Auteur en mars dernier de La Grande Confusion, une somme qui démontre par le détail et l’exemple comment l’extrême droite gagne peu à peu la bataille des idées, Philippe Corcuff revient dans cet entretien sur le mécanisme du glissement idéologique vers l’ultra-conservatisme, sur les raisons de l’effondrement de la gauche, mais aussi sur la nécessité de réhabiliter les sciences sociales, d’investir l’espace public avec un discours raisonné, de combattre les identitarismes et de mobiliser les cultures populaires pour créer une familiarité avec la vie ordinaire des personnes et révéler leur esprit critique.
1NECTART : Votre livre La Grande Confusion montre le glissement progressif du monde intellectuel et médiatique vers les thèmes habituels de l’extrême droite. Vous espérez provoquer un choc chez vos lecteurs, comme vous en avez ressenti un à l’écriture de ce livre. Quels types de réactions pensez-vous qu’il puisse provoquer : prise de conscience, sidération, nouvel engagement ?
2PHILIPPE CORCUFF : Il est encore trop tôt pour connaître les réactions. Souvent, les personnes ont cette impression d’un certain brouillage des repères mais avec une vue partielle de la situation. Ce livre a été une façon pour moi de réagir à ce brouillard avec les outils des sciences sociales et de la philosophie pour construire un rapport plus distancié et pour dessiner une sorte de cartographie globale des problèmes tels qu’on les voit peu souvent. Mon objectif est de permettre de mieux percevoir une série de tendances, de manière moins partielle, moins manichéenne. J’ai voulu échapper à ce que Pierre Bourdieu appelait dans sa leçon inaugurale au Collège de France en 1982 le jeu « des cécités et des lucidités croisées » : on a souvent tendance à avoir une lucidité partielle vis-à-vis de ses adversaires intellectuels ou politiques, sans se rendre compte de la façon dont on peut être soi-même impliqué. Je vise donc une prise de conscience et de connaissance, et d’abord pour moi-même. Et j’ai essayé de le faire en montrant que ce sont des dynamiques impersonnelles qui sont principalement en jeu : beaucoup des processus que j’analyse ne renvoient pas à une claire conscience de ceux qui y participent. C’est pour cela que la notion de « formation discursive » de Michel Foucault m’a été utile, parce qu’elle est construite explicitement par lui, dans L’Archéologie du savoir en 1969, comme une alternative à la primauté donnée à la notion d’« auteur » dans le découpage des idées. C’est d’ailleurs cette même année que Foucault fait sa conférence « Qu’est-ce qu’un auteur ? », permettant de penser des espaces de discours pour lesquels la notion d’« auteur » est secondaire, en ce qu’ils échappent largement à leurs locuteurs. Un de mes principaux objectifs est de permettre aux différents locuteurs de devenir plus conscients, plus autonomes, et de mieux savoir où ils mettent les pieds. Il ne s’agit pas de dénoncer des personnes mais de les rendre plus conscientes des mécanismes impersonnels, et cela vaut d’abord pour moi.
3Vous espérez une réaction ou une prise de conscience, mais quel espace pouvez-vous prendre, sachant qu’aujourd’hui la discussion médiatique a lieu sur les réseaux sociaux, des chaînes de télé comme CNews… c’est-à-dire des espaces assez éloignés de l’argumentation et du raisonnement ?
