes. Les visites virtuelles dans les musées (comme dans le Met 360° Project du Metropolitan Museum of Art de New York, permettant de se déplacer dans le temple d’Isis à Dendour) ont mis en accès libre des trésors culturels jusque-là inaccessibles (financièrement ou physiquement). Des projets artistiques qui s’appuient sur la VR ont le vent en poupe et font émerger des artistes au parcours inattendu. Ainsi l’artiste de rue Kaws (Brian Donnelly de son vrai nom) a-t-il créé des œuvres en réalité augmentée en s’alliant à Acute Art, une entreprise de réalité virtuelle et augmentée qui produit une app téléchargée gratuitement des millions de fois. Son projet Companion (expanded) montre et vend des sculptures virtuelles dans des villes célèbres et permet aux usagers d’acheter son avatar et de l’installer dans des environnements de leur choix, en créant leurs stories et selfies. À partir de là se profile l’idée, pour les musées et autres sites publics, de faire intervenir du contenu augmenté par une tierce partie en virtuel. Les possibilités d’atteindre des audiences inédites, peu portées à fréquenter ces lieux de culture haut de gamme, et donc de démocratiser l’art, sont énormes à en juger par le succès de l’app Acute Art.
22Les artistes se sont emparés du stream et du live et se sont produits sur les médias sociaux et leurs applications, avec des concerts live sur Twitch, des performances de danse impromptues sur Instagram, des mélanges en streaming de leurs musiques. Ils ont contribué à réduire la distance moderniste entre artiste et public. Dans le milieu de la mode par exemple, de nombreux créateurs se sont livrés dans des séances Zoom ; ils ont également fait défiler des avatars portant des tenues inspirées par des stylistes tels que Prada, Fendi ou Valentino dans des jeux comme Animal Crossing, et les internautes ont pu visionner l’événement en direct. Dans tous les cas, la culture a joué son rôle consolant, soignant, grâce à la montée du care, cet art de la sollicitude qui fait contrepoint au contrat de partage avec son attention à la complexité du contexte et la conservation de la relation à autrui. Les artistes ont mis en récit la situation de confinement et de distanciation sociale, individuellement ou collectivement. Le DJ David Guetta, par exemple, avec Get Together at Home, produit pendant le confinement, ou encore Lady Gaga et son gala de bienfaisance pour soutenir les malades les plus fragiles et équiper les personnels soignants via le Covid-19 Solidarity Response Fund de l’OMS en avril 2020, repris simultanément par toutes sortes de plates-formes.
Le nouveau rôle des politiques culturelles publiques
23Dans le cybérisme, les espaces physiques ne sont plus la priorité et n’ont plus le monopole de l’expérience esthétique. Cela va de pair avec une démocratisation de la culture dans le sens où presque tout le monde, en France pour le moins, a un ordinateur ou un objet connecté chez soi, auquel il est possible d’ajouter des extensions, des apps ou des systèmes de streaming. Mais cela entraîne aussi des gagnants et des perdants, selon la capacité des métiers et des artistes à s’ajuster à la nouvelle norme. La crise sanitaire a ainsi mis en relief les fragilités structurelles du secteur, et les institutions publiques comme privées vont voir des faillites et des pertes de revenus massives, avec des compressions de personnels, malgré des politiques de support public et d’urgence.
24Pour gérer les espaces de compossibilité, la nouvelle norme réclame un écosystème vibrant de créateurs et d’institutions se nourrissant les uns les autres, en présence comme à distance, sans entrer dans une querelle des Anciens et des Modernes (où les Anciens seraient les Modernes et les Modernes les Baroques, en bonne inversion cybériste !). Mark Granovetter suggère de construire sur le contrat de partage et les interactions image/corps/écran, en privilégiant l’« encastrement » (embeddedness). Il préconise deux sortes d’encastrements : l’encastrement relationnel, celui des biens relationnels et expérientiels et des liens faibles, et l’encastrement structural, celui des institutions, des réseaux, des plates-formes et des apps. Ce sont ces deux formes d’encastrements qui peuvent assurer la continuité des relations entre les individus alors qu’il devient nécessaire de penser une nouvelle conscience planétaire collective face aux conflits et aux crises.
25Les politiques publiques restent donc capitales mais doivent s’adapter et se décliner autrement. Parmi les points de vigilance, trois sont cruciaux : les artistes intermittents du numérique, les publics amateurs et les agents non humains.
26Les artistes sont devenus des « netayers » : ils dépendent des cyber-propriétaires des plates-formes et des apps et s’y retrouvent en freelance, sans formation au numérique, sans protection sociale et sans statut reconnu, alliant auto-entreprenariat et intérim. Il s’agit d’éviter d’« ubériser » la culture, car les grands profiteurs du coronavirus que sont les plates-formes risquent d’être de plus en plus intrusifs dans l’espace domestique et privé par le biais de la culture. Ils menacent aussi la souveraineté de l’État-mécène en matière de soutien public au secteur de la culture. Des mesures d’accompagnement s’imposent, d’autant que les emplois créatifs du numérique sont très qualifiés et requièrent de hauts niveaux de compétences et de capital humain qui nécessitent le maintien de toutes sortes de réseaux.