4Aujourd’hui, les journalistes et les essayistes prennent le pas sur les universitaires dans l’espace médiatique intellectuel. Régis Debray a commencé d’analyser ce phénomène dès 1979 dans Le Pouvoir intellectuel en France, et cela s’est accentué depuis, notamment avec l’apparition des chaînes d’information en continu ou de Twitter parmi les réseaux sociaux. D’un autre côté, l’université, où prédomine une discussion raisonnée, régulée, avec des arguments, est traversée par une hyper-spécialisation qui marginalise les discours globaux. Ainsi, à quelques exceptions près, les universitaires interviennent principalement dans l’espace public médiatique en tant qu’experts sur des questions extrêmement spécifiques. Mon propos s’adresse à l’ensemble de l’espace public, en essayant d’y réintroduire autant que faire se peut la présence d’une logique d’argumentation raisonnée telle qu’elle est travaillée dans les métiers universitaires. Je fais le pari qu’elle peut quand même avoir un petit écho, en connaissant toutes les difficultés que cela pose. J’ai ainsi accepté de débattre avec deux essayistes ultra-conservateurs : Eugénie Bastié, pour une émission télévisée animée par Frédéric Taddeï sur RT France, et Mathieu Bock-Côté pour un entretien croisé sur le site de L’Express. C’est d’abord sur le plan de la déontologie intellectuelle que nos registres s’opposent. Quelques heures avant le débat avec Eugénie Bastié, elle se rend vraisemblablement compte qu’elle va devoir parler d’un livre de 672 pages. Elle consulte alors rapidement l’index sélectif, à la fin de l’ouvrage – c’est plus économique ! –, et en tire une sorte de liste noire annonçant un futur goulag. Comment renverser le réel : elle est au cœur du système médiatique parisien, en tant que journaliste au Figaro et chroniqueuse à CNews, et elle se présente comme la victime potentielle d’un universitaire de province sans pouvoir médiatique ni politique ! Une heure et demie avant le débat, elle lance un tweet sur l’horrible goulag prétendument en jeu. Elle participe ainsi en pratique à la dégradation de l’espace public intellectuel, que par ailleurs elle dénonce. Autrement dit, on discute de livres sans vraiment les lire, mais en n’hésitant pas à les dévaloriser en quelques mots bien sonnés sur Twitter. Quant à la confrontation avec Bock-Côté, elle a fait particulièrement apparaître un abîme intellectuel entre, d’une part, des formules chocs et des assertions dogmatiques sur le ton de l’évidence et, d’autre part, la quête hésitante d’une vision nuancée des complications de ce monde. À travers ce type d’expériences, où j’ai accepté un débat contradictoire dans le registre de l’essayisme relâché, je me suis davantage aperçu de la difficulté qu’il y a à défendre une forme d’argumentation raisonnée dans la situation actuelle de l’espace public médiatique.
5Quand vous portez votre critique sur le glissement de différentes personnalités vers des positions ultra-conservatrices, vous proposez le plus souvent une vue contrastée de leurs prises de position publiques…
6Oui, tout à fait. Dans cet essai, je défends deux choses, qui auraient pu être séparées mais sont associées dans mon éthique personnelle : une certaine idée du travail intellectuel et une certaine idée de la gauche. Une réponse par le pamphlet aurait mis en avant ma conception de la gauche mais pas ma défense d’une déontologie de la rigueur intellectuelle. Ils sont légion, les pamphlets qui expliquent que les autres sont manichéens, qu’ils n’utilisent pas d’arguments, etc. Or, je ne voulais pas reproduire les façons de faire de ceux que je critique. Par ailleurs, comme je viens de l’espace politique qu’on appelle aujourd’hui « gauche radicale », souvent associée au manichéisme, je voulais montrer que la radicalité politique n’est pas nécessairement opposée à la nuance, qu’un engagement politique pour une transformation des cités existantes n’empêche pas un souci de la complication du réel.
7Le moment de bascule de la « grande confusion » dont vous parlez, est-ce bien l’instauration du néolibéralisme économique par Thatcher et Reagan dans les années 1980 ? Vous y verriez l’une des principales sources de la révolution ultra-conservatrice ?