27Les publics, fans et amateurs, seuls ou en communauté, ont bénéficié de la culture émergente du care, favorisée par la crise sanitaire, qui réaligne les identités et les solidarités à travers les pratiques numériques baroques. Mais elle donne aussi, dirait Michel Foucault, du « biopouvoir » aux plates-formes, qui gèrent les interactions image/corps/écran, encore plus qu’aux États et à leurs politiques publiques. Tout en apportant du soulagement et du bien-être pour alléger le stress du confinement, elle pousse les individus à être responsables d’eux-mêmes alors qu’en fait ils sont très dépendants du design des plates-formes et risquent d’être isolés et surveillés s’ils n’y prennent garde. Des mesures s’imposent sur la protection des données personnelles, la préservation du bien-être numérique, ainsi que les bienfaits réciproques que le secteur de la santé peut tirer de liens avec les industries créatives.
28La norme cyber-baroque s’accommode bien de l’entrée dans la culture d’agents non humains. C’est déjà le cas avec la prolifération des apps, ces commodités connectées qui profilent une relation aux écrans non plus seulement comme interfaces mais aussi comme prothèses extensives et intrusives. Faire société dans le futur, tout comme faire communauté, impliquera la maîtrise des stratégies immersives co-dépendantes entre humains et objets connectés. Les connections relationnelles seront modifiées par la médiation de ces agents numériques à distance, avec des reconfigurations homme-machine basées sur des flux contrôlés par des objets connectés pour créer des fantasmagories culturelles séduisantes et faire naître le goût algorithmique, piloté par les métriques de l’engagement. Des mesures s’imposent pour une grande transparence de ces opérations ainsi que la responsabilisation des plates-formes face à ce nouveau biopouvoir des objets dans cette ère cyber-baroque.
29La mutation des normes culturelles en faveur du cyber-baroque engage tous les secteurs de l’art, ensemble et au même moment, pour construire une représentation du monde et de l’homme au xxie siècle. Elle embrasse la réalité des ruptures économique, environnementale et sociétale et toutes les incertitudes qui les accompagnent. Elle casse les silos fossilisés du modernisme pour faire une esthétique de vie de l’incertitude et de la complexité. Elle crée des arcs narratifs entre les individus, les technologies, les services, et suggère de nouveaux leviers de créativité, d’innovation et de participation culturelle. Même si l’approvisionnement en contenus numériques gratuits n’est pas soutenable, elle ouvre la voie à d’autres développements, notamment dans la réinvention de l’expérience culturelle en présence.
30La culture, baroque ou pas, est ici dans son rôle anthropologique sur le temps long : nous aider à faire sens du présent et pointer des liens vers un avenir incertain mais par nécessité durable. Tout l’enjeu consiste à utiliser la parenthèse inédite du confinement qui a créé une contraction de l’espace-temps et une mobilité en chambre pour poursuivre l’exploration des nouveaux usages et en tirer les leçons de démocratisation de la culture qu’ils pointent, sans confiscation des avancées promues par l’art de « synthèse », bâti sur le code et le contrat de partage.
Mémo
L’EXEMPLE : Instagram est la métaphore même du cyber-baroque, instantané, éphémère, ménageant des interactions image/corps/écran.
À lire
- Zygmunt Bauman, Le Présent liquide, Paris, Seuil, 2007.
- Dominique Cardon, « Le design de la visibilité. Un essai de cartographie du Web 2.0 », Réseaux, n° 152, 2008, p. 93-137.
- Michel Foucault, Histoire de la sexualité, t. 1 : La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976.
- Carol Gilligan, In a Different Voice : Psychological Theory and Women’s Development, Cambridge, Harvard University Press, 1982.
- Mark Granovetter, Le Marché autrement. Les réseaux dans l’économie, Paris, Desclée de Brouwer, 2000.
- Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 1991.
Notes
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[1]
Marcel Mauss, « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », L’Année sociologique, 1923-1924, rééd. Paris, PUF, 1973.
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[2]
Gilles Deleuze, Le Pli. Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988.
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[3]
Alain Badiou, L’Être et l’événement, Paris, Seuil, 1988.
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[4]
Anne Jonchery et Philippe Lombardo, Pratiques culturelles en temps de confinement, Paris, Ministère de la Culture/DEPS, décembre 2020.
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[5]
Lisa Rodrigues, « La Gen Z, génération de la vidéo mobile, mais pas seulement », Méta-Media, 23 avril 2021 : https://www.meta-media.fr/2021/04/23/la-gen-z-generation-de-la-video-mobile-mais-pas-seulement.html