8C’est plus compliqué. Le modèle historique que je propose, je l’emprunte à un beau texte de Michel Foucault datant de 1971, Nietzsche, la généalogie, l’histoire. C’est l’idée que dans un phénomène de ce type, il y a plusieurs « provenances » qui n’avaient rien à voir entre elles et qui se sont rejointes pour des raisons aléatoires. L’hégémonie du néolibéralisme économique parmi les élites économiques, politiciennes, technocratiques et médiatiques se développe dans les années 1980. Une grande partie de la gauche, en tout cas de la gauche sociale-démocrate, en Europe et dans le reste du monde, va finalement s’acclimater au néolibéralisme et faire des politiques qu’on appellera « sociales-libérales ». Et cette acclimatation au néolibéralisme va contribuer de nos jours à la crise du pôle social-démocrate et à une délégitimation plus large de la gauche. La légitimité de l’autre pilier de la gauche au xxe siècle, le pôle communiste-stalinien, a été quant à elle radicalement atteinte à la chute du Mur de Berlin en 1989. Or, je montre que la dynamique ultra-conservatrice et ce que j’appelle l’espace « confusionniste » – c’est-à-dire les nouveaux bricolages entre des thèmes d’extrême droite, de droite, de gauche modérée dite « républicaine » et de gauche radicale – se fabriquent sur la base du fort recul du clivage gauche/droite. C’est en ce sens-là que le néolibéralisme constitue une des sources de l’extrême-droitisation actuelle, parce que le ralliement d’une partie de la gauche au néolibéralisme a contribué à la délégitimer et notamment à en éloigner les milieux populaires, qui en étaient l’un des socles. Cependant, je distingue bien le conservatisme néolibéral de ce que j’appelle l’ultra-conservatisme. L’ultra-conservatisme, c’est un ensemble de discours xénophobes, sexistes, homophobes dans un cadre nationaliste, qui récupèrent sous une forme essentialisée et homogène culturellement la catégorie de « Peuple ». Et cette formation discursive ultra-conservatrice a des tensions et des intersections avec le conservatisme néolibéral qui varient en fonction des locuteurs. Par exemple, le Rassemblement national est aujourd’hui critique à l’égard du néolibéralisme, tandis que Jair Bolsonaro mène au Brésil une politique complètement néolibérale ; et puis il y a des figures intermédiaires comme Donald Trump, qui mêle une composante néolibérale « pro-business » à des accents protectionnistes face au libre-échange. Il faut donc distinguer ultra-conservatisme et conservatisme néolibéral, même si des passerelles existent entre les deux. L’hégémonie des élites du conservatisme néolibéral a favorisé la montée de l’ultra-conservatisme, mais j’analyse d’autres sources parmi les « commencements innombrables » dont parle Michel Foucault : certaines, plus anciennes, qui avaient anticipé une série de thèmes, comme la Nouvelle Droite culturaliste d’Alain de Benoist émergeant médiatiquement en 1978 ; des espaces de l’ordre du divertissement, tels « Les Guignols de l’info », qui ont légitimé des formes d’hyper-criticisme conspirationniste, ou l’émission « Tout le monde en parle » de Thierry Ardisson sur France 2 entre 1998 et 2006, qui a contribué à légitimer les jeux troubles du « politiquement incorrect » à la place de la critique sociale classique ; ou encore, sur le plan politicien, les usages souverainistes du nom de Jean-Pierre Chevènement à partir de sa candidature à la présidentielle de 2002. Ce sont ces différentes « provenances » qui se sont nouées pour donner, dans un moment de fort recul du clivage gauche/droite, cette configuration nouvelle en dynamique et en expansion.
9Une telle analyse pluraliste m’a amené à rompre avec une mauvaise « théologie » implicite qui affecte nombre de discours de gauche : ce besoin de croire qu’il y a un Mal principal. C’est ce que proclamait encore récemment (le 22 mai) une des grandes « stars » intellectuelles de la gauche radicale française, l’économiste et philosophe Frédéric Lordon, dans un texte, « Fury room », publié sur son blog hébergé par Le Monde diplomatique. Le néolibéralisme y est caractérisé comme « la cause structurale de tous ces dérèglements » porteurs d’extrême-droitisation. On a là une gauche radicale qui pour continuer à croire au Paradis lointain a besoin de croire au Diable omniprésent. Selon moi, il y a au contraire des maux au pluriel, qui sont dotés tout au plus d’intersections et d’interactions variables entre eux. La gauche doit effectuer une véritable révolution culturelle pour se débarrasser de la pensée du Mal principal, qu’on l’appelle « néolibéralisme » ou « capitalisme » dans la gauche radicale, ou « islamisme » dans la gauche dite « républicaine ». Pour penser cette complication et cette pluralité des maux, je suis allé chercher la notion d’adversité dans des textes peu utilisés de Maurice Merleau-Ponty datant de 1951. Le philosophe associe dans l’adversité l’inertie – qui freine, voire paralyse, de l’extérieur et de l’intérieur, notre action transformatrice et créatrice – et l’aléa historique. C’est ce qui conduit par exemple à ce que l’œuvre « se dérobe » aux prises de l’artiste, comme une « espèce d’empêchement » (Merleau-Ponty donne l’exemple de Cézanne). Or, les pensées quasi théologiques du Mal principal sont obnubilées par les adversaires ; elles en ont un principal, sans vouloir considérer qu’il existe toute une série de tendances négatives du monde et que l’émancipation consisterait à se coltiner ces adversités, à l’extérieur et à l’intérieur de nous. Arrêtons donc, par exemple, de diaboliser le néolibéralisme et sa figure politicienne du moment, Emmanuel Macron, et prenons davantage au sérieux l’émancipation, comme double travail individuel sur soi et collectif sur le monde, après les déboires autoritaires et totalitaires des espérances socialistes et communistes au xxe siècle. Mais, bien sûr, il faut aussi en finir avec le néolibéralisme et le capitalisme, qui renvoient cependant à des structures sociales impersonnelles et ne se résument pas à telle ou telle figure politicienne supposée « méchante ».
10Le concept d’hyper-criticisme auquel vous faites référence dans le livre n’exprime-t-il pas au fond le sentiment que les injustices sociales ne font que se reproduire, un état extrême d’insatisfaction, de frustration par rapport à des promesses non tenues par les différents gouvernements depuis une quarantaine d’années ?
11L’hyper-criticisme répond à plusieurs mécanismes. Cela renvoie d’abord aux dérèglements idéologiques et politiques d’un des principaux piliers intellectuels historiques de la gauche : le lien entre la critique sociale et l’émancipation. Quand on critiquait une inégalité, une injustice, une domination, c’était au nom d’un état positif potentiel qui a notamment pris le nom d’émancipation. Or, avec le recul du clivage gauche/droite, ce couple se dissocie pour différentes raisons. Dans l’espace politique, c’est parce que les deux piliers qui ont porté cela – le pilier communiste et le pilier social-démocrate – sont en fort recul. Et dans le monde universitaire, c’est à cause de l’hyper-spécialisation, qui laisse de moins en moins de place pour un discours transversal global comme ont pu l’être ceux de Marx, Proudhon, Bakounine, Jaurès… jusqu’à Adorno et Castoriadis. La critique est désormais associée à la justification de formes de discrimination – contre ce qui est dénoncé comme le « lobby antiraciste », le « lobby gay », le « lobby juif » (souvent euphémisé sous le qualificatif de « sioniste »), le « lobby musulman » (souvent euphémisé sous le qualificatif d’« islamiste »), le « lobby féministe », etc. Et la forme ultra-conservatrice remplit la critique d’un autre contenu, plus superficiel, qui souvent vise des manipulations cachées par des personnes, d’où le succès des schémas conspirationnistes. Je parle d’hyper-criticisme parce que la critique part dans tous les sens sans qu’on puisse identifier quels sont ses points d’appui éthique et politique.
12Un autre mécanisme à l’œuvre dans l’hyper-criticisme actuel prend sa source dans les pathologies du ressentiment. Or, contrairement à ce que l’on pourrait croire à partir d’un mépris de classe implicite, le ressentiment n’est pas une tendance qui marque principalement les milieux populaires. C’est quelque chose de sociologiquement beaucoup plus transversal. Par exemple, il est très présent dans mon milieu professionnel, l’univers académique, où le sentiment de ne pas être reconnu à sa juste valeur est répandu et génère des aigreurs. Les couches moyennes sont aussi particulièrement affectées dans nos sociétés par ces pathologies productrices d’hyper-criticisme. Les récents travaux de recherche de Dominique Pasquier sur les usages d’Internet dans les familles modestes montrent que les milieux populaires l’utilisent peu de manière active : c’est plutôt un Internet « circulant », où l’on fait circuler des choses, dans les cercles familial et amical, mais on commente rarement sur les sites, on intervient peu dans les forums, etc. Ceux qui interviennent massivement dans les commentaires des sites, sur les réseaux sociaux, en prenant des positions tranchées et agressives, sont plutôt issus des couches moyennes dotées d’un certain capital scolaire. Là s’expriment des aigreurs susceptibles de mener à parler sur Internet au nom du « Peuple » et des classes populaires. Ce rapport particulier des couches moyennes au ressentiment, Bourdieu l’a d’ailleurs analysé dès 1979 dans La Distinction. Dans la dynamique actuelle de l’hyper-criticisme, il y a ainsi une place pour le carburant socio-affectif du ressentiment, lié à des pathologies sociales réelles, qui ne sont toutefois pas forcément des injustices vécues par la majorité de la population, mais des problèmes de reconnaissance personnelle nés de mécanismes sociaux. On pourrait avancer schématiquement qu’aujourd’hui, parmi les personnes qui parlent « au nom du Peuple contre les élites » dans les espaces publics, il y a notamment deux grandes catégories : ceux qui font partie de ces élites (d’Éric Zemmour ou Alain Soral pour l’extrême droite à Michel Onfray ou Frédéric Lordon pour ceux venant de la gauche) ; et ceux qui font partie des couches moyennes et occupent une grande partie des espaces publics moins valorisés : commentaires sur Internet ou tweets plus anonymes. Les premiers peuvent être issus des couches moyennes, voire des classes populaires, mais ils se sont depuis installés dans un certain confort social. Mais attention : dans un cas comme dans l’autre, on n’a pas affaire à une pluralité de paroles populaires sur une condition présente. Parler de son vécu à partir d’une condition populaire et parler au nom du « Peuple » en général, ce n’est pas la même chose, contrairement à ce que croient certains journalistes trop pressés.
13Les effets de décrédibilisation de la parole politique nés des impuissances politiciennes successives face au néolibéralisme ont bien participé à la dynamique de l’hyper-criticisme ultra-conservateur et confusionniste. Mais je pense que ce serait donner trop d’importance à la politique institutionnelle dans les imaginaires personnels que de croire que c’est le problème principal. En revanche, des insatisfactions variées, des déficits de reconnaissance peuvent se cristalliser à certains moments sur des objets politiques, en particulier dans les couches moyennes et dans les milieux intellectuels.
14Et pourtant, alors que le discours sur la sécurité, par exemple, est repris par tous les partis, vous appelez les politiques à une responsabilité, à prendre conscience des conséquences de leurs discours et à se soucier un peu plus de la façon dont le réel évolue…
15Il faut revenir sur la notion d’éthique de responsabilité chez Max Weber dans sa conférence de janvier 1919 sur « La profession et la vocation de politique ». Il y distingue l’éthique de conviction, celle qui juge sur les principes et les valeurs, et l’éthique de responsabilité, qui se soucie des effets de ses paroles et de ses actes. Avec l’idée qu’il y a un écart, souvent, entre nos intentions et ces effets, car ce qui se passe ne dépend pas seulement de nous mais est pris dans des circonstances qui tendent à nous échapper. Ainsi, on ne peut pas se contenter, d’un point de vue éthique, de mettre en avant nos principes et nos valeurs dans une logique kantienne : on doit aussi se soucier des conséquences, des effets. C’est dans cette perspective que j’appelle les milieux intellectuels à une éthique de responsabilité dans un contexte idéologique de dynamique ultra-conservatrice et confusionniste. Afin d’éviter que nos paroles ne contribuent au pire, malgré nos intentions. Dans le milieu politique c’est plus compliqué, parce qu’il y a une telle dégradation du métier de politicien que, de plus en plus fréquemment, il semble n’y avoir ni éthique de conviction, ni éthique de responsabilité. Les jeux opportunistes du « sarkozysme », du « hollandisme » et du « macronisme » en constituent des illustrations attristantes. Je développe longuement dans le premier chapitre du livre le cas d’Emmanuel Macron, quand il commence à partir de décembre 2018, en réponse au mouvement des « gilets jaunes », à mettre le doigt dans des thèmes identitaristes associant immigration, laïcité et islam. Discours d’ailleurs en contradiction avec le profil qu’il avait tenu pendant sa campagne de 2017. Il est difficile de dire de Macron s’il a des convictions, des valeurs très claires, tant avec lui les choses bougent, varient en fonction des circonstances et des intérêts politiciens du moment. Je montre aussi par exemple comment Jean-Luc Mélenchon, pour sortir de ses déboires et de son erreur tactique à l’époque des perquisitions (octobre 2018), a alimenté des théories du complot. Je ne suis pas sûr qu’il soit conspirationniste, mais il leur a donné une grande ampleur – il a même initié en septembre 2019 une pétition internationale à forte tonalité complotiste – afin de réagir tactiquement face à une difficulté passagère, sans se soucier du fait qu’il participait ainsi à une trame idéologique qui échappe à tout le monde, et qui pourrait nous étouffer tous, lui compris.
16Pour revenir sur cette question de l’émancipation individuelle ou collective dans les politiques publiques : n’apparaît-elle pas, selon vous, de moins en moins comme le moteur principal des politiques culturelles ?
17L’enquête que j’ai menée dans ce livre m’a conduit à repenser les catégories mêmes de l’émancipation. La question des conséquences qu’on peut en tirer quant aux politiques culturelles est pour moi plus incertaine, car ce n’est pas mon domaine de compétence en matière de recherche. Mais je peux tenter de tracer quelques grands traits hypothétiques. D’abord, depuis la Libération, puis avec le théâtre populaire de Jean Vilar, la figure d’André Malraux, ou dans l’opposition avec le Parti communiste, les politiques culturelles sont sans doute marquées, comme une de leurs composantes idéologiques et de manière variable en fonction des moments, par l’idée que l’élargissement souhaitable de l’accès à la culture suppose de combattre les inégalités sociales. C’est un premier sens de la notion de « démocratisation de la culture ». Ensuite, à partir de 1981 avec Jack Lang, sans que la première tendance disparaisse, une logique de diversification des arts légitimes (BD, cultures urbaines dont le rap, design, mode…) prend davantage de place. C’est un second sens de la notion de « démocratisation de la culture ». Mais déjà sous l’ère Lang, et cela s’aggrave ensuite, il y a également la culture comme marché et les politiques culturelles comme simples instruments régulateurs du marché. Et l’émancipation, par rapport à cette évolution tendancielle et schématique ? Amorcé au cours de la Révolution française, et surtout accentué avec le mouvement ouvrier et socialiste à partir du xixe siècle, l’émancipation c’est à la fois une autonomie individuelle et des conditions sociales. Il peut alors y avoir un triple écueil dans les politiques culturelles. Premier écueil : ne voir que les inégalités et pas les individualités ; or, ces inégalités se croisent chez des individus singuliers, et donc c’est l’individualité qu’il y a aussi en jeu dans l’émancipation face aux inégalités sociales. Cela a pu être une tentation du premier sens de la « démocratisation culturelle ». Deuxième écueil : ne voir que l’individu et ne plus voir le poids des inégalités sociales. Là, cela va dans le sens de l’idéologie néolibérale. Troisième écueil : diversifier les arts et les cultures, à la Lang, c’est légitimement ouvrir le pluralisme culturel d’une société et combattre la stigmatisation de certaines cultures, mais on risque aussi d’enfermer les individus dans des cases culturelles étanches. Ce danger participe de ce que j’appelle l’« identitarisme », c’est-à-dire le fait de figer l’appréhension d’un individu ou d’un groupe autour d’une identité principale, homogène et close. Or, d’une part, il faut bien préserver dans les espaces publics une pluralité de registres artistiques et d’identités culturelles. Et, d’autre part, chacun est singulier, a une identité composite, hybride. Une identité peut être par exemple associée à l’entrecroisement d’un fil religieux musulman avec un fil d’histoire ouvrière, un fil d’expériences de discrimination raciste, un fil d’inscription générationnelle, un fil d’expérience genrée, etc. Mais comme les différents fils identitaires sont portés publiquement par des porte-parole qui tendent à figer chacun d’entre eux en leur subordonnant les personnes, on fabrique ainsi des enfermements identitaires, des identitarismes.
18Le poids actuel des identitarismes – identitarisme nationaliste à l’extrême droite, identitarisme « national-républicain » dans la gauche dite « républicaine », identitarismes politico-religieux, allant jusqu’au djihadisme meurtrier, identitarismes inversés dans certains mouvements sociaux contestataires comme les Indigènes de la République… – me conduit à tenter de reproblématiser la question de l’émancipation. On peut continuer à la définir, dans le sillage de penseurs allant de Kant au xviiie siècle à Castoriadis au xxe siècle, comme la construction d’une autonomie individuelle et collective face à des contraintes oppressives. Mais il faudrait ajouter à l’émancipation l’idée d’une politique de l’ouverture de l’être par rapport aux verrouillages identitaristes de l’être. Cela, je l’emprunte notamment à la philosophie de la « sortie en dehors de l’être » d’Emmanuel Levinas et à la poétique de la « créolisation » du monde d’Édouard Glissant.
19Vous mentionnez à différents moments dans votre livre des formes de cultures populaires contemporaines : Game of Thrones, Alain Souchon, Dashiell Hammett, Eddy Mitchell… Comment les mobilisez-vous dans votre travail de sociologue ?
20Au terme de cultures « populaires » je préfère celui de cultures « ordinaires », car ce sont des formes culturelles qui circulent dans les sociabilités ordinaires. Et j’étudie dans ces cultures ordinaires les formes hybrides, les plus intéressantes pour moi, c’est-à-dire les séries, chansons, etc. qui ont un double aspect : elles reconduisent des stéréotypes tout en en déstabilisant certains. Il me semble qu’il y a là des possibilités pour refaire une politique qui tienne compte des formes culturelles en lien avec la vie ordinaire des personnes. C’est une idée importante de la politique démocratique, que l’on peut trouver dans la philosophie du langage de Ludwig Wittgenstein. Par exemple, il y a une chanson d’Eddy Mitchell, Les Tuniques bleues et les Indiens, qui dit : « J’ai pas confiance dans l’être humain / Ce n’est pas d’aujourd’hui, ça remonte, ça vient de très loin / Une cour d’école, à la récré, entre gamins / On jouait aux Tuniques bleues qui exterminent les Indiens. » On part ainsi de la forme stéréotypée du western, mais en incluant un discours critique. Et on trouve même dans cette chanson un retour réflexif critique : « J’suis pas fier quand je me rase, je me vois souvent / Comme un étranger, moche… dehors… dedans. » Comme dans la chanson d’Alain Souchon Foule sentimentale : « dérision de nous, dérisoires ». S’exprime ici une capacité à mettre en critique des tendances dominantes et même à faire un retour critique sur soi-même dans une forme populaire qui crée une certaine familiarité, notamment à travers des stéréotypes. Se dessine dans ce type de cultures ordinaires un potentiel critique et émancipateur intéressant. Mon hypothèse, c’est qu’à travers des chansons, des films, des séries télévisées, sous le « jeu de langage » de ces formes culturelles, émerge une certaine théorie critique. On a souvent vu les formes culturelles ordinaires comme des aliénations. La première théorie critique, celle de Max Horkheimer et Theodor Adorno dans La Dialectique de la raison en 1944, voyait par exemple dans le cinéma de Lubitsch une sorte de dégradation, une aliénation de la culture par rapport aux grandes œuvres antérieures de la culture littéraire. Mais au-delà de cette arrogance vis-à-vis des cultures ordinaires, il y a quand même un noyau de la théorie de Horkheimer et Adorno à préserver : la critique de la domination ouvrant sur des perspectives d’émancipation.
21Les deux dessins de Charb que nous publions ont été réalisés par l’ancien directeur de Charlie Hebdo à l’occasion de collaborations avec Philippe Corcuff après que ce dernier avait quitté le journal satirique. Une façon pour nous de ne pas oublier le talent de Charb et de lui rendre hommage.
Philippe Corcuff en neuf dates
1992 : maître de conférences en science politique à l’IEP de Lyon.
2001 : chroniqueur à Charlie Hebdo (jusqu’en 2004).
2002 : expulsé de Tunisie après avoir effectué une grève de la faim avec Sadri Khiari.
2003 : publie Bourdieu autrement. Fragilités d’un sociologue de combat (Textuel).
2005 : co-fonde l’Université populaire de Lyon.
2012 : La Gauche est-elle en état de mort cérébrale ? (Textuel).
2014 : Les Années 1930 reviennent et la gauche est dans le brouillard (Textuel).
2021 : La Grande Confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées (Textuel).